Colloques en ligne

Lise Charles

Le Page disgracié, un roman morcelé pour un lecteur paresseux

1Comment pratiquer du Page disgracié une lecture fragmentaire ? La question se justifie pour un tel récit, où la paresse du lecteur est d’emblée envisagée. Il suffit de se rappeler la remarque inaugurale du narrateur :

J’ai divisé toute cette histoire en petits chapitres, de peur de vous être ennuyeux par un trop long discours, et pour vous faciliter le moyen de me laisser en tous les lieux où je pourrai vous être moins agréable1.

Encourager son lecteur à ne pas lire son texte en entier, voilà une attitude qui paraît a priori paradoxale. Il peut s’agir d’une variation sur un topos de l’exorde, d’une sorte d’excusatio propter infirmitatem. Ce serait une posture de fausse humilité et de soumission au lecteur (le narrateur lui dirait, en somme : « je risque de vous ennuyer ; si je vous ennuie, ne me lisez pas »). L’affirmation peut également relever d’une logique de résignation anticipée ; le narrateur voudrait faire contre mauvaise fortune bon cœur : la lecture paresseuse étant inévitable, autant la prévoir. Le narrateur préviendrait la paresse et reprendrait ainsi la maîtrise sur le destin de son texte2. Quoi qu’il en soit, en nous invitant à le « laisser » aux endroits où il nous sera moins agréable, même s’il ne se met pas en position de faiblesse mais au contraire regagne un certain contrôle sur notre lecture, Tristan ôte les scrupules du lecteur scrupuleux et invite des lecteurs ordinairement attentifs à faire une lecture partielle de son récit.

2Le Page disgracié engage à la lecture fragmentaire non seulement par son métadiscours inaugural, mais aussi par sa structure intrinsèque. Les récits qui se prêtent à une lecture à trous sont en effet soit des textes fondés sur une dynamique fatale (si on manque une étape, on peut la deviner, car tout est écrit d’avance, le texte procède dans une direction déjà déterminée), soit des textes, au contraire, où l’enchaînement n’est pas nécessaire (il est alors possible de passer légèrement sur les passages jugés digressifs). Dans le premier cas on peut compléter par déduction ce que l’on a manqué, dans l’autre on sait que ce que l’on a manqué n’est pas indispensable à l’intelligence de la ligne principale. Il est remarquable que le roman de Tristan combine les deux traits. D’une part, il est fondé sur une logique pseudo-tragique, comme en témoigne l’ouverture du roman où il explique la mauvaise influence que les astres ont eue sur sa destinée. D’autre part, en bon roman comique, il fourmille d’anecdotes, d’exemples, d’histoires enchâssées ; ainsi les chapitres intitulés Histoire tragique de deux illustres amants et Autre histoire écossaise sont-ils présentés comme latéraux, il suffit de lire leur titre pour savoir que l’on peut les passer sans dommage.

3Pour qui veut lire en sautant des passages, tout en gardant pourtant une idée de l’ensemble et pouvoir donc se convaincre qu’il connaît le livre, trois grands problèmes se posent.

1. Comment savoir d’avance où abandonner le narrateur ? Tristan invite le lecteur à le laisser en tous les lieux où il pourra lui être « moins agréable ». Mais comment connaître a priori les endroits où le narrateur nous sera moins agréable ? La plaisanterie est souvent faite dans les romans d’Ancien régime. Ainsi Jeannette, la paysanne parvenue de Mouhy, s’excusera-t-elle a posteriori d’une digression qu’on vient pourtant de lire, puisque c’est après coup qu’elle déclare : « Pardon de l’interruption ; si elle ennuie, on fera fort bien de la passer, le livre en sera plus tôt lu3 ».

2. Même si l’on admet que l’on abrège notre lecture quand l’auteur se met à nous ennuyer ou quand on sent venir un passage ennuyeux, comment savoir où reprendre le texte ?

3. Comment être certain de ne pas avoir manqué une information qui sera par la suite indispensable à l’intelligence de l’intrigue ?

