Colloques en ligne

Jean-Marie Fritz

Lors veïssiez, lors oïssiez … : la geste d’Aspremont comme spectacle audio‑visuel

1On connaît la grossière erreur de Jean de Grouchy qui, dans son De musica élaboré à Paris autour de 1300, traduit chanson de geste par cantus gestualis, « chanson qui fait appel au geste », « chanson gestuelle », tout en affirmant ensuite qu'elle chante « la geste des héros » (gesta heroum)1. De fait, le jongleur de geste mimait sans aucun doute avec son corps, ses mouvements de bras, ses mimiques la geste qu'il chantait ; le contresens est donc moins saugrenu qu'il n'y paraît. La chanson de geste est par essence théâtrale, le jongleur est un acteur à part entière. Une autre translation va dans le même sens. L'auteur anonyme du Manuel d'histoire de Philippe de Valois, une chronique universelle en langue vernaculaire achevée en 1328 et qui connaîtra un grand succès à la fin du Moyen Âge (elle est notamment rigoureusement compilée pour la partie correspondant à l'ère chrétienne dans Renart le Contrefait), nous offre un point de vue complémentaire. Abordant la figure de Térence, dont il fait, autre bourde, un auteur de tragédies (!), le compilateur de la chronique a l'idée de traduire tragédie par « chanson de geste » : « En celui temps fu Terence li poetes et mestres de tragedes et sont tragedes aussi comme chançons de geste2 ». Ce passage est d'abord un nouvel exemple de la difficulté que rencontrent les clercs du Moyen Âge à définir les catégories antiques de la comédie et de la tragédie ; l'on sait que la question se pose notamment autour du titre donné par Dante à son opus magnum. Mais si l'on cherche à comprendre cette curieuse translation et à dépasser le simple constat d'une équivalence grossière, plusieurs idées viennent à l'esprit : la chanson de geste relève comme la tragédie de la gravité ou du sublime ; l'une et l'autre mettent en scène dans leurs réalisations les plus achevées la mort du héros, voire son sacrifice ; surtout tragédies et chansons de geste sont des spectacles : la geste se donne à voir et à entendre. Cette dimension spectaculaire de la chanson s'inscrit dans l'écriture épique elle‑même. Les verbes voir et oïr apparaissent fréquemment à la cinquième personne au mode subjonctif hypothétique, sous la forme Lors/la veïssiez, Lors/la oïssiez, ou à la troisième Qui dunc veïst, Qui dunc oïst, formules de premier hémistiche qui figurent sporadiquement dès la Chanson de Roland et qui deviendront une marque parmi d'autres du style épique3. La Chanson d'Aspremont est particulièrement riche, et notamment sur le plan sonore : le spectateur‑auditeur, en entendant et en voyant le jongleur réaliser la performance devant lui, est appelé à imaginer par ses yeux et ses oreilles l'intensité dramatique de la geste et à s'immerger dans cet univers. William Calin avait déjà noté qu'Aspremont substitue au topos‑refrain centré sur le décor (« Halt sunt li pui … ») un topos-refrain centré sur les bruits : « Grans fu la noise … », « Grans fu l'estors … »4. C'est cette richesse exceptionnelle des plans visuels et surtout sonores dans cette chanson que nous nous proposons d'analyser.

