Colloques en ligne

Florian Pennanech et Arnaud Welfringer

Contribution à l’étude du contexte du Page Disgracié

   

(FLORIAN, d’un ton badin)

1En guise d’introduction, nous voudrions formuler trois remarques qui, on va le voir, tirent leur origine d’une circonstance autobiographique que la postérité retiendra peut-être.

2Il advint donc qu’un soir, au coin de la rue d’Ulm, nous nous trouvâmes face à face avec Christine Noille et une bière. Nous devisions de choses et d’autres quand la conversation vint à rouler sur divers sujets tels que la construction, le contexte ou encore Le Page disgracié. Nous parlions tous deux d’un type de contextualisation qui nous paraissait la contextualisation par excellence (historique, biographique) quand notre interlocutrice nous expliqua qu’il y avait (au moins) deux sortes de contexte : le contexte historique et le contexte poéticien. Nous fûmes (au moins un de nous deux en tout cas) passablement gênés et pour tout dire raisonnablement vexés que l’on puisse ainsi considérer que le poéticien se livre lui aussi à cette opération à nos yeux si peu recommandables qu’est la contextualisation. Nous étions disposés éventuellement à admettre la contextualisation poéticienne comme mise en rapport d’un texte avec des formes attestées à une époque (exemple : X reprend la forme du sonnet, qui, au XVIe siècle,…); en revanche la mise en rapport avec des formes possibles (exemple : ce texte est un récit) nous paraissait plus difficile à assimiler à une contextualisation.

3Mais nous avons poursuivi la réflexion, une réflexion qui s’est étendue bien au-delà de la rue d’Ulm et de la bière de ce soir de printemps parisien, autour de la question : quand y a-t-il contextualisation ? quelles sont les frontières de la contextualisation ? (étant entendu que l’on se situe ici uniquement dans le cadre du commentaire). Or il nous est apparu assez vite que ces questions, prises dans toute leur rigueur, n’appelaient respectivement que deux réponses possibles : tout le temps, aucune. En effet, contextualiser, rapporter à un contexte (que ce soit le contexte ou le co-texte, que l’on fasse, donc, ce que la vulgate métacritique nomme de la critique « externe » ou « interne »), c’est toujours rapporter un élément à un ensemble d’éléments. Contextualiser, c’est créer des liens entre un objet textuel, et soit un autre objet textuel (en général, le texte dans son ensemble), soit un objet extratextuel. Bref, c’est produire une classe d’objets. Contextualiser, c’est ainsi classifier, faire perdre à l’objet textuel son isolement. Par là même, tout commentaire est contextualisation : parler d’un texte, le commenter, c’est prédiquer, et prédiquer c’est classifier1 : inscrire dans une classe de textes, inscrire dans un contexte. Là encore, on admettra peut-être une nuance en signalant que dans la réalité des commentaires que nous lisons tous les jours, nous avons davantage tendance à reconnaître la présence d’une contextualisation quand la classe d’objets en question est pourvue d’une certaine notoriété (par exemple : ce texte est un roman comique/ écrit par un aristocrate/ typique de l’Ancien régime nous apparaît bien comme un contextualisation, tandis que ce texte est écrit par un auteur qui aime les frites, nettement moins : il y a un effet de contextualisation à la lecture directement proportionnel à la notoriété de la classe d’objets).

4On aura donc compris que ce qui nous intéresse ici est le contexte du commentateur. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas pour nous de nous intéresser au « lecteur de Tristan en 1643 » : on ne fera pas de l’histoire des idées ou de l’étude la réception ; on fera une poétique du commentaire. Ce qui signifie que nous ne ferons ni 1. une épistémologie (la question de savoir si les commentateurs ont raison ou tort dans leur démarche ou dans leur résultat est hors-sujet — car nous allons parler de commentaires contemporains, que nous n’entendons nullement les discuter : notre démarche sera résolument descriptive et non pas prescriptive, ou en tout cas le moins possible) ; ni 2. une histoire de la critique. Au demeurant, il serait bon, sans doute, de contextualiser la contextualisation, d’en montrer la relativité historique, la dépendance vis-à-vis de systèmes herméneutiques historiquement marqués… Mais nous laisserons ce soin à d’autres.

