Colloques en ligne

Alain Cantillon et Mathilde Bombart

Éditions, remarques et clef : la construction du lieu d’énonciation du Page disgracié

Introduction. Le Page disgracié :lieu d’énonciation, série d’énonciations, série de lieux d’énonciations.

1Il est désormais courant de lire comme des textes certains écrits imprimés du passé. Les livres dans lesquels ils ont été publiés ont été soumis à un travail d’abstraction et d’idéalisation, opération qui a pu devenir quasi imperceptible parce qu’elle s’est faite peu à peu, au fil des siècles, et qu’elle est propre à ces modalités aujourd’hui dominantes de l’existence des écrits que sont les économies de la textualité. Ces formes d’organisation de l’ordre des écrits les hiérarchisent fortement en délimitant et isolant certains d’entre eux pour leur conférer une situation prédominante. De diverses façons se trouvent ainsi séparés des écrits qui deviennent des textes et d’autres qui constituent leurs premiers contextes (par exemple des épîtres dédicatoires). La constitution des textes s’effectuant ainsi par un tri des écrits, on peut affirmer que les économies de la textualité ne peuvent se donner leurs textes qu’en produisant des contextes (en contextualisant) c’est-à-dire en rejetant ces contextes, en les coupant des textes (en dé-contextualisant donc). Il se pourrait, c’est la double hypothèse qui va servir de ligne directrice à la présente étude du Page disgracié, d’une part que ce processus de contextualisation/dé-contextualisation ne touche pas que les écrits qui se trouvent détachés de celui qui est ainsi transformé en texte, mais aussi, au-delà du monde de l’écrit, toutes les choses qui touchent de si près à l’énonciation écrite qu’elle constituent son lieu, son propre lieu, et d’autre part qu’une expérience de lecture collective comme celle qui est menée aujourd’hui, ou bien fasse courir le risque de ni plus ni moins prolonger ce mouvement propre aux économies de la textualité, ou au contraire permette de le suspendre un moment pour prendre le temps de jeter un œil critique sur ce travail d’abstraction et d’idéalisation.

2Il y a des livres, des écrits, en l’occurrence des écrits imprimés, et des processus d’idéalisation, de longs et discontinus tressages et nouages de fils d’opérations qui participent à faire prendre une succession d’énonciations écrites en textes, à faire comme s’il y avait un texte (par exemple Le Page disgracié). Par réitérations, chaque texte reviendrait toujours tel qu’en lui-même à travers des matérialisations pourtant différentes que l’on appelle compréhensions, concrétisations, actualisations, etc., c’est-à-dire des éditions et des commentaires, les deux mêlés ou alors les commentaires tout seuls. Toutes ces opérations se laissent difficilement enfermer sous une seule description, elles sont nombreuses et complexes ; elles font en particulier intervenir les constructions des persona1 des auteurs et se modifient au fil du temps ; pour ne parler que du rapport qui existe entre le temps présent et les écrits du XVIIe siècle, il est facile de constater que les activités de réédition de ces écrits ne sont pas les mêmes à la fin du XVIIIe siècle, au tournant des XIXe et XXe et dans les deux ou trois dernières décennies.

3Si l’on s’intéresse aux procédures éditoriales aujourd’hui communément partagées, on peut voir comment s’opère cette idéalisation. C’est un travail, concret, matériel, d’abstraction, qui consiste à prendre le livre – pour nous en tenir aux livres, et passer sous silence le cas des manuscrits, qui n’est pas tout à fait le même, et qui ne concerne pas le Page disgracié —que l’on prétend rééditer (par exemple on peut décider de rééditer telle tragédie en suivant sa première édition, ou au contraire la version qui en est donnée quelques décennies plus tard dans une édition du théâtre complet par l’auteur-lui-même) et à procéder à diverses ablations par lesquelles on délimite, on définit, ce que, dans cet écrit imprimé, l’on choisit de hausser au statut de texte, et, en revanche aussi, par le même mouvement de découpage et d’amputation, d’abaisser à celui de para ou péri texte, attribuable à l’auteur-lui-même ou non. Disparaissent ainsi dans la poubelle de philologues pas autant amateurs de discours qu’ils sont supposés l’être, pêle-mêle les divers avis aux lecteurs, du libraire, de l’auteur, de l’éditeur ou des éditeurs, la préface (voire les préfaces) la ou les épîtres dédicatoires, les privilèges de librairie et permissions diverses, les examens ou commentaires divers par l’auteur-lui-même, etc. etc. Tout cela peut sombrer corps et âme ou trouver place dans la nouvelle édition, selon les modalités propres aux économies de la textualité, dégradé au rang de document, source ou témoignage, que ce soit d’un joli temps passé, des intentions d’un auteur, voire de l’esprit d’un temps ou bien des conditions sociales et historiques de la création ou de la production du texte.

4Pour ce « texte » qu’est le Page disgracié, ce qui est décisif dans sa venue jusqu’à maintenant, c’est-à-dire dans son mode d’existence, c’est la série d’énonciations éditoriales qui se trouve à son commencement : trois éditions : celle de 1643, celle de 1667, et celle de 1898 qui est un maillon essentiel de la venue de cet écrit jusqu’au temps présent ; elle est due à Auguste Dietrich et publiée chez Plon, dans la bibliothèque elzévirienne, entreprise éditoriale complexe vouée à la remise au jour de l’ancienne littérature. Et puis, bien évidemment, les séries d’énonciations sont indéfinies, virtuellement infinies ; elles échappent toujours par nature (eg toutes les conversations sur tel ou tel écrit) et il n’est pas besoin d’avoir en ce qui les concerne une espèce de souci d’exhaustivité…

5Deux rapides expérimentations (pas des expériences de lecture) tendant à, proprement, déconstruire le travail d’idéalisation textuel, remettront en lumière les énonciations écrites que sont les éditions, et, par là en perspective le problème du rapport entre le (pseudo) texte et son (prétendu) contexte comme rapport entre des énonciations formant série et leurs lieux.

61) Regarder pour commencer le livre de 1643 (les deux volumes) pour tenter de le dégager un petit peu (tant que faire se peut) de la gangue de sa postérité. Ne pas le faire cependant pour inventer, grâce à ce nettoyage, une sorte de nouveau terme originaire, le terme d’origine enfin tel qu’en lui-même, enfin rendu à ce que serait sa pureté originaire. Cela, ce serait un travail de critique philologique positiviste, objectiviste, qui ne conduirait qu’à enfermer cet écrit dans une forme de contexte qui, même s’il était rigoureusement construit, sérieux, valide, falsifiable, constituerait une objectivation qui ne se connaîtrait pas (ou ne s’avouerait pas) comme objectivation et par conséquent une nouvelle énonciation qui prendrait place dans la série, sans travail critique de son propre lieu (travail critique toujours impossible à mener complètement, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille le négliger), et qui, ce faisant, contribuerait elle aussi à faire prendre les énonciations en texte. Ce serait une autre forme d’abstraction.

