Colloques en ligne

Emmanuelle Poulain-Gautret

Leçon de bataille : étude littéraire de la première bataille, laisses 213-324, v. 3477‑3855

1La chanson de geste présente pour le lecteur du XXIe siècle une double difficulté. Non seulement, entre autres parce qu’elle est poésie, elle ne prend toute sa force que dans une lecture en langue originale – ce qui pose de manière accrue le problème de la lecture de l’ancien français – mais de plus elle est poésie épique, avec tout ce que le genre implique de marqueurs formels qui peuvent rebuter le lecteur contemporain, habitué à la souple forme romanesque. Pour dire les choses brutalement, l’étudiant, fût-il un agrégatif plein de bonne volonté, peine à dégager l’intérêt de certains passages1.

2C’est dans cette perspective que j’ai choisi de traiter la première bataille d’Aspremont réunissant les deux armées franques, bataille qui ne présente aucun des rebondissements qu’offrent la prise de l’étendard ou la poursuite finale d’Eaumont. Que peut-on dire d’un texte qui semble pour l’essentiel aligner les motifs caractéristiques des récits de combat ? Aborder un passage qui semble ne présenter aucun fait suffisamment saillant, c’est pourtant se donner l’occasion, puisque alors on n’est plus distrait par la pure aventure, de dégager des lignes de force du récit et d’analyser le mécanisme épique.

3Et de fait l’on serait d’abord tenté de se contenter d’accumuler les platitudes pour définir le passage. Difficile de trouver prise, à l’examen de sa structure : l’organisation en est simplement chronologique, sur une journée (laisse 231). Après une réconciliation qui vient à point nommé, voici que l’ennemi approche (v. 3489), il faut donc se préparer (tant en s’équipant – pièce par pièce – que par des discours destinés à motiver les troupes) puis se battre (l’avant-garde logiquement en premier) jusqu’au soir où l’on fait le bilan de la journée (laisses 232-234). Le cadre spatial est ici peu marqué – c’est le champ de bataille (v. 3571), à peine si l’on peut y remarquer un tropisme vers le bas, régulièrement rappelé : avalez apparaît aux vers 3492 et 3501, il est repris pour les païens v. 3569, pour Girart v. 3771 et l’on trouve mention de la valee au v. 3803, puis du val (v. 3851 et 3853).

4Certes, on peut considérer que le passage recèle quelques pierres d’attentes du récit : les pierres magiques du heaume de Charlemagne trouveront leur usage lors du duel contre Eaumont ; le cheval blanc offert par Balant annonce sans doute (une fois de plus, voir le vœu formulé laisse 137) que le Sarrasin rejoindra les Chrétiens ; le cor (v. 3765) qu’il utilise à bon escient (il rassemble les païens en déroute) fait pendant à celui dont Eaumont ne sait pas se servir comme il faudrait. Mais notre jongleur-narrateur se garde bien ici de tout commentaire sur ces points, et les fils qu’il noue restent pour l’instant invisibles.

5Le malheureux lecteur contemporain pense donc devoir se contenter d’un relevé les motifs : un équipement du guerrier tout d’abord, véritable morceau de bravoure du lieu commun, qui déploie, dans une laisse de quatre-vingts vers, tant les éléments attendus que leurs qualifications traditionnelles, selon les règles du style formulaire : l’ « esperon d’or » (v. 3506), le « bon hauberc safré » (v. 3506), le « vert hiaume gemé » (v. 3511), l’épée (v. 3521), l’escu (v. 3527) dont la guige et la boucle sont également de valeur, le cheval et son propre équipement (les clochettes constituent aussi un motif qui se retrouve dans plusieurs chansons), et enfin l’espié « a .III. clos d’or .i. confanon fermé » (v. 3543). Viennent ensuite un peu plus de deux laisses au discours direct essentiellement consacré à la préparation de la bataille ; le bref discours d’exhortation du pape aux chevaliers fait écho au propos de son premier discours, laisse 44. Les sept laisses parallèles de taille sensiblement identique (217-223), dévolues à la liste des eschieles de Charlemagne, obéissent à un schéma logiquement semblable : ordre dans l’armée et dénombrement de la troupe, présentation des chefs, quelques vers de description, prolepse menaçante à l’encontre des païens. Après une courte reprise des discours d’exhortation, notamment du pape, la bataille s’engage sans transition dans la même laisse (v. 3691), et se développe à nouveau sur des motifs bien connus – la mêlée et ses brefs duels (notamment v. 3781-3784), le champ de bataille avec ses morts et ses chevaux en fuite. Les motifs rhétoriques sont bien présents : motif de l’attaque à la lance tel qu’identifié par J. Rychner2 (v. 3793-3797), vers d’intonation classiques (« grant fu la noise… » v. 3739, 3766 et 3774), recours à la formule « la veïsiez » (v. 3731) et à l’intensif tant, en anaphore (v. 3732-33), ou encore vacarme tel que l’on n’aurait pas entendu le tonnerre de Dieu (v. 3696-3697).

