Colloques en ligne

François-Ronan Dubois

It’s Not Literature, it’s HBO : Le Page disgracié comme série télévisée

Introduction : perspective transmédiatique

1Alors que nous cherchons aujourd’hui à comprendre comment les médias fonctionnent et comment, en effet, ils structurent autant qu’ils reflètent des imaginaires collectifs, informent nos décisions et organisent nos capacités d’attention1 et de réflexion, une spécialisation inévitable et tout à fait académique s’est mise en place. Avec le souci de distinguer les objets et la conviction que chaque objet requiert un savoir spécifique, en cela qu’il est une forme ou un dispositif techno-médiatique particulier, nous avons le plus souvent l’habitude de séparer, par exemple, les études télévisuelles de l’histoire du livre, l’histoire de la radio de celle du cinéma et ainsi de suite. Si l’on comprend bien qu’un livre ne se publie pas de la même manière que se diffuse une émission radiophonique, tout simplement parce que les exigences matérielles, techniques, concrètes sont différentes, il faut bien avouer qu’en matière d’histoires à raconter ou à montrer, si chaque médium a des spécificités véritables, il n’est pas absolument évident qu’une histoire écrite diffère radicalement d’une histoire dessinée ou une histoire dessinée d’une histoire filmée. Il y a fort à soupçonner qu’une partie des différences que nous faisons entre une chanson de geste et une série télévisée épique est une affaire de valorisation de ces objets culturels — par la propriété, par l’idéologie, par l’université, par les producteurs et les récepteurs, en différents moments de l’histoire. Pourquoi et pour qui La Princesse de Clèves mérite-t-elle une polémique ? Pourquoi et avec quelles réserves la pornographie est-elle valorisée par tel ou tel groupe ? Comment les séries télévisées acquièrent-elles peu à peu leurs lettres de noblesse ? On comprend que si notre souci est d’éclairer notre rapport aux médias, ces questions soient de quelque importance.

2Considérées sur le terrain universitaire, c’est-à-dire celui de savoir ce qui a ou non mérité d’être étudié et pour quelles raisons, ces questions connaissent des réponses formelles, idéologiques, sociales, économiques, certaines conjoncturelles, certaines structurelles, et dans l’énumération tout azimut de ces facteurs, de ces approches et de ces terrains, se retrouvent les signes immanquables des approches culturalistes. Elles n’ont pas toujours très bonne presse, en France, dans les milieux d’études de la littérature française, dans les sections de lettres modernes et classiques, mais enfin, il faut bien le dire tout de go : ce texte est un texte culturaliste. En tant que texte culturaliste, il a de multiples défauts, dont le moindre n’est pas celui de confronter l’inconfrontable, c’est-à-dire un exemple typique de littérature moderne assez peu scolarisée — donc peu classique, donc étroitement ancrée dans son contexte — et un exemple typique de réussite ultracontemporaine dans l’industrie télévisuelle : HBO. Entre les deux, il y a un océan, quatre siècles, la capitalisation, l’internationalisation et la démocratisation de la culture et d’innombrables innovations technologiques, donc médiatiques, donc formelles.

3Toutes ces distances, aussi nombreuses et considérables paraissent-elles, ne sont pas impossibles à franchir. En fait, en bien des occasions, nous traitons déjà — et quand je dis nous, je ne parle pas forcément que de nous, les universitaires — les objets culturels de grande circulation, par exemple les blockbusters, à l’aune de catégories littéraires théoriques plus ou moins conscientes, soit parce qu’elles constituent, pourrait-on supposer, des schèmes de pensées fondamentaux, soit, et c’est plus probable, qu’elles soient infusées dans notre formation scolaire. Par exemple, j’ai pu suggérer ailleurs2 que notre évaluation de la crédibilité ou de réalisme de tel ou tel film, par exemple les Avengers3 contre X-Men : First Class4, repose sur la conception de la fable décrite dans la Poétique. De la même manière, au printemps dernier, j’ai pu occuper une même journée de deux façons : la lecture de la seconde partie publiée de la thèse d’Olivier Roux, qui s’intitule Charles Sorel. La figure, la ligne et l’invention de l’auteur5et la séance de X-Men : Days of Future Past6. Olivier Roux, avec une grille rhétorique générale, explique que chez Sorel, l’inventio prime sur toutes les autres parties du discours et qu’elle devient, par conséquent, le premier critère d’évaluation de tel ou tel fiction, avant l’elocutio, ou ce que nous appellerions, nous, le style. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le dernier X-Men m’a déçu : parce qu’il y avait de nombreuses erreurs d’inventio, de construction des événements de la fable, que l’elocutio, la performance audiovisuelle, n’a pas sauvées. Le plaisir que j’aurais pris à un spectacle audiovisuel au même degré d’élaboration technique, par exemple à X-Men : First Class, a été anéanti par ces difficultés de l’inventio.