4Il y a un paradoxe à formuler ainsi les questions. La pratique de la lecture fragmentaire est généralement intuitive, issue de l’ennui ou de la hâte. Les « sauts » des lecteurs varieront en fonction de leurs intérêts, tel qui aime les histoires d’amour lira avec attention les passages où le page est avec sa maîtresse, tel autre qui aime les récits de voyage lira plus volontiers la seconde partie du roman. Mais du moment que l’on essaie d’en parler, il est logique de tenter de rationaliser et de mesurer des probabilités. L’idée ne sera pas de se demander quels passages les lecteurs sauteront effectivement, mais de se demander ceux qu’ils peuvent sauter, et si certains traits formels permettent une sorte de régulation de la lecture fragmentaire : autrement dit, y a-t-il autant de lectures à trous que de lecteurs, ou y a-t-il des probabilités pour que deux lecteurs « trouent » le texte à peu près aux mêmes endroits ? On ne s’intéressera pas ici à l’expérience sociale consistant à trouver les manières de parler des livres qu’on n’a pas lus, mais à une expérience intime de lecture, paresseuse ou pressée, qui peut d’ailleurs aussi bien être vécue par un lecteur professionnel que par le lecteur ordinaire.

1. Les marqueurs de saut

1.1. Le chapitre

5Aux trois questions que nous avons posées en introduction, Tristan apporte une réponse commune assez simple : la division en chapitres permet de résoudre les difficultés du lecteur paresseux. On sait où commencer le saut, où reprendre la lecture, et, grâce aux intertitres, on sait ce que l’on a manqué. C’est un principe que décrira Fielding dans Joseph Andrews, dans un chapitre intitulé De la division chez les auteurs :

[…] que sont les sommaires placés en tête de chaque chapitre, sinon ces inscriptions placées au-dessus de la porte d’une auberge […] qui renseignent le lecteur sur les divertissements auxquels il doit s’attendre et lui permettent ainsi de passer aux suivants si les premiers ne lui conviennent pas […]4 ?

Non seulement les intertitres rendent possible le saut de chapitre, mais ils peuvent véritablement dissuader de lire le chapitre, en dévoilant d’emblée les éléments principaux de l’intrigue et en gâchant donc le suspense. C’est ainsi que Jean-Pierre Camus, dans l’« Adresse au lecteur » de son Agathonphile (1623), expliquait justement qu’il n’avait pas divisé son roman en chapitres et qu’il n’avait pas fait figurer d’intertitres, de peur d’encourager son lecteur dans sa paresse :

[…] quand une Histoire est ainsi raccourcie par Epitomes ou Argumens, ou partagee en Sections, je la tiens pour perduë ; car la plus grande part des Lecteurs qui n’ayment qu’à effleurer les Livres, & passer legerement sur la cognoissance des faicts, sans se soucier comment ils sont descrits, se contente de ces abregez, & de parcourir l’inscription des Sections, laissant la moëlle pour l’escorce. Et puis outre que c’est fomenter la paresse, cela oste cette gracieuse suspension d’esprit en laquelle consiste toute la delectation de la lecture d’une Histoire5.

1.2. Le fragment

1.2.1. Où interrompre sa lecture ?

6La lecture par saut de chapitres est une lecture relativement raisonnée, mais on peut également se retrouver à parcourir le texte de manière plus intuitive. On se mettra alors, plus ou moins consciemment, à la recherche de résumés, de formules résomptives plus fines que les intertitres, et qui permettent de donner une idée du texte qui va suivre. Nous nous intéresserons donc maintenant à ces éléments textuels résomptifs annonçant qu’ils doublent par avance un segment narratif à venir. Ces segments narratifs, Gérard Genette les nomme, dans Figures III, des prolepses répétitives6. On décrira ainsi le procédé. Supposons un récit idéal, qui progresserait à vitesse constante. À un certain point, il s’interrompt pour raconter un segment de l’histoire plus tardif. Il faut, pour parvenir à ce segment proleptique, un saut temporel dans le temps de l’histoire (auquel cas il y a ellipse), ou une accélération brutale (auquel cas il y a sommaire). Après le segment proleptique, le récit opère une forme d’analepse : il revient brusquement en arrière, au point où il s’était arrêté, et reprend son cours normalement. Plus tard, le narrateur pourra parvenir au moment de l’histoire qui avait été évoqué dans le segment proleptique. Une prolepse est donc toujours la combinaison d’une ellipse ou d’un sommaire et d’une forme d’analepse. Le lecteur peut, en théorie, transformer la prolepse en ellipse ou en sommaire, en passant l’analepse.

7Mais bien sûr, de fait, toute prolepse répétitive ne permet pas d’opérer cette transformation. En effet, un grand nombre de prolepses répétitives ont pour référent un élément isolé et éloigné dans le récit. Le lecteur ignore alors la portée de la prolepse et ne peut pas situer le segment redoublé. Il est donc incapable de se transporter immédiatement au second segment. Mais il existe un autre type de prolepses répétitives, qui portent sur l’avenir immédiat du texte, et qui peuvent faciliter une lecture fragmentaire : en effet, elles sont en principe susceptibles, dans le cas d’une lecture rapide, de se substituer à l’élément redoublé.

