Colloques en ligne

Mireille Brangé

Colette telle qu’en elle-même : Colette de Yannick Bellon (1951)

1Colette, en train d’écrire, a été saisie de manière multiple : par la photographie, le cinéma, la télévision. Peu d’écrivains ont aussi fait l’objet d’autant de biopics (trois en trente ans), jusqu’à tout récemment Colette. Une jeune femme moderne de Wash Westmoreland (2019), des films qui représentent non toute sa vie mais l’accomplissement progressif de sa vocation jusqu’à la gloire, éclosion d’un auteur, pareille à la sortie d’une chrysalide, ou à son extraction de voiles comme symboliquement dans le film de Huston. Par ces biopics, Colette est ainsi reconnue de manière de plus en plus affirmée au gré des années, à la fois en écrivain de rang mondial et en figure exemplaire : comme une femme écrivain1. Mais avant eux, en 1951, elle a aussi fait l’objet d’un documentaire de la cinéaste Yannick Bellon (1924-2019), inscrit dans une série voulue par la direction des Relations culturelles du Ministère des Affaires Étrangères, et destinée à promouvoir Colette, Gide et Claudel, comme les grands écrivains français et emblématiques du rayonnement de la culture française dans le monde entier2. À la fin de sa vie, consacrée par tous, Colette est en effet devenue la « grande Colette », celle dont la « respectabilité » exaspérait tant son ami Cocteau : « Quelle est la Colette que j’aime ? Une vieille danseuse nue du Lesbos-Palace. Quelle est la Colette des journalistes ? "Notre Grande Colette". La Reine de France. La respectabilité »3. Or, ce portrait de 29 minutes, commandé à la réalisatrice novice Yannick Bellon, tout juste auréolée d’un prix à la Mostra de Venise pour son premier court-métrage Goémons (1948), dans la perspective de célébrer la « Grande Colette », est paradoxal : il s’applique à jouer sur un horizon d’attente pour les lecteurs de Colette (Colette la Bonne Dame du Palais-Royal, Colette la gourmande) mais pour prendre le contrepied de la figure de grand écrivain qu’il prétend illustrer, en retraçant, dans sa vie, des épisodes qui l’en éloignent. Documentaire hétérogène, mêlant la fiction et la vie saisie à l’improviste, l’archive et l’art, il est aussi une cocréation de Colette, « célébrité multimédiatique », qui en est autant l’auteur que la comédienne, puisqu’elle l’écrit au moins en partie et qu’elle s’y met en scène4.

Dispositif

2Il faut tout d’abord rappeler le dispositif choisi par Yannick Bellon. Colette, alors âgée de 77 ans, est contrainte à une sédentarité presque totale liée à une forme d’arthrite. Elle, si dynamique, a dû s’établir dans un « lit radeau », derrière ses fenêtres donnant sur le Palais-Royal et, bientôt, en considération pour ce grand écrivain immobilisée, l’État acceptera de substituer à la rambarde de pierre de cette fenêtre une vitre, qui permettra à Madame Colette, cette passionnée du regard, de ne rien manquer du spectacle du jardin, dont elle est aussi « l’attraction majeure » saluant comme une reine les lecteurs venus sous ses fenêtres pour une « visite au grand écrivain5 ».