4Pourtant, il y a des objets culturels, si nous conservons le cadre rhétorique, où c’est une autre partie qui prime. Prenons l’exemple des tubes pornographiques, pour aller chercher ce qui semble peut-être le plus bas et le plus méprisable dans l’échelle des valeurs culturelles. Dans mon article « La cohérence formelle des tubes pornographiques7 » et dans mon ouvrage Introduction aux porn studies8, je crois avoir montré, pour le reformuler, que nous avions ici trois cas : 1) celui où l’inventio prime, 2) celui où la dispositio prime et 3) celui où l’elocutio prime. Pour les tenants de la pornographie pour femmes, un genre qu’il ne faut surtout pas confondre avec la pornographie féministe, le principal défaut de la pornographie patriarcale est le manque d’inventio, par exemple, l’absence de bienséance chez les personnages, qui fait que la femme au foyer se donne au cambrioleur avec aussi peu d’apparence que Chimène se donne à Rodrigue. Dans la construction de certains tubes, en revanche, c’est une dispositio canonique qui donne sa grille de lisibilité à des éléments atomisés de la séquence pornographique, dont le lecteur est capable de restituer le sens (ou l’efficacité psychosexuelle, si l’on préfère), grâce à sa connaissance du plan a priori. Et enfin, dans certaines conceptions de la pornographie, notamment celles qui se fondent sur l’idée de la performance, c’est l’elocution, l’aptitude athlétique des acteurs à accomplir tels ou tels gestes sexuels, éventuellement privée d’inventio ou de dispositio, qui donne son sens à la séquence produite9.

5En d’autres termes, c’est que la même grille qui permet de rendre compte de l’œuvre respectable de Charles Sorel est efficace pour théoriser un matériau pour lequel elle n’a pas été prévue et que ses tenants habituels sont portés à dévaluer —elle fonctionne tout aussi bien dans un cas que dans l’autre, et même plutôt mieux dans le second que dans le premier. Les outils théoriques dont les études littéraires disposent sont extrêmement puissants pour rendre compte des phénomènes de la culture contemporaine, même et peut-être surtout quand nous les avons d’abord employés dans un contexte historique très lointain10.

Télévision et théorie littéraire

6Ceci étant posé, que peut-on entendre par : « It’s Not Literature, it’s HBO » ? Les plus sériphiles auront reconnu sans peine la référence, mais il n’est pas mauvais de l’expliquer un peu. Ce titre fait renvoie à deux éléments : un artefact de la culture populaire et un artefact de la culture académique sur la culture populaire. Pour la culture populaire, il s’agit du slogan de HBO : « It’s Not TV, it’s HBO ». HBO est une chaîne de télévision américaine, un premium cable, pour être plus précis. Pour aller vite, disons que la télévision étasunienne est séparée en trois niveaux : les networks, qui sont les chaînes de grande diffusion dont le contenu est le plus censuré, les chaînes du câble, achetées en sus par bouquets, et les premium cable, semblables à Canal+ à bien des égards, dont l’abonnement se souscrit individuellement et qui sont moins censurés. Les moyens discursifs et financiers (ou, pourrait-on dire, financiers donc discursifs) de HBO sont donc très supérieurs à ceux d’un network et la chaîne a produit des avancées considérables dans de nombreux domaines télévisuels, par exemple dans les représentations sportives, comme Canal+, mais aussi, et principalement, dans les séries télévisées de créateur, qui constituent une part importante de son image de marque, comme une sorte de carte de visite.

7Parmi les plus célèbres et les plus réputées de ces séries, on peut citer à titre d’exemples : True Blood, Boardwalk Empire, Game of Thrones, The Newsroom, Treme, In Treatment, Rome, mais également, pour citer des noms qui ont marqué l’histoire récente de la fiction télévisuelle, Six Feet Under, The Sopranos, Oz, Sex and the City et, évidemment, The Wire11. Cette dernière est souvent décrite comme le sommet de la fiction télévisuelle, capable de le disputer à n’importe quel classique cinématographique, et nombre de ces séries ont rencontré un succès critique et académique absolument considérable12. C’est ainsi qu’HBO en est venu à incarner le Nouvel Âge d’Or de la télévision américaine, reprenant le flambeau des séries qui avaient marqué les générations précédentes, comme Dallas et Baywatch13, et développant certains des renouvellements dramatiques et formels explorés par les nouveaux classiques tels Buffy ou X-Files14.