8Ces segments résomptifs à portée immédiate peuvent recouvrir l’ensemble du roman. Ainsi en est-il des nombreuses prolepses que l’on trouve au début du récit, et qui permettent d’identifier le texte dans son ensemble comme étant fondé sur une logique pseudo-tragique. Qui voudrait véritablement faire l’impasse sur le Page pourrait à la limite se contenter du premier chapitre, où plusieurs syntagmes nominaux proleptiques fonctionnent comme des abrégés du roman : histoire déplorable, fidèle copie d’un lamentable original (p. 28). Mais si l’on veut lire de manière un peu plus rapprochée, on pourra faire l’économie d’un certain nombre de passages, qui ont une unité forte et une fonctionnalité faible, et que l’on peut donc passer sans trop de dommage. Encore une fois, c’est souvent une certaine forme de prolepse narrative qui les signale et qui fonctionne, par conséquent, comme marqueur de saut.

9C’est donc maintenant un type particulier de segments résomptifs qui nous intéressera : ceux qui fonctionnent à courte portée et résument par avance la scène ou l’anecdote qui va suivre. Ces prolepses répétitives à courte portée, on les appellera sommaires proleptiques. Ces sommaires proleptiques au sein du texte jouent le même rôle, à plus petite échelle, que les titres de chapitre. On pourrait généralement les isoler, et un simple changement de mise en page les transformerait en intertitres.

10Il s’agit généralement de phrases contenant un syntagme nominal (SN) indéfini appelant un développement ultérieur. En linguistique, ce SN, qui forme le noyau de la prolepse, se nomme une cataphore résomptive7. Le sommaire proleptique a un double rôle : il indique la présence d’un « kyste textuel8 » et il le résume, de manière minimale, à travers le SN indéfini. À la limite, qui veut lire rapidement peut donc se contenter de ce SN et passer son explicitation.

11L’identification de ces sommaires proleptiques ne va pas de soi. En effet, contrairement aux titres de chapitres, ils ne sont pas signalés par une mise en page et une graphie particulière, mais se fondent dans le texte. En outre, contrairement aux prolepses à longue portée, que l’on peut repérer grâce à l’ellipse importante qu’elles introduisent dans le récit, les sommaires proleptiques, annonçant la suite immédiate de la narration, ne provoquent pas de rupture considérable dans la linéarité du récit. Ce qui permet au lecteur expérimenté de les repérer rapidement, c’est le fait qu’ils prennent des formes régulières. Leurs deux traits caractéristiques sont leur caractère lacunaire et leur caractère emphatique. Ils sont très fréquents dans le Page disgracié. Leur forme prototypique est la suivante : j’étais dans telle situation quand une aventure arriva, qui eut telle conséquence. Autrement dit, une principale à l’imparfait est suivie par une structure de subordination inverse9 ; la subordonnée contient un syntagme nominal (SN) indéfini, qui constitue l’antécédent d’une relative exprimant une conséquence. Ainsi lit-on, au chapitre IV de la première partie :

L’étude m’avait donné tant de mélancolie que je ne la pouvais plus supporter, lorsqu’une bonne fortune m’arriva qui me fit changer de façon de vivre. (p. 33)

Et au chapitre XXVI de la deuxième partie :

Je gardais tout le soir fidèlement le secret […] lorsqu’un accident arriva qui mit mon esprit en désordre. (p. 240-241)

La phrase est ensuite presque toujours suivie d’une légère analepse exprimée au plus-que-parfait ou à l’imparfait, et d’une scène singulière, le plus souvent introduite par une mention temporelle du type un jour que10. Cette scène explicite le SN nominal indéfini. Dans le premier exemple, la phrase se poursuit en effet par un plus-que-parfait et une scène singulière :

L’étude m’avait donné tant de mélancolie que je ne la pouvais plus supporter, lorsqu’une bonne fortune m’arriva qui me fit changer de façon de vivre : mon père avait eu l’honneur de servir un des plus grands et des plus illustres princes du monde pendant les guerres ; et cette âme toute royale […] se ressouvint un jour que mon père l’avait fidèlement servi11 […].

12Mais il arrive que les sommaires proleptiques prennent d’autres formes, par exemple celle de maximes. Au chapitre XXXVII de la première partie, on trouve ainsi :

Vous allez entendre comme il est quelquefois avantageux d’avoir de bonnes qualités parmi de mauvaises, et que ce n’est pas un art inutile que celui de se faire aimer.