3La jeune réalisatrice propose une juxtaposition de morceaux de caractères hétérogènes : trois séquences au sujet identifié, mais dans lesquelles les acteurs seront libres d’improviser : ce seront le petit déjeuner de Colette avec son mari ; Colette découvrant les produits achetés du marché par Pauline, sa fidèle servante ; et la visite amicale de son voisin Jean Cocteau. Ces scènes ne sont pas pour autant totalement inattendues du grand public : Pauline Tissandier a été immortalisée en compagnie de Colette par Henri Cartier-Bresson en 1946, et les rencontres des deux voisins célèbres du Palais-Royal l’ont été à la fois dans un reportage photo intitulé « Ils étaient à Paris le 15 août » dans Toute la vie du 19 août 1943 et son précédent radiophonique, par Colette elle-même, dans Le Fanal bleu (1949)6. Par ailleurs, à l’issue de la première puis de la deuxième séquence, sont insérées deux autres séquences qui retracent chronologiquement – avec néanmoins des ellipses – la vie de Colette au gré de l’évocation de certaines de ses maisons les plus célèbres (Saint-Sauveur, rue Jacob, Les Monts-Boucons, le chalet de la rue Cortambert, La Bretagne – même si la maison de Rozven – est la seule qu’on ne verra pas, La Treille Muscate puis le Palais-Royal) : on y entend les textes, issus de ses œuvres les concernant (Sido, Trois-Six-neuf ou Le Fanal bleu), lus par Colette, qui a ajouté des chevilles de transitions. S’y ajoutent des photos d’elle de l’enfance à la maturité. Colette fait déjà l’objet d’un chapitre de Sites inspirées, demeures romanesques, une série de beaux livres contemporains et le documentaire est une mise en image mouvante de ce principe7. On découvre ainsi Saint-Sauveur sur les pas de Sido, avec un chat jouant dans la cour avec une mise en scène visible. Plus loin la rue Jacob, placée sous le signe de la mélancolie et de l’écriture comme un passe-temps : « Voilà de quoi attendre les quatre Claudine et Minne », la nature des Monts-Boucons, qui de Bourguignonne, l’eussent « presque transformée en bisontine, tout au moins franc-comtoise » et le départ, devant la nécessité de travailler : ce sera la pantomime. Plus tard, vient l’époque du chalet de la rue Cortambert où elle a « mené une vie véritablement féminine, émaillée de chagrins ordinaires et guérissables, de révoltes, de rire et de lâchetés » qui est parallèle à l’expérience du journalisme. Puis la Bretagne, la Treille Muscate, cette « maison si simple qu’elle n’avait pas de rivales », mais que le Palais- Royal viendra néanmoins remplacer dans le film. Dans ces trois dernières maisons, plus de photos d’époque avec les acteurs associés, comme si la vie active de Colette s’arrêtait avec la Guerre ou tout juste après, avec le journalisme. Ne restent ensuite que le lieu et l’œuvre : Le Blé en herbe breton ; La Naissance du jour méditerranéenne). Peut-être parce que du centre à l’est, du nord-ouest au sud-est et à Paris, ces demeures inscrivent aussi l’œuvre de Colette dans toute la géographie de la France, qu’elle est venue à représenter littérairement pendant et après la Guerre8. Et que c’est moins la vie et l’œuvre de Colette qui sont montrées que la confusion de cette dernière avec le pays. Il y a bien sûr dans ces évocations le parfum de la découverte du lieu d’écriture comme décisif.

4La deuxième partie du film va reprendre ce principe pour le cinéma, illustrant le texte lu par Colette, en un entrelacement de séquences filmées et de photos d’époque dans ces maisons et leurs alentours, car toujours la maison est liée à une nature estivale, sensuelle.

5 S’intercale aussi une interview, et une seule, d’un acteur de la vie de Colette, le créateur de pantomime Georges Wague sur laquelle on reviendra. En somme Colette de Yannick Bellon est un documentaire hétérogène qui mêle documents d’archives, interviews d’autres témoins, moments de vie saisis et scènes recréées voire jouées.

L’intime d’une vie d’écrivain

6Comme tout portrait, le film s’attache à montrer le cadre intime d’une vie, résumé à la chambre du Palais-Royal, et ce d’autant plus que Colette ne se déplace presque plus – et lorsqu’elle le fait, ce n’est jamais sans quelque chose de pathétique. Elle ne saurait être donc filmée ailleurs que dans ce repaire devenu point fixe, et non à l’extérieur. L’intime d’une vie est donc ici montré. Pour l’essentiel, c’est un intime reconnaissable. Colette a en effet beaucoup été photographiée dans cet intérieur, pour accompagner des reportages dans la presse.

7Comme son équivalent littéraire dans les récits de « visite au grand écrivain », la caméra de Yannick Bellon balaie l’intérieur de l’appartement, notamment les bouquets, témoignage de la nature venue de l’extérieur, les sulfures, la collection de lépidoptères et la bibliothèque9. C’est autant une promenade indiscrète du spectateur sur l’intérieur de l’écrivain célèbre que de signes (sa collection de sulfures, photographiées par Robert Doisneau sera évoquée par Truman Capote dans un recueil de portraits et souvenirs, The Dogs bark, en 1973)10 que de métonymies de son œuvre (bouquets et papillons renvoyant autant à la nature qu’à l’écriture de Colette). La caméra avance significativement du bureau à la bibliothèque, lieux de l’écriture, mais, comme on le verra plus loin, lieux singulièrement désertés concernant Colette. Le spectateur pourra aussi voir, à la fin du film, la lampe dont l’abat-jour est doublé d’une grossière feuille, de celles sur lesquelles Colette écrit, et qui donne à la lumière une teinte bleue : le « fanal bleu » qui donne son titre au dernier livre en date de l’écrivain11.