8Grâce à ce nouvel âge d’or a émergé dans le monde une nouvelle conception de la télévision de qualité, différente de celle soutenue par les services publics minoritaires des gros marchés audiovisuels, par exemple PBS aux États-Unis ou le duo TV Brasil/TV Cultura. Sans entrer dans les différences de conceptions structurelles des paysages audiovisuels d’orientation privée, type étasunien, et des grands paysages audiovisuels d’orientation publique, type BBC ou France Télévisions, disons simplement que ces séries ont revalorisé la forme sérielle dans la fiction audiovisuelle et ont entériné l’accession de celles-ci aux cases horaires prestigieuses du prime time, initiée depuis la mutation du soap, à l’ère Dallas.

9Si bien que le titre de ce texte fait aussi référence à celui d’une conférence donnée par Janet McCabe et Kim Akass, à l’Institut du Monde Anglophone de Paris : « It’s Not TV, It’s Quality TV : Refining Television at HBO15. » McCabe et Akass ont par ailleurs co-édité, parmi d’autres ouvrages importants, le Quality TV : Contemporary American Television and Beyond16, ouvrage collectif symptomatique du renouvellement d’intérêt, au sein des humanités, pour les séries télévisées en particulier et la télévision en général. Cette mutation du paysage audiovisuel a en effet entraîné une mutation du discours académique portée sur les séries télévisées17 : à la sociologie des médias et aux sciences de l’information et de la communication, a priori indifférentes à la valeur culturelle des phénomènes étudiés, sont venues s’ajouter des disciplines elles sensibles à la qualité intellectuelle et/ou esthétique de leurs objets, notamment les études littéraires et la philosophie. Ce phénomène n’est pas propre aux séries télévisées : il est également illustré par les études sur la pornographie.

10Il est donc tout naturel qu’au moment même où les séries télévisées conquièrent consciemment une certaine légitimité culturelle, les disciplines académiques détentrices par tradition de cette légitimité s’intéressent à elles. Comme il n’existe pas de champ disciplinaire régulé par des pratiques et des outils communs, elles viennent à l’étude des séries télévisées avec leurs propres méthodes : ainsi que l’a souligné Glen Creeber dans l’article « The Joy of Text18», la série télévisée est alors traitée comme un texte, comme un film, etc.

Les phénomènes transmédiatiques

11Il n’y a inversement pas de raison de supposer que le texte ne pourrait pas être à son tour traité comme une série télévisée, c’est-à-dire que les connaissances spécifiques à cette forme médiatique, qui s’accumulent par l’activité constante des chercheurs en train de constituer un champ autour d’un objet commun, ne puissent être appliquées à des textes qui n’ont rien à voir avec elle historiquement. Bien sûr, le plus simple serait encore de commencer par les textes qui entretiennent une relation étroite avec les séries télévisées. Il n’en manque pas et l’exemple désormais le plus connu est sans conteste le cycle romanesque A Song of Ice and Fire19, dont l’adaptation télévisuelle porte à peu près le titre du premier volume, Game of Thrones. D’un point de vue méthodologique, il est alors symptomatique qu’une chercheuse en littérature comparée, spécialisée dans l’étude des cycles romanesques, Anne Besson, ait été invitée à donner à Grenoble, dans le séminaire « Mythes et séries télévisées », une conférence sur l’objet audiovisuel20 : le processus de transposition filmique autorise la transposition disciplinaire/médiatique du chercheur.

12Cette adaptation n’est pas unique — que l’on songe par exemple aux séries Bones ou True Blood21— et le phénomène inverse existe également, où une série produit des textes, par exemple des romans : on peut citer les romans tirés des épisodes d’X-Files ou de Buffy, sur lesquels Isabelle Casta a travaillé22, ou bien encore la vaste production textuelle tirée de Doctor Who, à propos de laquelle on peut consulter l’article de Neil Perryman23. À ces phénomènes différés, où l’un ou l’autre des médias vient après ou avant, il faut ajouter tout ce qui relève du transmedia storytelling, c’est-à-dire d’une narration développée par plusieurs médias en même temps : jeux vidéos, séries télévisés, romans, bandes-dessinées, blogs, etc. On peut consulter à ce propos, entre autres, les travaux de Mélanie Bourdaa en français24 et de Carlos Alberto Scolari en espagnol25.