Couleurs

2Le champ de bataille est d'une riche polychromie. Celle‑ci ne concerne certes pas le paysage, même s'il l'on évoque ici la verte bruyère (3116) sur laquelle est étendu, inquiet, Eaumont, là la verdure du lieu où s'allonge plus tard Charlemagne après la mort du même personnage (5469) ; le décor est pour ainsi dire transparent, le paysage inexistant comme dans les enluminures de cette époque : la mer avec le fameux détroit de Messine est quasi absente à l'exception d'une rapide allusion lorsque Naimes descend des hauteurs d'Aspremont (1669)5. La scène de l'ascension de la montagne et de la rencontre du griffon ne fait pas appel à la couleur, scène en noir et blanc avec la blancheur implicite de la neige (1553) et les ténèbres de la nuit oscure (1618) malgré la présence incongrue d'un arbre feuillu (1620). La polychromie est avant tout celle des hommes en armes, de leurs boucliers, de leurs montures ou bannières. Le tableau est bigarré, voire bariolé. Chevaux blancs (349, 1739, 1821, 2214, 3531 …), plus rarement noirs (1821, 2624), à côté de la robe sor et brun et baucent des montures chrétiennes (545) ou fauve des sarrasines (6475)6, blancheur lumineuse et argentée des hauberts (1696, 3650, 9047), coloration verte des heaumes (1989, 3045, 3203 …)7, gonfanons indigo (350), vermeils (3227) ou pourprins (6725) se retrouvent des deux côtés. Les écus sont vermeils (3651), verts ou blancs (6471), l'or est rouge, l'argent blanc (2652), la pierre incrustée dans le heaume de Charlemagne est d'une couleur composite, difficile à deviser, à la fois vermeille et blanche et charbonee (5306). Certaines armes sont peintes à fleurs comme les écus (2907, 8327) ou même les heaumes (6737, 9014). La beauté visuelle fait partie intégrante de la valeur des armes. Ainsi l'armée chrétienne peut être qualifiée de « fort élégante » (molt acesmee, 2479).

3Le vermeil détermine aussi par redondance le sang versé sur le champ de bataille (li sans vermaulz, 3996) ; cette couleur en mouvement frappe le regard et appelle la fameuse formule de participation avec le verbe voir :

Le sans vermoil li veïssiez raier,
Moilliee an iert la selle par derrier (4144-4145).
La veïsiez une molt grant gaaigne :
De sanc, de cors est coverte la plaigne (3941-3942)8

4Le sang colore le sol et semble teindre cruellement le paysage, même si l'on ne retrouve pas le jeu précis de contraste de l'herbe verte maculée par le sang vermeil cher à l'auteur de la Chanson de Roland9. Quant à l'acier de Durendal, il rougeoie plus que charbons ; l'épée a presque la vivacité lumineuse d'une flamme (4014). D'autres couleurs relèvent plus du stéréotype : blancheur du vieillard, de sa barbe ou de ses cheveux comme pour Agoulant (2039-2040)10, rousseur du félon curieusement partagée par Girart (936, 2959) et Eaumont (3309)11. Comme le montre ce dernier exemple, le chromatisme dépasse les clivages entre Chrétiens et Sarrasins, l'on serait en peine de retrouver une spécificité chromatique de chaque camp. Les combattants à la peau noire sont certes très habituels dans les armées païennes ; on rencontre ainsi dès la Chanson de Roland des guerriers noirs qui n'ont de blanc que les dents12. Ils figurent également dans le manuscrit W d'Aspremont édité par Louis Brandin :

Trente melliers ot de Tors mescreant
Qui sont plus noir que pois ne aremant*
Ja n'aront elme ne auberc jaserant
*plus noirs que de la poix ou de l'encre13.

5Cette altérité de peau va de pair avec un armement non chevaleresque : ils n'ont pas de heaume ou de haubert, mais sont munis d'arc turquois. Mais notre manuscrit ne contient pas ce passage et privilégie une forme d'indifférenciation : Chrétiens et Sarrasins ont même semblance, à les regarder rien ne les différencie. Le seul écart est de l'ordre de l'intime et de la croyance religieuse : ils n'ont pas été baptisés et ignorent le Christ.

Éclats

6Le chromatisme se double de notations d'éclat et de lumière : les armes sont autant de surfaces réfléchissantes, qui scintillent au soleil, qu'il s'agisse du fer, de l'acier, de l'argent ou de l'or qui reflanbie (8328). L'adjectif clair exprime cet étincellement : Balant peut proposer à Naimes dans sa tente

Tant granz mantiax et tant pailes ploiez,
Tant clers haubers, tant clers hiames vergiez,
Tant cler vaisel de neve ovre et de viez (2199-2201).

