Colloques en ligne

Nadja Cohen

Un film cousu main : pour une auctorialité en mode mineur (Bright Star de Jane Campion)

1Si les œuvres consacrées par des artistes à d’autres créateurs revêtent souvent une dimension projective1, la question ne manque pas de se poser s’agissant des films sur les écrivains. De ce point de vue, il est intéressant de constater que, parmi les auteurs portés à l’écran, les poètes romantiques anglais figurent en bonne place, notamment cinq figures essentielles de la fin du xviiie siècle : Wordsworth, Coleridge, Shelley, Byron et Keats qui ont contribué à forger la mythologie du poète inspiré, auteur de son œuvre comme de sa destinée, dont la vie tumultueuse se révèle généralement incompatible avec les exigences familiales et sociales.

2Cette mythologie a pourtant été battue en brèche depuis une quarantaine d’années par des biographes et des critiques qui mettent au contraire l’accent sur la dimension collective et sociale de la création romantique2, que cette communauté soit familiale, amicale ou purement intellectuelle. Néanmoins, ce mythe a la vie dure, comme le montrent plusieurs des films qui leur ont été consacrés, qu’ils soient centrés sur un seul d’entre eux, comme Byron (Julian Farino, 2003), ou sur plusieurs, comme Pandaemonium (Julien Temple, 2000) qui, certes, met en scène un duo de poètes, Coleridge et Wordsworth, mais qui vise surtout à faire ressortir le génie du premier contre la mesquinerie du second.

3Comment comprendre l’intérêt des cinéastes pour ces figures de poètes romantiques ? Par le potentiel dramatique de leurs vies sulfureuses, il est vrai non dénuées de scandale, de drogues et d’alcools, qui permet aux réalisateurs de pimenter le film patrimonial tout en en récupérant la caution culturelle ? Sans doute en partie mais il semble parfois qu’autre chose se joue autour de la question de l’auctorialité, si problématique s’agissant de l’œuvre filmique qu’elle a pu amener, par contraste, certains cinéastes à envier l’auctorialité souveraine du poète. De fait, ce dernier est affranchi des nombreuses contingences qui pèsent sur le réalisateur à toutes les étapes de son film, de l’écriture à la promotion du film, mais plus particulièrement encore lors du tournage3. De ce point de vue et sans psychologiser à outrance, en voyant le film Pandaemonium de Julien Temple, où le réalisateur s’affirme constamment par des gestes ostensibles de mise en scène, on ne serait pas surpris de l’entendre s’écrier « Coleridge, c’est moi » (et, de fait, certaines de ses déclarations vont un peu dans ce sens4) !

4Qu’en est-il pour Jane Campion lorsqu’elle s’attelle à la biographie de John Keats ? Je me propose d’examiner ici de quelle manière la cinéaste néo-zélandaise relit l’œuvre et la vie du poète anglais pour défendre une certaine vision de la création artistique impliquant un adoucissement de la figure auctoriale contre le modèle masculin, hégémonique du génie romantique dont Byron serait le parangon. Cet infléchissement passe, on le verra, par le rôle central conféré à Fanny Brawne, qui offre dans le film un contrepoint au modèle poétique, par sa pratique de la couture, art féminin, modeste mais utile qui crée du lien entre les personnages. Ce motif omniprésent dans le film me servira de fil rouge pour aborder la manière singulière dont Campion crée son Keats et met son film au service de sa poésie.

Un Keats féminisé

5Centré sur les trois dernières années de la courte vie de John Keats (1795-1821) le film adopte le point de vue de Fanny Brawne qui fut d’abord la voisine puis la chaste fiancée du poète. Deux obstacles à cet amour sont en effet explicités dans le film : la pauvreté du jeune homme, qui le prive des moyens de s’établir et, plus encore, la maladie qui l’emportera à vingt-cinq ans5. Le choix de cette restriction de champ soustrait le poète à nos regards avant son arrivée dans les Hampstead et lors de ses voyages, à Londres, puis en Italie. Un tel choix narratif permet à la cinéaste de dramatiser son propos et fait aussi de Fanny une figure de relais pour le spectateur, comme elle l’explique. Mais Fanny n’est pas un simple porte-regard, même si de nombreux plans la montrent effectivement à la fenêtre6 en train d’observer Keats dans le jardin.