13La proposition qui entend envisager, à partir d’outils semblables ou même communs, deux types d’objets culturels médiatiquement distincts, n’a donc rien de révolutionnaire. L’ère du propre est révolue : le propre de la littérature, c’est la littérarité, le propre du cinéma, c’est sa… ? En tout cas, le propre de la série télévisée ne saurait être sa sérialité — pas plus que sa télévisualité. En réalité, les objets culturels entretiennent de très nombreuses parentés et ces parentés ne sont pas seulement thématiques (en cela qu’ils parlent de la même chose), mais également formelles (en cela qu’ils ont des structures semblables). À partir des travaux de Florence Goyet sur l’épopée26, j’ai par exemple essayé de démontrer que la série télévisée, comme le texte épique, est une structure homologique réactive et multiscalaire27.

14En fait, le caractère exploratoire de la présente proposition se situe moins dans ces considérations médiatiques que dans le renversement des valeurs culturelles, qui impose de partir du moins valorisé (la forme de la série télévisée) pour éclairer le plus valorisé (le texte littéraire réputé) et dans l’absence de relations factuelles crédibles entre l’une et l’autre. C’est en effet précisément l’existence première de ces relations factuelles entre cycle romanesque et série télévisée adaptée qui justifie a minima l’incursion du chercheur ou de la chercheuse en lettres modernes dans ce qui n’est pas son terrain de prédilection. En l’absence de cette relation, l’analyse transmédiatique s’expose au même reproche que le théoricien : celui de parler de ce qui n’existe pas. Or, tout le principe d’une approche culturaliste consiste précisément en supposer que les caractéristiques des objets culturels sont indissociablement extrinsèques et intrinsèques.

Le Page disgracié comme série télévisée

15Dans cette pure affaire méthodologique, c’est-à-dire dans la transposition de connaissances et de méthodes d’un objet à un autre indépendamment des relations factuelles objectives entre les objets, il est possible de distinguer trois types au moins de relations interdisciplinaires : la forme extensive, la forme prospective et la forme réflexive. Pour aller vite, la forme extensive de l’interaction entre théorie littéraire et séries télévisées a pour but d’augmenter notre connaissance des séries télévisées grâce aux outils de la théorie littéraire. La forme prospective a pour but de créer une sous-théorie propre aux séries télévisées. La forme réflexive a pour but d’améliorer la théorie littéraire à partir de l’étude des séries télévisées. Dans ce dernier cas, les séries télévisées proposeraient des problèmes uniques ou poseraient des problèmes récurrents avec une clarté unique et constitueraient donc un terrain de choix pour l’expérience. On peut par exemple théoriser la cohérence narrative des recueils de nouvelles holmésiens à partir de la cohérence narrative des épisodes de Doctor Who ouexplorer la possibilité d’une étude des points de vue et de la modalisation dans l’épisode « José Chung’s From Outer Space » de The X-Files. C’est dans ce type de relations interdisciplinaires que s’inscrirait une étude transmédiatique du Page disgracié28.

16Une bonne question pour commencer serait la suivante. Qu’est-ce qui fait qu’un épisode du Page disgracié appartient au même ensemble qu’un autre épisode du Page disgracié29?Autrement dit : qu’est-ce qui fait série entre un chapitre consacré à un chat que l’on fait gonfler par l’anus et un chapitre sur l’art de la guerre ? La réponse la plus évidente et la plus simple est celle du contexte éditorial. Le contexte éditorial peut relier n’importe quels éléments, par exemple un hamburger et une photographie de mannequin avec un sac à main sur un abribus : le contexte éditorial ne suppose aucune propriété intrinsèque partagée a priori par les éléments dont il est le contexte ; en revanche, il les inclut, par leur mise en série, dans un réseau significatif30. Par exemple, la mise en série au sein d’un même blog d’une photographie de mode entièrement habillée et d’une photographie pornographique tirée d’un film explicite crée un continuum pornographique bivalent où la mode est sexualisée et où la pornographie est esthétisée. La mise en série du chapitre du chat et des chapitres de la guerre crée un semblable continuum : tous les éléments du continuum se communiquent leurs propriétés les uns aux autres. Ici, la coexistence de ces deux chapitres à l’intérieur d’un même contexte éditorial impose la grille de lecture héroï-comique/burlesque : tout chapitre intermédiaire entre les deux extrêmes est automatiquement passé au crible, à cause de sa mise en série, de ces catégories.