    

(ARNAUD, soudain grave)

5Problématique : Que faisons-nous lorsque nous nous proposons de « replacer » une œuvre dans « son » contexte ? Quelles opérations métatextuelles recouvre ce protocole herméneutique ?

6La doxa : la contextualisation pour les nuls. Il existe, a priori, différents types de contextualisation :

  • Contextualisation générique : Jean Serroy : « une histoire comique » – Maurice Lever : un « roman picaresque » – Jacques Prévost : un « roman libertin »

  • Contextualisation biographique : les « clés » de 1667 – Napoléon-Maurice Bernardin, Un précurseur de Racine, Tristan l’Hermite, sieur du Solier, sa famille, sa vie, ses œuvres, 1895 (cas d’une utilisation du Page disgracié comme source historique concernant la vie et la formation de Tristan – et permettant de contextualiser ses autres œuvres)

  • Contextualisation historique (sociale, politique…) : Démoris contextualise les choix d’écriture du Page disgracié en les rapportant à la condition sociale de l’aristocrate-écrivant (on y reviendra en détail…).

  • Ce type de contextualisation, notons-le d’emblée, est essentiellement métaleptique lorsqu’elle porte sur une fiction : il s’agit de mettre en rapport des élements appartenant à l’univers fictionnel dénoté par l’œuvre avec des éléments appartenant à l’univers de l’auteur ou du lecteur, donc exemplifiés par l’œuvre – au prix, donc, d’un franchissement de la frontière séparant des deux univers distincts, ce qui est proprement une métalepse (on y reviendra aussi…)

  • Contextualisation intertextuelle (sources, influences…) et intratextuelle (mise en cohérence d’un élément par rapport à l’ensemble dont il est extrait).

7Toutefois, il se pourrait que ces différentes contextualisations recourent aux mêmes opérations métatextuelles, voire aux mêmes opérations que des gestes qui se présentent a priori comme non contextualisants.

I. Approches de la contextualisation

1. Décider qu’il faut un contexte

8Il s’agit d’abord de légitimer la contextualisation. Le premier geste est donc la prédication d’une insuffisance du texte à lui-même et de la nécessité du geste critique.

9Premier topos : le texte sans contexte (dans sa totalité ou dans telle ou telle de ses parties) est obscur. Le contexte étant ce qui permettra d’« éclairer » ou d’« élucider » le texte, selon une métaphore topique dans le discours du commentateur. Le présupposé selon lequel la seule chose que l’on peut/veut faire avec un texte est le comprendre commande un tel système métaphorique.

10Ce topos a son double exactement opposé : le texte trop clair, qu’on ne comprend pas parce qu’on le comprend trop bien à partir de notre propre contexte. Très fréquent sur des textes classiques. Ici la contextualisation va avoir pour objectif d’obscurcir le texte pour le ré-éclairer ensuite — c’est-à-dire nous le faire entendre tel que l’entendaient les contemporains.

11Topos suivant : le texte (dans sa totalité ou dans telle ou telle de ses parties) est singulier (on parlera de son irréductible singularité), le texte semble ne pouvoir être rapporté à rien d’autre qui lui soit contemporain — par rapport à quoi elle se différencie. C’est la stratégie de l’hapax. Dans ce cas, tout le paradoxe de la contextualisation à venir tient à ce que celle-ci tendra forcément à réduire l’originalité ainsi posée, tout en affirmant, par là même, mieux la cerner.

12Dernier topos : pour cerner sa singularité, rapporter d’abord le texte à des textes d’un autre temps que celui de sa production ou de sa première réception, c’est-à-dire à un autre contexte (ainsi À la Recherche du temps perdu pour Le Page disgracié : le Page, comme Marcel, devient écrivain). C’est la stratégie de la modernité. Opération plus subtile, qui suppose de construire un premier contexte, donné comme insatisfaisant, pour élaborer ensuite un second contexte, cette fois satisfaisant. Double gain : non seulement légitimer la contextualisation, mais aussi valoriser l’œuvre étudiée (qui est ainsi posée comme irréductiblement singulière).

13Dans tous les cas, la légitimation de la contextualisation suppose préalablement une double opération de décontextualisation :

– Décontextualisation du présent de notre lecture : il s’agit de rapporter en dernière analyse le texte à son contexte de production ou de réception « originel » qui fonctionne comme principe d’autorité et objet de connaissance légitime.

