Colloques en ligne

Adrien Cavallaro

Études de réception et paradigmes critiques. Le cas des Illuminations au XXe siècle

1Dans l’étude qu’il consacre en 1906 à Rimbaud, sous les auspices du bovarysme de Jules de Gaultier, Victor Segalen fait montre d’une certaine défiance face aux Illuminations, dont « l’individualisme outrancier », « l’obscurité opiniâtre » offriraient le motif d’un « grief capital1 ». Après avoir cité « Mystique » à l’appui de ces réserves, Segalen poursuit : « Ni la beauté des vocables, ni la richesse du nombre, ni l’imprévu des voltes d’images, rien ne parvient à nous émouvoir, bien que tout, en ces proses, frissonne de sensibilité. […] les proses de Rimbaud surabondent en “ipséismes” de ce genre2. » Six ans plus tard, en août 1912, rendant compte des Poèmes de Léon-Paul Fargue, Henri Ghéon tient un discours bien différent, faisant accéder le recueil hybride, qui comportait alors à la fois les poèmes en vers composés pour l’essentiel en 1872, que l’on qualifie traditionnellement de « Derniers vers » ou de « Vers nouveaux3 » et les poèmes en prose, au statut de modèle, ou de branche, centrifuge, de l’histoire du poème en prose :

[B]audelaire demande au poème en prose de suivre jusqu’au bout sa fantaisie ; il le conçoit comme une œuvre d’inspiration.
D’illumination, dira plus tard Rimbaud. C’est le mot juste. D’un mot, il le ramène à son dessein essentiel et pur, à son natif et spontané génie. […]
Arthur Rimbaud abdique sa raison, proscrit tout processus logique ; il ne veut plus admettre, accueillir, refléter que des éclairs et que des rêves, que ce qui naît d’une irrésistible poussée, noué profondément à sa plus obscure substance, sur le bord de l’inconscient. Il ne s’agit plus à aucun degré d’un écrivain, même inspiré, qui exécute librement un petit morceau d’“écriture artiste”. Il s’agit d’un illuminé. […]
[A]insi [l’illumination] nie-t-elle l’art dans sa démarche, mais réalise-t-elle dans sa réussite inspirée, l’art suprême. Art tout d’instinct, sans système logique, sans système rhythmique, hors de la prose, hors des vers… art d’exception… – Mais pouvait-on souhaiter que fît école le génie-enfant de Rimbaud ?... […]
Si M. Fargue continue Rimbaud, c’est comme Rimbaud continuait Baudelaire ; il ne l’imite point. Ses illuminations ne sont ni lave, ni foudre4.

2Avec la filiation que tisse Jacques Rivière, après la guerre, entre le moment Dada et une esthétique rimbaldienne dont le centre de gravité repose à ses yeux sur les Illuminations5, une troisième étape semble franchie :

L’importance croissante qu’a prise Rimbaud et l’extraordinaire valeur exemplaire que lui attribuent aujourd’hui les jeunes gens ne tiennent-elles pas essentiellement à l’intrépidité avec laquelle il a d’emblée rompu avec toute entité étrangère, au dédain parfait qu’il a tout de suite affiché pour toute espèce de représentation, au ridicule qu’il a sans hésitation jeté sur l’idée qu’une œuvre d’art pouvait ressembler à quelque chose, à la tranquillité avec laquelle il s’est mis non pas du tout à se peindre, mais à descendre lui-même, chair et âme dans son poème6 ?

3On pourrait être tenté de voir simplement, dans ces trois moments de la réception des Illuminations au début du xxe siècle, l’indice que l’astre du recueil est nettement ascendant ; qu’à l’âge segalenien de la distinction autarcique sur fond de malentendu, succède avec Ghéon une intégration paradoxale à l’histoire des formes, puis qu’avec Rivière, l’œuvre soit, enfin, reconnue à peu près pour ce qu’elle nous est devenue. Soulignons l’adverbe, car il porte en germe un leurre, dont cette approche comme instinctive de la réception est justiciable, et que j’appellerai ici le leurre de la pertinence. Il consiste à évaluer, implicitement ou explicitement, armé d’exemples soigneusement choisis, la justesse des discours de la réception à l’aune d’une axiologie et d’un savoir universitaire partagés sur l’auteur reçus. En l’occurrence, il s’agirait de louer les progrès de Segalen par rapport à la plupart des prédécesseurs qui ont nourri le rimbaldisme symboliste7, tout en pointant les limites d’une interprétation réticente et solipsiste ; de voir d’autre part en Ghéon l’artisan lucide d’un changement des lignes de l’histoire de la poésie moderne, confondant, toutefois, certains motifs cosmiques majeurs de l’œuvre avec un art poétique aperçu en négatif (« lave » du « fond des volcans » de « Barbare » touchant aussi au « moment de l’étuve » de « Soir historique8 », « foudre » caractérisant métaphoriquement un art de l’ellipse étendu au recueil entier) ; d’évaluer dans quelle mesure ces discours critiques se mettent ou non au service de l’œuvre reçue, selon un rapport vertical. Une telle conception est tributaire au premier chef d’une axiologie des discours critiques (il s’agit de séparer le bon grain de l’ivraie, de construire un discours sur la réception qui aille dans le sens d’une validation de cette fin), et solidairement d’une téléologie (à l’approche de la réception est implicitement dévolu un rôle de vérification d’une histoire dont la fin, connue, régit exclusivement l’analyse).