17Un autre contexte éditorial change radicalement l’appréciation. Les chapitres concernant les amours du Page en Angleterre, mis en série avec l’Astrée, peuvent fort bien être au-dessus de tout soupçon, et par exemple se publier dans une anthologie de textes sur l’amour galant. À l’intérieur du contexte éditorial qui porte le nom Page disgracié, ils sont toujours potentiellement burlesques. Inversement, les chapitres consacrés au magicien31, parce qu’ils appartiennent au même contexte éditorial que des chapitres tout à fait sérieux sur la morale ou l’art de la guerre, peuvent parfaitement être tenus pour sérieux. On comprend donc que plus le contexte éditorial est large, fractionné et diversifié, plus l’activité interprétative nécessaire de la part du récepteur est importante. La construction par chapitres brefs n’a pas seulement pour effet de rompre la continuité du récit : elle permet aussi l’autonomie de séquences pour la construction d’un réseau significatif non-linéaire.

18Ici, la vigilance est nécessaire. Si la série fait succéder des épisodes, elle n’est pas nécessairement une expérience linéaire. Pour le dire autrement, la structuration du sens dans une série télévisée est relativement indépendante de la stricte succession linéaire de ses épisodes. Qu’est-ce qu’implique la conception de la série télévisée comme une structure homologique multiscalaire ? Cela veut dire que les épisodes sont liés les uns aux autres par des jeux de ressemblances et de différences et que ces jeux peuvent lier des épisodes non-consécutifs et créer des ensembles à plus ou moins grande échelle. Par exemple, certaines ressemblances-différences valent pour une histoire étendue sur quatre épisodes successifs, comme c’est le cas, dans les années 1960, pour les premiers Doctor Who32, d’autres pour des épisodes qui forment une saison, comme c’est toujours le cas dans The Wire, d’autres pour des épisodes qui forment un arc narratif regroupant plusieurs saisons, comme dans Supernatural33. Cependant, le fait qu’un épisode X appartienne à un arc narratif n’implique en aucune manière que les épisodes X-1 et X+1 appartiennent aussi à cet arc : ils peuvent, et le phénomène est fréquent dans Buffy, X-Files ou Supernatural, être des épisodes indépendants. Par ailleurs, un épisode X d’une saison Y peut être lié étroitement à un épisode X’ d’une saison Y+3, sans que les épisodes intermédiaires préparent le sens que les ressemblances-différences entre ces deux épisodes vont développer.

19Cette analyse structurelle non-séquentielle de la série invite donc bien à mettre en parallèle des chapitres très éloignés du Page disgracié, sans considération des figures géométriques linéaires ou circulaires qui dominent habituellement la narratologie. Cette cohérence narrative synchronique peut être manifestée par des thèmes, par la récurrence d’éléments de discours ou par celle de certains personnages. Il serait ainsi possible de regrouper tous les chapitres du Page évoquant l’addiction au jeu du personnage principal, indépendamment de leur contexte éditorial immédiat. Le fait que, dans le cas de la série télévisée, ces homologies distantes soient soutenues par des critères extérieurs (le fait qu’un même scénariste puisse écrire quatre épisodes d’une série, dispersés dans l’ensemble des saisons, et créer ainsi des parentés non séquentielles) ne doit pas interdire la transposition de la méthode à des contextes éditoriaux que l’on pourrait appeler de régie forte, soit qu’ils aient un auteur unique, comme le Page disgracié, soit qu’ils aient un directeur artistique omniprésent, comme certaines séries.

20Ces structures homologiques permettent donc d’envisager des critères intégrateurs qui ne soient pas ceux de la continuité narrative. C’est à vrai dire d’autant plus important que toutes les séries télévisées ne sont pas feuilletonnantes, c’est-à-dire ne reposent pas sur la principe de la continuation d’une même histoire d’un épisode à l’autre. Sans parler même des séries purement épisodiques, comme de nombreuses séries policières, et les séries de la franchise Law & Order34en sont un exemple symptomatique, il existe des séries dites anthologiques dont chaque épisode constitue une histoire indépendante : c’est le cas, par exemple, de The Outer Limits, dans les années 196035. Est-ce à dire que seul le contexte éditorial (c’est la même série, avec le même nom, par les mêmes producteurs, sous le même titre, etc.) organise la cohérence d’épisodes où ne reviennent ni les mêmes personnages, ni les mêmes mondes ? Certes non : même en l’absence de tous les critères classiques de l’analyse fabulaire aristotélicienne (les personnages, le lieu, le temps, l’histoire unique), la récurrence thématique crée la cohérence de la série.

