Colloques en ligne

Delphine Gleizes

Images du futur, image au futur. L’expression du conjectural dans la presse de vulgarisation, du Musée des familles à Je sais tout

1S’interroger sur les liens qui unissent presse et iconicité sous l’angle de la temporalité fait le plus souvent émerger l’idée d’actualité, en ce que l’image participe à la figuration du temps présent propre à la sphère médiatique1. En restreignant l’enquête – ce qui sera l’objet de la présente réflexion – à la presse dédiée à l’instruction ou à la vulgarisation scientifique, on constate que l’image intervient de même dans l’inventaire présent du monde et des savoirs, dans le répertoire contemporain des découvertes. Elle permet de construire une connaissance, atteste une réalité, la rend tangible, voire expérimentable. Cependant, il serait inexact et incomplet d’en rester à ce constat. La presse de vulgarisation fait bien souvent exister un autre rapport au temps lorsque l’image s’attache au passé : très fréquemment, dans les colonnes de ces périodiques, les savoirs se trouvent ressaisis par une entreprise rétrospective relevant de l’histoire des sciences. L’image permet ainsi de poser des jalons, des signaux visuels dans la galerie des connaissances humaines appréhendées de façon diachronique. Plus rares, au rebours, sont les liens que l’image médiatique entretient avec le futur. Comment, dans cette presse dévolue à la vulgarisation scientifique, l’image contribue-t-elle à formuler ce qui est de l’ordre du conjectural, de l’hypothétique, lors même que la question de l’avenir entre en résonance avec une conception progressiste des sciences ? Comment l’image entre-t-elle encore dans la constitution, pour le lecteur de l’époque, d’un horizon anticipatoire ?

2En explorant le corpus sur un empan chronologique volontairement large, l’objectif sera de s’interroger sur les transformations du rapport au temps qui se manifestent dans la presse de vulgarisation, depuis le Musée des familles, qui sera le premier terme de l’enquête, jusqu’à Je sais tout qui en sera le point d’aboutissement. Il s’agira dès lors de vérifier deux hypothèses conjointes. La première serait que les modalités d’expression de l’avenir évoluent dans la presse à mesure que l’image prend le pas sur le texte dans l’économie générale des périodiques de vulgarisation. Dans les années 1840-1860, le texte – par la fiction notamment – porte l’expression du conjectural tandis que l’image a tendance au contraire à ancrer la diffusion des savoirs dans l’observation de la réalité. À l’inverse, dans les vingt dernières années du siècle et plus encore à la Belle Époque, c’est l’image, qui, travaillée en contexte médiatique par des mécanismes de montage, de décadrage et de déterritorialisation ouvre sur un imaginaire de l’avenir. La seconde hypothèse serait que ce n’est pas seulement l’équilibre entre texte et image qui se modifie sur la période, ou plus exactement que la modification de ce dernier est le symptôme de la mobilité des rapports entre passé, présent et avenir. Autrement dit, pour le formuler avec François Hartog2, ce que l’examen du fonctionnement de l’image dans la presse de vulgarisation rendrait ainsi visible, c’est la transformation du régime d’historicité, depuis une configuration dans laquelle le présent est expliqué à l’aune d’un passé qui lui sert de modèle et permet d’en comprendre les évolutions à une configuration marquée par l’assomption de l’avenir, envisagé tout à la fois et contradictoirement comme promesse d’un progrès et comme menace d’une dystopie3.

I. Mettre le futur en perspective (1830-1870) : autour du Musée des familles

3La première période envisagée, marquée par la mise en place de périodiques généralistes comme le Musée des familles4 ou bien encore le Magasin pittoresque5 apparaît comme peu sensible à l’expression d’une temporalité conjecturale. Ces périodiques se révèlent à l’inverse dominés par des modèles d’analyse historique à caractère rétrospectif : histoire naturelle et histoire de l’humanité mêlées. Dès lors, le futur, lorsqu’il se trouve pris en compte – ce qui n’est pas très souvent le cas – y apparaît prioritairement comme le produit d’une histoire. L’hypothétique, l’incertain, d’ordinaire associés à la prise en considération de l’avenir s’y trouvent essentiellement formulés par le biais de stratégies textuelles de mise en récit fictionnelles. De manière générale, le futur est considéré comme la résultante d’un temps passé ou présent. Son évocation s’opère par des tableaux historiques successifs et qui, mis en perspective produisent une sorte d’« effet galerie ». En outre, lorsque le conjectural semble déjouer ces règles de causalité évidente, il trouve alors à se formuler par des fictions qui empruntent aux registres du fantastique ou du merveilleux.