4La seconde impasse que peut donner à voir ce parcours tripartite se situe dans le sillage de la précédente, dont elle se nourrit en profondeur et partage les limites ; elle procède également d’une téléologie et d’une axiologie qui jouent en sens inverse, et à une échelle supérieure : c’est ce que l’on pourrait appeler l’impasse constative de la référence – entendons par là, car le terme ne va pas de soi, l’ensemble des signes qui concourent à ériger un auteur et son œuvre en autorité, positive ou négative, en tout cas en pôle d’attraction critique, si l’on s’en tient à une réception critique circonscrite aux productions littéraires, comme je voudrais le faire dans cette étude. Cette fois, le raisonnement se veut plus surplombant (il situe des ensembles de discours plutôt qu’il n’évalue des discours singuliers), et s’attache à appréhender les discours de la réception en termes dialectiques d’annexions ou de repoussoirs, à y déceler une série de détournements, d’insuffisances plus ou moins coupables, ou à lui accorder, non sans magnanimité, des mérites partiels : l’histoire de la réception peut alors tendre à se confondre avec l’histoire des mythes d’auteurs9, c’est-à-dire avec l’histoire d’un processus d’occultation dont il s’agit, implicitement, de préserver, ou à tout le moins de distinguer l’approche interne des œuvres ; elle consiste à mettre au jour et à évaluer, de façon exclusive, selon une axiologie seconde, généralement négative, l’axiologie première que les discours critiques déploient sur des œuvres tenues pour points de mire, références détournées, sans considération de l’historicité des discours critiques, ni des liens scripturaux que ces discours peuvent entretenir avec les œuvres abordées ; sans tenir compte, en d’autres termes, de la part du travail créateur de la réception, du devenir des œuvres10. Une fois encore, la perspective est téléologique puisque l’histoire de la réception, linéaire, est orientée par une fin, et son baromètre est au besoin quantitatif (là où la profession de foi qui orientait le critère de pertinence était essentiellement qualitative) : exponentielle, la somme des mentions critiques d’une œuvre fournit l’un des témoignages majeurs (non le seul) d’une autorité, et l’histoire de la réception a charge de vérifier (plutôt qu’elle ne le mettrait au jour) un processus de classicisation entériné par une fin de l’histoire qui par définition nous est toujours déjà connue. En faisant des Illuminations le point de jonction entre la révolte Dada et la révolte rimbaldienne, Rivière désignerait dans cette perspective Rimbaud comme pôle de référence, à des fins dont il s’agirait de souligner qu’elles sont étrangères à l’art poétique bien compris du poème en prose rimbaldien, et ce sous deux rapports: d’une part, en tissant une filiation, il fait du poète, en quelque manière sorti de son œuvre (on en dirait plus encore à considérer Une saison en enfer), un pôle d’autorité esthétique ; d’autre part, sa démarche vérifie la courbe d’une réception en crescendo des Illuminations, qui s’est étoffée et ouverte depuis Segalen : la multiplication des discours critiques affermit cette autorité en même temps qu’elle assombrit l’horizon interprétatif de l’œuvre puisqu’elle nous détourne de son appréciation interne.

5Ces deux perspectives par défaut traduisent en réalité un impensé des études de réception : elles gouvernent des entreprises qui, au mieux, jugent la propagation d’annexions critiques implicitement ou explicitement condamnées, au lieu d’envisager le processus de formation et les emplois de ce en quoi je propose de voir des paradigmes critiques : pour l’heure, et à l’échelle de la réception critique d’une œuvre, ce syntagme voudrait désigner une catégorie mobile, historicisée, définissant un ensemble d’usages critiques des œuvres dans le champ d’une époque donnée, c’est-à-dire, non pas les modalités d’un réinvestissement scriptural des œuvres dans des domaines génériques divers, notamment critiques, fictionnels, poétiques, au cœur de ce que j’appelle une poétique de la réception, mais, de façon complémentaire, les modalités selon lesquelles l’allusion à une œuvre (en l’occurrence, les Illuminations), qu’elle assume une vocation historique, théorique, polémique ou même ornementale, plutôt qu’elle ne lui confère une aura (peu ou prou, une autorité), coïncide avec l’appropriation d’un cadre herméneutique universel, investi d’un ensemble de représentations ou d’imaginaires critiques dotés d’une efficacité immédiate. Le potentiel d’éclaircissement herméneutique des œuvres-sources par ces paradigmes importe donc moins que leur caractère directement opératoire dans un champ d’époque, définissant des dynamiques de configuration de l’histoire littéraire, participant activement à la sédimentation d’imaginaires qui sont a minima, s’agissant des productions critiques, la matière première d’une étude de la formation et de l’écriture d’idées originales de la littérature.

6 C’est à l’approche seulement de cette notion, dont on cernera ici quelques manifestations localisées, que voudrait contribuer le passage par une réception à dessein très parcellaire des Illuminations au début du xxe siècle, non pour éclairer un pan de l’histoire du rimbaldisme (le recueil serait alors à envisager au prisme d’un conditionnement critique surdéterminé, avant tout, par certaines sections d’Une saison en enfer et au premier chef, « Alchimie du verbe »), mais pour contribuer à doter la théorie des études de réception d’un outil souple, large, que l’on envisagera doublement à rebours des impasses brièvement esquissées : la réception des Illuminations offre en effet la possibilité d’apprécier un puissant phénomène de disjonction entre des usages critiques qui alimentent de façon privilégiée, à partir des années 1910, un scénario du « dégagement » des formes de la littérature moderne, et une postérité poétique pour le moins discrète de l’œuvre. Loin de constituer un terminus de la réflexion sur la réception du recueil, la mise au jour de cette disjonction doit permettre de dévoiler les ressorts paradoxaux d’une efficacité des discours mobilisant les Illuminations, qui semble inversement proportionnelle à la pertinence immédiate des rapprochements qu’ils effectuent ou des filiations qu’ils tissent. La réception des Illuminations rend sensible un déplacement, souhaitable, du centre de gravité des enjeux relatifs à l’approche de la réception d’une œuvre canonique, d’une focalisation réductrice sur l’objet reçu (une considération attentive de l’œuvre-source opposerait toujours un démenti plus ou moins appuyé aux discours qui l’annexent) à une focalisation sur les effets de ces discours dans le champ d’une époque donnée (en l’occurrence, les années 1910 et le début des années 1920).