– Décontextualisation (provisoire ?) de cette origine, qui permet de construire l’obscurité ou l’originalité.

14Tout se passe alors comme si l’opération de décontextualisation/contextualisation fonctionnait de manière circulaire

   

(FLORIAN, fier comme Artaban)

2. La structure de l’opération contextualisante

15L’opération fondamentale de la contextualisation peut se formaliser ainsi : transformer une relation d’analogie en relation de nécessité, en particulier de causalité, moyennant une éventuelle démonstration de cette seconde relation.

16Autrement dit la contextualisation suppose d’un côté une métaphore, de l’autre une métonymie. Entre les deux se déploie l’espace du récit policier. Il s’agit d’isoler une « partie » de l’œuvre ou aspectualiser un de ses « aspects » (p. ex. un procédé) et le rapporter analogiquement (métaphore) à un élément contigu qui le détermine (métonymie).

a. D’abord, une opération d’ordre métaphorique

17Relever une analogie quelconque entre un aspect textuel et… autre chose, « extérieur », soit appartenant au cotexte, soit appartenant au contexte (dit « réalité extralinguistique »). Au passage, cette dernière opposition entre cotexte et contexte est éventuellement neutralisable : classiquement, en disant que le contexte est lui-même un texte, et que, de ce fait, on ne met jamais en relation que des textes ; dans une perspective plus poéticienne, en posant que dans l’un et l’autre cas ce sont les mêmes opérations qui ont lieu.

18La métaphore se réalise de façons diverses, qui se ramènent à une opération de substitution d’un énoncé à un autre. La forme la plus évidente est celle des clefs qui se contentent de coller (métaleptiquement) une périphrase ou une description définie et un nom commun.

b. Ensuite, une opération d’ordre métonymique

19Au sens général : on affirme constater une relation de contiguïté, c’est-à-dire une coprésence dans le texte considéré et dans le contexte choisi de ces deux éléments préalablement identifiés comme analogues. Si le commentateur s’en tenait là, ce serait un commentaire non interprétatif ; il s’en tiendrait à ce que l’on pourrait appeler un arbitraire du contexte, comme d’autres parlent d’un arbitraire du texte. Mais il ne s’en tient pas là.

20Le moment décisif est lorsque le commentateur fait de cette relation de coprésence une relation de causalité : il motive la coprésence.

21Cette motivation peut se faire de plusieurs façons. Soit l’exemple d’une contextualisation intertextuelle. Le commentateur commence par relever une analogie entre deux textes écrits par X et Y. Il s’agit ensuite de motiver cette coprésence. Le moyen le plus sûr est de prouver que X a lu Y. Il convient alors de se reporter à sa biographie, d’examiner sa bibliothèque…

22Une solution plus économique consiste à trouver d’autres analogies entre les deux textes, voire entre l’ensemble des œuvres de X et Y. La multiplication des analogies servira de preuve : lorsque les analogies sont suffisamment nombreuses, l’arbitraire perd sa vraisemblance. Le discours critique repose alors un double mouvement : la métaphore crée une attente, voire un suspense, et la métonymie introduit la résolution. On sait bien que les ressemblances sont toujours « troublantes ».

23Cette transformation de la métaphore en métonymie s’opère donc moyennant un roman policier, c’est-à-dire une accumulation d’indices qui tend à prouver la validité de la relation d’engendrement comme vérité de la relation d’analogie.

24On trouve peu de choses de cet ordre dans les commentaires que nous avons choisis comme échantillon (ou terrain de jeu). La raison paraît évidente : les clefs allographes gracieusement fournie à la suite du roman donnent immédiatement la réponse, suppriment la nécessité de l’enquête. Pas de roman policier dans la critique tristanienne, donc, du moins pas de roman policier après prédication d’une équivalence référentielle. En revanche, les constructions de chaînes intertextuelles et les affirmations de cohérence textuelle y recourent. Ici comme ailleurs.

(Sentencieux)

25Toute coprésence est en droit motivable ; ou pour le dire autrement, rien n’est plus facile que de motiver n’importe quelle coprésence. Donc cette conversion se fait moyennant une rhétorique du commentaire. Que nous allons maintenant décrire.