6Un lecteur malveillant, quant à lui, remarquerait aussi que le passage présente plusieurs cas de rimes du même au même (où les mots répétés ont bien le même sens), un peu trop proches les unes des autres : ainsi safré, aux vers 3506-3510, amené (3531-3532, rime doublon), ferir (3600-3602), avant (3603-3610), venuz (3648-3653), a itant (3684-3689), vigor (3745-3748), plors (3831-3833), doleros/douleros (3832-3836) voire peüros/paouros (3841-3843) et val (3851-3853). Ce même lecteur pourrait enfin signaler une abondance de répétitions faciles : beaucoup de grant (v. 3514-3516), d’or (v. 3534-3536) ou de bon (v. 3621-3622), voire de riche(s) rois (dans la même laisse, v. 3698 et 3702).

7Est-ce à dire qu’il ne s’agit là que d’un épisode de transition, dès lors un peu terne et moins soigné, entre un premier jour qui devait voir le rapprochement des deux troupes franques et un troisième consacré à la terrible bataille attendue ? Quand il ne serait que cela, ce n’aurait certes rien de déshonorant, car on peut concevoir une construction qui valoriserait une montée de l’intensité – le fait qu’il n’y ait guère dans cette première journée de véritable péripétie (à peine une pluie de flèches inattendue laisse 227), ni de duel développé donne à penser que l’auteur a bien travaillé en ce sens. Il n’est pas interdit, cependant, de tenter de dégager une « petite musique » propre à l’épisode.

8Un fil conducteur souterrain du récit pourrait se déceler dans la récurrence des couples et des structures binaires, qu’il s’agisse d’écho de structures déjà mises en place auparavant ou de développement de systèmes encore embryonnaires.

9Écho, tout d’abord, dans le retour de la double justification de cette guerre : la terre et la foi. Le pape, de façon cohérente, tient uniquement un discours fondé sur la défense de la foi chrétienne – discours de croisade où le martyre pour Dieu rédimera les péchés et ouvrira les portes du paradis (v. 2586-3593) – implicitement, la défense du territoire se justifie alors par sa nature de terre chrétienne. Charlemagne, en revanche, mêle les deux causes : devant Girart, il évoque seulement la protection de son royaume dévasté par Agoulant (on notera la récurrence du possessif v. 3557 et 3558) et le narrateur fait résonner ses paroles par le biais des vers de conclusion des laisses 219 et 220 : Agoulant veut « France chalongier », « tolir son erital » à Charlemagne. Mais plus loin, il s’agit bien pour l’empereur d’un double devoir (je souligne) :

Car chevauchons ou non de Seint Espir,
Qui me laist hui mon droit sor aus tenir,
Que sainte Yglisse i puissons soustenir (v. 3597-3599).

10De même, aux vers 3672-3673 (je souligne) : « car il nos vienent nos terres chalongant : / Chevalier Deu soiens hui conbatant ». Au vers 3786, le cri des chevaliers chrétiens, « li droiz est nostres », peut aussi bien renvoyer à la possession de la terre qu’à la justesse de leur foi – on sait que la victoire relève ici du même principe que celle qui couronne un combat judiciaire : comme dans la Chanson de Roland (« paien unt tort e chrestïens unt dreit » v.10153), Dieu l’accorde à ceux qui la méritent.