Les Illuminations et l’histoire des formes : un paradigme centrifuge

7Il convient en premier lieu de préciser et de nuancer les orientations dont certains traits ont été esquissés, s’agissant de la référence constative et de la pertinence. Il y aurait peu de profit, naturellement, à promouvoir un relativisme qui voudrait niveler l’approche des textes de la réception au motif que l’examen exclusif de la pertinence des jugements critiques serait lui-même réducteur. Il s’agit tout au contraire de décaler d’un cran l’appréciation des discours critiques et d’y évaluer en premier lieu la genèse des maniements d’une allusion qui contribuent à former un paradigme, c’est-à-dire les conditions d’accession à un statut qui exige la réunion de certaines conditions : si, sous les plumes de Segalen, de Ghéon et de Rivière, les Illuminations sont dotées d’une autorité qui les érige indistinctement en référence, elles deviennent un paradigme seulement avec Ghéon, et en assument pleinement les prérogatives, pour en rester à ces exemples, avec Rivière – la contiguïté que j’ai ménagée entre les trois auteurs étant à dessein fallacieuse.

8La mise au jour de paradigmes critiques renverse à cet égard exactement la perspective ascensionnelle des approches linéaires de la réception, pour lesquelles la destinée des œuvres entérine un phénomène de coïncidence et d’ajustement progressifs des discours critiques avec un objet dépositaire d’une fin de l’histoire critique, c’est-à-dire de la somme d’interprétations progressant vers une justesse gagnée pas à pas, comme d’autres viennent à bout du hasard mot par mot. La distinction d’un paradigme et de ses usages appelle, à l’opposé, l’observation d’un phénomène de dissociation et d’autonomisation du discours critique et du recours aux œuvres : les Illuminations accèdent au statut de paradigme au moment où leur évocation n’embrasse plus, ou plus seulement, une ambition d’élucidation de l’œuvre ; au moment où la réception les place comme en excédent d’elles-mêmes. Elle invite donc à percevoir le domaine d’une extension du potentiel d’absorption d’enjeux très divers des œuvres, concomitante d’une émancipation des discours critiques par rapport à ces dernières, là où les histoires linéaires forgent des récits mus par des dynamiques de réduction d’un écart. L’appréciation de la pertinence des discours de la réception n’est donc pas vaine, si elle est mise, en priorité, au service d’une approche de ce phénomène de dissociation, c’est-à-dire de la genèse des paradigmes.

9 Ce qu’Étienne-Alain Hubert a appelé la querelle du poème en prose, opposant entre 1915 et 1917 (ou avec une vue extensive, 1919), Reverdy à Max Jacob, en procure une occasion. On sait quels griefs Max Jacob lance, dans sa « Préface de 1916 », contre le poème en prose rimbaldien, porte-étendard d’un « désordre romantique », « devanture du bijoutier », auxquels il oppose l’élaboration d’un « objet construit » :

Rimbaud a élargi le champ de la sensibilité et tous les auteurs lui doivent de la reconnaissance, mais les auteurs de poèmes en prose ne peuvent le prendre pour modèle, car le poème en prose pour exister doit se soumettre aux lois de tout art, qui sont le style ou volonté, et la situation ou émotion, et Rimbaud ne conduit qu’au désordre et à l’exaspération. […] On comprendra que je ne regarde pas comme poèmes en prose les cahiers d’impressions plus ou moins curieuses que publient de temps en temps les confrères qui ont de l’excédent. […] À ce propos, je mets en garde les auteurs de poèmes en prose contre les pierres précieuses trop brillantes qui tirent l’œil aux dépens de l’ensemble. Le poème est un objet construit et non la devanture d’un bijoutier. Rimbaud, c’est la devanture du bijoutier, ce n’est pas le bijou : le poème en prose est un bijou11.

10Éclatement, improvisation, « désordre » : Max Jacob, qui entend emporter la paternité du genre, fait des Illuminations un horizon négatif, un en deçà de la forme auquel il assigne un rôle de jalon ambivalent et encombrant dans l’histoire du poème en prose, que confirme la « Préface de 1906 », antidatée, en décrétant qu’« il n’y a rien de commun entre le poème en prose et les exaltations de Rimbaud12 ». Sans doute, derrière cette algarade, le poète du Cornet à dés a-t-il trouvé le cœur même de ce propos polémique dans le « solde de diamants sans contrôle13 ! » de « Solde », d’autant qu’avec « Légende du caissier boiteux », poème en prose de fiction biographique rimbaldienne, recueilli dans l’anthologie des Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel mort au couvent, il s’est intéressé, quelques années auparavant, à la figure légendaire d’un Rimbaud commerçant14. C’est le signe, ici discret, que la critique même du modèle rimbaldien peut se fonder pour partie sur le redéploiement d’images issues de l’œuvre du poète : il s’agit d’un premier indice d’autonomisation d’un discours foncièrement duplice, qui s’assimile un pan de l’œuvre (certes, ici, très réduit) au moment même où il en fait un repoussoir.