   

(ARNAUD, professoral, un peu emphatique)

II. Quelques exemples parmi tant d’autres

1. L’analogie dans tous ses états

26Premier exemple : le « je » du Page disgracié et le libertinage (Jacques Prévost). En 1643, le roman à la première personne est exceptionnel. Il n’y a de précédent que la Première journée de Théophile, c’est-à-dire un roman dont le caractère à la fois apologétique et pédagogique est indéniable et qui ne cache pas l’influence exercée par Montaigne sur l’esprit de l’œuvre.

a. Affirmation d’une singularité par mise en relation avec un contexte dûment sélectionné

27« En 1643, le roman à la première personne est exceptionnel. » Le contexte choisi (la poétique de la fiction narrative dans la 1e moitié du XVIIe siècle) permet d’identifier du notable, et par là de singulariser le texte — d’en faire un texte digne de commentaire. Ce faisant, Prévost tend à poser que Le Page disgracié est irréductible à son contexte (construction d’un hapax) : car le roman de Tristan se détache du contexte des romans de la première moitié du XVIIe siècle. Ce contexte est un mauvais contexte, que le commentateur en fait écarte au moment où il le nomme et y inscrit Le Page disgracié (cf. opération 1 : construire une obscurité, c’est construire un mauvais contexte).

b. Inscription dans un autre contexte, via un précédent qui fait remonter à un autre modèle

28« Il n’y a de précédent que la Première journée de Théophile, c’est-à-dire un roman dont le caractère à la fois apologétique et pédagogique est indéniable et qui ne cache pas l’influence exercée par Montaigne sur l’esprit de l’œuvre. » Le procédé de la 1e personne est rapporté analogiquement à un autre contexte : une seule autre œuvre narrative qui recourt au même procédé, la Première journée. Ce contexte possible s’élargit ensuite en extension au-delà d’un texte unique, puisque la Première journée est rapportée à un « caractère apologétique et pédagogique », puis aux Essais de Montaigne : la contextualisation du Page est ainsi analogie avec une classe construite et étiquetée « tradition » à la fois thématique (libertinage) et rhématique (la prose d’idées).

   

(FLORIAN, l’œil étincelant)

29Manifestement, le « genre » ainsi créé relève du quatrième régime de généricité selon Schaeffer, c’est-à-dire établie moyennant la construction rétrospective d’une classe par analogie.

30En effet, quel est le rapport établi entre le texte et la classe ? Il ne s’agit pas d’une relation d’exemplification (la relation exemplifiante, type : « ce texte est un récit » étant d’ailleurs celle qui semble la plus éloignée de l’opération de contextualisation : FP pense même qu’il ne s’agit pas de contextualisation, mais passons).

31Il s’agit à l’inverse d’une relation de modulation : le genre ainsi constitué est une classe historique, autrement dit une classe définie en extension par des relations de ressemblance et de différence. Que celles-ci soient motivées par des hypothèses historiques (X avait lu Y, Y a influencé X…) ne fait rien à l’affaire, sinon présenter comme de la modulation hypertextuelle, autrement dit comme relevant de la généricité auctoriale, ce qui n’est que de la modulation par ressemblance, autrement dit de la généricité lectoriale ; ou pour le dire plus simplement, présenter comme une généalogie ce qui ne relève que de l’analogie. (Comme le dit Schaeffer p. 177, les classes analogiques « laissent indécidées la question de l’engendrement textuel » : cette indécision est de nature à susciter la pulsion motivante de l’historien, et donc le roman policier…)

32Le Page disgracié semble bien ici représenter ce « type textuel idéal » dont parle Schaeffer, cette « fiction métatextuelle » (179) considérée comme exemplaire et à partir de laquelle se construit le genre et dont les autres occurrences seront considérées comme autant de variations.

   

(ARNAUD, saisissant la balle au bond)

33En effet, en retour — c’est le bénéfice herméneutique de la contextualisation — ces prédicats qui sont ceux de l’œuvre de Théophile et de celle de Montaigne s’appliquent analogiquement au Page disgracié.

c.