72) Regarder dans quelques exemples comment ce livre (celui de 1643) produit le lieu de son énonciation ; cela ne peut se faire que dans une grande attention à la dialectique de l’énonciation et de son lieu : une énonciation est le produit d’un lieu (une situation politique, économique sociale, géographique et le travail d’un très grand nombre de personnes, dont celle que, dans certains cas, l’on nomme « auteur ») ; une énonciation également produit un lieu dans le sens où il découle d’elle un autre lieu par reprise, représentation et refiguration du lieu dont elle est le produit, et par modification de ce lieu par l’action propre qui est la sienne, lorsque, par la publication, le lieu produit intervient dans le lieu produisant. Souvent, certes, une telle action non seulement ne peut pas être quantifiée mais pas même identifiée puisqu’il est rare que l’un de ses effets puisse être reconnu pour tel. Dans le cas du Page disgracié la deuxième édition ouvre un regard sur ces effets.

Les livres de 1643

8Le premier volume commence par un frontispice qui présente conformément à la tradition, retravaillée avec grâce et légèreté, une architecture d’entrée dans le livre comme dans un monument, et comme dans un jardin, ou un parc. On y voit nettement, sous une loggia qui porte à son fronton l’inscription du titre du livre, quelques marches montant vers la gauche, et qui peuvent donner accès au parc, sur la terrasse à l’arrière-plan de cette gravure : architecture et paysage aristocratiques. Le personnage qui occupe le centre du premier plan, adonné à la lecture et entouré des attributs du joueur peut bien être ce page dont le livre narre les aventures. Rien, en tout cas, ne permet d’y voir la représentation d’un écrivain. Pas de nom d’auteur dans cette gravure, alors même que celui du libraire y figure, avec son adresse. Les mêmes remarques peuvent être faites à propos du frontispice du second tome, à une nuance près, puisque, cette gravure ne marquant plus le début de l’ouvrage, elle n’a pas à montrer une vue d’architecture. C’est une marine ; au premier plan, sur le rivage, un personnage est à demi allongé, dans une position proche de celle du personnage de la première gravure ; il lit. Attaché, dans le coin supérieur à gauche, tout au haut d’un mât qui se trouve au second plan, mais flottant au vent de telle sorte qu’il vienne au premier plan, un fanion porte l’inscription « Le Page disgracié seconde partie » ; et tout au bas de la page, mais en dehors de l’image dans la position qui pourrait être celle d’une légende, cette mention publicitaire : « à Paris, chez Toussainct Quinet, au Palais, 1642, avec Pri. Du Roy ». Aucun nom d’auteur n’apparaît donc dans ces frontispices, et, si l’on peut certes considérer, en confondant l’auteur et le héros du récit, que c’est Tristan-lui-même qui est montré en figure, ce ne peut être qu’au terme d’un parcours interprétatif tout autant complexe dans son cheminement qu’incertain dans ses résultats. Une comparaison avec d’autres ouvrages du même auteur, publiés dans une très grande proximité chronologique, entre 1637 et 1644, fait apparaître la particularité de ces gravures. Ainsi la gravure de frontispice de La Mariane, en 1637, porte-t-elle« La Mariane du S.r de Tristan »; celui des Amours, en 1638 la formule très ambigüe « Les Amours de Tristan » ; celui des Lettres mêlées « Lettre du S.r Tristan ». Quant à celle de La Lyre du Sieur Tristan, elle représente Orphée (son nom est inscrit) en train de charmer les animaux.

9La page de titre du Page disgracié donne en revanche le nom de l’auteur par la formule « par M. de Tristan » ; le titre lui-même, dans sa complétude, Le Page disgracié . Ou l’on void de vifs caracteres d’hommes de tous temperamens, & de toutes professions, n’est pas étranger aux problèmes posés par les relations entre les lieux d’énonciations et les économies de la textualité. Ce titre complet est respecté par la seconde édition, alors même qu’elle opère de fortes modifications par diverses adjonctions, principalement par ses « remarques ». Les deux premières éditions mettent donc ostensiblement en représentation dans la page de titre l’existence de relations entre cet écrit imprimé et le lieu social de son énonciation, bien au-delà de la seule personne de l’auteur. Cette insistance disparaît dans l’usage devenu aujourd’hui courant des trois premiers mots du titre seulement. Il a fait ainsi l’objet d’un découpage dans l’édition « Folio classique » en ce moment disponible puisqu’il n’apparaît dans sa totalité ni sur la première de couverture, ni sur la page de titre, mais uniquement sur une page de faux-titre qui marque une séparation entre la préface de Jacques Prévot et le récit. L’organisation est structurellement la même que celle qu’a instituée l’édition de 1898, qui donne d’abord la version réduite, en page de faux titre, puis la version complète en page de titre des deux premières éditions, et à l’inverse occultée dans l’édition actuellement d’usage courant. Cette ablation, qui peut sembler minuscule, affecte au contraire fortement le récit, en le privant d’entrée de lecture de l’indication de sa contextualisation inhérente.

10Quant au privilège, qui est accordé au libraire, il précise que le « livre intitulé Le Page disgracié » a été « composé par M. de Tristan ». D’autre privilèges contemporains situent bien plus précisément l’auteur dans la société : par exemple La Lyre (1641) et les Lettres mêlées (1642) le présentent comme le « Sieur Tristan, Écuyer Sieur de Choliere » (ou « S. de Chaulier ») « Gentilhomme ordinaire de Mons. Frere » (ou « Monsieur Frere unique ») « du Roy ». . Le privilège du Parasite, en 1654, fait état d’un changement de service et de protection, le « Sieur Tristan l’hermite » y devenant « gentilhomme de la maison de notre très cher cousin le Duc de Guise ».

11Pour finir ces comparaisons il faut signaler une autre particularité du Page disgracié : toujours en effet les ouvrages de ce moment – avant et après 1643 — qui d’une façon ou d’une autre affichent « Tristan » comme nom de leur auteur – exception faite de très brefs ouvrages constitués d’un poème dédié à un protecteur — s’ornent dans leurs commencements d’une épître dédicatoire, invariablement signée « Tristan L’Hermite ». Or, la première édition du Page disgracié en est dépourvue2, ce qui non seulement dépareille la série que l’on peut constituer avec les divers livres de Tristan L’Hermite publiés autour de la décennie 1640, mais qui, de surcroît signale ce livre comme un ouvrage sans protection publique, c’est-à-dire aussi peut-être, si l’on tient compte du petit nombre d’exemplaires venus jusqu’à nous et du surprenant « prélude », comme un imprimé de très faible diffusion. On peut faire l’hypothèse d’un ouvrage assez coûteux imprimé en un petit nombre d’exemplaires pour un seul destinataire, ou bien d’une édition pré-originale qui n’aurait pas été accueillie d’une façon assez favorable pour que devienne dans un second temps possible une édition de plus large diffusion avec épître dédicatoire. Le « Prélude du page disgracié » fait pencher en faveur de la première hypothèse, puisque, tout en étant présenté comme un chapitre, le premier des chapitres, il offre tous les caractères d’une épître dédicatoire, d’une lettre qu’un locuteur (le héros-narrateur du récit qui débute au chapitre suivant si l’on donne une valeur subjective au complément du nom « prélude ») adresse à un destinataire qui lui a, dit-il, instamment demandé d’écrire ce livre qu’il lui dédie. Ce chapitre tient lieu de l’épître dédicatoire absente.