11On pourrait par ailleurs se faire fort de montrer ce qu’un pan de l’art poétique du Cornet à dés doit à certains stylèmes des Illuminations15, et pointer l’écart, pour le dire trop rapidement, entre le manifeste théorique et la pratique poétique. Mais c’est précisément cet écart qui signe la validité autonome d’un discours dont les présupposés (le « désordre » du poème en prose rimbaldien) et l’écho dans les débats d’une avant-garde poétique que l’on a cru, un temps, devoir rapprocher du cubisme, érigent les Illuminations en paradigme formel centrifuge, en réceptacle moderne d’une branche poétique de l’histoire de la prose, aux contours incertains. La réponse de Reverdy, qui confirme avec netteté l’éclosion du paradigme, va dans ce sens. Adressée dans Nord-Sud, le 15 mai 1917, elle entend mettre en avant une influence et même un privilège de paternité de la poétique rimbaldienne sur la poésie et sur la peinture modernes :

Mais, de notre époque, un précurseur fut Aloysius Bertrand avec : « Gaspard de la nuit », livre d’après lequel Baudelaire fit ses « Poèmes en prose ». On sait à quel point il réalisa un genre différent. Et si lui-même, dans sa préface, ne nous indiquait pas d’où il est parti, nous l’aurions toujours ignoré. Oscar Wilde écrivit aussi en prose des poèmes qui ne sont pas le meilleur de son œuvre pour ceux qui la jugent aujourd’hui complète. Enfin de nos jours tous les poètes ou presque font ou ont fait plus ou moins du poème en prose. Et cela dans tous les pays. Et il faut reconnaître que le précurseur de ce genre actuel, celui chez qui ont puisé tous ceux qui publient encore des poèmes en prose, c’est Arthur Rimbaud. Certains ont seulement ajouté à ce qu’il a apporté la technique des poèmes persans, chinois et japonais.
Il serait inadmissible de refuser à ce génie bizarre et incomplet la seule part qui lui revient. Celle d’avoir créé et encore plus pressenti un métier nouveau, une structure littéraire neuve qu’il n’a pas poussée plus loin que l’œuvre inachevée que tout le monde connaît16.

12Face à celui qui entend la récuser, l’influence rimbaldienne sur la poésie du tournant des xixe et xxe siècles est affirmée sur le ton de l’évidence. La mauvaise foi manifeste de Max Jacob dans cette polémique, la place que, d’instinct, nous accordons à Rimbaud dans notre lecture de l’histoire littéraire moderne, ont sans doute contribué à voir en Reverdy le détenteur d’une vérité de bon sens qui, à la considérer de près, peut cependant sembler fort contestable. Car s’il ne parle pas d’école Rimbaud, Reverdy voit dans les Illuminations l’œuvre d’un « précurseur », et invite implicitement son lecteur à ajouter foi à une histoire de la poésie moderne en voie d’intronisation dans un imaginaire collectif, alors même que l’influence des Illuminations, vers et prose, sur les expérimentations formelles de l’avant-garde symboliste, est des plus douteuses.

13On chercherait en effet à peu près en vain les traces matérielles des affirmations du poète de La Lucarne ovale : son jugement a surtout ceci d’instructif qu’il relève d’une impression nécessairement diffuse au moment où il est formulé puisqu’aucun phénomène d’ensemble précis, aucun courant cohérent dans la poésie des années 1880, 1890 et 1900 ne peut être rigoureusement cartographié et associé à un hypothétique style Illuminations. Reverdy, qui s’est lui-même lancé en littérature avec un beau recueil de Poèmes en prose dont le format seul est rimbaldien17, raisonne en fait par induction, à partir de l’exemple de Max Jacob qui, avec Fargue, fait partiellement exception à ce qu’il serait séduisant de désigner comme le mirage poétique des Illuminations. Celui-ci repose sur un paradoxe : la constitution d’un paradigme critique des Illuminations, soit le travail dynamique, collectif, d’élargissement et d’assouplissement d’un cadre herméneutique à partir d’un éventail d’allusions générales au recueil, de simples mentions, d’évocations diffuses concourant à la configuration d’une branche de l’histoire de la poésie moderne, au tissage de filiations impromptues, à la revendication de positions idiosyncrasiques aussi (c’est le cas de Max Jacob), n’est pas solidaire d’un effet significativement appréciable de l’art rimbaldien dans les expérimentations poétiques du début du siècle. La querelle du poème en prose est en ce sens moins à penser comme jalon de la réception rimbaldienne, que comme atelier et point de départ d’un imaginaire formel du poème en prose et d’un scénario de l’histoire de la forme dont les enjeux et les effets sont pour ainsi dire indépendants des questionnements internes sur la réception du poète.

14Que les Illuminations soient alors devenues un paradigme critique, la poursuite de la polémique par Breton, en 1920, dans « Gaspard de la nuit, par Louis Bertrand » (article repris en 1924 dans Les Pas perdus), le dit bien :

La charmante distinction que l’auteur du Cornet à dés nous impose entre le poème de Rimbaud et le sien me semble fondée. Toutefois, qu’il me laisse me prononcer avec Rimbaud pour le démembrement. Mon cher Max, l’enfer de l’art est pavé d’intentions semblables aux vôtres. Par contre, les Illuminations n’ont rien à voir avec le système métrique, et c’est à elles qu’il a été donné d’entrer en communication avec notre moi le plus intime, à elles qu’il appartient de faire goûter les délices de cette « Chasse spirituelle » qui n’est pas seulement pour nous un manuscrit perdu18.