34Suit, une fois cette contextualisation du Page opérée, une interprétation du procédé de la première personne, qui n’est en fait que le dépliement des conséquences herméneutiques de ces analogies. Le recours à la P1 dans Le Page disgracié peut être ainsi rapporté 1) au mauvais contexte, générique (romanesque) de la troisième personne, et 2) au bon contexte, thématique (libertin au sens d’affranchi des croyances et des règles communes) et rhématique (essayistique : le procédé formel a une valeur argumentative, est l’instrument d’expression d’une vision du monde) :

« le roman du Je, bafouant la règle du Il le roman, mauvais contexte, suppose et propose une vision critique ou sceptique du monde Théophile et Montaigne, le libertinage et l’essai exprimant une vision personnelle du monde, bon contexte par laquelle, sans se confondre avec son personnage principal, le romancier affirme son indépendance en marge des usages et des systèmes de pensée, ou contre eux. Le monde perçu par Je, organisé par son regard, aménagé à sa mesure d’individu, dissout l’ordre et abolit la légitimité des structures et des mentalités collectives. »

d.

35Dernier tour d’écrou de la contextualisation : le critique procède à une nouvelle analogie non plus en regard d’un amont métonymique, mais d’un aval métonymique, identifié (comme Théophile en amont) comme « libertin » : « Il en sera ainsi chez Cyrano ou, plus tard, chez Dassoucy. » C’est, sous nos yeux, la fabrique d’une classe d’objets coextensive à l’inscription du Page disgracié dans celle-ci. La contextualisation et l’invention du contexte se font d’un même geste.

e.

36La contextualisation s’achève par une analogie entre des procédés d’écriture et des caractéristiques idéologiques :

« Au moment précis où Corneille a inventé des héros forts qui se définissent dans la proclamation et l’accomplissement de leur moi, l’écrivain prend des libertés avec les catégories littéraires, les conventions rhétoriques, les règles du bien-vivre, nous entraîne dans un vagabondage hors frontières, dans des lieux sans nom, en des temps sans références. »
« Tristan fait entendre une voix différente et se distingue par ses dissonances de ceux qui dogmatisent en tout et n’ont à la bouche que le mot de vérité. »
« il écrit un roman anticonformiste »
« N’est-ce pas cela, être libertin au XVIIe siècle ? »

37On peut appeler ce phénomène syllepse herméneutique : un même prédicat peut être à la fois thématique ou rhématique ou contextuel : les « libertés » prises par l’écrivain sont aussi bien formelles qu’idéologiques. On retrouve l’éternelle circulation des prédicats qui permet au discours critique de se boucler métaleptiquement sur lui-même.

38Singularité, au passage, de cette contextualisation « libertine » : ce « contexte » se définit comme un contexte par opposition (aux catégories littéraires, aux conventions rhétoriques…). Tout se passe ainsi comme si le contexte choisi par Prévost était lui-même analogue à son geste de contextualisation, qui procède lui-même par opposition et refus d’un autre contexte (romanesque)… La mise en abyme n’est jamais loin de la métalepse.

(FLORIAN, pressé d’en finir)

2. Contextualisation et métaleptisation

39Les rapports évidents qu’entretient le Page avec le modèle picaresque (fragmentation, première personne autonome, aspects « comiques », pessimisme), ne doivent pas dissimuler de profondes différences.

40Dialectique de la ressemblance et de la différence : il y a analogie avec un modèle préexistant, non inventé en même temps mais désigné en intension (comme y insiste l’effet d’évidence produit par la parenthèse à quatre termes) et faisant l’objet d’une sélection paradigmatique des prédicats instanciant la relation d’analogie. On parlera ici d’un effet de piétinement herméneutique : l’analogie n’existe que pour rendre visible la différence. Le désordre constaté par le picaro s’est ici intériorisé : sa propre dispersion est devenu un sujet de souffrance pour un narrateur qui témoigne plus de l’incohérence du moi que de l’absurdité du monde. À la voix détachée qui racontait un héros amoral, s’est substitué un récitant mélancolique évoquant un héros instable, un personnage doué de présence affective.

41La fragmentation est un prédicat particulièrement métaleptogène puisque il peut s’appliquer aussi bien à la personne (au « sujet »), au contenu dénoté, aux propriétés exemplifiées, et bien sûr aux gestes critiques eux-mêmes, cette coïncidence multiple permettant de légitimer ces derniers. Il y a ici un transfert de prédicats. La fragmentation rhématique devient une fragmentation thématique : celle du monde puis du personnage.