Produire un « effet galerie »

4Dans le premier cas de figure, la formulation d’un futur par l’image s’opère de manière séquentielle : le futur est envisagé comme le terme d’une évolution ressaisie dans une vaste perspective temporelle qui débute le plus souvent avec les origines de la terre et s’achève, soit avec le temps présent, soit avec un temps postérieur et conjectural.

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Fig. 1 Pierre Boitard, « Paris avant les hommes », Musée des familles, juin 1836.

5Ainsi procède Pierre Boitard dans son article « Paris avant les hommes »6 (fig. 1). Cette fiction documentaire titrée également « Étude d’histoire naturelle » entend donner un aperçu des différentes périodes qui séparent le Paris contemporain de la nuit des temps. Elle tourne résolument le dos à l’approche prospective en affirmant :

Les ignorants et les sots veulent lire dans l’avenir et trouvent aisément des gens qui, moyennant finances, leur expliquent clairement ce qu’ils veulent savoir ; les gens instruits cherchent à rapetasser les lambeaux épars du passé, à les coudre ensemble pour en former un tableau utile au présent7.

6C’est dire assez la perspective adoptée, qui considère le temps présent comme la résultante d’un passé qu’il s’agit de déchiffrer, et le futur comme le prolongement du temps présent.

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Fig. 2 Auguste Bertsch, « La transformation future de la Terre. Études familières de géologie », Musée des familles, 1867-1868.

7Dans une autre série intitulée « La transformation future de la Terre. Études familières de géologie », Auguste Bertsch8 envisage quant à lui les ultimes mouvements géologiques de la planète, des origines jusqu’aux projections possibles au-delà de la période contemporaine. La dernière illustration de la série, d’ailleurs (fig. 2) donne à voir la terre avec une configuration des continents en devenir et sa légende « La Terre en l’an… » avec ses points de suspension, souligne le caractère lointain de ce futur qui fait écho au dernier paragraphe fictionnalisé de l’article de Bertsch : « J’avais beau me dire que, si tout cela était bien réel, ni nous, ni les enfants de nos enfants, ni bien des générations encore après eux, ne seront les témoins de ces affreux événements : une tristesse profonde m’envahissait »9. Ainsi se trouve ébauchée la vision dystopique d’un futur cataclysmique, dans lequel les territoires habités par les êtres humains seront engloutis par les eaux. Pour autant, cet avenir inquiétant est donné comme le développement programmé d’un modèle hérité du passé : l’observation des temps géologiques anciens permet de formuler l’hypothèse des configurations océaniques futures.

8Ces mises en perspective, qui créent un effet de série pour en faire exister le terme ultime et encore conjectural, s’avèrent, dans les périodiques considérés, somme toute assez circonscrites mais elles consonnent avec des événements contemporains. D’une part, sur le terrain de l’histoire des sciences, les périodiques accordent une place grandissante aux théories évolutionnistes. Il y est fait écho notamment dans le Musée des familles, au demeurant journal catholique, à travers plusieurs articles des années 1865-186710. D’autre part, cet « effet galerie », principe d’exposition qui pourra culminer avec la construction de la Grande Galerie du Muséum d’histoire naturelle en 1889, connaît également une fortune éditoriale en librairie. On voit se multiplier des titres qui reposent sur ce principe à partir des années 1860 et plus fortement encore dans les années 1880. C’est le cas par exemple de L’Homme depuis 5000 ans de Samuel-Henri Berthoud11, lui-même rédacteur en chef au Musée des familles, de Dans mille ans, d’Émile Calvet12, ou bien encore de Paris depuis ses origines jusqu’en l’an 3000 de Léo Claretie13, faisant se succéder des gravures hors texte, qui, telle une galerie de tableaux, évoquent un panorama de l’humanité depuis les temps préhistoriques jusqu’à un Paris futuriste. L’un des illustrateurs de ce dernier volume, Albert Robida, s’avère être d’ailleurs un spécialiste de ces mises en perspective temporelles. Il en offre de plaisantes déclinaisons dans sa revue, La Caricature, en 1884 avec l’« Histoire d’une ville vue à travers les âges »14 (fig. 3). Chez Robida, qui fut l’auteur et l’illustrateur de plusieurs romans d’anticipation, les rêveries conjecturales ne sont jamais totalement séparées de la prise en compte du passé : rappelons la publication, en 1895, de Paris de siècle en siècle15 et la réalisation, pour l’Exposition universelle de 1900 de l’attraction du Vieux Paris qui reconstituait grandeur nature un quartier de la capitale ressaisi de manière diachronique16.