21Oui, mais — objectera-t-on peut-être — peut-on prendre deux épisodes de The Outer Limits36, les regarder et estimer qu’ils appartiennent à la même série ? Ou, pour le dire autrement, peut-on prendre deux chapitres très différents du Page disgracié et estimer, en ne les lisant qu’eux, qu’ils appartiennent à la même série de chapitres, au même livre ? En fait, cette question n’a aucun sens, justement parce que les critères intrinsèques (le texte, les séquences d’image) ne sauraient être entièrement indépendants des critères extrinsèques (la mise en forme matérielle de ces textes ou de ces séquences d’image). Aussi différents soient les épisodes de The Outer Limits ou de Doctor Who, le générique et sa musique créeront entre eux un contexte éditorial minimal invitant à l’interprétation par structures homologiques que je viens de décrire ; aussi différents soient les chapitres du Page disgracié, le fleuron qui suit chacun d’entre eux, les titres intermédiaires, le caractère d’imprimerie, pour l’édition originale, les métadonnées pour un ebook ou un fichier PDF par exemple, constitueront des critères intégrateurs minimaux. Il faudrait un protocole expérimental très intrusif de désarticulation et de désattribution pour parvenir à susciter le genre de confusions que l’on suppose ici.

22Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les séries à fort degré de mutabilité, c’est-à-dire, pour aller vite, les séries qui, comme le Page disgracié, sont susceptibles d’accueillir des épisodes très différents et qui se constituent donc à partir d’un nombre très bas de critères intégrateurs, sont des séries à faible intégrité. On peut même dire que l’intégrité d’une série est en raison inverse de sa mutabilité. En effet, plus une série est variée, moins elle est feuilletonnante et donc plus le suivi dans leur intégralité de ses épisodes est superflu. Vous pouvez sans danger rater deux, trois, cinq épisodes d’une saison de Law & Order. Or, tout bien considéré, vous pouvez aussi sans danger sauter deux, trois, cinq chapitres du Page disgracié : bien sûr, moins le récepteur est familier de la série, plus sa maîtrise des critères intégrateurs est faible et moins il est en mesure d’intégrer un épisode à la série. Si vous zappez sur un épisode de Law & Order pour la première fois, vous serez incapable d’identifier la série à laquelle il appartient et pour peu que, la seconde fois, vous zappiez sur un épisode distant de six ou sept saisons, avec des personnages entièrement nouveaux, vous ne vous en tirerez pas mieux. En revanche, le spectateur qui a vu 813 épisodes de la même franchise, soit 542 heures, maîtrise les critères intégrateurs et est susceptible de mettre en série n’importe quel épisode avec n’importe quel autre. La structuration du sens n’est pas une opération du matériau, insignifiant en lui-même, mais de la machine interprétative qu’est l’esprit du récepteur.

Remarques finales

23On l’aura compris, la question d’une re-contextualisation historique du Page disgracié dans le vingt-et-unième siècle nous a moins occupés ici que celle de l’identification d’une formulation adaptée du contexte éditorial. Le Page est-il un roman que l’on peut comparer à d’autres romans de la même époque ou d’époques différentes, et par conséquent le traiter comme tel, ou propose-t-il à ses chapitres un contexte éditorial moins intégrateur et plus mutable, qui s’apparente à celui d’une série télévisée ? La construction de ce contexte éditorial — sa formulation — passe par l’identification de facteurs intégrateurs et par la réalisation d’expériences, qui fonctionnent comme autant de textes : j’ai indiqué ici quelques expériences possibles, à partir de la théorie des structures homologiques multiscalaires et de la structuration réticulaire du sens dans les séries épisodiques ; on peut en imaginer d’autres. Ce qui importe, c’est que cette formulation traite comme des éléments attendus tout ce qui, dans une analyse narrative séquentielle, constituerait des difficultés importantes : la contradiction, l’absence de cohérence narrative, la variété des registres, etc. L’étude conjointe de la littérature et des séries télévisées est donc tout aussi profitable pour la première que pour les secondes.