11Le passage développe ensuite ce qui ne pouvait apparaître aussi nettement auparavant : une fois la jonction des deux troupes chrétiennes opérées, il fallait définir les rôles des deux chefs et préciser leur relation. Girart et Charles sont à ce moment quasiment les seuls personnages à qui l’auteur prête un discours direct, et c’est Girart qui occupe le plus souvent les deux premiers vers des laisses du passage (6 laisses sur 22) – il est remarquable que Naimes soit presque absent ici. L’épisode confirme Girart dans son rôle de stratège, de capitaine de guerre, déjà mis en place dans la bataille précédente (voir par exemple les laisses 177 et 178). Ici, il conseille habilement Charlemagne : faire beaucoup de bruit est important pour effrayer l’adversaire (v. 3482, repris v. 3579 sqq.), il ne faut pas attendre que l’ennemi ait descendu la montagne (v. 3492, repris v. 3569 sqq.), utiliser l’avant-garde (v. 3572-3575, conseil appuyé par un discours de vérité générale). Il incite au combat (v.3494) et il agit directement, par un mouvement de contournement (laisse 215), et une attaque par la droite (v. 3772).

12Charles quant à lui, et bien qu’il n’ignore pas tout à fait la stratégie (v. 3500-3501 – la première phrase sera d’ailleurs reprise par Girart au vers 3570) apparaît ici nettement dans toute sa majesté impériale, servi non seulement par deux ducs (v. 3505) mais aussi par un large collectif, François (v. 3533). On notera l’épithète homérique du vers 3609 « Charles le puissant », ainsi que le vers de conclusion de la laisse 223, « C’est la bataille au riche Charlemaigne ». C’est au terme de la cérémonie (nous y reviendrons) de l’équipement que Girart, impressionné par le spectacle (v.3551) le reconnaît comme « sire de la Crestïenté » (v.3553).

13Mais le passage maintient également l’ambiguïté des relations des deux hommes : D’un côté, il met en valeur les éléments de leur accord (par l’hyperbole « bien apaiez », v. 3477), accord d’ailleurs bien senti comme indispensable au groupe : au vers 3478, la joie de « toz li barnages » correspond indistinctement à celle des deux armées réunies. Girart semble avoir reconnu l’autorité de Charlemagne, qu’il appelle non seulement « biau sire » (v. 3479) mais aussi et surtout « sire ampereres » (v. 3485) ou « droiz ampereres » (v. 3565). Il livre généreusement à l’empereur la tour qu’il a conquise (v. 3488) et lui reconnaît une fonction juridiquement définie, celle d’avoez, terme important qui identifie le seigneur protecteur d’un vassal, un défenseur (advocatum). Le jeu des pronoms et des possessifs, dans son discours de la laisse 214, mêle avec fluidité les termes de première et de deuxième personne, liant le je, le vos (voir par exemple v. 3486) et le nos (v. 3491 sqq.). Plus loin, le balancement des vers 3576 et 3577, avec sa répartition de sujets de deuxième puis de première personne (« vos et vos gens » / « je et la moie ») débouche au vers 3579 sur un « nos » commun, qui, « de .ii. parz », mène une même action.

14D’un autre côté pourtant, la concurrence reste sous-jacente : Girart n’oublie pas de souligner la valeur de son armée (v. 3480-3481) et de ses propres exploits v. 3486-3487 (avec leurs pronoms sujets bien marqués), et il garde bien « son barné » (v. 3550). L’expression de son orgueil (v. 3492-3493) sonne presque comme une menace, typique du personnage. Au bout du compte, l’auditoire a tout lieu de croire que la soumission de Girart est ponctuelle : la modalisation temporelle des vers 3496-3497, avec des termes comme meshui (que l’on peut comprendre aussi bien comme « dès aujourd’hui » que comme « aujourd’hui », ce qui n’est pas exactement la même chose), ou tant que (associé à la rime à trespassé, qui indique un bornage) vont dans ce sens. Au demeurant, Girart n’agit pas sans calcul : il s’attend à une récompense ultérieure (v. 3498) et l’expression « se bien vos fais » donne à penser qu’ici Girart fait entendre qu’il sait qu’il aide au moins autant Charlemagne que la Chrétienté dans son ensemble. Après la scène de joie des laisses 210-212, l’auteur se soucie aussi de préparer la rupture de la laisse 523.