12Si l’on ne prend pas en considération le livre comme un objet sémiotique global situé dans une série dont le marqueur est le nom d’un auteur, et si l’on se focalise sur un seul de ses éléments – que l’on nomme le « texte » — que l’on en abstrait, on ne peut apercevoir ce jeu de substitution d’une épître dédicatoire à l’autre. On ne peut pas, non plus, être sensible à tous ces jeux de référentialité

13À tout ce que l’on peut dire du caractère étrangement autographique de ce récit, que l’on infère d’indices trouvés ici ou là dans le texte une fois qu’il a été abstrait du livre, répond, dans le livre, dès qu’on l’aborde dans sa globalité, la façon singulière qu’a cet objet sémiotique d’inscrire très précisément l’énonciation dans un lieu, principalement social, mais aussi politique et géographique3. L’auteur est présent, mais il s’estompe, dans les gravures de frontispice et dans le déplacement de l’épître dédicatoire, dans l’ombre que lui porte le héros qui, de narrateur, se hausse au rang d’auteur dans le « prélude du page disgracié », et dans les toutes dernières lignes du récit. Aussi peut-on affirmer que Le Page disgracié, bien qu’il manifeste sans ambages ne pas être un discours autographique, n’être ni le journal ni les mémoires de Tristan L’Hermite, ne doit pas être pour autant lu comme un récit clôt sur soi, et auto-référentiel. Il ne se prête en aucune manière à une lecture décontextualisée. La décontextualisation textualisante est une suite d’opérations d’abstraction qui privent le livre de l’ambiguïté des relations qu’il manifeste avec le lieu de son énonciation.

14Plusieurs éléments de l’objet sémiotique en sont (plus ou moins) abstraits dans les pratiques qui sont liées aux économies de la textualité et cela même en dehors d’expérimentations de dé-contextualisation… C’est un peu comme si la décontextualisation était la chose du monde la plus partagée dans les études littéraires en économie de la textualité ; une coutume et donc une seconde nature. Tous les éléments ci-dessus décrits sont pleinement parties prenantes de la force d’un livre ; aussi ces découpages et suppressions privent-ils d’un accès à cette force, à la complexité des significations du livre, de cette chose qui est publiée dans un certain lieu – endroit géographique ; organisation sociale à un certain moment. Ce livre joue en permanence sur les limites entre le récit historique, autobiographique, et l’histoire feinte faite à plaisir, en particulier, paradoxalement, en ne présentant pas le nom de l’auteur dans les gravures de frontispice mais en lui substituant une figure du page disgracié. Ce récit, dans l’équivoque-même où il semble devoir se placer, se présente ouvertement comme une mise en représentation de mœurs du siècle (les caractères) et un tableau de la société (les professions).

15Les modifications qui sont imposées au livre dans les économies de la textualité l’empêchent de traverser le temps et de venir dans sa plénitude jusqu’au présent. Elles le privent de son lieu d’énonciation, qui est pourtant sa principale production. Le lieu d’énonciation que produit en 1643 Le Page disgracié, c’est très précisément cette société, tous ces caractères et ces professions que parcourt un jeune page, disgracié, dans le récit qu’il en fait dans ce livre où il se donne en représentation. Et ce n’est qu’au prix d’opérations éditoriales assez brutales que, dans les économies de la textualité, l’énonciation se trouve en partie séparée de son lieu, privée de lui.

16En économie de la textualité, les diverses manières d’extraire un texte d’un livre méconnaissent d’une façon ou d’une autre la référentialité, c’est-à-dire la dialectique des relations entre un livre – une énonciation écrite — et un lieu indissociablement producteur et produit. Postuler une auto-référentialité c’est faire comme si l’énonciation ne pointait pas vers un monde de références et comme si elle ne produisait pas ce faisant un monde de références qui n’est pas, ne peut pas être clos sur soi (ce monde de ce que le titre du Page disgracié nomme les caractères et les professions). D’un autre côté prendre, comme la seconde édition, ce récit à la première personne pour une autobiographie, et modifier le livre par l’adjonction de remarques qui jouent le rôle de clefs, tendrait à faire comme si le lieu qui produit l’énonciation n’était pas affecté par cette énonciation, comme si elle n’était pas productrice d’un lieu. En d’autres termes la référentialité n’y apparaît que comme une réflexion du lieu par l’énonciation, et les divers personnages, événements, lieux géographiques et sociaux produits par l’énonciation se trouvent réduits à des images, à un moindre être sans action ailleurs que dans un monde qui est donc encore celui de la clôture d’une auto-référentialité.

Production du lieu de l’énonciation

17Aussi la clef a-t-elle un effet qui peut sembler paradoxal : la transformation du récit en roman. C’est ce qu’effectue la remarque qui est attachée au début du chapitre 5 du premier livre :

Je n’avois qu’un camarade. Le Page Disgracié prend cette qualité dans son Roman, quoy qu’il fust Gentilhomme d’honneur, & non Page dudit Prince, qui avoit receu son cousin germain dans le mesme rang, & que l’Autheur appelle son seul camarade, qui étoit Leon d’Illiers, Seigneur d’Entragues & de Chantemesle, heritier de la Maison d’Entragues de par sa mere Charlotte de Balzac, sœur d’Henriette de Balzac Marquise de Vernueil, mere du Prince susdit4.