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Figure 1 : Fanny à sa fenêtre

6La réalisatrice s’intéresse aussi à la jeune fille pour ce qu’elle est, l’inscrivant dans la galerie de portraits féminins7 que révèle sa filmographie (notamment The Piano et An Angel At my Table) et redorant le blason du personnage historique de Fanny Brawne, longtemps tenue pour une coquette écervelée, du moins jusqu’à la découverte des lettres qu’elle adressa à la sœur de Keats après la mort de ce dernier. Campion brosse le portrait d’une jeune femme tout à la fois fière, obstinée et tendre, qui va s’éveiller douloureusement à l’amour et à la poésie au contact de Keats.

7La centralité de personnage de Fanny se manifeste dès le titre du film qui ne répond pas au choix conventionnel du nom de l’auteur (contrairement à de nombreux autres biopics d’écrivains comme par exemple Byron, Capote, Hammett ou Molière par exemple) mais emprunte celui d’un poème, « Bright Star » qui désigne métaphoriquement Fanny par le prisme de l’amour que lui porte Keats et transfigurée par sa poésie, suggérant au passage que cet amour, loin de nuire à la fécondité poétique du jeune homme, a aussi nourri son œuvre. C’est en ce sens, du moins que la cinéaste interprète l’état de fusion des jeunes amants évoqué par Keats dans une lettre lue dans le film : « You have absorbed me. I have a sensation […] as though I was dissolving8». Cette capacité de dissolution confère au poète une qualité féminine, reconnue et parfois critiquée, d’ailleurs, par certains de ses contemporains, qui ont pu lui reprocher de vouloir être la fleur plutôt que l’abeille, pour citer une métaphore qu’il choisit lui-même9. À cet égard, il est bien différent d’un Lord Byron, sorte de « surmâle », présenté dès son époque comme « mad, bad and dangerous to know »10.

8La féminité de Keats est accentuée par certains partis pris dans le scénario et la distribution. Elle passe d’abord évidemment par le choix de confier le rôle de Keats à Ben Wishaw, acteur britannique à la sensibilité épidermique (Figure 2) mais surtout par l’introduction d’un contrepoint masculin en la personne de Charles Brown, dont le physique de bourgeois ventripotent s’oppose à la grâce maladive de son ami John Keats (Figure 3).

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Figure 2 : La grâce maladive de John Keats

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Figure 3 : Son contrepoint ventripotent : Charles Brown

9Brown est présenté comme un poète sans envergure, misogyne et bourru, mais joyeux et fidèle compagnon, dont le mérite principal tient à son admiration pour Keats (« you are so far ahead of me and above me11», reconnaît-il volontiers). Ce même Brown sert aussi à la cinéaste à endosser une misogynie dont Campion exempte son héros. On décèle tout au plus chez lui, au détour d’un dialogue, une crainte et une méconnaissance des femmes : « I’m not sure I have the right feelings about women […]. All women confuse me, even my mother12», confie-t-il à Fanny. Brown relaie tous les poncifs imaginables sur l’inaptitude des femmes aux tâches intellectuelles, sur leur futilité et leur inconstance et sur le danger qu’elles représentent pour l’artiste : « For one or two of your ‘slippery blisses’ you’ll lose your freedom permanently13», affime-t-il ainsi lors d’une de ses innombrables mises en garde pour tenir Keats éloigné de Fanny. Cette dernière apparaît à bien des égards comme la rivale de Brown, la jeune fille déplorant symétriquement la possessivité de Brown (« Mr Brown wants to keep Mr Keats all to himself14 »). La crainte d’une domesticité étouffante, prise en charge par ce dernier, n’est pourtant pas absente de la correspondance et de certains poèmes de Keats, que Jane Campion laisse de côté dans son film. C’est à Brown qu’il revient d’éloigner Fanny du bureau des hommes pour soustraire Keats aux distractions auxquelles inviterait la jeune fille. Il n’a de cesse de la chasser du cadre, recourant fréquemment pour l’exclure au verbe « to work », que Keats, en revanche, n’utilise jamais (Figures 4,5 et 6). Brown explique ainsi doctement que, si parfois les apparences jouent contre les poètes, ils n’en sont pas moins en train de se livrer à un travail subtil dont la nature échappe aux observateurs extérieurs, une oisiveté féconde propice aux pensées profondes : « If Mr Keats and I are strolling in the meadow […], do not presume we’re not working, doing nothing is the musing of the poet »15.