8Par ailleurs, au sein de cette vie, le documentaire invite à des moments intimes et anodins : l’écrivain petit-déjeune avec son mari et saisie dans une conversation familière sur le temps qu’il fait, la fréquentation du jardin, puis montre l’ouverture de l’important courrier qu’elle reçoit. La deuxième séquence met en scène le monde extérieur qui vient à Colette, à défaut de pouvoir, pour elle, désormais, aller à lui, comme le dit J. Audry12. Cela sous une double forme, naturelle et animale : un bouquet de fleurs lui est envoyé, avec une carte, soi-disant écrite par un chat, Madame de la Gouttière, qui lui envoie sa photo. Colette s’attendrit. Plus loin, la caméra s’attarde sur une lettre où a été collé un brin de muguet, témoignage de la ferveur amicale que ses lecteurs accordent à Colette, évoquée dans Le Fanal bleu13. Après une coupe, Pauline qui avait annoncé qu’elle allait au marché (« pas longtemps, Pauline, hein ? ») ramène les légumes et les fruits et en bonne maîtresse de maison, Colette inspecte les victuailles, les tâte, les flaire, les goûte, en connaisseuse, réputation littéraire oblige14. Une troisième séquence intime clôt le film : lorsqu’avec le soir on tamise de bleu pour elle la lumière, apparaît une troisième facette de Colette : celle d’une femme plus fragile, qui veut retenir l’ami venu la voir : « Non, ne pars pas. Que veux-tu aller faire loin de moi ? », confirmant ce qu’on lira plus tard dans le journal contemporain de Cocteau. La séquence se clôt sur une Colette saisie, devant les yeux de son ami célèbre, à une activité là encore toute privée : de la tapisserie.

9Cet accent sur le privé avec ces scènes anodines, sont à la fois là pour faire pénétrer le spectateur dans la vie de l’auteur, ou lui en donner le sentiment, pour rapprocher aussi le public de ce personnage devenu « le grand écrivain » français de l’époque. Et à certains égards, on sera étonné de la fraîcheur des scènes voulues par la réalisatrice et auxquelles Colette se prête bien volontiers. Mais ces scènes qui mettent en scène la réception du courrier comme la gourmandise de l’écrivain ne sont pas non plus, si l’on y pense, inattendues : elles confortent ce qu’a écrit Colette de sa vie et de ses goûts au travers d’articles ou fragments, et semblent offrir un équivalent visuel au Fanal bleu. Pour qui ne connaît pas ou peu son œuvre, elles semblent pittoresques et campent un personnage. Pour qui la connaît, elle donne une concrétisation à maint épisode, occupation évoquée dans son œuvre. Et de son côté, Colette joue raisonnablement avec son image, surprend sans surprendre. Elle joue.

Le petit théâtre de Colette

10Dans son premier plan, le documentaire, après un long travelling circulaire et ascendant depuis le jardin vers la célèbre fenêtre donnant sur le Palais-Royal, montre un rideau fermé. Après la visite de l’appartement, qui s’apparente à un passage en coulisses, le rideau est vu de l’intérieur, et la caméra se place derrière la chevelure grise (on devrait parler de crinière) si singulière et qui sert de signe d’identification immédiate de Colette, dans les caricatures d’elles que font les autres comme elle-même. On emprunte sa position, comme on le ferait d’une actrice en scène, pour voir enfin le rideau s’ouvrir, grâce à Pauline la fidèle servante. On assiste alors au lever de Colette, découverte d’un être mystérieux, saisi dans un moment d’intimité, mais lever d’une reine aussi, déjà vêtue, et qui s’enquiert de la bonne marche du monde avant de frapper du dos de la lame de son couteau sur un verre pour signifier à son mari, Maurice Goudeket, qu’il est temps de venir petit-déjeuner avec elle, frappant ainsi aussi les trois coups de la journée.