15Il s’agit enfin ici une fois de plus d’opposer Chrétiens et païens. À première vue, l’on retrouve le discours monologique de l’épopée, qui répartit nettement les bons et les mauvais. Les païens sont « felon et sorcuidant » (v. 3692) et le vers 3711 offre un des rares cas d’animalisation des ennemis dans ce texte (les païens abaient). Plus généralement, le passage présente des séries d’opposition binaires, au détriment des Sarrasins : « chevaliers » contre « païens » v 3732- 33, « la gent paienor » contre « li chevalier francor » à la rime v. 3743-3744, ou encore « chrestiens » versus « gent haïe » (v. 3752) – la laisse 227 présente à cet égard plusieurs périphrases significatives. Le narrateur-jongleur n’est pas en reste, car sa participation dans l’épisode relève soit de malédictions contre les adversaires (v. 3712), soit de sombres prolepses à leur encontre (les vers de conclusion de la série des eschieles, ainsi que les vers 3812-3816), en partie d’ailleurs reprises par les Sarrasins eux-mêmes dans le discours direct des vers 3838-3844. La « teste ansenglentee » du vers 3811 fait d’ailleurs curieusement pendant à la « teste […] d’or coronnee » du vers 3814 : les païens rêvent de la couronne, mais c’est le sang qu’ils auront ; le seul passage au discours direct qui leur est consacré (laisse 232) témoigne d’ailleurs de leur désespoir, contrairement à ceux qui concernent les Chrétiens. Plus largement, ici comme ailleurs dans le texte, il s’agit bien d’opposer aux Sarrasins un nos dans lequel le jongleur et son public sont englobés (v. 3756, mais aussi les possessifs des v. 3740, 3817 et surtout au vers 3504, Charlemagne est « nostre roi coroné »).

16Le passage se signale pourtant également par une construction plus fine de la représentation des forces en présences, d’abord en jouant d’effets de symétrie : ainsi aux vers 3826-3827 « Sarrazin ont lor ost eschargaitee / et Crestïens ont la lor bien gardee », ou 3829-3830 (« de nostre gent […] et de la lor […] »). Aux laisses 224 et 225, ce sont les deux avant-gardes qui se rencontrent, et si les païens hulent (v. 3711), n’est-ce pas qu’ils savent, comme Girart, qu’il faut faire beaucoup de bruit pour effrayer l’adversaire ? Mais le texte va jusqu’à lisser les distinctions, dans des vers où il est impossible de démêler qui est qui. À la fin de laisse 224, la peur et le deuil concernent les deux camps ; de même, les vers 3808-3811, par le choix des sujets des phrases, brouillent l’identification des morts ; dans les laisses 233 et 234, enfin, il s’agit bien autant des guerriers sarrasins que des guerriers chrétiens. C’est une des particularités de notre chanson que de bien peu imaginer l’adversaire comme un monstre, mais de le voir comme un autre humain, certes en général mauvais, mais qui souffre de la guerre autant que le Chrétien, et à qui il manque essentiellement la (bonne) foi pour être reconnu.

17Ainsi cette première grande bataille commune trouve sa place dans la logique générale du récit, en ce qu’elle permet de compléter et d’approfondir des thématiques structurantes de l’œuvre.

18Enfin, bien que l’attention du lecteur/auditeur soit dans ce passage moins sollicitée par des actions originales, le narrateur-jongleur ne se prive pas pour autant d’y déployer l’art du chant épique tel que le concevait le Moyen Âge français, et l’épisode donne l’occasion d’analyser plus précisément les caractéristiques de celui-ci.