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Fig. 3 Albert Robida, « Histoire d’une ville vue à travers les âges », La Caricature, 12 avril 1884.

9Outre cet « effet galerie » qui obéit à une conception du futur comme résultante du passé, le temps conjectural trouve à se formuler via des dispositifs qui reposent notamment sur des effets de discordance maximale entre le texte et l’image et qui mobilisent les registres du merveilleux et du fantastique.

Dérouter les genres

10La représentation d’un monde futur confine alors à l’évocation d’un monde possible. Nombreux sont en effet les articles, par exemple dans le Musée des familles, qui sont imprégnés de merveilleux scientifique, conçu dans cette revue catholique, tout à la fois comme une célébration des mystères de la Création et comme un biais agréable et attractif pour introduire à des considérations scientifiques. Tandis que l’image tend tout au contraire à ancrer la représentation dans un univers référentiel, scientifique et naturaliste, conforme à la ligne éditoriale de la revue, c’est principalement le texte qui véhicule cette dimension conjecturale, en réinvestissant des modèles narratifs particulièrement éprouvés. Dans les articles du Musée des familles qui viennent d’être évoqués, le ressort du récit onirique est par exemple privilégié. Le narrateur du « Paris avant les hommes » s’endort auprès du feu et reçoit la visite en songe d’un avatar d’Asmodée, le Diable boiteux17 dont les pouvoirs surnaturels lui permettent d’envisager rétrospectivement tous les tableaux d’un passé englouti. Un autre texte, de Nodier, datant de 1833-34 et intitulé « Marie-Sibylle Merian ou le peuple inconnu »18 joue quant à lui sur les attentes du conte féerique pour enfant. Le récit campe un jeune garçon qui s’ennuie et à qui sa tante adoptive promet de faire découvrir « un peuple inconnu » qu’elle décrit dans des termes qui sont ceux du merveilleux scientifique : peuple supérieur naissant tout « vêtu » dans des « accoutrements » « brillants et polis comme l’armure des chevaliers ». Ces êtres se livrent à une guerre fabuleuse et disposent d’armes que « l’homme ne connaît pas ». « Ils s’organisent en flottille vivante ; car ils ont avec eux, dans leur bagage portatif, des nacelles légères, des petits bâtiments de cours rapides comme le regard, des esquifs carénés comme des vaisseaux de haut-bord qui triomphent des courants à force de rames. […] ». Dotés d’un « glaive inflexible que la nature a fixé sur leur poitrine », ils ont également des « yeux » surpuissants « à l’abri de tous les accidents extérieurs » « ordinairement taillé à facettes » qui perçoivent « les objets par une incroyable multitude de regards ». Cette fantaisie anticipatoire a tout pour faire fonctionner l’imagination visuelle du lecteur, dans l’esprit des évocations spectaculaires de Sélénites ou de Martiens qui connaîtront une réelle fortune au xixe siècle. Et pourtant, elle ne donne naissance à aucune image susceptible de mettre à profit les descriptions suggestives de Nodier. Au contraire, le texte se clôt sur une révélation – ce peuple inconnu, ce sont les insectes – qui ramène le lecteur dans l’univers rationnel des sciences naturelles, univers que l’illustration, d’ailleurs, ne lui avait jamais vraiment fait quitter (fig. 4).La bonne tante, Marie-Sibylle Merian, n’est pas un personnage d’invention mais bel et bien une entomologiste de renom, qui s’est fait connaître au xviie siècle par ces dessins naturalistes et par ses recherches consacrées en particulier aux papillons du Surinam.

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Fig. 4 Charles Nodier, « Marie-Sibylle Merian, ou le peuple inconnu », Musée des familles, 1833 [Détail].

11Des mécanismes similaires se retrouvent, sinon fréquemment, du moins régulièrement dans les colonnes de la revue. Ainsi par exemple un autre texte d’Auguste Bertsch, « Le monde invisible »19 repose-t-il sur une amorce de récit merveilleux pour servir un propos didactique sur la vision microscopique – Auguste Bertsch est un pionnier de la photomicrographie et l’auteur de la mémorable série photographique consacrée à la « naissance d’un pou »20. Dans son récit, un astronome, éprouvant une soudaine fatigue visuelle, est transformé en homme microscope qui voit tout de manière grossie et envisage le monde à nouveaux frais. Mais ce qu’il pouvait y avoir d’hypothétique et de conjectural dans sa vision est à nouveau rendu à l’expérience scientifique par la présence d’images qui sont autant de lamelles d’observations microscopiques (fig. 5).