7Cler est parfois doublé par flanboiant (2465) ou luisant (5106). Le trouvère n'hésite pas à chanter son admiration devant la beauté lumineuse de l'armée sarrasine ; on est très loin d'une esthétique de la laideur, où l'adversaire serait peint comme disgracieux. Le trouvère décrit ainsi l'avant-garde du mescreant Triamodès :

An cel conroi ot tant bel garnement,
Et tant escu de fin or reluisant,
Et tant cheval arrabi et corant
Et tante anseigne a fin or reluisant (30633066).

8Anaphores, répétition (maladroite14 ?) du second hémistiche avec reluisant à la rime, tout semble concourir à la beauté et à l'éclat. Ces notations appellent naturellement le fameux verbe voir à la cinquième personne. L'auditoire est appelé à se représenter ces jeux de lumière comme pour ces gonfanons qui illuminent le paysage :

La veïsiez tant vermeil confanon,
Toz li païs an reluist anviron (3232‑3233),

9ou lors du départ de l'armée de Laon en clôture de la laisse 88 :

En l'avangarde tant anseigne ventelle,
La veïssiez une venue belle :
.l.m. chevauchent la praielle ;
Cil porteront aus paiens mort novelle.

10Ce dernier exemple est particulièrement intéressant, voire troublant : la beauté de l'avant‑garde et de ses enseignes qui flottent au vent a un avant‑goût de mort. La beauté n'est curieusement pas incompatible avec l'idée du massacre imminent15.

11Certains objets concentrent plus que d'autres ce pouvoir d'illuminer et de réfléchir. Ainsi un aigle d'or, symbole impérial par excellence, est juché sur le pommeau qui couronne la tente dressée pour Charlemagne au pied d'Aspremont ; il reluit con estoile journal (2681), autrement dit comme « l'étoile du matin », soit Vénus16. La perspective est ici cosmique, l'empereur est une figure stellaire, voire solaire, et sa tente est le reflet de sa puissance qui irradie tout autour de lui. Ce motif sera transformé dans la seconde partie de la chanson, après la mort d'Eaumont : la scène est fortement symbolique, Charlemagne a désormais pris place dans la tente du souverain sarrasin vaincu et mis à mort, il l'a littéralement remplacé. Cette tente est, nous dit le trouvère, d'une facture (faiture) exceptionnelle : on a fixé sur son pomel quatre escarboucles qui illuminent le pays en pleine nuit sur la distance que peut parcourir un mulet en quatre jours (6512-6522). Ce dispositif optique est à la fois un éclairage extraordinaire qui crée de la lumière en pleine nuit, qui annule l'opposition entre le jour et la nuit, et un miroir‑périscope17. Le pape, Charles et Girard ont le privilège d'expérimenter cet instrument ; ils peuvent jouir grâce à lui d'une vue panoramique sur le détroit de Messine, le fameux Far (6604), et sur le futur champ de bataille. Plus loin quatre laisses parallèles placent en intonation des impératifs qui réfèrent à cette dimension spectaculaire de la scène, et c'est Balant, fraîchement converti, qui a la parole et qui peut expliquer, tel un guide, au trio chrétien la topographie et la disposition de l'armée adverse :

« Esgardez, sire, lez cel bruil de sapin.
[…]. »
« Esgardez, sire, joste cel pin autor,
[…]. »
« Veez cel bois en la lande anermie
[…]. »
« Esgardez, sire, joste cel puis antis
[…]. » (laisses 345-348)

12Balant invite à chaque fois les trois figures les plus puissantes du camp chrétien à regarder le champ de bataille et les forces en présence, à l'image du trouvère qui invite son auditoire à voir la geste, à se la figurer comme un spectacle. Ce miroir magique est en définitive une image de la performance du jongleur de geste : montrer, faire voir, donner à l'auditeur les moyens d'imager la geste. Balant est trouvère avant la lettre, tout comme le pape qui reconte ce qu'il voit, alors que l'empereur regarde dans le miroir (6602-6603). Ultime avatar du pommeau lumineux et spéculaire, la sainte croix portée par Turpin illumine tout le paysage de sa resplendor au point que le soleil semble perdre de son éclat, souvenir possible de la vision de Constantin au Pont Milvius (8249‑8254). La geste se construit ainsi dans l'ordre visuel sur une gradation qui conduit du merveilleux au miraculeux en passant par le magique, et c'est autour de la figure de l'empereur que se concentrent ces jeux de lumière ; Charles est au sens premier du terme une figure rayonnante et irradiante.