Cette remarque transforme le récit en roman, ce qui signifie qu’elle déforme la relation référentielle établie par le Page disgracié en faisant comme si cette énonciation ne détenait pas la force de produire un lieu (avec ses habitants, ses relations sociales, etc.) ; elle fait de l’univers diégétique un monde clos sur lui-même, celui d’un « roman », d’une feinte, qu’il ne serait possible de mettre en rapport avec le lieu de son énonciation qu’au moyen d’un dévoilement rectificatif, qui viendrait restituer à tel personnage son identité et sa position véritables, qui seraient réductibles au lieu productif de l’énonciation dont le récit ne serait, donc, qu’un reflet déformant. Il se peut que ces remarques soient justes dans le sens où elles démasqueraient avec véracité, mais ce n’est pas là ce qui nous préoccupe. Contrairement à une énonciation auto-référentielle, ou totalement décontextualisante, celle-ci ne détruit pas complètement la référentialité, le rapport de l’énonciation à un lieu ; elle le dénature en le privant de sa part active et, ce faisant, non seulement elle le réduit et de surcroît altère la partie-même qu’elle semble conserver puisque, selon de très anciens modèles, elle n’en fait qu’une pâle et frileuse imitation d’un réel qui, lui, serait plein de la vérité de la vie sociale. Par cette rectification, cependant, ces remarques signalent que la seconde édition trouve sa nécessité dans la production, par la première édition, d’un lieu d’énonciation différent de celui dont le Page disgracié ne serait que cette imparfaite imitation. Il n’est donc pas question pour cette « clef » de préciser, compléter, ou élucider une allusion, mais de rectifier, de démasquer la feinte d’une fable pour restituer ce qu’elle présente ainsi comme la vérité d’un récit d’histoire. Par conséquent, la seconde édition (1667) corrige la production du lieu d’énonciation produisant-produit ; opération qui n’est possible que parce que le récit produit déjà lui aussi, tel qu’il est dès 1643, seul, sans clef ni note, d’une façon si singulière, ce lieu d’énonciation5.

18Le lieu de l’énonciation producteur et produit, c’est ce monde social avec toutes ces relations géographiquement et historiquement situées que le récit ne cesse de décrire, rappeler, évaluer, dont il dit sans cesse à quel point il importe pour chacun des personnages, pour les circulations dans les territoires, etc. Et cela s’accommode très bien du manque de noms de lieux et surtout de personnes désignées par des descriptions plus ou moins définies ; évoqués comme ils le sont, ils n’en constituent pas moins dans leur indétermination un système de référence qui n’est pas propre au récit seulement ; il y a ancrage parce que toutes ces références pointent vers un monde social. Aussi ce « contexte » bien situé (et que l’on peut par ailleurs retracer grâce aux travaux historiographiques, ou grâce à d’autres lectures d’ouvrages assez contemporains) est d’autant plus fortement produit par le récit comme lieu de son énonciation (lieu d’énonciation produit donc) que le héros-narrateur ne vit, dit-il, que d’appartenir à cette société (à ces sociétés).

19Qui plus est, ce récit marque en un de ses chapitres l’étroitesse du lien qui unit ses sociétés intra-diégétiques et celles qui peuplent le monde dans lequel il fait irruption par la grâce du livre imprimé. Sur le fond d’un manque général de désignations précisément identifiables du monde, un chapitre en donne, situant ainsi ostensiblement l’intrigue dans l’histoire, dans une histoire, celle des guerres de religion. L’expression « pendant les guerres », à l’orée du quatrième chapitre du premier livre, forme par le simple emploi de l’article défini, et sans recours à d’autres déterminations, une description définie, qui serait certes des plus vagues si l’on ne tenait pas compte de la date de publication de l’ouvrage. En 1643 cette description parle sans équivoque de guerres et dit qu’il vaut mieux ne pas les nommer. Tout s’ordonne alors puisque la phrase où apparaît cette expression lie fortement le héros-narrateur et ces guerres : « mon père avait eu l’honneur de servir un des plus grands et des plus illustres princes du monde [Henri IV selon la remarque de 1667] pendant les guerres ». Ayant servi « pendant les guerres », le père du héros narrateur n’a pas seulement une existence intra-diégétique, et par voie de filiation le héros-narrateur non plus. La clé fait fond sur ce point de capiton du monde dans le récit, et une certaine histoire de la littérature aussi, plus ou moins, à sa suite.

20Plus loin dans le récit, une irruption des noms de personne marque un moment de brusque entrée dans l’histoire : une apparition soudaine du passé dans le temps présent du narrateur. Le héros-narrateur voit et fait voir le passé sous les traits d’un vieillard fou arborant, parmi d’autres signes de sa folie et de son âge, un couvre-chef « qu’il portait il y avait plus de trente-cinq ans »6. Cet homme, est-il dit, a servi sous Charles IX, Henri III, et Henri IV (dans le chapitre précédent le peintre, ennemi du narrateur, avait tiré à la sanguine « quelques illustres de la cour de Henri III ») et il évoque les souvenirs de batailles (la première remontant à 1569) auxquelles il croit que son visiteur a participé avec lui. Certes, comme le dit le récit, l’histoire, telle que le vieillard la suscite, n’est qu’une série de « fausses réminiscences », puisqu’il confond son visiteur avec un homme ayant participé à toutes ces batailles, mais cette fausseté lui confère justement, et paradoxalement, une intense présence. L’illusion dans laquelle se perd le « vieux cavalier » en faisant entrer dans le passé un homme qui ne l’a pas vécu se retourne de telle sorte que le passé surgit dans le présent. Contrairement à un vieil homme qui, vivant dans le temps présent, raconterait à un jeune homme ce qu’il a fait dans le passé, ce personnage est resté figé dans le passé – il porte des oripeaux et ne voit pas celui qu’il a présentement devant les yeux -- et sa folie fait entrer le passé comme traumatisme dans le présent si bien que la précision référentielle n’est pas un gage de vérité mais le symptôme de la démence.

21La clef n’est pas sensible au jeu de la désignation d’autant plus précise qu’elle est fausse et, conformément aux principes qui sont les siens (dévoiler les propos allusifs pour transformer le héros-narrateur en auteur et donner ce faisant une certaine envergure sociale à Tristan et à sa famille), elle n’attache aucune remarque à ce chapitre qui apparaît alors aussi transparent qu’anodin, puisque, précisément, le héros-narrateur n’a sa place dans cette histoire qu’au prix de fausses réminiscences. À l’inverse, l’histoire littéraire s’empare de ces manifestations d’une référentialité, malgré leurs pauvretés, pour contextualiser comme elle sait le faire, en donnant, en notes, des informations dispersées sur les personnes et les événements.