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Figures 4, 5 et 6 : L’éviction de la jeune fille de l’espace de travail masculin

10Mais cette tentative d’éviction du féminin par Brown est vouée à l’échec et le film n’a de cesse de montrer les liens profonds qui unissent les amants, comme dans la scène de récitation à deux voix du poème « La belle dame sans merci » qui scelle l’union des amants et se transforme en chant d’amour, tressé de leurs voix alternées, par les vertus de la mise en scène. Ce motif du tissage apparaît à la fois dans les modalités de la récitation où s’entrelacent les voix mais aussi explicitement dans une réplique de Keats lorsqu’il explique à Fanny que la maladie va l’emporter et qu’il faut qu’elle se prépare à se détacher de lui (« we have woven a web you and I, attached to this world, but a separate world of our own invention, we must cut the threads, Fanny16 ». La violence suggérée par le verbe « to cut » fait écho au plan initial du film qui montre en très gros plan une aiguille transperçant un tissu, possible préfiguration métaphorique de la souffrance qui sera infligée au cœur de Fanny.

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Figure 7 : Une préfiguration métaphorique de la douleur

11L’amour dont Fanny entoure Keats, loin de gêner la création du poète, semble davantage favoriser l’éclosion du génie que la camaraderie virile avec le poète Charles Brown avec lequel il est pourtant censé « travailler ». Fanny lui prodigue un amour délicat fait de petits gestes et d’attentions, comme lorsqu’elle brode toute la nuit une taie oreiller pour le jeune frère de Keats qui vient de mourir de la tuberculose. À cet acte de don répondra en quelque sorte sur le plan symbolique le don du poème qui s’effectue plus tard dans le film, lorsque le poète offre en ces termes son texte à la jeune femme « [Which poem ?] Yours. Bright star ». Le don est explicité par le recours au pronom possessif « yours », sans que soit établie pour autant d’équivalence entre l’art du poète et celui de la jeune femme, qui sont plutôt présentés comme deux formes différentes de création.

Un film cousu main

12Si Keats s’adonne à la poésie, souvent avec abandon, sa fiancée est fréquemment montrée en montage alterné en train de coudre avec application ses propres robes, et cette activité est présentée dans le film sans condescendance aucune, à l’exception évidemment de celle de Brown qui dénigre cette tâche dévolue aux femmes, où il ne voit qu’un signe supplémentaire de la frivolité de Fanny. Pour déprécier la jeune femme, il affirme ainsi : « She only knows how to flirt and sew17», mettant les deux activités sur le même plan.

13La question du rapport entre art et artisanat est posée à plusieurs reprises dans le film. Ainsi, Fanny se fonde-t-elle sur son expérience de couturière pour réfléchir à la possibilité de progresser en matière de poésie. De manière plus significative, la séquence d’ouverture du film, évoquée plus haut, qui montre une aiguille faisant des points, pourrait être lue comme une métaphore de l’écriture poétique, hypothèse qui mérite que l’on s’y arrête un instant.

14Le tissage, qui est étymologiquement au principe du mot « texte », métaphorise souvent le travail poétique, depuis les poètes grecs18, le geste récurrent et l’entrecroisement du fil de trame et du fil de chaîne ayant favorisé l’analogie avec l’articulation de l’axe paradigmatique et de l’axe syntagmatique qui préside au poème. Mais, si cette métaphore est utilisée dans le cadre d’une conception artisanale de cet art, celle des classiques (« cent fois sur le métier »), qui pourrait aussi être celle des Parnassiens (qui lui préfèreront toutefois celle, plus clinquante, de la joaillerie comme le montre le titre révélateur du recueil de Théophile Gautier, Émaux et camées), elle s’applique en revanche assez mal à la conception romantique de la poésie, telle qu’elle est montrée dans le film et explicitement formulée par Keats dans une réplique forgée par Campion à partir de la correspondance du poète. À la requête de Fanny : « Can you say something of the craft of poetry ? », il répond en effet : « Poetic craft is a carcass, a sham19» (31’42).

15La métaphore du tissage semble donc ici avoir une pertinence d’autant plus limitée que c’est surtout à la couture que l’on voit Fanny s’adonner, c’est-à-dire à un art de l’agencement des étoffes. Cette métaphore de la couture est intéressante et rappelons que c’est précisément celle que choisit le narrateur du Temps Retrouvé lorsqu’il cherche une métaphore plus modeste que celle de la construction d’une cathédrale pour évoquer l’écriture de son roman :« épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe20 ». Cette métaphore de la couture comme agencement modeste convient aussi évidemment à l’art du montage, avec lequel elle n’est pas sans affinité. Rappelons la célèbre formule de Bazin pour définir son idéal de cinéma sans montage comme une manière de saisir la « robe sans couture de la réalité ».