Un matin que ma maîtresse dormait encore […]. (p. 139)

Parfois même, les deux structures se combinent, comme au chapitre XXXVIII de la seconde partie :

Comme il n’y a point de si grande douceur qui ne soit mêlée de quelque amertume [maxime], il arriva qu’un grand désastre [SN indéfini] nous réveilla […]. Ce fut un certain jour de fête que nous sortîmes de la ville […].

13Bien sûr, on trouve ici une ambiguïté fondamentale dans l’attitude narrative de Tristan. En même temps qu’il indique un passage isolable en l’étiquetant et en le résumant minimalement, ainsi qu’en indiquant ses conséquences, le sommaire proleptique crée le suspense et l’attente, par la combinaison d’un SN très lacunaire et d’une structure souvent fortement emphatique. Il offre au lecteur pressé la possibilité de passer une partie du récit, mais dans le même mouvement le dissuade de le faire.

1.2.2. Où reprendre ?

14La question du saut se complique si l’on se demande comment le lecteur pressé peut savoir où il doit reprendre. En effet, si le SN indéfini annonce un événement qui va suivre immédiatement, nous n’avons pas de moyen de savoir d’avance sur combien de lignes ou de pages l’élément en question sera développé12. Sans prétendre apporter une réponse définitive à la question, on se contentera de faire trois remarques. D’abord, le contenu sémantique du SN peut laisser présager des ordres de grandeur : ainsi, un SN comme une anecdote fait prévoir un développement plus bref qu’un SN comme un horrible malheur. Ensuite, le lecteur se laissera guider par la disposition en paragraphes et partira sans doute à la recherche d’une anaphore résomptive, qui fera pendant à la cataphore et indiquera la clôture du passage. Enfin, on procédera sans doute comme lorsqu’on cherche dans le dictionnaire, en allant un peu trop loin et en revenant en arrière, jusqu’à trouver un raccord.

2. Questions de confiance

15Mais même à supposer que l’on réussisse à déterminer les unités que l’on peut sauter se pose un autre problème, celui de la fiabilité des annonces. Au sujet des intertitres, le narrateur de Joseph Andrews précise, après le passage que nous avons déjà cité :

Et, dans ces inscriptions, j’ai été aussi fidèle que possible, n’imitant pas le célèbre Montaigne qui vous promet une chose et vous en donne une autre, non plus que certains auteurs aux belles pages de titre, qui promettent beaucoup et ne donnent rien13.

Comment savoir d’avance si l’on peut faire confiance au narrateur ? Lui-même se présente dans tout le roman comme un menteur incorrigible, pourquoi ne le serait-il pas dans sa narration elle-même ? Après tout, les différents éléments résomptifs qu’il dissémine dans son texte pourraient être des résumés trompeurs ou mensongers. Qui voudrait s’en contenter serait alors bien attrapé.

16La confiance du lecteur envers le narrateur ne me semble pas fondamentalement différente de celle qu’on accorde en général dans la « vraie vie » (pas la littérature). Pour faire confiance à celui que nous écoutons, il faut que son discours soit cohérent et qu’il ait déjà montré qu’il tient ses promesses.

2.1. Cohérence des promesses

17Une promesse répétée, ou qui s’inscrit dans un réseau cohérent d’annonces, a plus de chances d’être tenue qu’une promesse isolée. Très souvent, le titre d’un chapitre est suivi immédiatement d’une phrase qui confirme que le titre est en rapport avec le contenu du chapitre. Par exemple, le titre du chapitre IV de la première partie est : Comme le page disgracié entre au service d’un prince. On a déjà cité la première phrase de ce même chapitre : « L’étude m’avait donné tant de mélancolie que je ne la pouvais plus supporter, lorsqu’une bonne fortune m’arriva qui me fit changer de façon de vivre » (p. 33). La cataphore résomptive une bonne fortune est immédiatement interprétée également comme une forme d’anaphore (c’est-à-dire, donc, qu’elle renvoie à la fois au cotexte droit, en tant que cataphore, et au cotexte gauche, en tant qu’anaphore), puisque nous nous doutons bien que cette bonne fortune est d’être entré au service d’un prince. Le redoublement de l’annonce nous inspire donc confiance, nous pouvons présumer que le narrateur ne va pas faire ici comme Montaigne « qui vous promet une chose et vous en donne une autre ». Cette confiance est telle que le texte en gagne même un aspect comique : comme la nature de la « bonne fortune » n’est un secret pour personne, il paraît incongru de la présenter comme un mystère, dans une structure aussi emphatique.