19C’est la laisse en grande partie consacrée à l’équipement de Charlemagne, placée au début du passage, qui attire le plus l’attention sur le travail de l’auteur – elle constitue sans doute l’élément le plus intéressant de l’épisode. Cette description n’est certes pas injustifiée dans la marche du récit, car la réconciliation avec Girart consacre l’empereur en « sire […] de la Crestienté » (v. 3553), ce qui méritait bien un nouveau portrait de Charlemagne. Néanmoins sa longueur et la pause dans le récit qu’implique cette description signalent un morceau de bravoure sur lequel il est temps de revenir. Le motif traditionnel de l’équipement du chevalier se fait en effet ici cérémonie solennelle à la gloire de Charlemagne. Le cadre est rapidement planté (v. 3503-3504), mais il fait tableau : l’empereur, portant sa couronne, est assis sur une étoffe de soie au pied d’un arbre ; ses hommes viendront tour à tour lui apporter les éléments de son équipement. Le passage est fortement rythmé par l’anaphore en (et) puis qui scande la progression (v. 3507, 3511, 3521, 3527, 3542), la seule variation concernant le moment où l’on amène le destrier (v. 3531), mis en valeur en tête de vers. Ceux qui entourent l’empereur restent indistincts dans ce moment où lui seul doit rayonner, mais les « dui riche duc » agenouillés (v. 3505) annoncent sans doute la soumission émerveillée de Girart à la fin de la cérémonie. Les pièces d’équipement évoquées tour à tour se signalent par leur richesse : éperons d’or, « hauberc safré »4 / « a or safré », « vert5 hiaume gemé », écu à guige d’un « chier paile roé » etc (voir les rimes des vers 3534-3536) ; surtout, chacune contribue à la gloire de l’empereur. Ainsi le haubert et le heaume sont des conquêtes, témoins de ses victoires au combat ; les pierres du heaume ont un pouvoir magique, les reliques de Joyeuse également. Comme pour les reliques, la magie des pierres est liée à la religion chrétienne : nous apprendrons laisse 281 qu’elles tiennent leur pouvoir de Dieu lui-même, ce qui confirme Charlemagne en champion de Dieu. De fait, si la description semble se clore sur l’image saisissante d’un Charlemagne semblable à « .i. ange […] dou ciel jus avalé » au vers 3545, elle rebondit dans les quatre vers suivants, qui font de l’empereur un ange sur le modèle de l’archange saint Michel, ange combattant et patron des chevaliers, et ce n’est pas un hasard si le texte place ici une description de l’empereur prêt à la bataille, complétant dès lors la représentation de roi généreux avec ses vassaux qui ouvrait la chanson : Charlemagne n’est pas Arthur ; comme dans la Chanson de Roland, il se bat aux côtés de ses chevaliers – « cist oz n’est pas de seignor esgaré » (v. 3552), la grande bataille va pouvoir commencer – et l’on sait que Charlemagne y paiera de sa personne.

20Tout le passage, même s’il ménage une progression qui valorisera la bataille suivante, contribue ainsi à maintenir et développer le grandissement épique – à chanter la guerre. Le motif des eschieles se prête particulièrement à l’amplificatio et à l’hyperbole, par les séries de chiffres (v. 3605, 3611, 3619, 3631, 3637, 3644, 3661), par les adjectifs (bon, riche) et les adverbes (bien, tant), voire par l’accumulation des noms propres (laisse 219, et surtout laisse 223). Les mêmes procédés se retrouvent dispersés sur l’ensemble du texte : la laisse 225, par exemple, développe à nouveau des séries de noms propres (v. 3715-3718), et les adjectifs et adverbes cités se retrouvent régulièrement. Sur un autre plan, le recours au merveilleux sert les mêmes objectifs, avec des procédés plus variés : si les pierres magiques sont d’abord décrites par les hyperboles traditionnelles (v. 3514-3516), elles sont ensuite valorisées par une série de tournures négatives (v. 3517-3520) qui montre leur pouvoir protecteur.

21Le caractère fortement visuel du genre, déjà repérable ici et ailleurs dans l’importance donnée à l’éclat et aux couleurs (voir par exemple les v. 3650 à 3652), se trahit dans le passage par le recours extrêmement fréquent au verbe « voir », tant dans le discours des personnages (v. 3491, 3551, 3563, 3566, 3568, 3569, 3602…) que par le style formulaire (« la veïssiez », v. 3632, 3639, 3650, 3731). Comme souvent dans les chansons de geste, l’auteur brosse de rapides tableaux, gestes saisis à la volée qui constituent presque des didascalies (v. 3530, 3555), image de l’armée en marche (la belle laisse 217) ou encore bref portrait de Balant à la tête de ses troupes (v. 3698-3701), mais il déploie aussi de véritables scènes : ici le départ des chevaliers au combat, après la dernière harangue du pape (v. 3680 – 3690) ; les gestes de foi se mêlent à la prise d’armes et donnent toute sa solennité au moment, brutalement interrompu (sans changement de laisse) par l’assaut des ennemis. La fin du passage est également particulièrement soignée : à la lumière de la lune qui se lève (v. 3828), trois laisses dressent un tableau pathétique, d’où se détache l’image des chevaliers épuisés qui gisent l’épée à la main (v. 3850).