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Fig. 5 Auguste Bertsch, « Le Monde invisible », Musée des familles, juillet 1840 [Détail].

12Le tremblement générique de ces textes du côté de la veine du merveilleux scientifique ne connaît donc pas de relais du côté de l’image, qui reste fidèle aux ambitions vulgarisatrices de la revue.

13On le voit, dans cette presse de vulgarisation des années 1830-1870, le futur est tributaire d’un régime d’historicité qui l’envisage prioritairement comme le produit d’un passé, empruntant le modèle exposant de la galerie et de la mise en perspective historique. Les interrogations conjecturales, lorsqu’elles se font jour, investissent le terrain de la fiction qui travaille alors les formes didactiques des articles de vulgarisation. Le recours au merveilleux scientifique, les biais narratifs du récit de rêve et l’imagerie des créatures fantastiques permettent de formuler un imaginaire anticipatoire maintenu néanmoins dans les limites de la scientificité naturaliste, ce que le recours à l’image, à valeur très majoritairement documentaire, semble d’ailleurs conforter.

II. Représenter l’avenir (1870-1900) : autour de La Science illustrée

14Les enjeux se modifient dans les dernières décennies du siècle : au-delà des expérimentations du Musée des familles et du Magasin pittoresque, c’est à une prise de possession progressive de l’espace du périodique par l’image que l’on assiste. En outre, le rapport à l’avenir évolue également avec l’essor du roman d’aventure scientifique et d’anticipation. Sans toutefois en exagérer l’importance ni la présence dans la presse de l’époque21, il faut néanmoins reconnaître son influence dans la promotion d’une imagerie du futur. Le récit d’anticipation en feuilleton investit de manière privilégiée des revues généralistes comme le Musée des familles ou bien encore des revues à destination de la jeunesse comme le Magasin d’éducation et de récréation, qui publient, l’une et l’autre par exemple, les romans de Verne (fig. 6). Mais il apparaît également – c’est une singularité – dans le magazine de vulgarisation scientifique La Science illustrée22.

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Fig. 6 Jules Verne, « Une fantaisie du Docteur Ox », Musée des familles, 1872 [Détail].

Inventer des novums

15L’hypothèse, empruntée notamment à Richard Saint-Gelais, est que ce type de récit d’anticipation (au rebours du fonctionnement au xxe siècle de la Science-Fiction proprement dite) repose sur un ensemble d’objets extrapolés et d’inventions inédites – les novums – qui conservent un statut d’hapax dans l’univers somme toute assez contemporain dans lequel ils s’insèrent. Les novums23, comme le propose Saint-Gelais, constituent une sorte de « cordon de sécurité »24 qui endigue l’avancée de la nouveauté dans un univers conservant globalement sa cohérence réaliste au présent. La manifestation du futur apparaît alors, et c’est spécifiquement avéré dans l’illustration, sous la forme de la merveille, objet singulier qui vient trouer la trame régulière de la temporalité ordinaire. Cela correspond globalement au régime d’illustration du roman vernien auquel obéissent les feuilletons de la Science illustrée :dans l’univers somme toute assez balisé du récit d’aventures, marqué par une prévalence des scènes d’action, des personnages stéréotypés correspondant à des impératifs fonctionnels et un ancrage réaliste, s’immiscent des représentations dont l’étrangeté permet de donner au lecteur une intuition de l’avenir. Quelques exemples pour illustrer ce fonctionnement. Le roman de Didier de Chousy, Ignis, initialement publié en volume sans illustrations en 1883 et publié dans La Science illustrée du 8 décembre 1895 au 29 novembre 1896, fait l’objet de ce double traitement : le roman met en scène une société industrielle construite autour de la Compagnie du Feu central dont l’objectif est d’exploiter le magma dans les entrailles de la terre. Le projet est mis en œuvre sous la houlette d’un aréopage de dignitaires et de savants fous, tout autant qu’incompétents, tandis qu’un contremaître fait travailler, à plusieurs kilomètres sous terre, des esclaves qui seront remplacés, plus tard dans le roman, par des sortes de robots – les Enginemen ou Atmophytes. Ce sont donc ces novums (fig. 7) que l’on voit occupés aux travaux des champs25, ou bien encore cette locomotive « portée par ses aubes », dit la légende, qui « s’attelle au train qui prend le large ».

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Fig. 7 Didier de Chousy, Ignis, La Science illustrée, 1896.