42La notion d’intériorisation est intéressante. On a deux analogies : 1. entre les objets de la classe picaresque et le Page disgrâcié ; 2. entre le monde et le moi. La deuxième analogie est évidemment facilitée par la paronomase, assez topique, entre moi et monde. La 2e analogie se fait cependant entre le monde picaresque et le moi du Page disgrâcié. On admettra peut-être qu’il y a là une métalepse de la part du critique, qui consiste à intérioriser dans l’œuvre un aspect appartenant à une autre œuvre. L’intériorisation décrit précisément le geste de contextualisation (l’extérieur devient l’intérieur), en particulier historique, c’est-à-dire métaphore + métalepse (métalepse en tant qu’il y a franchissement de la frontière ontologique entre fiction et réalité (historique, p. ex.), ou entre la fiction du Page et la réalité dans laquelle on lit des romans picaresques – p. ex. celle de Tristan). Le critique met ainsi en abyme son geste de contextualisation, ainsi légitimé.

   

(ARNAUD, avec gourmandise)

43Gardons tout cela en tête pour apprécier ce qui suit. En effet, on constate que le prédicat « incohérent » jusqu’ici appliqué au moi et au monde va s’appliquer également à l’œuvre, à la faveur d’un jeu de parasynonymie entre inachèvement, instabilité et incohérence :

« Comme le récit, le personnage est inachevé. »

44Parce que sa vie est un roman manqué et qu’il en est conscient, c’est d’une sorte de romanesque au second degré qu’il peut prétendre relever. La métalepse est de plus en plus explicite, dès lors que Démoris impute au personnage lui-même la thèse selon laquelle que « sa vie est un roman manqué ».

« Différence essentielle avec le picaro : le narrateur se pose des problèmes d’écriture, ce dont étaient dispensés Francion et le Gascon par le caractère oral de leur récit. Le héros de Tristan n’est pas seulement lecteur de romans et écrivain d’occasion : il rédige ses mémoires, suite logique des dispositions littéraires évoquées tout au long de l’œuvre. Il prend donc directement en main l’opération confiée dans Francion à un auteur, dans le Gascon à un narrateur primaire sans histoire. Trait essentiel qui le distingue de ses prédécesseurs : le héros écrivant entre dans la fiction ; c’est à un livre que conduisent ses aventures. »

45Ici intervient le contexte du lecteur, Démoris ou nous-mêmes : car ce narrateur qui se pose des problèmes d’écriture, qui évoque ses dispositions littéraires tout au long de l’œuvre, ce héros écrivant dont les aventures conduisent à un livre, c’est aussi bien le page que, déjà, Marcel. La différence avec le modèle picaresque, sur fond de ressemblance préalablement construite, pourrait ainsi introduire explicitement à une nouvelle ressemblance, sur fond de laquelle une autre différence pourrait être opérée. On trouve ainsi dans ces lignes les linéaments d’une opération de contextualisation traditionnelle : la fabrique du précurseur, autrement dit le contexte du futur.

46C’est que Le Page disgracié et La Recherche ont en commun un « je » ambigu : les deux narrateurs sont aussi des écrivains, ce qui constitue une analogie supplémentaire et distinctive d’autres récits à la P1, et évidemment fondamentale pour la critique. Le Page disgracié est donc en lui-même fortement métaleptogène, presque autant que La Recherche.

   

(ARNAUD, dépité)

47(Aussi, pour être tout à fait honnête, il nous semble que le choix du Page disgracié pour réfléchir à la question de la contextualisation est assez malheureux, tant cette métaleptogénéité rend singulièrement commodes et légitimes les opérations de contextualisation que nous examinons.)

    

(FLORIAN, improvisant)

48…Aussi a-t-on le sentiment que la suite du propos de Démoris a pour fonction de souligner un autre « trait essentiel » qui cette fois « le distingue de » son possible successeur Marcel :

« Écrivant et non écrivain comprenez : contrairement à Proust : rien dans le récit n’autorise à penser que la littérature était le destin du page, comme elle a été celui de Tristan. Elle aurait pu figurer un horizon glorieux, ou du moins honorable : or il n’en est rien. »

49Ici, nous avons affaire à un passage de critique contrefactuelle, car il y a là un roman possible, un autre Page, non disgracié, contexte possible forgé par Démoris pour spécifier la singularité du Page. La contextualisation passe par une fabrique de fictions ; elle est même constitutivement fabrique de fictions : puisque différer, c’est, fondamentalement, différer de ce que l’on aurait pu être.