22Par exemple le personnage du « beau Givry » n’a pas droit à une remarque, mais il bénéficie de notes, brèves comme dans l’édition de Jacques Prévot, ou très abondantes en 1898. C’est une notice biographique plus qu’une note, et remplie d’anecdotes choisies autant que de citations. Elle mérite d’être reproduite intégralement ici parce qu’en elle peut se lire un cas typique de cette relation du texte et du contexte qui est l’objet principal de la présente étude, dans laquelle, une énonciation ayant été peu à peu détourée du lieu qui est le sien, elle finit transfigurée en un texte digne d’être entouré d’un contexte d’écrits et de faits subalternes :

Anne d’Anglure, sieur de Givry, désigné communément sous le nom du « brave » Givry, était un de ces hardis compagnons qui, bien que catholiques, s’étaient attachés aveuglément à la fortune du Béarnais7, dont ils partageaient l’héroïsme et les espoirs. D’Aubigné, dans Le baron de Fœneste (Biblioth. Elzévir., p. 331), associe son nom à ceux de « force vaillans hommes du siècle », et Voltaire a fait de même dans La Henriade (chant V) :
Ces braves chevaliers, les Givris, les d’Aumonts,
Les grands Montmorencis, les Sancis, les Crillons,
Lui jurent de le suivre aux deux bouts de la terre.
Jacques-Auguste de Thou, enregistrant dans ses Mémoires le mariage d’un de ses neveux avec une fille du maréchal de Schomberg, donne sur Givry les détails suivants (édit. en français de 1714, p. 186) : « Le Roy, la Reine, et tous les Seigneurs, assistèrent au festin. On avoit aussi prié de la fête, Anne d’Anglure de Givry. C’étoit le cavalier de la Cour le plus parfait, beau, bien fait, de bonne mine, agréable dans la conversation, savant dans les lettres grecques et latines (talent assez rare parmi la noblesse), sur tout brave de sa personne, et connu pour tel... Il s’en excusa d’abord sur une chute de cheval, dont il étoit encore incommodé ; cependant pour ne pas manquer à son parent dans une occasion si remarquable, il trouva moyen de paroître devant la compagnie d’une manière galante et ingénieuse. Comme sa chute ne lui permettoit pas de se tenir debout, il prit de ces forçats Turcs, dont la ville étoit remplie depuis le naufrage de la flote d’Espagne, se fit porter sur leurs épaules dans une espèce de palanquin, et vêtu comme un roy des Indes, entra à visage découvert dans la sale du festin, tandis que ces forçats, qui le portoient, chantoient d’un ton fort plaisant des chansons mal articulées. Ce spectacle divertit fort le Roy et toute la cour. »
Tallemant à son tour parle de lui, surtout pour mentionner ses exploits amoureux. Il raconte qu’ayant obtenu un rendez-vous de Mlle de Guise, depuis princesse de Conti, « elle s’avisa par galanterie de se desguiser en religieuse. Givry monta par une eschelle de corde ; mais il fut tellement surpris de trouver une religieuse au lieu de Mlle de Guise, qu’il luy fut impossible de se remettre, et il fallut s’en retourner comme il estoit venu. Depuis il ne put obtenir d’elle un second rendez-vous ; elle le mesprisa, et Bellegarde acheva l’aventure. » Dans quelles conditions matériellement peu commodes pour ce dernier, c’est là un détail que croit devoir ajouter l’effronté Tallemant (t. I, p. 81). Quoi qu’il en soit, Givry prit la chose à cœur, et après avoir adressé à Mlle de Guise « un des plus beaux billets qu’on puisse trouver », il alla se faire tuer au siège de Laon, en 1594. D’Aubigné mentionne sa mort dans son Histoire universelle (liv. IV, chap. iv) : « Entre leurs pertes, les assaillans comptèrent Givry, s’estant mis à conduire une tranchée où il se faisoit tirer à descouvert et sans armes ; Givry, de qui on disoit qu’en esprit, en courage et en bienséance, nature avoit mis ses délices en luy8. »

23Cette notice sur Givry offre à ses lecteurs un modèle de l’histoire littéraire telle qu’on a pu la pratiquer et telle que l’on la pratique encore assez souvent aujourd’hui, bien que ce soit avec un autre style. On y voit en effet la culture littéraire, les nombreuses lectures du curieux ou de l’érudit, fournir des éléments de prosopographie présentés comme valant bien au-delà de ce simple cas singulier, éminemment singulier, puisque cette singularité est signalée, dans les extraits d’œuvres citées, comme une qualité exemplaire, représentative de toute la cour qui porte en elle sa représentation idéologique – représentation que les œuvres citées prétendent à leur tour représenter, dans la chaîne bien connue des idéologies. L’histoire littéraire puise les éléments d’histoire dans les œuvres qu’elle juge littéraires, et s’intéresse par prédilection à des personnages qui, romanesques comme le beau et brave Givry, semblent faire le lien entre l’historique et le littéraire.

24Elle-même lue hors de son contexte, non rapportée à ce que fait celui ou ceux qui l’ont produite, la clef de l’édition de 1667 rend aisément possible la transformation de Tristan L’Hermite en ce type même de personnage. D’autant plus autorisées qu’attribuées au frère cadet de Tristan, Jean-Baptiste L’Hermite, les « Explications » qu’elle prétend apporter ont fortement pesé sur la réception à long terme du Page disgracié dans deux directions complémentaires, révélatrices de la vision de l’histoire et du rapport des œuvres au monde que déploie souvent l’histoire littéraire en lieu et place d’un véritable travail de contextualisation. Tout d’abord, considéré à partir de cette clef uniquement pour les informations biographiques qu’il contiendrait, le récit en tant que tel s’efface (sa première réédition après 1667 sera celle de 1898 signalée plus haut) pour devenir une source :

- dans la vie de Tristan que l’on trouve en tête d’une édition de 1724 de la tragédie Mariane, le récit est signalé comme une œuvre mineure : « Des deux Volumes du Page disgracié, composé par Tristan, on tireroit de quoi s’instruire suffisamment sur sa Genealogie et sa vie, si le sujet n’en étoit trop long et peu intéressant ; ils méritent cependant d’être lûs par rapport à quelques anecdotes qui regardent des personnes d’une haute distinction à qui il touchoit de près du côté de sa naissance9 ». D’ailleurs, le même écrit fait un usage abondant, bien que non signalé, de la matière du Page disgracié, réécrite de manière déformée dans plusieurs des épisodes biographiques ou anecdotiques qui composent la « Vie de l’auteur ».

- dans l’Histoire de l’Académie française (version augmentée de 1743), Le Page n’est pas dans la liste des œuvres établie dans la notice de Paul Pellisson sur Tristan ; en revanche, l’abbé d’Olivet le mentionne en note, pour les connaissances qu’il apporte sur la vie de l’auteur10.

- Napoléon-Marie Bernardin, dans sa biographie de Tristan qui fait encore référence, utilise le récit comme une source pour écrire la vie de son auteur et plus largement comme une « relation vivante et pittoresque » offrant un utile contrepoint à l’histoire « officielle » du temps11.

25Au fils de ces différents usages, Le Page disgracié est consulté d’abord parce qu’il permettrait de mieux connaître l’entour biographique de ce qui est considéré comme la véritable œuvre de Tristan, sa poésie et son théâtre ; puis pour le savoir historique (anecdotes sur des grands de son temps ou détails pittoresques de la vie quotidienne) auquel il donnerait un accès authentique, la personne de Tristan devenant figure d’un type social (le petit noble ou le noble déchu) que son écrit illustrerait12, d’autant plus exemplaire qu’il est vu comme un personnage de roman. Le récit n’est plus considéré que pour l’ensemble de données contextuelles (à différentes échelles, de la vie d’un poète au tableau de toute une époque) qu’il est supposé transporter, mais un contexte romancé pour correspondre à l’idée (et l’idéologie) que construit l’histoire littéraire de la société du XVIIe siècle.