Noises

13Les notations scopiques qui culminent dans la merveille de l'escarboucle ou le miracle de la Croix sont inséparables de la composante sonore. Celle-ci joue dans Aspremont un rôle sans doute encore plus important et plus structurant ; William Calin l'avait bien noté à partir de l'intonation des laisses. Un mot résume à lui seul la bataille : noise, modulé en noisement (3736) ou noisier (2568) ; la bataille est une accumulation de bruits de tous ordres et l'intensité de la bataille se mesure en terme de décibels. Noise peut même figurer au pluriel comme dans l'intonation de la laisse 466 : « Granz sont les noises et li cri et li hu ». Matière souple, plus ou moins épaisse, elle est modelée par les acteurs de la geste (ils agissent por la noise espoissier, 8172) et surtout par le trouvère ; elle entre de plain-pied dans le travail de création et de composition.

14Quels sont alors les ingrédients de cette pâte sonore ? Le premier est le cri des combattants. La bataille est d'abord une immense criée. Un terme revient très souvent dans les chansons de geste pour désigner le paroxysme du combat : braierie et surtout huee et criee, susceptibles de multiples modulations par le biais de la suffixation ; l'on rencontre ainsi au gré des laisses, le plus souvent en fin de vers : hu, huaison, huance, hueïs, huerie, huement, crior, crierie18 Dans Aspremont l'on trouve huiement (3737), huïe (3750), huz (3766, 8859), criour (2906). Ces cris sont de nature variée. Le cri est d'abord l'enseigne qu'arborent les différentes forces en présence, il est analogue aux enseignes sonores ou connaissances qui figurent sur les boucliers ou les gonfanons, il les double dans un effet de redondance. La Chanson d'Aspremont oppose le cri unique Monjoie ! des hommes de Charles (2533, 2540 …) aux cris multiples — Aufrique !, Mahom !, Tervagant ! — des Sarrasins (2569, 4053, 4220 …). Girard a un cri de guerre bien particulier Vienne ! (4384), signe parmi d'autres qu'il est un homme à part, dont l'engagement aux côtés de l'empereur est fragile et provisoire. À ces cris au sémantisme clair, s'ajoutent toutes les vociférations qui sont en deçà de l'articulation : le guerrier crie, hurle pour manifester sa fougue et libérer son furor. Le hurlement devient dans le camp sarrasin souvent un aboiement, manière de discréditer les mécréants : « Paien abaient et hulent durement » (3711). Mais le cri est une composante à part entière de la stratégie, et cela des deux côtés : il s'agit d'effrayer l'adversaire, de le terroriser. Girard l'a bien compris qui propose à Charles d'attaquer les hommes d'Eaumont sur leurs deux flancs et de les prendre en tenailles en poussant des cris puissants :

Se de .ii. parz les faisons escrier,
Plus les ferons esmaier et douter,
Et les porrons plus tost desbareter. (3579-3581)

15La voix projetée avec violence est une arme parmi d'autres qui doit déstabiliser l'ennemi. Le cri peut aussi être plus classiquement une expression de la douleur. La nuit qui succède à la première journée des combats est déchirée par les criz et plors, les soupirs doleros, tant du côté chrétien que sarrasin, chant amébée à la tonalité tragique : les Chrétiens soupirent et geignent, « Et li paien refont les lor doulors » (3835).