15Breton déplace ici la question de la paternité du genre vers des enjeux générationnels (le « nous » rassemble d’autorité la génération surréaliste en gestation) d’appropriation du champ et de promotion d’un récit du « dégagement » des formes19, qui sera par la suite alimenté et réaffirmé sans relâche, l’histoire de la poésie moderne progressant vers le « point sublime » d’une écriture automatique rétive aux catégorisations formelles. Dans le cadre d’une réflexion sur la formation et la sédimentation des paradigmes, il s’agit surtout d’observer la pleine autonomisation du discours critique (et polémique) par rapport à son objet : on voit ici combien la pertinence de cette affirmation selon laquelle les Illuminations n’ont rien à voir avec un « système métrique » qui désigne certes les vers de 1872 alors rattachés au recueil, mais plus encore le « bijou » de Max Jacob, soit la littérature réprouvée des « courses d’obstacles20 », importe peu ; brandi sur le ton du manifeste, le paradigme a surtout la vertu de contemporanéiser une nébuleuse de représentations de l’art rimbaldien, dans un geste de reconnaissance souverain. En 1920, la genèse du paradigme est achevée, et celui-ci est pleinement opératoire en vertu (et non en dépit) de son caractère foncièrement centrifuge : sur un plan formel, les Illuminations accueillent dans leur champ d’attraction tout ce qui semble relever de l’inachèvement, du « démembrement », d’un en deçà ou d’un au-delà de la forme, voire d’une récusation de la forme (chez Breton), traduisant un flottement de la perception générique du poème en prose rimbaldien21 durable dans l’histoire de la réception, et qui procède pour l’essentiel d’un glissement thématique22 ; sur un plan historique, le paradigme se distingue par son élasticité temporelle (solidaire d’une élasticité notionnelle), puisqu’il est doté d’un pouvoir de configuration de l’histoire des formes en même temps que d’un pouvoir d’ajustement aux questionnements les plus contemporains.

Les Illuminations, sésame critique : la sédimentation d’un imaginaire de l’histoire des formes poétiques

16En complément de cet éclairage sur la genèse du paradigme critique Illuminations, il faut s’interroger sur ce qui lui confère, simultanément, sa puissance de modelage historique et sa capacité à endosser une fonction de catalyseur des débats les plus immédiats. Plutôt que de dresser une typologie trop rigide de ces usages, il me paraît de ce point de vue plus instructif de mettre à nu la disjonction entre le paradigme et les enjeux internes du recueil, qui, loin de jeter le discrédit sur ses manifestations, signe au contraire le caractère opératoire de ce qui prend les dimensions, dans les années 1920, d’un véritable sésame. L’examen des ressorts d’un emploi pour le moins étendu, sous des plumes aussi éloignées que celles de Thibaudet et de Larbaud, voudrait approfondir la compréhension de cette disjonction et aider à mettre en lumière un phénomène plus large de non-coïncidence, voire de discordance, entre historiographie des formes et pratiques poétiques.

17Avec Thibaudet qui, en 1922, propose dans « Mallarmé et Rimbaud », une autre version de la fable critique entrevue chez Reverdy, c’est la sédimentation d’un imaginaire de l’histoire des formes, avec tout ce qu’il peut sembler comporter d’arbitraire (mais le déplorer reviendrait à buter contre l’écueil axiologique de la pertinence), qui s’offre à l’analyse. Abordant en premier lieu Mallarmé, Thibaudet commence par distinguer les notions d’« influence » et d’« imitation », écartant fermement la seconde dans le constat « qu’on ne l’imite plus, et que, durant le bref laps de temps où ils sévirent, ses imitateurs furent parfaitement ridicules23. » L’allusion est claire à ce que l’on a appelé, durant la première décennie du xxe siècle, le néo-symbolisme, défendu dans des revues comme Vers et Prose, dirigée par Paul Fort, qui, à partir de mars 1905, date du premier numéro, « entreprend de réunir à nouveau le groupe héroïque des poètes et des écrivains de prose qui rénovèrent le fond et la forme des lettres françaises, suscitant le goût de la haute littérature et du lyrisme longtemps abandonné24 », et surtout La Phalange, dirigée par Jean Royère, dont le premier numéro paraît le 15 juillet 1906. Michel Décaudin a montré comment cette dernière était très vite devenue le bastion d’un « néo-mallarmisme » théorique, défendu entre autres par Maurice de Noisay dans une « Protestation pour Mallarmé25 » et plus encore par Francis Vielé-Griffin dans « La Discipline mallarméenne26 », mais aussi poétique, Royère faisant paraître aux Éditions de la Phalange, en 1907, Sœur de Narcisse nue, dont la préface se réclame explicitement de l’art du poète d’Hérodiade27. Breton, dont les premiers vers, frappés d’un métal indiscutablement mallarméen (« Rieuse et si peut-être imprudemment laurée / De jeunesse qu’un faune accouru l’aurait ceinte ») ont été publiés dans La Phalange en 191428, s’engage à ses débuts dans cette voie, que tourne malicieusement en dérision l’Aragon d’Anicet29.

18En dépit du parallèle dressé dès le début des années 1920 entre les deux poètes, la quête d’un « néo-rimbaldisme » sur le modèle de cette vogue néo-mallarmiste, même passager, serait infructueuse. Thibaudet n’insiste pas sur ce point, préférant souligner que dans un cas comme dans l’autre, l’« influence » des deux poètes se concentre essentiellement dans leur « destinée30 », c’est-à-dire, s’agissant de Rimbaud, dans une trajectoire tout à la fois poétique et existentielle. De façon très éloquente, pourtant, en dépit de préventions sur les questions d’« influence poétique », ainsi que de nuances suggestives entourant, pour les poètes du dernier quart du xixe siècle, la notion problématique d’« imitation », sa réflexion s’emploie à désigner des héritiers directs de la poétique rimbaldienne du poème en prose (plutôt qu’à en reconnaître):

Ces poèmes de Rimbaud, que la génération symboliste savait par cœur, on les oublie à peu près aujourd’hui. En revanche, il semble qu’on lise avec ferveur et profit les Illuminations et Une saison en enfer. Le livre avait d’ailleurs, je crois, inspiré Jarry. Il me souvient de promenades avec lui, où des spectacles de la rue étaient référés subtilement à tel passage des Illuminations. Et ce courant est sensible dans son œuvre (trop oubliée au profit du seul Ubu), des Minutes de sable mémorial à Messaline31.