22Enfin, et si naturellement quelques reproches que l’on pouvait faire à un épisode moins riche que d’autres restent valides, il n’en reste pas moins que certaines répétitions ne sauraient être stigmatisées sans risque de contresens. La répétition des motifs narratifs ou rhétoriques, de même que les effets d’échos – avec leur corollaire, la variation, sont constitutifs de la dimension musicale et de célébration de la chanson de geste. Un bon exemple réside ici dans la scansion nette donnée par les vers d’intonation des laisses 225 à 229, qui reprennent trois fois la formule « granz fu la noise », avec une structure d’attribut antéposé qui apparaît aussi dans la variation du vers d’intonation de la laisse 225, très caractéristique de la force réservée à l’ouverture de laisse. Le même cadencement est lisible dans l’énumération des eschieles impériales, aux vers d’intonation bien rythmés : quatre syllabes pour le numéro d’ordre, six syllabes pour les variations descriptives, avec variation plus large au vers 3637 (ordre à la rime). De même, la reprise systématique de la structure « la veïs(s)iez tant(e)… » dans les laisses 219 à 222 n’est pas une maladresse, mais vient soutenir formellement le parallélisme de contenu. Inversement, on reconnaîtra au passage que notre auteur s’en tire malgré tout honorablement quand il s’agit de présenter de façon variée les chefs de bataillon (je souligne) : « Li .XXX. conte guient… » (v. 3605), « iceus conduit li riches dus Milon » (v. 3612), « si les conduit… » (v. 3620), « Garniers la guie… » (v. 3629), « Rois Triorins an fu guierre… » (v. 3645). De même, la laisse 223, qui s’insère différemment dans la série des eschieles, compense cette distinction par un fort jeu de balancement et de répétition à l’intérieur de la laisse, sur un rythme encore une fois très marqué de part et d’autre de la césure a minori (v. 3657-3660), jeu de répétition qui par contraste valorise le majestueux vers de conclusion. Certaines répétitions entrent aussi dans le cadre de l’enchaînement entre les laisses : par exemple aux vers 3563 et 3566 (avec changement d’interlocuteur). Enfin, le jeu de polyptote et d’isolexisme autour de la douleur, dans les laisses 232 à 234, contribue à nouer fortement ces trois laisses sous le signe du pathétique.

23Plus généralement, et même si là encore ce n’est pas propre à ce passage, il ne faut pas négliger ici le soin apporté aux effets de rythme, à tous les niveaux de la structure. Ainsi la longue laisse solennelle 214 s’oppose aux courtes et nerveuses laisses consacrées aux bataillons ou aux brefs duels dans la mêlée, alors que la parole semble s’éteindre progressivement entre les laisses 232 et 234, de plus en plus courtes, avant le rebond occasionné par la colère d’Eaumont. À l’intérieur des laisses, les vers impulsent également accélérations et ralentissements : la syntaxe de la laisse 226, par exemple, construit un rythme rapide en alignant une proposition par vers, presque uniquement en parataxe (le vers 3740, avec deux verbes en un vers, accélère encore le rythme) jusqu’aux trois derniers vers, liés, qui mettent en valeur la transformation des couards. Couplés aux répétitions et aux balancements, cette syntaxe du vers contribue puissamment à la force du chant épique.

24Ce premier assaut des Chrétiens réunis n’est donc pas sans intérêt : reprenant et développant des éléments importants, grandissant la figure de Charlemagne, il prépare une troisième journée beaucoup plus dense dont il constitue un prélude, tout en déployant sur une dizaine de pages le chant guerrier dans toutes les circonstances où il s’énonce, des préparatifs du combat à la désolation de l’après-bataille. On l’aura compris cependant, en choisissant d’étudier un passage qui semblait donner moins de prise au commentaire, je souhaitais pouvoir insister sur une analyse formelle précise qui manque trop souvent aux études littéraires, alors qu’elle devrait être l’une des caractéristiques de l’exercice, tout particulièrement quand il s’agit d’une forme-sens comme la chanson de geste. Puissent donc ces quelques pages servir au moins à ceux qui affronteront l’étude de l’œuvre par ce biais.