16La seconde composante de cette noise est le choc des armes : la bataille est martèlement, le combattant tient du forgeron dans ce choc du fer contre le fer19. Force est de constater que notre trouvère se montre peu sensible à ce type de bruit, même s'il parle de la noise dou fer et de l'acier (9479). L'image du martèlement n'apparaît que dans un registre quasi burlesque : Naimes, sous les neiges d'Aspremont, tremble de froid et claque des dents dans un bruit de martel (1645).

Cors et tambours

17La composante la plus riche et la plus souple est sans doute la musique. L'instrument de musique est très présent dans l'épopée, surtout sous la forme des cuivres. Il apparaît en soliste avec l'olifant d'Eaumont, signal qui permettrait, si on le sonnait a la menee, c'est‑à‑dire « longuement » (2483), la communication et d'appeler au secours son père Agoulant, mais par orgueil, on le sait, le héros refusera de s'en servir. En recueillant cet instrument en même temps que son épée Durendal et son cheval, Roland reçoit d'une certaine manière en héritage cette faute aux conséquences fatales. Le legs est à double face. Sonner la menee est ailleurs le signe univoque du rassemblement dans le camp chrétien (3346) comme sarrasin (3149). L'instrument est à l'image de la puissance de celui qui le sonne : Charlemagne sonne de son mestre grelle, une trompette de commandement, pour donner le signal du départ pour la Calabre (1353).

18L'instrument de musique apparaît de fait surtout en groupe, tant du côté chrétien que sarrasin. Les cors et les grelles, instruments plus fins et plus aigus (on pourrait traduire par clairons), sont très souvent associés et sonnent en masse pour constituer une véritable fanfare ; des trompettes, comme les buisines (6423, 8170) ou les troïnes20 (6424), ou des araines, soit des cors en bronze (6478, 8171), renforcent plus rarement l'ensemble. On insiste sur la puissance et la large diffusion du son ; la sonnerie doit galvaniser son propre camp et surtout impressionner l'adversaire. Elle est d'abord perçue comme effrayante, ainsi pour la fanfare sarrasine :

Sonent cil grelle dont hautes sont les voiz,
Dont retentissent et li pré et li bois.
Dex ne fist home, s'il oïst les escroiz,
N'eüst peor, tant moinent granz esfroiz. (3112-3115)

19Elle doit susciter la terreur ; et l'intensité sonore est à l'image du nombre toujours pléthorique des Sarrasins sur le champ de bataille. Le trouvère fait bien appel à un auditeur virtuel (s'il oïst) pour souligner cette hyperbole. Inversement à l'intérieur d'un même camp, l'instrument solo peut être rassurant, comme lorsque Balant sonne d'un cor qui réconforte les Sarrasins (3765). Le cor est ici comme le prolongement de la voix du combattant.

20Un instrument bien particulier, le tambour, permettra de creuser un écart significatif entre les deux univers qui s'affrontent à travers la chanson. Le tambour est en effet quasiment inconnu des Chrétiens dans le corpus épique21. On le trouve par contre systématiquement chez les Sarrasins depuis la Chanson de Roland22. Ce point de détail a permis à Menendez Pidal de fixer un terminus a quo du Roland d'Oxford : les Chrétiens ont été effrayés par les tambours sarrasins lors de la bataille de Zalaca en octobre 1086 et l'auteur du Roland aurait transposé ce fait historique dans la chanson ; ce n'est là qu'une hypothèse et Michelle Szkilnik a montré récemment la fragilité de ce témoignage historique23. Toujours est-il que la présence de cet instrument à percussion dans l'orchestre sarrasin contribue à renforcer l'image agressive de l'ennemi : le cor ou la trompette prolonge la voix du combattant, alors que le tambour est à l'image du martèlement des armes. Le cor assure la transmission d'un ordre, il peut être un porte‑voix, tandis que le tambour permet d'abord de susciter la peur chez l'adversaire en grossissant la noise du combat. Dans Aspremont, cette fonction est explicite ; Roland entend les Africains s’approcher et

Cors et buisines corner et grelloier
Et ces araines bruuir et esclairier
Et ces tabors por la noise espoissier. (8170-8172)