2.2. Confiance progressive

18Et tout naturellement, on aura plus confiance en celui qui nous parle s’il a déjà tenu des promesses. Par exemple, si nous avons lu le chapitre IV en entier, nous nous sommes rendu compte que l’association du titre et de la première phrase n’était pas trompeuse, car la bonne fortune du page est bien d’être entré au service d’un prince. Quand, arrivés au chapitre suivant, nous lisons le titre : L’affinité qu’eut le page disgracié avec un autre page de la maison, dont l’amitié lui fut préjudiciable, et le début de la première phrase (« Je n’avais rien qu’un camarade qui fût en même posture auprès de mon maître, et dont on prît soin comme de moi »), nous pouvons nous dire que le terme un camarade a été, de même, glosé en avance par le syntagme un autre page de la maison, et nous nous sentons en confiance pour, si nous le désirons, sauter ce chapitre.

2.3. Faut-il faire confiance au page ?

19La seule promesse que ne tient pas le page est celle que l’on trouve à la dernière page du livre, où il annonce les deux volumes à venir et résume leur contenu. Le roman étant demeuré inachevé, le narrateur demeure sur une fausse promesse. Cela dit, le lecteur ne saurait se sentir vraiment trompé, vu qu’arrivé à la dernière page du roman, il ne peut s’attendre à ce qu’un tel serment soit tenu.

20Or, le page, s’il ne ment jamais, joue constamment sur les attentes du lecteur14. Reprenons l’exemple du début du chapitre V de la première partie. Son titre est, rappelons-le : L’affinité qu’eut le page disgracié avec un autre page de la maison, dont l’amitié lui fut préjudiciable. Lisons les premières phrases :

Je n’avais rien qu’un camarade qui fût en même posture auprès de mon maître, et dont on prît soin comme de moi ; et cettui-là était un enfant d’illustre naissance et qui sentait bien son enfant d’honneur. Je l’honorais et l’aimais fort, à cause de la bonté de son courage, et de celle de son naturel ; nous briguions ensemble les faveurs de notre maître sans envie […]. (p. 35-36)

On s’attend que le narrateur nous explique ensuite en quoi l’amitié avec ce page lui fut « préjudiciable ». Plus la description progresse, plus elle est élogieuse, et plus, donc, on se demande comment cette amitié va pouvoir mal tourner. La réponse est donnée de manière astucieuse un peu après :

C’était un garçon si sage que je ne me pouvais jamais pervertir en sa compagnie ; mais mon mauvais destin voulut que je fisse connaissance avec un certain page le plus malicieux et le plus fripon de la Cour.

L’unique indice était le pronom démonstratif cettui-là (« et cettui-là était un enfant d’illustre naissance »), qui laissait présager une opposition, mais de manière très discrète. Le lecteur paresseux qui se sera contenté de l’intertitre et qui aura sauté le chapitre n’aura donc pas été trompé, l’intertitre n’est pas mensonger. Celui qui se sera contenté de lire la première phrase, par contre, et qui se sera imaginé un quelconque renversement paradoxal portant sur l’amitié avec le premier page, se sera trompé. La moralité est que pour le lecteur, mieux vaut être tricheur complet que demi-tricheur.

21Les exemples de ce type sont très fréquents dans le roman. Au chapitre XXII de la première partie, on en trouve un plus complexe. Le page séduit sans le vouloir la femme d’un marchand anglais ; elle va plusieurs fois dans sa chambre pour lui tenir des discours amoureux, et on lit ensuite :

Après qu’elle m’eut longtemps importuné de ses douces conversations, où je ne pouvais comprendre aucune chose, il se présenta une occasion qui finit notre comédie. Ce fut qu’un soir son mari revint de la ville […]. (p. 93)

On reconnaît ici la structure prototypique du sommaire proleptique (SN indéfini et proposition relative, adverbial cadratif…). La résolution de l’intrigue semble évidente, le lecteur impatient et peu curieux pourra passer directement à la fin du chapitre, et compléter par une scène imaginée, composée à partir de toutes celles qu’il a déjà lues dans d’autres romans : la femme veut tromper le mari, le mari rentre, surprend le couple, et c’est la fin de la comédie. Nul problème, donc, pour que le lecteur pressé se rende directement à la fin du chapitre, où il lira : « elle-même […] me donna bientôt conseil de sortir tout à fait de la maison ». Pourtant, le lecteur patient, celui qui a lu le chapitre en entier, sait que la scène n’était absolument pas une scène typique où le mari surprend la femme avec son amant : le mari est rentré ivre, la femme, entraînée par cet exemple, s’est enivrée à son tour, a roté puis vomi sur la tête de son amant, qui décide de l’éviter à l’avenir.