11Car ce rideau qui s’ouvre, en même temps qu’il permet d’ouvrir pour un jour nouveau l’espace de la contemplation à Colette, est une métaphore théâtrale. En écrivant ces mots, je sais bien que c’est tout ce que l’on peut redouter quand on parle de « théâtralité au cinéma », mais en l’occurrence, je le fais de manière plus assurée car c’est bien l’enjeu de ce documentaire : montrer un petit théâtre de Colette, dans une pièce, durant une journée, scandée de trois actes, et dont elle sera à la fois l’auteur, la metteuse en scène et l’actrice. De cette importance du théâtre dans sa vie selon Yannick Bellon atteste le choix d’interviewer longuement Georges Wague, témoin certes essentiel de sa vie, mais le fait qu’il soit ainsi le seul convoqué souligne l’importance de la pantomime, associée au music-hall et au théâtre, dans la vie de Colette.

12La première séquence est, du reste, une scène de comédie. Tout en lui versant son thé et en beurrant ses tartines, Maurice Goudeket, que Colette dans Le Fanal bleu a popularisé comme « le meilleur ami » et qui depuis qu’elle est immobilisée est devenu pour elle le filtre du monde extérieur et l’agent, embraye la conversation sur le projet de film du ministère des Affaires Étrangères. Colette va-t-elle accepter le film qu’on est, bien sûr, en train de voir ? Évidemment, le documentaire à proprement parler dévoile la mise en scène d’une fiction. Car Colette hésite, ne sait pas : va-t-elle le faire ou pas ? On peut même dire qu’elle minaude, avec une forme de coquetterie (« Qu’en penses-tu ? J’en pense que j’ai cessé d’être photogénique »), ou renarde : car même âgée, Colette est prodigieusement photo et cinégénique, captant magnétiquement l’attention comme ses photos ont toujours su le faire. Maurice Goudeket annonce la manière dont le film projeté va être construit : selon les maisons de Colette. Pour Colette, l’entreprise est impossible :

- Mais Maurice, ça n’est pas possible, ça sera un film interminable.
- Mais ils ne les prendront peut-être pas toutes.
- Non pas toutes.

13Est-elle-même souhaitable ?

- Comment vois-tu ça ?
- Si je le voyais trop bien, esquisse Colette dans un sourire malicieux, j’aurais la force plutôt de refuser, mais il faudrait de toutes les manières respecter la chronologie…

14La défense a fictivement baissé.

15Nouvelle saynète comique que le retour du marché : Colette fouille le sac, goûte un oignon et pique une fraise, se plaint que les radis soient creux et que Pauline lui impose une diète de légumes :

- Pauline, vous voulez me rendre végétarienne.
- C’est très sain pour Madame.
- La potée aux choux et au cochon est aussi très saine pour Madame.

Colette comédienne

16Le documentaire accentue le rôle du théâtre, on le voit bien en montrant le caractère d’actrice de Colette. Et ce documentaire est, on l’a vu, une pièce, écrite, mise en scène et répétée. Des rushes ont ainsi été retrouvés, montrant la longue série de prises pour la séquence de la visite de Cocteau. Et Yannick Bellon dira que sur le tournage Colette « se comportait en vraie professionnelle, toujours patiente, sans mouvement d’humeur, avec docilité et en bonne élève15 ». Celle qui fut non seulement pantomime mais aussi actrice, n’hésitant pas à jouer elle-même dans les adaptations de ses romans, comme pour la 100e de Chéri le 26 février 1922, joue ici en variant les rôles : reine, maîtresse de maison, amie, tour à tour attendrie devant des chats, ironique, malicieuse, fragile, et autoritaire. Toute une série d’expressions sont jouées : la fausse rogue avec Pauline, la minaude, quand elle est avec Maurice, mais aussi la peu discrètement ironique, quand Cocteau lui annonce qu’il vit désormais à la campagne, sur les pas de laquelle Colette l’aurait mis. Mais quoi de commun, pour une Poyaudine, entre Milly et la campagne ? Colette improvise aussi. Ainsi, dans la scène du retour du marché, raconte Yannick Bellon, elle se saisit d’un oignon qu’elle croqua à pleines dents. Entre instinct et gourmandise, Colette joue avec son image, de spontanéité paysanne et de sensuelle, en même temps qu’elle incarne une vitalité recouvrée, avec l’autorité de la patronne.