16Même recours aux novums du côté du roman de Louis Boussenard dans Les Secrets de Monsieur Synthèse, publié en 1888, dont les scènes futuristes empruntent leur imaginaire au Vingt mille lieues sous les mers vernien (fig. 8).

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Fig. 8 Louis Boussenard, Les Secrets de Monsieur Synthèse, La Science illustrée, 1888 ;
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1869.

17Des auteurs et illustrateurs comme Albert Robida systématisent cette pratique. Le Vingtième Siècle, publié dans La Science illustrée en 1896, imagine, par la plume et par le crayon, un univers cohérent placé sous le signe permanent de la merveille scientifique.

Constituer des réseaux

18Cet imaginaire de la merveille scientifique, novum annonciateur de l’avenir, diffuse dans la presse de vulgarisation. Il ne s’y cantonne pas du tout aux récits fictionnels illustrés mais investit toutes les rubriques dans lesquelles on vante la créativité humaine capable de fournir des inventions majeures ou des fantaisies sans importance. L’heure est à l’avenir. Les gravures des périodiques, par la technicité de leur exécution célèbrent l’avènement d’un monde dominé par l’acier et la maîtrise de l’énergie (fig. 9).

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Fig. 9 « Bijoux lumineux électriques de M. G. Trouvé », La Nature, premier semestre 1884.

19La charge d’étrangeté de ces illustrations, l’incertain point de vue depuis lequel s’engage la représentation contribuent à rendre moins nette la limite entre le réel et le conjectural. De même, les inventions louées dans les colonnes des actualités, comme le sous-marin « Le Goubet », consonnent avec les fictions aventureuses d’André Laurie26 imaginant une traversée transatlantique en capsule sous-marine (fig. 10).

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Fig. 10 « Le Goubet – L’avant du bateau, manœuvre des avirons par M. Goubet », La Science illustrée, 1896 ;
André Laurie, De New-York à Brest en sept heures, 1888.

20Progressivement, à défaut d’une imparable cohérence, c’est la revue dans sa trame même qui devient le lieu où se manifeste le phénomène anticipatoire, faisant se succéder sous les yeux du lecteur un ensemble disparate d’inventions du futur. Le support médiatique, loin de se cantonner au présent de l’actualité construit sa propre temporalité, phénomène qui va encore s’accroître et se complexifier avec les publications du tournant du siècle.

III. Construire la conjecture (1900-1914) – autour de Je sais tout

21À la Belle Époque se manifestent en effet des changements significatifs dans l’univers médiatique. De nouveaux périodiques émergent, fondés par des patrons de la presse et de l’édition. C’est le cas par exemple de Pierre Lafitte qui multiplie au tournant du siècle les initiatives médiatiques, créant de nouveaux titres ou accélérant leur réorientation éditoriale au gré des engouements contemporains. Il est ainsi responsable de La Vie au grand air (à partir de 1897) et d’Excelsior (1910). Avec Je sais tout27, journal fondé en février 190528, est créé un magazine généraliste qui intègre des nouvelles scientifiques, mais aussi beaucoup d’articles consacrés au sport – grande passion de Lafitte – dans un esprit de divertissement et avec une certaine propension au sensationnalisme. Je sais tout n’est pas un cas isolé. Il faut mentionner la revue Lectures pour tous, sa principale concurrente, fondée en 1898 et développée par la maison Hachette. Ces revues sont extrêmement riches du point de vue des textes de fiction anticipatoire régulièrement publiés en feuilleton, mais également, du point de vue des articles d’information à dimension conjecturale qui se multiplient au fil des livraisons. Trait d’époque enfin, ces magazines mélangent photographie et illustrations peintes reproduites en procédé de similigravure. Prise de pouvoir de l’image à qui va être désormais pleinement dévolue la mission de dire le futur, le conjectural, l’inédit. L’image fait accéder à l’hypothétique, lui confère sinon un présent, du moins une présence, tout simplement parce qu’elle le matérialise. La trame médiatique devient alors le lieu dans lequel le temps se trouve travaillé par l’image via un ensemble de procédés tels que la littéralisation des métaphores, le décadrage du texte de fiction et l’orchestration de télescopages temporels. Cela donne au lecteur l’impression d’accéder de plain-pied à l’avenir, d’assister à l’avènement du conjectural qu’il offre les espérances du progrès ou se teinte plus fréquemment des sombres nuances de l’inquiétude.