19Une telle remarque relève d’une projection des goûts de l’auteur sur des orientations poétiques que l’on se trouve bien en peine, à la lecture des Minutes de sable mémorial, de rattacher aux Illuminations. D’une manière générale, la quête d’une postérité poétique du poème en prose rimbaldien exigerait a minima des entreprises de confrontation entre des suggestions critiques comme celle de Thibaudet et les textes proposés, qui feront seulement ici appel à des qualités d’appréciation assez intuitives. Deux passages des Minutes de sable mémorial, recueil composite, tissé de poèmes en prose, de poèmes en vers et de scènes théâtrales, pourraient suffire à éloigner la proposition du critique. « L’incube », poème en prose, est la troisième pièce des « Lieds funèbres », section d’ouverture du recueil dont le titre partage manifestement le goût symboliste des mythologies nordiques :

Vogue dans la coupe aux flots d’huile rose, sombre dans la coupe aux flots d’huile fauve, frémis dans la coupe aux flots de nuit noire, veilleuse, et deviens la lampe d’un mort ! Les Anges qui veillent éclairés d’étoiles remportent leurs lampes.
Il dort, et son corps, son corps d’émail aux veines bleu de Sèvres, repose très calme dans le grand lit sombre. Vogue dans la coupe aux flots d’huile rose, veilleuse, et répands ta lumière douce, lueur de parfum, sur l’enfant qui dort32.

20Le deuxième passage que Thibaudet aurait pu convoquer à l’appui de son propos se situe à la fin du recueil ; il s’agit de la deuxième pièce des « Paralipomènes » :

Ne dressez pas vers le ciel noir la flamme de vos cheveux d’effroi quand le hibou tout seul et roi de ses lèvres de fer fait voir le rouge de ses tintamarres ; quand les hiboux dans leurs simarres, aux yeux d’espoir, aux yeux menteurs, dans leurs simarres chamarrées, soulevant leurs ailes d’emphase, dardent leurs yeux de chrysoprase vers le ciel noir33.

21L’abondance verbale et la douce litanie rythmique du premier poème, le lexique du second, presque tout à fait étranger aux Illuminations, détournent immédiatement l’attention d’un lecteur familier du poème en prose rimbaldien. Le parcours du recueil dément tout aussi formellement la reconnaissance d’une filiation poétique, et l’on sera enclin à déceler ici un effet typique d’un mirage poétique des Illuminations, dont la descendance procède le plus souvent, dans les discours critiques du premier xxsiècle, d’une forme d’impressionnisme, d’une intuition de familiarité qui œuvre en réalité à rapprocher des textes très différents, à la double enseigne d’un hermétisme proverbial et d’un malaise devant la diversité formelle du poème en prose. Le jugement procède également par analogie : Thibaudet, qui veut faire des Illuminations « le livre de la route », « la littérature décentrée, exaspérée par l’optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau34 », ne choisit pas au hasard son anecdote urbaine sur Jarry, qui met en avant une inspiration poétique de la promenade ; l’interprétation de la poétique rimbaldienne, exclusivement tributaire du repérage d’un réseau thématique de la marche dans le recueil (« Enfance ii », « Enfance iv », « Vagabonds » ou encore « Soir historique » contribuent à des titres très divers à le former35) qui prend le pas sur une appréhension globale dont Rivière était plus proche dans son étude de l’été 1914, surdétermine ainsi la désignation d’une filiation poétique.

22Il en va de même lorsque Thibaudet affirme que le Claudel de Connaissance de l’Est et que Luc Durtain36 sont les détenteurs d’une « postérité » des Illuminations :

Les Illuminations ont eu une postérité. J’ai nommé tout à l’heure Jarry. Mais Connaissance de l’Est relève directement de Rimbaud, et, aussi, bien des passages de M. Luc Durtain. Rimbaud aura laissé dans la littérature, au même titre que des poètes plus grands que lui, une manière originale de sentir la nature37.

23Alors qu’il s’attache à cerner la nature du rayonnement de Mallarmé et de Rimbaud, Thibaudet invalide en partie sa propre hypothèse, en cédant ici sans réserve à la tentation généalogique qui voudrait réunir, de manière gratuite pour Durtain, et sur la foi des écrits critiques et des confessions de Claudel, des écrivains très éloignés du poème en prose rimbaldien38. Une telle ligne de fracture apporte un témoignage sur le rôle conjuratoire que commencent à endosser massivement les Illuminations dans le discours critique de l’après-guerre. Face à l’éclatement, voire au fourmillement des courants poétiques du début du siècle39, se fait jour un besoin défensif de rationalisation de l’histoire de la poésie moderne qui ne rend pas compte des pratiques effectives des décennies qui précèdent l’article de Thibaudet. Il a cependant la vertu d’opérer un tri, de distinguer les figures majeures de cette poésie récente (Valéry, Claudel, Jarry), tout en enregistrant un état contemporain du rayonnement de ceux qui sont alors sacrés illustres aînés. On aura souligné la contradiction partielle qui sous-tend le propos de l’article pour rendre sensible un aspect essentiel de l’étude des paradigmes critiques : l’éloignement du point d’ancrage (en l’occurrence, la poétique des Illuminations), la contestation à laquelle le discours peut donner prise sont des objets de réflexion secondaires dans l’approche de la réception d’une œuvre, et en dernier ressort leur pertinence même est douteuse ; leur mise en lumière est un préambule nécessaire, mais non suffisant, à l’appréhension des paradigmes critiques. C’est ce que confirmerait l’exemple, à première vue bien différent, d’un Valery Larbaud.