22L’attente est donc trompée… mais seulement à moitié. En effet, au chapitre suivant, la scène attendue arrive enfin, au moment où l’on croyait l’intrigue déjà résolue :

[le mari] s’était fort bien souvenu à son réveil qu’il nous avait vus ensemble durant son ivresse […] ; sa jalousie était arrivée jusqu’à ce point qu’il avait délibéré de m’assassiner à coups de couteau. (p. 96)

Et c’est seulement à ce moment du récit que le page s’enfuit en effet et que la comédie trouve sa fin. Moralité : celui qui a voulu passer la scène qu’il connaissait déjà a passé une scène non typique, et se retrouve au chapitre suivant forcé de lire la scène stéréotypée, qui survient sans qu’il s’y attende. Tel est donc pris qui croyait prendre.

23Ces déceptions constantes du lecteur sont mises en scène dans l’anecdote de la fable du Loup et de l’Agneau que le page raconte au prince, au chapitre VI, intitulé « Mort déplorable d’un des maîtres du Page disgracié ». En effet, alors que l’issue tragique de la fable est doublement déterminée, à la fois par sa logique interne qui tend vers la mort de l’agneau, et par le fait que la fable est bien connue de tous, le page, sur la demande du prince, modifie adroitement la fin en sauvant l’agneau, dans un retournement habile qui n’est pas sans annoncer celui du « Pouvoir des fables ». Situé vers le début du roman, le chapitre fonctionne comme une mise en garde plaisante : le narrateur peut toujours changer son projet en cours de route, il ne faut pas se laisser prendre aux amorces semées dans le récit. Le paradoxe est que cette anecdote est racontée au sein d’un chapitre ayant une forte coloration tragique, puisqu’il raconte la mort prématurée d’un jeune prince qui avait, précise-t-il, « quelque mauvais principe » en la constitution de son corps. Le page a pu sauver l’agneau, dont la mort n’était que préparée, mais il n’a pas pu sauver le prince, dont il avait promis, au début du chapitre, qu’il allait mourir. Dans ce chapitre, les promesses explicites sont donc tenues, mais les préparations sont déçues15. Plus généralement, le narrateur du Page disgracié parle très souvent dans son roman comme un oracle : les prolepses s’accomplissent toujours, mais pas nécessairement de la manière à laquelle on s’attendrait. L’invitation inaugurale du page à pratiquer une lecture morcelée de son récit est peut-être, de sa part, une nouvelle malice.

24Pour se livrer à une lecture fragmentaire, il faut donc tout d’abord avoir l’impression que certains passages sont isolables, forment des unités closes. Il s’agit là d’une condition nécessaire, mais non suffisante. Parmi ces segments textuels clos, le lecteur du roman pourra être tenté d’en sauter de deux grands types : les passages perçus comme digressifs, les passages perçus comme redondants. Le sentiment de redondance peut lui-même être de deux ordres : d’une part, une redondance intratextuelle, quand le texte, en recourant à des formules résomptives, comme des prolepses itératives, revient deux fois sur le même élément de l’histoire ; d’autre part, une redondance intertextuelle, quand on a l’impression que survient une scène que l’on a déjà vue dans d’autres textes. En segmentant son texte et en multipliant les annonces, le narrateur nous invite à pratiquer une lecture fragmentaire de son texte. Or, la lecture rapide ne consiste peut-être pas à sélectionner des éléments qui formeront dans notre esprit une chaîne plus ou moins continue, mais à combler les lacunes et à remplacer certains passages par des éléments imaginés et stéréotypés, tirés de nos lectures d’autres livres ; autrement dit, on projette alors sur le cotexte manquant, de manière anarchique et non contrôlée, ce que l’on s’imagine du contexte. Le Page disgracié, justement parce qu’il se prête (ou feint de se prêter) à une lecture fragmentaire, est ainsi un roman qui requiert, peut-être plus qu’un autre, le recours à des contextes, largement fantasmés. En segmentant son récit et en paraissant baliser notre lecture, le narrateur l’ouvre ainsi sur bien d’autres textes. Lire sans le texte, c’est finalement lire avec le contexte.