17Enfin, la comédienne ne serait pas complète s’il n’y avait en elle le sentiment de jouer. Et avec une ironie constante, Colette montre qu’elle n’est pas dupe du spectacle qu’elle donne et des autres : ironie à l’égard de l’idée de film du Ministère des Affaires Étrangères, du courrier trop nombreux qu’on lui envoie, comme de la revendication campagnarde de Cocteau. Ce dernier du reste n’est pas dupe du jeu de Colette, comme le révèlent les pages de son journal :

De son nuage, Colette sait bien qu’elle règne. Son enfantillage est un rôle. Elle a conservé toutes ses pointes. Seulement elle se laisse aller et se repose dans une manière de vague […]. Mais il y a des minutes où son bel œil de lionne malade lance des éclairs. Claudine veille. Son col, son nez, son menton, ses bottines pointues. Moins morte que la vieille dame qui brode.16

18De ce portrait de vieille dame se dégage le spectacle – Jean-Claude Bonnet parle de « parade17 » – un monstre sacré de la littérature française qui trouve ici une scène. Car Colette âgée, avec sa crinière et sa voix singulière roulant les R, autour de laquelle se déploie toute une cour, qui envoie un baiser à son ami, admirateur et spectateur privilégié Jean Cocteau, n’est pas sans évoquer, y compris physiquement, une Sarah Bernhardt qui eût l’accent bourguignon. Ce n’est pas une boutade, ou pas totalement. L’actrice est une référence pour Colette, qui la vit en scène, jeune fille, et avec qui elle déjeuna peu de temps avant sa mort en 1923. D’abord parce que, contrairement à la Duse, sa rivale italienne, Sarah, pour Colette, se donne18 généreusement au public, mais aussi parce que dans sa vie, l’actrice témoigne d’un solide sens du concret, que souligne à plaisir Colette : « Marguerite Moreno […] vous dirait qu’elle a vue maintes fois la grande comédienne faire cuire dans sa loge, sur un foyer rudimentaire, une côtelette de cochon19 ». Mais surtout, de cette ultime visite à Sarah, Colette a tiré une leçon de vieillesse mise en pratique devant la caméra de Yannick Bellon :

Que de désir de plaire, quel soin quasi posthume, de briller encore ! Quelle volonté d’oublier, de faire oublier le présent, la déchéance physique, et de reconstruire devant nous, par un seul mouvement […] une Sarah d’autrefois, une Sarah éternelle.20

19Comme Colette, Sarah était « […] consciente du devoir départi aux comédiens, qui exige un mensonge noble, le mépris de la douleur et le désir de plaire jusqu’aux portes de la mort21 ».

Colette, écrivain et pantomime

20Par ailleurs, l’évocation chronologique de la vie de Colette dans le documentaire met exagérément en exergue la part consacrée au music-hall et à la pantomime, si l’on songe à sa véritable place temporelle. Les photos de Colette en scène sont légion et notamment certaines où elle figure peu vêtue. Il y a naturellement un défi à montrer cette écrivain vieillissante qui recueille tous les prix, toutes les consécrations, comme une femme à la jeunesse d’artiste et de bohème, alors que cela aurait pu être effacé, comme d’autres pages le sont : la présence de Willy et d’Henry de Jouvenel se résume à une photo, à laquelle Missy n’a pas même droit. La relation avec Bel Gazou, sa fille, est présentée comme pacifique, alors qu’on sait que l’enfant passa une grande partie de sa jeunesse en pension, Colette n’étant guère maternelle. Ainsi, la vie de Colette est ici contradictoirement à la fois lissée et sa part choquante montrée, alors qu’à l’époque le grand chancelier de l’ordre de la Légion d’Honneur rechigne à la promouvoir Grand Officier, selon le souhait du Président de la République Vincent Auriol, car : « Elle s’est montrée toute nue sur la scène de music-hall22 ».

21Or, c’est exactement ce double portrait que vient étayer l’interview de Georges Wague : devenu vieil homme, il raconte leurs tournées, entre pittoresque et sérieux. Et Yannick Bellon oriente ses questions sur la respectabilité de Colette :

Est-ce que cela vous a étonné de la voir écrire et jouer en même temps ? […] Sur le plan strictement professionnel, est-ce qu’elle était ponctuelle ? 

22Ce qui permet à Wague d’attester sa ponctualité, en bref, son sérieux : « Elle était d’une ponctualité, d’une discipline, elle écoutait religieusement, elle faisait ce qu’on lui disait », anticipant ce que dirait d’elle aussi Yannick Bellon : « Elle se comportait comme une professionnelle, toujours patiente, sans mouvement d’humeur… docilité, bonne élève. Sa discipline était le résultat des 10 années de mime… école de patience23 ». Et Wague de poursuivre :

Par exemple, quand on lui disait : nous allons faire ça, tu fais ça, alors elle disait : c’est bien, j’ai bien compris et puis elle faisait autre chose mais je dois dire que cette autre chose correspondait à ce qui avait été fait auparavant. Seulement, elle faisait de la pantomime comme elle a écrit. Elle a écrit comme personne ; elle jouait la pantomime comme personne ».