21Les tambours couronnent l’édifice sonore et se situent davantage du côté de la noise que de la musique. Au moment où les Sarrasins se lancent dans la bataille lors de la première journée, cors et tabors et grelles font un tel vacarme que l'on n'entendrait pas Dieu tonnant, avatar du Jupiter tonans des Anciens (3695-3697). Ces tambours apparaissent presque toujours associés aux cors et grelles ou autres vents (4844, 6403, 6424, 6477)24. Ils sont des amplificateurs de bruits. Dans la Saga de Charlemagne, les Sarrasins frappent leurs tambours, mais aussi leurs boucliers25. Si les tambours apparaissent seuls dans le manuscrit W, c'est dans un contexte bien particulier, pour accompagner les Sarrasins dans leur danse païenne autour des quatre idoles26.

22Un autre instrument ou tout au moins objet sonore porte l'empreinte sarrasine : les clochettes (ou grelots ?) qui ornent le poitrail des montures. Dans Huon de Bordeaux, l’émir remet au jeune Huon un magnifique cheval, richement ensellez, munis de trente clochettes aux sonorités cristallines27. Les textes les plus précis sont deux passages des Rolands occitans ; dans le Saragosse, les mille esquilletas d’or placées sur le poitrail du palefroi de Braslimonde sont reliées deux à deux par un réseau de fils d’argent. Le Ronsasvals précise le dispositif en parlant de mouvement de montée et de descente à propos du cheval de Juzian, neveu de Marsile ; l'on a manifestement à faire ici non plus à de simples grelots, mais à un harmonieux Glockenspiel28. Il est surprenant de retrouver ce dispositif dans Aspremont pour le cheval de Charlemagne, mais s'il possède vingt escheletes d’or pur qui résonnent plus mélodieusement que gigue ou vièle, c’est qu’il est explicitement d’origine sarrasine (3536). Ainsi la puissance irradiante de l'Empereur se double d'une résonance sonore : le tintement de clochettes contribue à son aura. Charles se voit et s'entend partout où il se déplace.

Granz fu la noise

23La noise n'est pas figée, immobile. Elle se lève29, enfle, s'épaissit, retombe, s'éteint. Avec ses crescendos et decrescendos, elle est comme la respiration de la bataille, son pouls. Lorsqu'Eaumont daigne enfin sonner de l'olifant, poussé par Balant, la sonnerie est tellement puissante que montagnes et vallées en résonnent ; si Agoulant ne peut l'entendre à Reggio (Dieu l'empêche, 4826), les fuyards en perçoivent le son et reviennent au combat ; la bataille reprend de plus belle (« Donc conmença l'estor a resbaudir », 4831), comme un feu que l'on aurait ravivé. Dans le paroxysme du massacre, l'intensité des cris va de pair avec le sang versé :

Tant criz i ot a cest conmencement,
Dou sanc des cors i ot plenté si grant,
Que uns molins an alast tornoiant. (4057‑4059)

24Et noise et souffrance sont en corrélation : « Granz fu la noise et fier sont li torment » (4524). Le déclin de la noise est en même temps inquiétant, il est le signe d'une armée en difficulté :

Granz fu la noise et li estors fu fiers,
Mais Crestïens prenent a esmaier
Qant les lor gent virent si ampirier,
L'escroiz cheoir et la noise apaier. (4113-4116)

25La noise, ici en parallèle avec son quasi-synonyme escrois, est donc toujours inquiétante : vive, elle est l'expression du carnage ; faible, elle est signe d'une faiblesse, voire annonciatrice d'une déroute.