    

(ARNAUD, avec autorité)

50C’est à ce moment d’intense virtualisation du contexte que Démoris procède à la forme canonique de contextualisation par le recours au contexte socio-historique. Pourquoi Tristan n’est pas Proust ? PARCE QUE l’Histoire. Il faut ici, pour le critique, sortir des critères internes et passer à des critères externes pour répondre à cette question — autrement sans autre réponse que l’arbitraire de la bibliothèque. Le recours au contexte sociohistorique, pour la première fois convoqué ici, a valeur de motivation, c’est-à-dire d’effacement de tous les possibles sauf un : Le Page disgracié de Tristan l’Hermite.

« Le problème évoqué n’est pas celui, spécifique, de l’écrivain comme ce sera le cas chez Proust ; il est celui de l’aristocrate déchu en face d’une culture qui n’est pas contraire à son statut, mais où il trouve une ressource dont la noblesse est ambiguë. Le dilemme où il est engagé trouve son expression dans l’autoreprésentation que suppose la première personne écrite : n’est-ce pas déchéance que d’être passé du rang de ceux qui font naturellement le sujet des récits (car dignes d’être représentés et imités) à celui des producteurs de récits (c’est-à-dire des imitateurs) ? Que vaut ce héros de roman réduit à se raconter ? Ou bien faut-il voir, dans ce passage à l’expression, la preuve d’une qualité authentique ? Critique et pathétique, le Je du Page propose le dilemme sans y donner de solution. »

51On retrouve dans ce passage de Démoris une hésitation avec l’ambiguïté des syntagmes « l’écrivain » et « l’aristocrate déchu ». Si on interprète l’article comme un article en emploi spécifique, on hésite entre Tristan ou le Page ; si on interprète l’article en emploi générique, on construit des classes dans lesquels se retrouvent unis des êtres fictionnels et des êtres factuels, des écrivains réels et des écrivains fictifs, des aristocrates déchus historiques et des aristocrates déchus romanesques. Ces classes sont ainsi construites par analogies métaleptiques, métalepse qui permet l’opération de contextualisation d’une fiction.

   

(FLORIAN, un brin paternaliste)

52Le plus important est bien la mise en relation moyennant la formule « trouve son expression » qui implique une équivalence sémantique entre deux objets, un sens et une forme, un dilemme et un mode énonciatif. Démoris construit un modèle contextuel ad hoc à valeur normative (les normes de la narration au XVIIe siècle : personnage aristocratique à la P3, personnage comique à la P1), et remplit une case blanche (personnage aristocratique à la P1) dans le temps même où il la construit. La contextualisation se fait désormais non seulement avec des objets sociohistoriques mais aussi avec des modes d’énonciation. 

53C’est ce qui permet une lecture contextualisante de la forme énonciative comme seule forme possible en tant qu’elle est « expression » de la spécificité historique et thématique de la situation de Tristan, et/ou du Page, construite tout au long de ce commentaire.

Dans la recherche du profit ou le manque de parole, Francion connaissait la tentation bourgeoise : elle se présente ici sous une forme plus intérieure et plus insidieuse, celle de la pratique de l’écriture littéraire, prouvée non seulement par le contenu du récit, mais par le texte lui-même [coïncidence du thématique et du rhématique]. Le premier vrai roman autobiographique du XVIIe siècle est un roman de l’écriture malheureuse. Sans que la chose fût nécessaire (car la situation particulière de Tristan importe moins, nous semble-t-il, que l’attitude plus générale qu’il révèle), il n’est pas surprenant [rhétorique de l’anti-hasard] qu’il touche d’aussi près à la biographie d’un écrivain.

54On retrouve dans cette conclusion la même façon d’exploiter toutes les ressources de l’analogie et de la motivation dans une perspective contextualisante.