24Lecteur méconnu de Rimbaud, celui-ci donne en effet un bon aperçu d’un réflexe d’assimilation de l’art de poètes novateurs à un art rimbaldien aux contours flous, dès les années 1910. Une digression du Journal, en date du 17 décembre 1918, à partir de la traduction d’Ivanohé par Defauconpret, atteste clairement la connaissance intime que Larbaud pouvait avoir de l’œuvre entière :

Et pourtant, je pense parfois aux descriptions de Rimbaud ; une notation courte comme celle-ci : « Les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. » Ça, ça vaut tous les châteaux en carton-pâte « au milieu de forêts verdoyantes » de Scott. « Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon » !! « Quand plusieurs vents plongent » Quel traducteur Rimbaud aurait été40 !

25Après l’exemple d’ « Ornières », les citations de « Mystique » d’une part, et de La Rivière de Cassis d’autre part, ont un rôle de relance digressive, avant une conclusion marquée par les préoccupations personnelles de l’auteur de Sous l’invocation de saint Jérôme (1944). Cette pénétration profonde du corpus rimbaldien va pourtant de pair avec des considérations beaucoup plus générales, qui ne sauraient toutefois passer pour l’expression d’une connaissance flottante de l’œuvre. Une lettre adressée à Gide le 25 janvier 1921 permet de cerner ce que j’ai appelé le mirage des Illuminations. Évoquant Trivia, de Logan Pearsall Smith, Larbaud parle de « très courts essais, des notations d’impression, comme les Greguerías de Ramón Gómez de la Serna », ajoutant cette parenthèse éloquente : « (Au fond, je crois que tout ça procède de Charles Lamb, à travers les Goncourt, et sous l’influence indirecte des Illuminations41). » Convoquées ici à l’impromptu, les Illuminations deviennent bien au xxe siècle un sésame critique permettant de caractériser, avant tout, ce qui n’a pas de forme attestée par une tradition, ce qui, de concert, met en défaut la perception générique des lecteurs. En l’occurrence, Logan Pearsall Smith a développé dans Trivia42 une forme qui n’est pas poétique, mais qui est brève et surtout aphoristique (ce qui permet de comprendre la mention des Greguerías de Ramón Gómez de la Serna) ; c’est exclusivement ce caractère, dans ce qu’il peut avoir de nébuleux, qui motive le rapprochement larbaldien.

26Ce sésame critique tient ainsi d’un phénomène d’aimantation du nouveau, d’un réflexe défensif – comme chez Thibaudet – devant la nature de plus en plus centrifuge des formes poétiques modernes, qui est exactement symétrique du réflexe défensif qu’un Fénéon avait développé face à la nouveauté, violente, des « chiffons volants43 » qu’il avait eus entre les mains en 1886. Le poème en prose rimbaldien, longtemps perçu comme une forme sans forme, comme un « art tout d’instinct, sans système logique, sans système rhythmique, hors de la prose, hors des vers », pour reprendre un développement éloquent du compte rendu d’Henri Ghéon44, ou comme la forme « anarchique » du poème en prose, selon le cliché perpétué par Suzanne Bernard45, est le réceptacle critique de ce qui paraît surgi sui generis, avec pour caractéristique formelle la brièveté, mais aussi ce que Saint-John Perse appelle l’art « de l’ellipse et du bond46 », et pour signature logique un hermétisme plus ou moins accentué. C’est au prix de cette caractérisation, qui rend compte de ce que représente le poème en prose rimbaldien (et son pendant métrique en trompe-l’œil) dans l’imaginaire critique du premier xxe siècle, que les Illuminations accèdent au statut de paradigme.

27Dans la septième livraison de Littérature, en septembre 1919, Larbaud envisage Rimbaud selon des modalités proches, au cœur de son étude sur Ramón Gómez de la Serna. Le passage éclaire bien la logique qui préside à un rapprochement concerté, et dont les ressorts sont explicités :

Seul, peut-être, le lecteur qui a étudié Rimbaud, qui l’a compris, comprendra et goûtera pleinement les « criailleries » et l’œuvre de Ramón Gómez de la Serna. Cela ne veut pas dire que le poète espagnol soit devenu, en se libérant des influences de son éducation littéraire, un disciple de Rimbaud. Peut-être ignore-t-il le nom de Rimbaud. Mais c’est que Rimbaud a, le premier, introduit dans la littérature cette énergie intuitive affranchie du Tout-Fait ; et a fait dans la poésie, cette large place à la surprise des phénomènes les plus intimes de la vie psychique. Rimbaud a joué, dans l’évolution de la littérature, un rôle analogue à celui qu’a joué Monteverdi dans l’évolution de la musique, lorsque, le premier, il a osé attaquer les dissonances sans préparation47.

28Le cadre de la revue de Breton, Aragon et Soupault joue évidemment un rôle important dans cet éloge de Rimbaud. Mais Larbaud égrène surtout deux caractéristiques formelles – « énergie intuitive affranchie du Tout-Fait », « surprise des phénomènes les plus intimes de la vie psychique » qui empruntent tout ensemble à la section des « hallucinations » d’« Alchimie du verbe » et à un poème comme « Veillées ii » (« La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d’accidences géologiques48 ») – dont la généralité autorise tous les rapprochements, et qui tiennent du stéréotype critique ouvertement assumé. À ce titre, dans de tels développements, les Illuminations (auxquelles, implicitement, Larbaud se réfère) tiennent avant tout d’une catégorie critique, simple, d’autant plus opératoire qu’elle se montre peu soucieuse de sa correspondance effective avec la manière rimbaldienne, et qui puise ses concepts-clefs dans un arsenal thématique de l’œuvre, arbitrairement délimité.