26Bien sûr, ce traitement comme document semble dorénavant bien désuet et il a été depuis longtemps dénoncé par la critique. Mais les effets de lecture de l’édition de 1667 sont durables et se perçoivent aussi dans une seconde direction. Les « Remarques et observations […] » sont reproduites dans toutes les éditions modernes du texte, où ses identifications sont souvent reprises dans les notes des éditeurs d’aujourd’hui comme vérités référentielles, pas toujours référées à leur lieu d’origine. S’il n’est plus considéré comme source, le récit paraît inséparable du contexte biographique que lui ont données ces clefs et la discussion de son rapport avec l’itinéraire personnel et professionnel de Tristan — ceci comprenant la manière dont l’auteur s’y inventerait dans la cristallisation d’une mythographie personnelle —, est centrale dans les interprétations réalisées aujourd’hui de l’œuvre. Logiquement, le premier contexte biographique et familial donné par les « Remarques » se sont enrichies au fil des années de nouvelles données appelées à complexifier le portrait de poète en formation représenté dans Le Page. Mais le mouvement reste le même qui, dans un sens complémentaire, rapproche du récit des éléments venus de l’extérieur.

27Quoi qu’il en soit des problèmes théoriques ou méthodologiques posées par les conséquences de l’édition de 1667 sur l’histoire du livre et de sa réception telle que nous l’avons ici brièvement rappelée, la proposition d’expérimentation d’une lecture « sans contexte » semble achopper sur le fait qu’il est difficile d’ignorer ou de feindre d’ignorer cette histoire que Le Page disgracié porte nécessairement avec lui, non sous la forme d’une mémoire évanescente, mais très concrètement, dans sa localisation institutionnelle (comme « premier roman autobiographique en français », par exemple) ou dans les formes d’inscription matérielle (ses éditions, notamment) qui en rendent la lecture réalisable. En particulier, il serait tout à fait erroné de croire possible d’atteindre une sorte d’état premier de l’œuvre dans son occurrence originelle, pure de toute gangue contextuelle, antérieure à toute extériorité commentative ou informationnelle, et de ce fait fidèle à la « vraie » intention de son auteur13 : on en passe nécessairement par ces strates accumulées pour la lire. La question devient alors celle de ce qui est montré du premier état de l’œuvre, ou plus précisément, de la manière dont il est construit — comme origine, point de référence ou, au contraire, moment inachevé.

« Passages obscurs » ou descriptions relatives ?

28La perspective qu’offre la seconde édition du Page disgracié sur la première est en cela tout à fait parlante. L’ajout des « Remarques et observations » s’inscrit dans une opération éditoriale globale, qui comporte aussi l’adjonction d’une épître dédicatoire (l’édition de 1643 n’en comportait pas), d’une épître « Le Libraire au Lecteur », d’une table des matières, et des variantes. L’épître au lecteur (signé du nom du libraire éditeur A. Boutonné) justifie la réédition par les défauts de la première :

Pour rendre cette lecture plus intelligible, j’ai encore adjouté la clef et les annotations qui servent à l’éclaircissement de quelques noms propres et autres passages obscurs, que l’Autheur avoit ainsi fait imprimer pour des considérations qui me sont inconnues, et qui cachoient une partie des beautés de ce Roman qui a si peu veu le jour qu’il parestra sans doute en sa première lumière14.

29La nouvelle édition se présente comme une amélioration qui devrait permettre une pleine appréciation de l’œuvre dont les beautés sont, on le notera, rapportées à la possibilité de mettre en rapport le récit avec le réel dont il parlerait. Quelles sont ces obscurités supposées entacher l’édition de 1643 ? Ce sont les remarques elles-mêmes qui les désignent :

– certaines de ces remarques, en très petit nombre, expliquent des allusions culturelles générales, telles que « le chemin d’un saint, glosée en « le chemin de S. Jacques » (remarque 10) ;

– la plupart portent sur des expressions qui désignent des personnes ou des lieux : « un des plus grands et des plus illustres princes du monde » (I, 4, p. 33), « l’un des plus grands hommes de ce siècle » (II, 20, p. 228), « un illustre magistrat » (II, 22, p. 233), « une grande ville », etc.

30Il s’agit là d’expressions nominales indéfinies qui proposent des descriptions et ne recourent pas à des noms propres. Dans le système des remarques, où elles sont reprises en italiques au début de chaque annotation15, ces expressions deviennent des périphrases qui désignent incomplètement, font signe vers un manque que la glose comble en donnant des noms (et en commentant parfois longuement le rapport de ces noms entre eux, avec l’auteur ou avec des membres de sa famille et parentèle). Toutes les obscurités potentielles du récit ne sont pas expliquées. Mais le but avoué de l’édition de 1667 n’est-il pas d’attiser la « curiosité » du lecteur16 ? Les notes suscitent du mystère et font entrevoir tout un monde de connivences possibles autour du Page et du fameux poète disparu qui est son auteur : connivences supposées de premiers lecteurs qui auraient, eux, avant la seconde édition, réussi à en décrypter toutes les allusions ; connivences renouvelées par l’imprimé dans la reconnaissance offerte à tous de la galerie de portraits qui émailleraient le livre.

31Il importe, cependant, de ne pas perdre de vue que la nécessité de ces élucidations, et le plaisir nouveau de lecture qu’elles supposent, est bien le produit de l’édition de 1667. Un regard antérieur sur Le Page disgracié nous montre des attentes et des mises en contexte différentes : il s’agit de ce que Charles Sorel en écrit en 1664 dans la Bibliothèque française :

Entre les Romans divertissants, nous avons eu le Page disgracié, fait par M. Tristan ; Le sujet en était excellent ; Les aventures d’un Page pouvaient aussi bien fournir à une agréable Histoire, que celles d’un Écolier, comme Francion les décrit pour sa Jeunesse, mais il n’y a que deux petits Tomes sans conclusion pour les aventures de ce Page, l’Auteur s’étant possible occupé à d’autres Ouvrages qui lui étaient plus propres et plus utiles17.