23Wague est ainsi chargé, tout en faisant l’éloge de la voix singulière de Colette, indomptable, du sérieux, du travail, de la discipline, qui rassemblent l’écriture et la pantomime, pratiques empreintes du même souci du silence et du geste. Et si la période de la pantomime, l’âge des poses légères, sont là aussi pour rappeler le corps jadis jeune et mobile de Colette, ils le sont indéfectiblement unis à l’écriture, et relégitimés. Enfin, autre point commun pour les relier : pas plus que l’on ne verra Colette bouger, on ne la verra ici écrire.

L’écrivain qui n’écrit plus

24Alain Boillat l’a montré : montrer l’écriture au cinéma est une gageure presque impossible à tenir et l’on s’applique plus généralement à l’escamoter car

[e]ssayer de montrer l’écriture implique une mise en exergue de l’activité d’écriture que le cinéma, axé sur l’action, l’extériorité des êtres et l’immédiateté de la perception visuelle, peine à représenter. Même fébrile, l’écriture s’inscrit dans la durée et s’avère fort peu spectaculaire, tout comme son pendant dans l’espace de la réception (la lecture).24

25Et quand on la montre, l’écriture mise en scène ne dit rien de la création. Mais ici, singulièrement, si on voit Colette à la table de travail, ce lieu où elle fut maintes fois représentée par les photographes, et lieu commun de la représentation de l’écrivain auquel on rend visite, elle n’est jamais montrée en train d’écrire. Tout au plus regarder des épreuves corrigées et des pages manuscrites. On pourrait croire à une pirouette, ou à une solution élégante pour éviter la curiosité essentielle du spectateur d’un portrait télévisuel d’écrivain. On la voit aussi esquiver les réponses définitives, comme quand Jean Cocteau interroge son amie et consœur sur l’écriture :

- Je voudrais tellement que tu me dises tes secrets, voilà ce qui me plairait.
- Je n’en ai pas.
- Tu vois bien que j’avais raison de ne pas vouloir rester.

26Mais cette naïveté est jouée, bien sûr, prenant momentanément en charge la place du profane, car c’est bien une naïveté que ne saurait avoir un confrère, et encore moins Jean Cocteau qui, la même année, note dans son journal : « Bien sûr que j’ai des secrets. Si je les disais, ce ne serait plus des secrets et ils deviendraient inefficaces. Un secret confié s’évapore25 ».

27Colette, dans ce documentaire, se prête donc à mainte activité mise en scène, mais pas à l’écriture. Elle relit des épreuves qu’elle a corrigées, lit des lettres reçues d’admirateurs, mais elle n’écrit pas. Elle a écrit dans la journée imaginée, mais hors-champ, « vaguement », comme elle le dit à Cocteau :

- J’aimerais savoir ce que tu appelles ne rien faire ? Qu’est-ce que tu faisais, là, tu écrivais ?
- Vaguement. […]
- Qu’est-ce que tu appelles ne rien faire ?
- J’appelle ne rien faire m’occuper à des occupations nombreuses et différentes. Est-ce que ça te suffit ? […] J’ai d’autres travaux. J’en ai d’autres qui sont plus récents.