26Le trouvère transfigure cette respiration de la bataille et l'inscrit dans la trame de la chanson à travers la rythmicité des intonations. Il nous manque malheureusement la nature même de la mélodie et du rythme de la chanson pour imaginer les effets précis, mais le jeu des laisses parallèles permettait d'insister et de figurer l'intensité de la noise. La fin de la première journée est construite sur une série de laisses qui s'ouvrent sur une mention de la noise :

Fier sont li cri de la gent mescreant
[…]. (laisse 225)
Grant fu la noise au comencier l'estor
[…]. (laisse 226)
Souz Aspremont ot molt fiere huïe
[…]. (laisse 227)
Granz fu la noise et li criz et li huz
[…]. (laisse 228)
Granz fu la noise et merveilleus li ton
[…]. (laisse 229)30

27Chaque laisse s’ouvre ainsi sur une notation sonore et leur répétition crée un effet dramatique de pesanteur, comme un même accord que l’on répéterait au début de chaque mesure. De plus la première laisse de la série, la laisse 225, se termine quasiment sur la rime noisement / huiement, permettant ainsi un enchaînement direct avec l'intonation de la laisse suivante : le bruit encercle littéralement la strophe épique, comme il enserre et englobe les actants de la geste. Bien d'autres laisses s'ouvrent sur ce type de notations avec inversion épique de l'adjectif et du substantif à l'initiale ; les variations concernent la seconde partie du décasyllabe :

- parallélisme, corrélation :
Fier fu l'estour et grans furent li cris (2628) ;
Fier fu li criz et granz furent li ton (4347) ;
Granz fu l'estors et merveilleus li brin (4852) ;
- chiasme :
Granz fu la noise et li estors fu fiers (4113) ;
- asyndète :
Grant fu la noise, si sonnerent li cors (2901) ;
- polysyndète :
Grans fu la noise et li criz et li bas (2537)31 ;
Granz sont les noises et li cri et li hu (9540) ;
- résonance, élément du paysage :
Granz fu la noise qui les vax fait tentir (4470) ;
- appel à l'auditoire :
Fiers fu l'estors, onc n'oïstes si granz (4496).

28La Chanson d'Aspremont est de ce point de vue très proche d'une chanson contemporaine, Garin le Lorrain, dont une vingtaine de laisses (sur un total de 207) s’ouvrent par la même intonation Granz fu la noise …, avec le même type de variations pour la fin du vers32.

29Si la Chanson d'Aspremont substitue pour la bataille contre Eaumont33 le leitmotiv Granz fu la noise aux intonations Halt sunt li pui de la Chanson de Roland, cela ne signifie pas la disparition du cadre spatial ou du décor. L'intensité de bruit se mesure en effet à sa portée, à sa capacité à envelopper le paysage : la noise des Bourguignons avides de s'emparer de l'étendard sarrasin retentit dans les vallées (4470) ; plus loin, le bruit de l'armée des jeunes et des non‑nobles armés de pieux et de massues qui viennent au secours de Charles par une vallée fait résonner les montagnes : « Sonent li pui, li tertre et li pendant » (4887). L'épisode du combat de Naimes contre le griffon sur les hauteurs d'Aspremont a valeur programmatique et proleptique ; le griffon est bien une image de la gent grifonne ou grifaigne (1354, 1405, 3938) que sont les Sarrasins, et l'ourse que mutile le héros chrétien fait retentir toute la montagne de sa noise, avant‑goût du fracas de la bataille à venir. Le trouvère fait précisément appel à l'ouïe de son auditoire :

Qui donc oïst la noise qu'el* mena, * soit l'ourse
Que la monteigne trestote an resona ! (1658-1659)34

30Comme dans la Chanson de Roland, le décor accidenté fonctionne comme une immense caisse de résonance.