Sorel ne prend pas en compte la possibilité d’un « dessous » du texte, autobiographique ou autre, mais le classe parmi les « romans comiques », dernière sous-section du chapitre « Des fables et des allégories, des romans de chevalerie et de bergerie ; des romans vraisemblables et des nouvelles ; des romans héroïques et des comiques Ou Satyriques, et des Romans Burlesques ». C’est un contexte intertextuel et formel que donne Sorel au Page disgracié, non pour le situer dans le temps long d’une histoire littéraire des formes et des topiques, mais pour l’enrôler parmi le type de fiction qu’il promeut pour son temps et auquel il assigne le rôle capital de réaliser une exploration « vraisemblable » de vérités sociales et humaines que ni l’histoire (centrée sur les grands hommes) ni les formes romanesques traditionnelles (centrées sur l’amour) ne représentent : « Les personnes de mérite et de bonne condition servent de sujet aux Romans comiques, autant que les gens de basse étoffe. Chacun est estimé selon qu’il réussit à son dessein » explique-t-il ainsi en défense du genre en 1671 dans De la Connaissance des bons livres18. Bien sûr, c’est Sorel qui assimile le livre de Tristan à son projet, cristallisé postérieurement à l’écriture du Page et il serait donc bien vain de faire de la poétique comique une nouvelle « clef », formelle celle-là, de son interprétation. Mais la vision de Sorel permet de desserrer la prise de l’édition de 1667 sur celle de 1643 en ouvrant sur une possibilité alternative de fonctionnement du récit — qui repose sur un autre contexte, celui d’un lecteur-auteur à visée théoricienne et encyclopédique, qui recontextualise le livre à son propre usage19.

32Cette perspective sur Le Page disgracié en montre donc autre chose : sa réussite dans l’élaboration d’un personnage inscrit dans une condition précise, celle de page, et dans la représentation du monde à partir des particularités de cette condition. Envisagées ainsi, les modes de désignation présumés « obscurs » apparaissent, du moins pour les personnages, comme autant de descriptions qui donnent sur leur position à l’égard du page et les unes par rapport aux autres, des précisions, souvent convenues, mais suffisantes pour les situer. Quatre types d’information apparaissent principalement : l’âge, les liens de parenté avec le héros ou les uns aux autres ; les liens d’amitiés ; et la grandeur sociale et politique. Lorsqu’on le relit sous cet angle, ce n’est pas ce qui manque au récit qui apparaît, mais au contraire le système extrêmement précis de positionnement des personnages relativement les uns aux autres, permis notamment par la récurrence de ces désignations, avec la reprise toujours des mêmes périphrases pour désigner les mêmes personnes ; et avec la mise en place d’un système net de différenciation particulièrement efficace dans la représentation des grandeurs sociales, qui permet ainsi de suivre précisément l’itinéraire final du page depuis le service d’un « grand seigneur » à celui d’un « grand prince » et enfin d’un « grand monarque ».

D’un contexte à l’autre

33Cette perspective permet de voir le jeu d’échelles et de relations à l’œuvre dans le récit, où la place de chacun est toujours désignée en fonction d’une autre selon trois grands types de rapports : parenté, amitié, domination politique. Le monde des personnages y est ainsi décrit comme un ensemble de positions relatives, soit, une structure. Or, cela, le type de référenciation produit par l’introduction de noms propres ne permet pas de le percevoir : dans l’édition de 1667, les identités sont définies par des noms propres, qui sont des noms de famille, réinscrits par les notes dans une histoire, tantôt proche et déterminée telle que celle d’un règne précis (le père de Tristan comme serviteur fidèle d’Henri le Grand, par exemple), tantôt rapportée à la temporalité mythographique des origines « immémorielles », selon l’expression consacrée, de la noblesse française. La « vision du monde », pour reprendre un vieux concept critique, en est totalement différente et pourrait donner lieu à de riches interprétations sur les enjeux politiques portés par le livre sous ses différentes versions : invention d’un monde de fiction réaliste (ou « vraisemblable » pour reprendre un terme de Sorel, sans confondre cependant les deux) où les relations sociales sont formalisées comme ensemble de liens qui se définissent les uns par rapport aux autres ; ou publication de la notabilité d’un nom d’auteur devenu nom de famille, établie sur la production d’une généalogie prestigieuse.

34Il faut certes reconnaître que la confrontation produit une illusion en laquelle gît, selon nous, le malentendu qui pourrait laisser croire que lire Le Page disgracié sans la clef serait une lecture « sans contexte », voire que cette lecture permettrait d’accéder à un fonctionnement de cet écrit en tant que pure textualité et machine signifiante par elle-même. Puisque la clef de 1667 apparaît volontiers comme un parasite illégitime dont on ferait bien de se débarrasser, la valorisation de la quasi absence de références historiques qui caractérise le récit, peut donner l’impression que Tristan évacue le contexte, qu’il choisit de produire une fiction décontextualisée ou décrochée de son temps (pour mieux parler à un public indéterminé et potentiellement lointain, pour s’assurer d’une réception durable de son écrit, pour défendre une vision de l’art et de l’écriture comme transhistorique et vouée à la visée esthétique et morale la plus générale possible ?). De même, la notion de structure à laquelle nous avons recouru pour décrire ce qui nous apparaît comme un des traits majeurs de l’écriture du livre pourrait laisser croire qu’il s’agit là d’un objet qui mettrait en œuvre de manière exemplaire le modèle de la structure sémiotique close sur elle-même élaborée par la théorie littéraire dite structuraliste pour penser le texte.

35Mais la portée politique de la représentation réalisée par Le Page disgracié comme description structurale contredit ces idées de coupure ou d’enfermement et invite au contraire à voir dans l’écriture et la publication du livre une intervention forte en son temps, dans le déploiement pour des lecteurs d’un certain mode d’intellection du monde social — c’est bien ce qu’en a perçu Sorel à sa manière. Par ailleurs, l’édition de 1667 opère elle aussi à une action spécifique que l’on peut étudier, en s’attachant cette fois à la composition du livre et à l’écriture des « Remarques… », déjà mentionnées plus haut. Pour analyser ces actions, point n’est besoin de recourir à l’idée d’un contexte dans lequel ou sur lequel l’écrit se présenterait, compris comme espace ou ensemble de données exogènes à l’écrit lui-même : Le Page disgracié définit par ses modalités concrètes d’existence (différentes en chacune de ses occurrences) le contexte même de l’action qu’il représente. Ce qui constitue son lieu d’énonciation, pourrait-on dire avec Alain Cantillon, soit les caractéristiques réelles qui définissent son apparition comme énoncé, portent une situation et un mode d’existence dans le monde – pour peu qu’on veuille bien les mettre au jour dans toute leur extensivité.