Littéraliser la métaphore

22L’image donne accès au futur dans ces magazines parce qu’elle matérialise ce qui restait de l’ordre de l’hypothèse dans le discours et se formulait souvent par des tropes et de manière métaphorique. Prenons un cas pour illustrer un procédé très répandu. La revue Je sais tout consacre de nombreuses pages aux travaux d’un célèbre médecin de l’époque, le docteur Eugène Doyen, chirurgien praticien hors pair, de grande notoriété, pionnier de la photographie médicale mais en même temps fort prompt à s’intégrer aux logiques médiatiques de l’époque – il se fait filmer par exemple, en train d’opérer deux sœurs siamoises29 – et précédé d’une réputation sulfureuse. Également mondain, on le voit poser pour Carrier-Belleuse30, dans Je sais tout, dans les pages qui précèdent son article intitulé « Le Prix d’un homme ». Le chirurgien s’y interroge sur la capacité du corps humain à résister à l’ablation d’un nombre considérable de ses organes ou à la modification de ses membres. Réflexion transhumaniste avant la lettre. Progressivement, au fil de l’article, le Dr Doyen tranche, ampute virtuellement avec assurance. Il répond de manière tout aussi glaçante d’ailleurs à la question posée par l’article : quel est le prix d’un homme ? Somme toute, et telle est la conclusion, la somme du coût de ces opérations.

23En regard de cet avenir de la science froidement et positivement exposé, l’image constitue un contrepoint saisissant.  Elle actualise ce que le discours médical maintient dans la virtualité, mais en lui donnant corps – si l’on peut dire – elle la charge d’une force fantasmatique plus grande encore. Les illustrations, signées Manuel Orazi, prennent appui sur une des affirmations prospectives de l’article pour en donner une déclinaison inquiétante, transformant le chirurgien en vue en savant fou digne des romans d’anticipation. Ainsi cet homme au regard halluciné (fig. 11) manipulant un reliquat de corps humain au-dessus de la légende suivante : « L’homme à qui l’on a retiré tous les membres extérieurs présente l’aspect curieux d’une boîte à violon dont le corps en [sic] offre les formes exactes ». Sans doute la documentation photographique procurée par le Dr Doyen lui-même autour de son propre travail31 (fig. 11)– ici la chaise gynécologique, table d’opération hydraulique – alimente-t-elle l’exploitation. On y retrouve la même exhibition des corps et des interventions instrumentées qu’on leur fait subir.

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Fig. 11 « Le prix d’un homme par le docteur Doyen », Je sais tout, 1905, ill. M. Orazi ;
Dr Doyen, Le Maniement de la chaise gynécologique, Filmarchiv Austria.

24L’image assure alors pleinement le transfert de l’article dans un univers anticipatoire qu’il avait lui-même mentionné en son principe, fût-ce pour affecter de s’en démarquer. Ainsi commence en effet le texte :

Quel est le prix d’un homme me demandez-vous ? Autant me demander le prix de la vie. Voilà une question bien étrange et faite pour flatter l’imagination ironique d’un Villiers de l’Isle-Adam, qui inventa de toutes pièces dans son Ève future un être mécanique simulant l’être humain32.

25L’illustration rend visible les possibles, les maximalise également comme ici dans cette représentation d’un homme appareillé(fig. 12) équipé d’un ensemble de prothèses qui l’apparentent à l’andréïde de Villiers.

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Fig. 12 « Le prix d’un homme par le docteur Doyen », Je sais tout, 1905, ill. M. Orazi.

26L’illustration actualise les métaphores et les comparaisons les plus hasardeuses. Elle saisit les tropes, les visualise et confère une présence concrète à ce qui n’est qu’une virtualité de la démonstration.

Matérialiser les ordres de grandeur

27En s’emparant des abstractions scientifiques, elle donne à voir également les données chiffrées et les statistiques. Dans un article comme « La multiplication de l’Homme par les Sports », qui entend montrer comment l’expérience de la vitesse décuple le potentiel de l’humanité, l’idée de progrès indéfini dans l’avenir se trouve associée à la visualisation d’une croissance illimitée. L’auteur de l’article, George Prade, prévient du procédé :

Et il ne s’agit pas – toute la portée et la signification philosophique de cette petite étude sont basées sur cette remarque-là – de calculs chimériques, de jeux de l’imagination. La vitesse est un élément essentiellement positif et scientifique, et l’illustration que nous mettons en ces pages, sous les yeux de nos lecteurs, est une pittoresque mais très exacte image de la réalité33.