29Un dernier rapprochement, effectué cette fois entre Cocteau et Rimbaud, doit achever de convaincre que dans ce type de protocoles critiques, l’analogie avec les Illuminations, vers et prose, devient avant tout un baromètre de l’innovation technique, expression d’une conjuration de l’éclatement des formes poétiques depuis la fin du xixe siècle. Larbaud commence ainsi par constater que Cocteau s’exprime « dans le vers libre du symbolisme et dans le style elliptique de Rimbaud », avant d’affirmer que dans Le Cap de Bonne-Espérance, publié en 1919, « on sent l’élève de Rimbaud et […] l’on trouve les artifices typographiques alors à la mode et qui venaient de la disposition typographique de Mallarmé dans Un coup de dés49 ». Le lecteur qui aurait aujourd’hui la curiosité de s’aventurer dans le recueil de Cocteau pourrait se montrer dubitatif devant l’analogie ; un bref extrait suffira à le confirmer :

Tentative d’évasion
   

Où le poète cherche à
s’évader de la terre.

Toi géolâtre
cultive défriche économise épouse
copule

et lourd
et lourd ton pied

foule ton lot patrimoine

ta semelle de plomb
antipode […]

prisonnier de ta présence
le sol stratifié t’aspire
fils de la terre
et retenu ombilical50

30Rien, dans Le Cap de Bonne-Espérance ne peut être de près ou de loin apparenté à l’art rimbaldien de 1872, auquel Larbaud l’assimile : l’œuvre de Cocteau capte l’air du temps d’une poésie moderniste particulièrement attentive à la mise en page des poèmes, à la distribution des blancs surtout dont Reverdy donne l’expression la plus aboutie51, et que pouvait notamment accueillir une revue comme SIC, dirigée par Pierre Albert-Birot52. En appliquant le sésame critique à un texte qui, formellement, relève de l’épigone moderniste en décalage manifeste avec la manière rimbaldienne, Larbaud montre aussi le dessous de cartes de l’appel impromptu à la poétique des « Vers nouveaux et chansons » de l’édition de 1912 : le paradigme Illuminations fait office de champ d’attraction agrégeant un ensemble d’expérimentations encore confusément perçues – en l’occurrence un privilège accordé à l’ellipse et à la disposition du vers ; le nom du poète permet également d’inscrire ces expérimentations dans une durée qui tient lieu de fil historique entre le xixe et le xxe siècle. Ce dernier point rapproche les pratiques de Thibaudet et de Larbaud, qui élèvent une poétique rimbaldienne ramenée à quelques traits généraux au statut de catalyseur à rebours de l’éclatement formel des recherches des années 1910 et 1920. Dans le même temps, ces jugements jettent une lumière crue sur une lacune poétique du rimbaldisme, puisqu’ils arriment les considérations sur la manière rimbaldienne exclusivement au discours critique, et attestent dans le même mouvement, sur le mode du paradoxe, l’absence de son art.

***

31La genèse d’un paradigme Illuminations permet de comprendre, de façon spécifique, qu’à partir des années 1910, l’appréciation de la poétique rimbaldienne ne vise pas, précisément, l’art du poète tel que nous pouvons l’envisager au moyen d’explorations internes indispensables, et qui préviennent tout risque d’essentialisation des Illuminations53, mais définit une catégorie plus vaste et plus souple, quelque chose comme le synonyme d’une modernité formelle foncièrement centrifuge, et assez indistinctement perçue. De ce paradigme, dont il revient à l’analyse de cerner la puissance d’absorption, considérable, la malléabilité herméneutique, les effets historiographiques, il est possible de retenir un enjeu propre à nourrir l’histoire de la réception rimbaldienne : son affirmation et sa diffusion révèlent paradoxalement, dans la chambre noire de l’histoire des formes, sinon une lacune poétique, du moins une réelle difficulté à percevoir les contours d’une hypothétique postérité poétique ou de ce qu’avec Gérard Dessons l’on appellerait une « manière continuée54 ». Ce serait l’objet d’une autre étude. L’autonomisation du paradigme, c’est-à-dire son affirmation en acte dans un ensemble de discours critiques qui le forgent en tant que paradigme, appelle en tout état de cause un dédoublement des niveaux de lecture de la réception du recueil, qui soit sensible à ce phénomène de dissociation critique et poétique.

32Au-delà de ces questionnements qui peuvent aiguiser la perception du rimbaldisme, la reconnaissance de paradigmes critiques, l’étude de leurs anamorphoses, de concert avec un examen des réinvestissements scripturaux des œuvres, sont propres à élargir des horizons trop souvent confinés (au moins pour ce qui concerne la réception des grandes figures de la modernité poétique) au face à face (X lecteur d’Y, suivant une formule consacrée) ou obstrués par les critères de pertinence ou d’autorité d’une référence. S’agissant de la réception critique, dont il aura été exclusivement question, la saisie des paradigmes en passe par la compréhension d’un phénomène d’émancipation en vertu duquel l’allusion à une œuvre concourt à la définition d’un cadre herméneutique, témoigne d’un pouvoir d’intégration de questionnements historiques larges, débordant les œuvres-mères, accompagne la promotion, aussi, d’imaginaires et de réseaux de représentations critiques. En cela, l’approche d’une telle notion voudrait contribuer à mettre au jour un régime de complémentarité et de circulation alimentant une vie ouverte des œuvres, qu’augmentent des dynamiques de réception : il est plus instructif d’en suivre la formation, le processus de consolidation, les inflexions, que de comparer les contenus de matériaux dont je serais tenté de dire qu’ils sont quelque chose comme « la devanture du bijoutier », et non pas « le bijou ».