Conclusion : théorie des contextes possibles

55En guise de conclusion nous voudrions esquisser les contours de ce qui paraît être une théorie des contextes possibles. Il nous semble qu’il peut en exister deux versions.

56Version 1 : le contexte dont vous êtes le héros. Il s’agirait d’établir une liste de contextes possibles (biographiques, historiques, génériques), de les tirer au sort et de montrer qu’on peut très facilement justifier que tel texte s’inscrive dans tel contexte. On aura reconnu le syndrome Pierre Ménard ou le mécanisme du plagiat par anticipation. Dans ce cas il s’agit de produire des contextes à partir d’un texte.

57Version 2 : il s’agit à l’inverse de produire des textes à partir d’un contexte. Dans cette deuxième version, nous nous inspirons des « Œuvres pédagogiques » du Professeur Frœppel, linguiste inventé par Jean Tardieu, parmi lesquelles figurent quelques « Devoirs de poésie », qui ne sont pas sans évoquer les plus anciens exercices de rhétorique des lycées d’antan aussi bien que les plus modernes « sujets d’invention » que l’on fait pratiquer aujourd’hui aux élèves lors des épreuves écrites du baccalauréat.

58Voici par exemple un des sujets proposés par le professeur à ses élèves :

« Vous êtes le Ténébreux. Vous êtes veuf et vous avez besoin d’être consolé.
Vous êtes d’ailleurs Prince d’Aquitaine et votre Tour vient d’être abolie.
Vous considérez mélancoliquement votre sort. Vous demandez qu’on vous rende le Pausilippe et, si possible, la mer d’Italie avec une fleur et une treille qui vous plaisaient beaucoup. »

   

(ARNAUD, comme un garnement qui s’apprête à faire un mauvais coup)

59Pierre Jourde commente ces pages de Tardieu en leur reprochant d’ignorer la nécessité du poème (« Le voilà cantonné dans l’ordre du possible », écrit-il). Or, c’est précisément tout l’intérêt de ces petits devoirs de poésie : ils présentent une œuvre dans tout son arbitraire, comme une combinatoire de possibles dont l’énumération en droit exhaustive aboutirait à la production de l’œuvre telle que nous la connaissons. L’incomplétude de la liste, comme chez Tardieu, permet quant à elle de considérer le texte actuel parmi d’autres actualisations possibles d’un programme, d’une consigne ou d’une formule d’écriture. Ces « devoirs de poésie » rappellent ainsi que le texte réel aurait pu (et peut encore et toujours) être autre.

60Ces « devoirs de poésie » constituent dans le même temps une forme de contextualisation : ils nous font un instant relire « Le Bateau ivre », « Le Cimetière marin », « El Desdichado » ou « L’après-midi d’un faune » comme la copie d’un étudiant – et d’un étudiant parmi d’autres – susceptible de corrections et d’améliorations.

61Le jeu auquel Tardieu invite ses lecteurs est ainsi à la fois une manière de considérer le texte réel comme un texte possible parmi d’autres, mais aussi une façon de considérer « le » contexte (historique, biographique, poétique, générique…) comme un contexte possible. Une théorie des textes possibles va-t-elle sans une théorie des contextes possibles ?

62L’idée qui nous est venue est, par suite, des plus simples : pourrait-on envisager des listes de consignes purement contextuelles ? C’est-à-dire produire un ensemble de contextualisations qui épuiseraient la totalité du texte — puisque, si tout commentaire est contextualisation, à l’inverse et symétriquement, il ne peut y avoir d’incontextualisable ?

63Soit le « Devoir de roman » suivant :

« Vous êtes issu d’une famille noble mais désargentée, et vous en êtes venu, du fait d’une jeunesse chaotique, à vivre de votre plume. Vous choisirez un mode énonciatif qui reflètera le dilemme de cette condition, et mettra en forme la dialectique entre servitude et liberté que vous avez connue auprès de vos éditeurs. Vous utiliserez alternativement le registre élégiaque et le registre comique. Pour évoquer la naissance de votre goût pour la littérature, vous vous appuierez sur les textes étudiés en classe ainsi que sur vos lectures personnelles. Vous choisirez un format de chapitres propre à ne pas ennuyer votre lecteur, sans jamais perdre de vue que vous êtes un précurseur de Proust. »

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