16Il n’est, à cet égard, sans doute pas anodin que Jane Campion évoque sa propre pratique de la couture pendant la période d’écriture de Bright Star où elle avait temporairement pris ses distances avec le cinéma :

This project was a surprise to me. After In the Cut(2003), I decided to take four years off. I made that choice as a mother, to be present bringing up my daughter, […]. But I […] was curious to spend four years living quieter and finding out how I feel about things these days. Nobody thought I could manage it because I’m quite high-energy person. (Laughs) But I spent my time sewing. I embroidered pillow slips for my daughter and my friends.21

17Il n’est évidemment pas anodin que Fanny dans le film soit aussi montrée en train de coudre une taie d’oreiller pour le frère défunt de Keats. Dans le même entretien, la cinéaste dépeint par ailleurs la couture comme un art de la patience, vertu qu’elle estime également nécessaire au travail du cinéaste, ce qui amène sans doute la journaliste qui l’interroge à rappeler, à juste titre, qu’historiquement, le travail du montage fut souvent confié aux femmes, à l’époque du muet, sans doute par analogie avec la couture, tâche qui leur était alors dévolue et qui exigeait également précision et minutie. Ce qui frappe surtout, au niveau des représentations symboliques, est la modestie de ce comparant qui est cohérente avec la place que se donne la réalisatrice pour ce projet précis, elle qui a toujours affirmé son auctorialité de manière très singulière et volontariste. Pour ce film, Jane Campion explique en effet qu’elle a cherché à s’effacer derrière son sujet, même s’il s’inscrit de manière parfaitement cohérente dans sa filmographie, travaillée par la question de la création et son articulation aux enjeux féminins, voire féministes (présentés dans An Angel at my table sur un mode bien plus dramatique).

18La discrétion revendiquée ici par la cinéaste va de pair avec la sobriété de sa mise en scène qui tranche avec les outrances formelles d’un autre film sur un poète, comme Pandaemonium, où l’opiomanie de Coleridge se traduit sur le plan formel par les effets visuels tape à l’œil portant l’empreinte insistante du réalisateur. Chez Campion, au contraire, nul mouvement époustouflant de caméra. Au contraire, sa caméra scrute les visages en toute simplicité et la cinéaste revendique significativement le patronage prestigieux de Bresson (« I fell in love with [Bresson’s] sense of classicism, and re-invented myself as a classicist22») dont elle loue la discrétion (« I got pretty sick of director’s signatures, fancy shots and the director leading the tinking or the ideas… Bresson’s films are very simple. He pretty much disappears »).

19De nombreux plans du film rappellent plus la peinture hollandaise que la fougue romantique, comme lorsque, de manière récurrente, Campion donne à voir la jeune fille cousant, surcadrée par la fenêtre de sa chambre. La beauté des plans sans esthétisme excessif répond au désir de la cinéaste de se mettre au service d’un sujet assez fort en lui-même pour ne pas être éclipsé par l’ego de l’auteur. En cela, son esthétique a quelque chose de relationnel, comme celle de la couture qui crée du lien entre les choses et les gens, dans tous les sens du terme. Car, la tâche que se donne Campion, outre de faire de son film « a thing of beauty », est, comme on va le voir, de transmettre à ses spectateurs cette poésie qu’elle a appris à aimer :

People these days, including myself, feel alienated from poetry, so a film about John Keats, the poet, seemed to me the most unwanted object in the world. (Laughs) But I hit upon the idea of telling the story from Fanny’s point of view […] So it’s Fanny’s Keats, really. I also see it as a kind of ballad: The Ballad of Fanny and Keats.23

20Pour retisser les liens défaits entre le public et la poésie romantique, Campion crée donc une œuvre nouvelle : le film, comparé ici à une « ballade », forme littéraire, certes, mais qui présente deux traits remarquables, puisqu’il s’agit d’une forme médiévale sans auctorialité marquée à l’origine, et d’une forme fixe comportant un refrain qui rappelle les origines chantées de la poésie. Or la mission qu’elle se donne d’être une passeuse de poésie, implique, chez, Campion le travail sur cette matière sonore pour gagner un nouveau public à la cause poétique.