28Ce que l’auteur appelle encore « le symbole saisissant du progrès accompli à l’heure actuelle par les sports de vitesse et les moyens de transport » pointe vers une évolution exponentielle, un futur illimité, ce que la succession des images, d’ailleurs, invite à saisir (fig. 15)en orchestrant la « multiplication » promise par le titre. Vision d’un homme augmenté, à tous les sens du terme.

29Que retenir de cette façon de matérialiser les ordres de grandeur, ancêtre de nos modernes histogrammes et de nos nuages de mots? D’une part, la pratique de la mise en séquence qui permet d’avoir l’intuition de la croissance exponentielle ; d’autre part, la puissance heuristique de la disproportion, celle-là même dont les vertus cognitives avaient été mises en exergue par un Nollet34 ou par un Moigno35 (fig. 13) :

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Fig. 13 Abbé Moigno, « La lanterne de Morton », L’Art des projections, 1872.

30Si la rhétorique des échelles n’était pas nouvelle dans la presse – en témoigne cette gravure à propos de la tour Eiffel en 1889 (fig. 14) – en revanche son incarnation dans Je sais tout a sans doute un pouvoir d’effraction plus grand dans l’imaginaire.

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Fig. 14 « La Tour Eiffel », La Science illustrée, 1888.

31Cela tient au goût pour le spectaculaire voyeuriste et morbide de l’époque, se pressant pour aller voir géants et nains qui peuplent également les colonnes des journaux et les allées des fêtes foraines36 (fig. 15). Peut-être cela tient-il également aux possibles narratifs et fictionnels que suscitent ces images, rejoignant justement, l’horizon de la littérature d’anticipation.

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Fig. 15 « La multiplication de l’Homme par les Sports », Je sais tout, 1905 [Page et détail] ;

« Curiosités » Je sais tout, 1905 [Détail].

32En effet, dans un autre article qui repose sur le même procédé, le magazine revient de manière autopromotionnelle sur son propre lancement un an plus tôt en soulignant le caractère titanesque des tirages et des quantités de fournitures utilisées pour produire le journal. La légende indique : « Le papier employé pour le seul premier numéro de « Je sais tout »37, en se déroulant, aurait couvert de sa bande la distance colossale de Paris à Saint-Pétersbourg, et retour ». Cette image ouvre des perspectives sur les fictions futuristes ou s’apparente visuellement aux fantaisies utopiques de Bertall, dans le Monde tel qu’il sera de Souvestre, en 1846 (fig. 16).

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Fig. 16 « La Création et le Lancement d’un Magazine »,Je sais tout, 1905 ;
Émile Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, 1846. Ill. Bertall.

Décadrer la fiction

33La publication de l’article La Fin du monde de Camille Flammarion, dès février 1905 au lancement de la revue Je sais tout38, illustre ce dernier cas de figure et est emblématique des effets de chassé-croisé qui s’opèrent entre fiction et information. Le roman d’anticipation de Flammarion avait été publié dans La Science illustrée en 189339. Il imaginait la possibilité d’une apocalypse causée par une collision interstellaire. Mais dans Je sais tout, l’astronome actualise son propos. Prenant le prétexte de la rencontre, dans le cosmos, le 23 février 1901 de corps célestes, il revient sur les risques que les comètes feraient courir à la planète et remploie des éléments du chapitre « Une séance de l’Institut » de son roman pour constituer la matière principale de l’article. La revue décadre donc le texte romanesque pour le replacer sur le terrain d’une actualité – heureusement conjecturale, tandis que les spectaculaires illustrations maintiennent la mise en tension fictionnelle. Du côté d’Henri Lanos, les superbes planches reprennent les codes et les effets de composition des gravures verniennes(fig. 16).

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Fig. 17 Camille Flammarion, « La fin du monde », Je sais tout, 1905, ill. H. Lanos ;
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1869, ill. Neuville et Riou.

34Du côté de Manuel Orazi, c’est la dimension frénétique et hallucinée qui prévaut. Ce futur d’apocalypse est rapporté aux angoisses fin-de-siècle, et les trépidations d’une humanité condamnée, aux corps hystérisés de la Belle Époque, à mi-chemin entre le Moulin rouge et la Salpêtrière (fig. 18)40.

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Fig. 18 Camille Flammarion, « La fin du monde », Je sais tout, 1905, ill. M. Orazi [Détail] ;
La Goulue, Grille d’Égout et Valentin le désossé, vers 1881-1891, Musée Carnavalet ; Attaque d’hystérie masculine, Bibliothèque de Toulouse.