31Voir et oïr sont donc les deux sens constamment sollicités par le trouvère. Si la chanson relève d'abord de l'oïr dans la mesure où elle est une performance orale, la tâche du trouvère est d'amener l'auditeur à s'imaginer au cœur de la geste et par la vue et par l'ouïe. Tel est le sens des formules hypothétiques construites autour des subjonctifs veïssiez ou, plus rarement, oïssiez. Le son imaginé enveloppe littéralement l'auditeur :

De toutes pars oiisiés grant noisier,
En maintes guises a Mahomet huchier. (2568-2569)

32La formule est parfois développée avec explicitation de la subordonnée hypothétique en intonation de laisse : « Se la fusiés a l'estour conmencier, / La veïssiés et Ernaut et Renier … » (2805-2806)35. Le verbe voir est de fait dominant et s'applique même à des objets sonores : « La veïssiés une fiere criour » (2906), ce qui n'est pas à proprement parler une synesthésie, mais plutôt le signe de l'extension sémantique du verbe voir qui s'applique à toutes les perceptions, ce que notait déjà Augustin à propos de la concupiscence des yeux dans un chapitre des Confessions36. Quant à la formulation à l'indicatif qui ouvre la laisse 256 « Fiers fu l'estors, onc n'oïstes si granz » (4496), elle peut s'interpréter sur deux plans, sur celui de la performance (l'auditeur n'a jamais entendu le récit d'une telle geste), mais également sur celui de la geste elle‑même (si l'auditeur avait été présent en Aspremont, il n'aurait jamais entendu une bataille aussi intense).

   

33L'on peut en définitive se demander si vue et ouïe sont en tension ou en complémentarité. Il est tentant d'opposer l'harmonie des sensations visuelles (la beauté et l'élégance des armées et des armes) au chaos de la noise, dont l'une des étymologies possible est nausea, soit « le mal de mer » (du grec nautia) ou « la nausée ». Euphorie du spectacle face à l'ennui du vacarme ? Mais bien des passages insistent sur leur étroite solidarité, noise et brillance s'additionnent (6471-6478 et surtout 9236-924037). La saturation des couleurs et l'intensité de la lumière de l'armée adverse éblouissent jusqu'à l'aveuglement, tout comme les cris et fanfares étourdissent jusqu'à la surdité : l'acmé de la bataille aboutit à la résorption des sensations et laisse place à l'effroi. Un jeu synesthésique est possible à travers un verbe comme esclairier qui s'applique aussi bien à des sensations visuelles (1429) qu'au domaine acoustique (8171). La lumière et le son sont dans tous les cas des armes à part entière que les deux camps utilisent autant que possible.

34Autre tension constitutive de la geste, celle qui oppose les Chrétiens aux Sarrasins. L'on a vu combien les différences sont fragiles. Sur le plan visuel, il n'y a guère de contrastes entre les deux camps ; le chromatisme est le même, les Sarrasins ne sont pas moins brillants au sens physique du terme que les Chrétiens. La supériorité du camp de Charles réside certes dans l'escarboucle magique, mais ce périscope est un héritage sarrasin. Le seul élément vraiment discriminant est le tambour, instrument purement bruyant ; et si les Chrétiens savent aussi se servir de la noise, ils ont apparemment seuls compris que le silence est aussi une stratégie (2342, 2352, 8658). Les hommes de Charles savent être discrets à l'occasion, alors que les païens sont de par leur nombre pléthorique toujours dans le tapage et le tumulte.

35Il faudrait enfin resituer la Chanson d'Aspremont dans le corpus épique ; les rapports avec la référence que constituait déjà à cette époque la Chanson de Roland sont multiples, qu'il s'agisse de reprises, d'emprunts, de variations. Mais notre trouvère innove également, le traitement de la bande sonore est proche d'une chanson comme Garin le Lorrain, notamment dans l'intonation des laisses et la mise en exergue de la noise. Dans la grande bataille contre Eaumont, les mentions de la noise jouent un véritable rôle de scansion : elles rythment et structurent la geste, ce qui n'était pas le cas de la Chanson de Roland ou de celle de Guillaume. Certaines absences sont toutefois notables : le trouvère est peu sensible à la noise du fer et de l'acier, tout comme il néglige le hennissement des chevaux, le bruit du galop ou le bruissement du vent dans les bannières, alors que Garin y est particulièrement sensible38. Preuve s'il en était besoin qu'au delà de la forte unité stylistique du corpus épique médiéval, chaque trouvère est original et se sert à sa manière de la palette de couleurs et de sons qu'il avait à sa disposition.