Campion passeuse de poésie

21Pour transmettre la poésie telle qu’elle la conçoit, c’est-à-dire comme un vecteur d’émotions et de sensations, Campion s’emploie à la soustraire à l’intelligence, en s’appuyant tout d’abord sur l’anti-intellectualisme que professe Keats lui-même dans sa correspondance et qui s’exerce aussi bien en amont, au niveau de la création (« If poetry does not come as naturally as leaves to a tree, then it had better not come at all24») qu’en aval, au niveau de la réception : « a poem needs understanding through the senses25», explique-t-il à Fanny. C’est le projet que s’emploie à mettre en œuvre Campion pour transmettre cet art difficile à ses spectateurs. Cette conception se traduit par certains choix de mise en scène et surtout par le rôle conféré au chant (les premiers plans sont portés par des polyphonies qui reviennent plus tard dans la diégèse lors d’un concert auquel participe Keats) et à la récitation.

22Dans la séquence consacrée à l’écriture du célèbre « Ode to a Nightingale », on voit ainsi Keats se reposer dans le jardin de la maison de Hampstead, cadré par les branches de l’arbre sous lequel il est assis, les yeux fermés, absorbé par le chant de l’oiseau. La lumière naturelle et la longueur des plans épousent la pause méditative du jeune homme puis commence une lecture extra-diégétique du poème par l’acteur Ben Wishaw qui accompagne une séquence où alternent des plans moyens de Fanny cousant paisiblement avec des gros plans sur Keats. Un plan large révèle la chaise vide du poète dont le plan suivant révèle ensuite les mains en train de rassembler ses feuilles sur son bureau. La mise en scène suggère ainsi que l’écriture naît d’un débordement d’émotion plus que d’un travail conscient et elle invite le spectateur à une réception tout aussi sensible et intuitive du poème.

23Une autre façon pour Campion de nous rendre sensible à la poésie de Keats est de la ré-ancrer dans la circonstance, en lisant certains poèmes comme des soliloques théâtraux26. Une telle conception permet d’apprivoiser le lyrisme poétique en lui ôtant sa supposée opacité, d’où la « traduction » que propose ici Campion du sonnet de Keats récité dans le film au moment où le poète sent ses forces décliner :

I withheld the poetry until Keats starts with, « When I have fears that I may cease to be/Before my pen has gleaned my teeming brain. »
It's almost like a soliloquy from Shakespeare, yet really it's just Keats saying, « I hope I can reach my potential. »27

24Cette explicitation traduit une conception du lyrisme comme poésie de la circonstance, tirant sa force poignante de son inscription dans la vie de l’auteur. La réalisatrice réaffirme par là-même l’importance du biographique dans la transmission de la poésie. C’est par ce biais que Campion dit être entrée dans la poésie de Keats :

For me, Keats’s letters were a portal into his poetry. I got the [Robert] Giddings book of his letters, and read them all. I found Keats absolutely adorable […] and understanding him as a personality gave me courage to approach his poetry. He didn’t feel so different from myself.28

25Le poème qui donne son titre au film ponctue ainsi les temps forts du récit : de la récitation en forme de déclaration d’amour à l’hommage funèbre que Fanny rend au jeune défunt en récitant ce même poème, toute vêtue de noire et en larmes dans un long travelling final avec lequel s’achève le film (Figure 8). Cette image est celle d’une passeuse de poésie qui sert de relais émotionnel au spectateur mais aussi à la réalisatrice qui revendique elle aussi sa mission de passeuse.

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Figure 8 : Fanny en deuil, passeuse de poésie

26À notre interrogation initiale sur l’éventuelle identification de Campion au poète, il n’y a donc pas de réponse simpliste : elle n’est ni tout à fait Keats ni tout à fait Fanny mais, me semble-t-il, penche, dans ce film-ci, du côté de la jeune couturière dont l’art est célébré pour son utilité sociale et son caractère relationnel. À la manière de Fanny brodant l’oreiller où reposera la tête du défunt frère de Keats pour alléger la douleur de son aimé, Campion façonne son film pour offrir un tombeau aux amants séparés mais aussi, non sans ambition, pour renouer le fil cassé reliant le monde contemporain à la poésie, d’où l’omniprésence et la noblesse conférée à cette tâche et sa possible dimension métapoétique dans Bright Star. La parution et le succès de l’anthologie de textes de Keats parue à la sortie de film avec une préface de la cinéaste29 est à cet égard un phénomène notable témoignant à la fois de la circulation des textes en contexte médiatique, mais signant aussi, me semble-t-il, la réussite du projet pédagogique de Campion qui, arrimant la poésie à la vie, et usant des ressources sensibles du cinéma, redore ainsi le blason de la « circonstance lyrique30 ».