28On voudrait savoir par quels autres travaux Colette a substitué l’écriture, ce qui est désormais plus important, moins vague. À quelle fin, à l’écran, lui sert sa table de travail ? À quoi occupe-t-elle ses mains quand ce n’est ni à se saisir d’un oignon, d’un radis ou d’une fraise ? À faire du point de croix. Le spectateur est un peu interdit devant cette pratique à laquelle elle semble préférer l’écriture et en faire tout autre chose que la « grande Colette » : une dame patronnesse. On hésite entre sourire devant le pittoresque d’un écrivain fameux qui n’a aucun complexe à avouer son goût et qui avoue même broder des dessus de sièges pour ses amis, dont Jean Cocteau, et hausser le sourcil devant le naufrage de la vieillesse. Pourtant cette image de la brodeuse n’est pas seulement pittoresque.Carfaire du point de croix, avec la simplicité, voire la naïveté des figures, et broder, c’est retourner à l’enfance, au spectacle de la sœur qui brode. C’est aussi un moment de silence : « Je n’aime pas beaucoup que ma fille couse, écrit-elle dans La Maison de Claudine : qu’elle couse et la voilà muette26 ». Ce monde où l’on se regroupe et s’absorbe dans le silence, lui est devenu très cher. Il est aussi celui où s’absorbe la douleur de l’arthrite, ce flow où disparaît « la douleur manifestée par élancements ou par ondes, […] flux et reflux dont l’indépendance occupe mon attention ». Car le rythme de la broderie accompagne et atténue celui de la douleur si prégnante : « Il me semble que j’aborde un havre27 ». C’est aussi le mouvement qui compense le lent désapprentissage de l’écriture qui doit la conduire vers la mort :

désapprendre d’écrire cela ne doit pas demander beaucoup de temps. Je vais toujours essayer. Je saurais dire : « je n’y suis pour personne, sauf pour ce myosotis quadrangulaire, pour cette rose en forme de puits d’amour… »28.

29À la plume incarnant « l’habitude du travail », et dont Colette ne se saisit plus dans le film, se substitue l’aiguille, qui représente « la sage envie d’y mettre fin ». Loin du travail des Parques, Colette donne à cette broderie des dernières années, à cet abandon de l’écriture, qui recouvre de couleurs naïves l’approche de la mort, une forme plus douce, familière, et sans apitoiement à cette fin.

    

30Sans doute fallait-il l’audace d’une aussi jeune femme que Yannick Bellon, et son inconscience, pour entraîner Colette, et que cette dernière accepte aussi de se prêter à cet exercice avec bonne volonté. Si le documentaire de Yannick Bellon et de Colette conforte l’imagerie de l’écrivain, celle-ci en donne au spectateur pour son argent. Plusieurs décennies plus tard, Yannick Bellon devait le reconnaître :

Quand je relis ces indications, je suis sidérée par mon culot. Je ne m’adressais pas à l’écrivain célèbre mais à une collaboratrice et nous faisons un travail d’équipe. D’ailleurs elle a parfaitement compris cette liberté de ton.29

31Les propositions de Yannick Bellon lui permettent de jouer, de se métamorphoser – son maître-mot – et d’échapper, à la fois brièvement et durablement, à l’image de grande dame des lettres. Colette, au travers des poses photographiques d’elles écrivain, qu’elle a si souvent prises pendant des décennies, a construit, parallèlement à son œuvre, une iconographie d’elle en écrivain. Il en allait pour elle d’une question de légitimité : ces représentations de Colette en train d’écrire obéirent à une véritable stratégie, lui permettant d’attester

pièce à pièce et comme dans un mouvement performatif, l’existence d’un moi écrivain de femme […] jusque-là peu visible [et qui] a désormais conquis, comme jamais sans doute auparavant en France, une image.30

32Grâce à elles, elle a construit une « image crédible de soi » en écrivain et une « vérité iconique » : femme écrivain et ouvrière de la littérature. Elle y est parvenue, mais il ne faut pas prendre totalement pour une boutade sa réplique à Cocteau : « 50 volumes, ne m’en parle pas, je t’en prie, j’en ai peur maintenant ». Ce qui est à l’œuvre à l’époque est sa canonisation, et avec elle la respectabilité et la componction, le figement, la métamorphose empêchée. Ce documentaire, où elle prend plaisir à improviser, lui permet d’unir à sa dernière époque aussi respectable qu’immobile, le corps vivant et libre d’autrefois, le théâtre et l’odeur des loges des débuts, qui, loin d’être divertissement et dispersion constituaient une école de sérieux, de profondeur, d’éthique et de silence que Colette incarne encore. Car dans ce documentaire où la douleur est occultée, est dite l’avancée sans pathétique vers la mort et, au travers d’occupations domestiques comme le point de croix ou la conversation amicale, dit aussi le renoncement à l’écriture, non pas par stérilité ou impuissance, mais parce que, le moment venu, il faut songer à faire silence, retraite littéraire après la retraite sentimentale. Et renoncer avec sagesse est une éthique. Moins superficiel, convenu et anecdotique et plus profond qu’il n’en a l’air, le documentaire de Yannick Bellon est, en un mot, léger, dans son sens le plus exact, le plus moral.