36De fait, il ne faudrait pas déduire de cette redéfinition du contexte à partir du « lieu » construit par le livre quelque chose comme une autoréférentialité, une capacité à se produire de lui-même et comme action en son temps. « L’autorité advient au langage du dehors », pour reprendre la fameuse formule de Pierre Bourdieu20, qui s’applique a fortiori aux productions écrites : c’est leur existence en un certain point d’un espace social et institutionnel déterminé qui en définit les caractéristiques, le sens et les effets éventuels. Cette considération permet de rappeler une évidence parfois négligée du travail sur les écrits : tout ce qu’ils sont ne tient pas strictement en eux-mêmes, et le recours à des connaissances, historiques en particulier, est nécessaire pour observer la manière spécifique dont ils se produisent et produisent leur contexte en s’énonçant. De voir, par exemple, que la page de titre du Page disgracié indique qu’il est imprimé en 1643 à Paris, chez Toussaint Quinet, un éditeur au catalogue vaste et hétérogène ; ou ainsi que l’a rappelé Alain Cantillon, que la désignation de son auteur comme « M. de Tristan » (en 1643), ou « M. Tristan L’Hermite, Gentil-homme ordinaire de la suite de feu Monseigneur le Duc d’Orleans » (en 1667) ne donne pas le même contexte au livre. C’est une connaissance du même ordre, produite dans le cadre d’une étude récente de la société française de l’ancien régime, qui permet d’être sensible aux particularités de la description des rapports de force dans le récit, en appelant à considérer les groupes sociaux telles que la robe ou l’épée « comme des formations sociales, comprises en tant qu’ensemble de relations et non groupes substantiels délimités. Ces formations, fondées sur des légitimités qui s’affrontèrent, dont les pratiques et les discours doivent être déconstruis, étaient loin d’être figées et clairement définies21 ». Le même type de connaissance permet aussi de voir la différence des temps en 1643 et 1667 et de comprendre que les deux livres n’ont rien à voir dans la construction de leur place, valeur et action.

37Mobiliser ces éléments n’est pas rapporter Le Page disgracié à une extériorité, ni « plaquer » sur le récit un savoir extérieur, ni encore le lire comme une source sur le passé ou l’illustration d’un savoir historique. Il s’agit simplement de reconnaître que les connaissances nécessaires pour voir ce qu’il a pu représenter dans les différents moments de son histoire comme écrit qui traverse le temps sont susceptibles de se perdre et demandent donc un travail de recherche et d’enquête. D’autres questions articulées à celle du contexte s’y soulèvent, telles que la manière dont la mobilisation de savoirs façonnés à partir d’autres objets, plus larges ou plus nombreux (l’imprimé parisien, la société, telle ou telle formation sociale, voire tel groupe familial), se rapportent à l’élément spécifique qu’est l’écrit que l’on étudie. La théorie littéraire a tenté d’élaborer des outils pour penser cette relation dialectique entre singulier et général ; la notion de « vision du monde » mentionnée plus haut, en est une et des travaux récents ont été menés dans le même sens sur l’idée d’exemplarité22. Cette réflexion qui reste encore à poursuivre est un des terrains d’un travail qui souhaiterait à (re)donner à l’étude du littéraire un intérêt collectif et général.

Conclusion

38Il est donc apparu dans ces quelques pages qu’une tradition, celle des économies de la textualité, se saisit d’un écrit, l’abstrait du livre, de cet objet sémiotique global où il se trouve et ce faisant l’érige en un texte, Le Page disgracié, et que dans ce mouvement-même de séparation et d’exhaussement elle fait de tout le reste du livre un premier contexte. La création de cette relation entre un texte et un premier contexte décontextualise l’écrit qu’elle idéalise : elle s’opère en effet de telle sorte, par abstraction, qu’elle tend à faire croire que c’est toujours, d’édition en édition, de concrétisation en concrétisation (pour user des termes de l’herméneutique littéraire), le même texte qui revient. Or, c’est chaque fois, à chaque nouvelle édition, et à chaque nouvel ensemble de commentaires qui découlent de la nouvelle édition, tout le contexte dans sa globalité qui est modifié : par exemple l’accent se porte sur le lignage de l’auteur dans la seconde édition, sur les particularités d’une époque dans celle de 1898. Chaque fois le lieu d’énonciation qui produit le nouveau livre change, et chaque fois aussi le lieu d’énonciation qu’il produit. C’est ainsi une succession et une certaine superposition de lieux d’énonciations qui sont engagées dans la série des énonciations éditoriales du Page disgracié.

39Si l’on voulait tirer toutes les conséquences de cette étude il faudrait dire qu’il n’est pas nécessaire de procéder à des expérimentations de décontextualisation, parce que la décontextualisation est là, depuis les commencements de toute série d’énonciation, en économie de la textualité.

40Et c’est bien malheureux parce que cette répétition, dans une longue durée, de l’arrachement de cet écrit à ses contextes, lui dénie la force qui fut la sienne (en 1643), ou qui aurait pu être la sienne (en 1667, en 1898) ou pourrait l’être aujourd’hui, dans chacune de ses éditions. Peut-être pensera-t-on que c’est fort bien ainsi et que, justement, la venue de ces textes jusqu’au temps présent montre bien au contraire que ces concrétisations, c’est-à-dire ce mouvement dialectique d’idéalisation et de concrétisation préserve la force de l’écrit en faisant en sorte qu’elle ne s’épuise pas et ne se limite pas au moment de son énonciation, qu’elle ne se perde pas le contexte.

41Il n’en est malheureusement rien, à notre avis. Ce qui est en cause c’est l’intérêt que les enfants, qu’ils soient collégiens ou lycéens, puis les étudiants peuvent bien accorder à ces abstractions surtout lorsqu’elles peuvent sembler provenir d’un passé (l’époque moderne) qui, dans la représentation de la chronologie qui se trouve aujourd’hui largement répandue, a pris figure d’une humanité autre et coupée de la nôtre. La clôture sur soi du texte littéraire prive les études littéraires (c’est cela qui compte et non pas cette entité collective insaisissable que l’on nomme « littérature ») de la très grande portée qu’elles peuvent avoir lorsqu’elles donnent accès à des lieux d’énonciation (de production et produits) historiquement situés ; il faut entendre par cela situées au fil du temps dans la succession des éditions, des « commentaires » divers ; des études littéraires ainsi conçues permettent un rapport, concret , sensible au passé (à une épaisseur de vies humaines).

42Notre énonciation, nos énonciations, les énonciations de nos élèves et de nos étudiants, sont elles aussi parfaitement situées, et l’intérêt ou les intérêts multiples qui sont liés à leurs lieux doivent en effet faire l’objet d’un travail d’élucidation critique tant que faire se peut ; qu’il est difficile en effet de comprendre son propre lieu, dans lequel par définition on est compris ! Difficile de se tirer au clair (Ernst Bloch, Le Principe espérance III) ! Difficile de voir ses propres déterminations sociales, et tout ce qui reste inconscient. Et pourtant, la nouvelle énonciation de la série ainsi produite, éventuellement un nouvel écrit, si elle peut se libérer de l’autorité du texte et d’une illusoire fidélité à un texte idéal, peut se déployer sans pour autant oublier la série des circonstances et des conditions de venue à nous de cet écrit, depuis ses commencements.