35Par le traitement iconographique, par le montage en séquence du texte et de l’image dans les articles, les magazines de la Belle Époque orchestrent des formes de télescopages temporels dans lesquels les frontières entre passé, présent et avenir ne sont plus étanches. Trois fonctions du document iconographique, dans son rapport au temps, se trouvent alors dynamiquement conjointes : l’archive, l’actualité et l’anticipation. Ainsi par exemple le capitaine Danrit, pseudonyme d’Émile Driant, auteur de romans d’aventures militaires et qui mourra précisément à Verdun en 1916, livre en 1905 un articleintitulé « Si nous avions eu la guerre », par allusion à la crise avec l’Allemagne que vient de traverser la France41(fig. 19). Ce qui est terrible dans ces images, c’est qu’elles deviendront bientôt des images d’archive et que précisément elles ne recèlent aucun marqueur conjectural. Au contraire, tout est fait pour rendre présente, avec la force d’actualisation de la photographie, fût-elle photomontage, une guerre qui n’a pas (encore) eu lieu. L’hypothèse envisagée comme tel dans le texte – « Si nous avions eu la guerre » – se formule comme un présent dans l’image, un présent dont tout le monde sait, en 1905, qu’il est également un futur.

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Fig. 19 – Danrit, « Si nous avions eu la guerre », Je sais tout, 1905

36À bien des égards, ce fonctionnement médiatique de l’image n’est pas très éloigné de l’image dialectique telle que la concevait Walter Benjamin42 : elle offre une manière omnidirectionnelle de fonctionner, comme résurgence du passé dans le présent et comme force prophétique pour l’avenir. Ou pour le dire encore dans la perspective proposée par Jacques Derrida, l’image, en devenant archive, est travaillée par « une messianicité spectrale » qui la « lie […] à une expérience singulière de la promesse », parce que « la question de l’archive n’est pas […] une question du passé » mais « une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse et d’une responsabilité pour demain »43.

37La convocation en 1915 du roman de Verne Les Cinq cents millions de la Bégum permet ainsi d’affirmer le caractère prophétique de cette condamnation de l’Allemagne belliciste. L’illustration futuriste de Lanos offre elle aussi un feuilletage temporel : elle pointe vers le passé et, en reprenant la rhétorique visuelle de celle de Léon Benett, en 1878, pour l’édition Hetzel du roman vernien, elle ne fait que souligner la tragique promesse que recelait cette image antérieure (fig. 20).

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Fig. 20 – Jules Verne, « Un roman prophétique, l’Allemagne d’aujourd’hui décrite il y a 35 ans », Lectures pour tous, 1er février 1915, ill. H. Lanos
Jules Verne, Les Cinq cents millions de la Bégum, Hetzel, 1878, ill. Léon Benett

38Autant d’effets de distorsion et de montage qu’orchestrent avec maestria les revues de la Belle Époque, Je sais tout en tête, sur fond de montée des inquiétudes.

   

39Sans doute les nouvelles formules médiatiques qui s’inventent avec le début du xxe siècle constituent-elles le point d’aboutissement d’une évolution dont cette étude a tâché de déterminer les étapes. Le statut de l’image, en contexte de vulgarisation, s’y voit sensiblement modifié. Par sa capacité d’attestation des faits scientifiquement avérés, elle permettait d’envisager l’évolution des phénomènes, de les penser au futur en termes de progrès, d’en concevoir l’apparition comme la résultante d’un processus enraciné dans le passé. Le développement de l’image, via l’illustration, dans le sillage des récits d’anticipation, a contribué, dans le dernier tiers du siècle, à ouvrir le champ des possibles, à brouiller les frontières entre le fictionnel et le documentaire et à configurer une vision du futur moins prévisible et dirait-on de nos jours disruptive.

40L’image parvient à modéliser la nouveauté, ou à tout le moins à en formuler l’intuition à travers l’expérience visuelle de l’étrangeté. Si le développement de la fiction a pu accélérer ce processus, il n’en reste pas moins qu’il se généralise dans la trame même des périodiques, laquelle devient progressivement l’espace privilégié d’expression du conjectural, auquel se voit conféré une force d’actualité. Cette évolution s’accompagne d’un changement de régime dans la façon dont la société envisage son rapport au temps, moins préoccupé d’édifier sur les bases du passé qu’aimantée par les perspectives de l’avenir, qu’il soit promesse ou menace.

41Dans cette perspective, l’émergence de l’image en contexte médiatique apparaît non seulement co-occurrente avec ce nouveau régime d’historicité mais sans doute participe-t-elle pleinement à son avènement.