Colloques en ligne

Blandine Longhi

Aspremont et la croisade : propagande ou reflet des peurs du public ?

1Par son sujet, relatant l’affrontement entre les troupes chrétiennes menées par Charlemagne et les armées païennes, la chanson d’Aspremont entre dans la vaste catégorie des épopées de croisade.

2Toutefois, dans le cas précis d’Aspremont, les liens avec la croisade ne sont pas seulement de nature thématique : ils tiennent aussi aux circonstances de composition de l’œuvre. La chanson a probablement été composée en Sicile vers 1190, au moment où Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste préparaient leurs armées pour un départ vers Messine, lançant la troisième croisade. Selon les termes de Roelof Van Waard, « il s’agit d’une chanson de croisade, composée pour des croisés : je ne réussis pas à m’expliquer autrement l’extrême vogue de la chanson, étant donnée la description démesurée des combats1 ».

3De là à estimer qu’Aspremont est une chanson de propagande, destinée à exalter la motivation des hommes en partance pour la Terre Sainte, il n’y a qu’un pas. Pour Van Waard, l’auteur s’est proposé « de composer une chanson propre à enflammer le courage d’une armée de croisés partant pour l’Italie méridionale ou bien y séjournant2 ». Nous souhaiterions interroger cette relation entre la chanson et l’idéologie de croisade. Il est évident que la prédication de la croisade tient une place importante dans Aspremont, en particulier à travers le personnage du pape. Toutefois, il nous semble que l’auteur effectue par ailleurs des choix qui se présentent comme un contrepoint au discours tenu par l’ecclésiastique et qui délivrent de la croisade une image plus pragmatique et moins enthousiaste que celle affichée à première vue.

4Dans un premier temps nous rappellerons les éléments qui permettent bien de parler, à propos d’Aspremont, d’une chanson de croisade qui se fait l’écho du discours ecclésiastique qui se développe à partir du xiie siècle. Nous soulignerons ensuite quelques choix stylistiques de l’auteur qui nous paraissent révéler, en filigrane, une représentation plus inquiète de la guerre que celle affichée dans ce discours. Nous nous interrogerons enfin sur les objectifs du texte qui, moins qu’une fonction de propagande, nous semble avoir une vocation cathartique en offrant au public une réflexion destinée à le rassurer quant à l’issue des combats.

Une chanson de propagande en faveur de la croisade

5Il ne suffit pas qu’une chanson de geste mette en scène un affrontement entre Chrétiens et Sarrasins pour que l’on puisse y lire une promotion de la croisade. L’historien Jean Flori3 a invité à distinguer les éléments qui, dès les plus anciennes chansons de geste, relèvent d’une idéologie de la guerre sainte et ceux qui relèvent d’une idéologie de la croisade proprement dite, c’est-à-dire influencée par le discours ecclésiastique qui se développe à partir de l’appel de Clermont (lancé par le pape Urbain II en 1095).

6La chanson d’Aspremont se situe bien dans un double héritage : au thème de la guerre sainte, élément constitutif de l’ensemble de la production épique, elle ajoute des éléments qui font écho au discours sur la croisade développé par l’Église.

Place de la prédication et de la propagande ecclésiastique

7Le premier de ces traits constitutifs de l’idéologie des croisades est la place accordée à la prédication et au discours ecclésiastique dans la chanson.

8Jean Flori constate que dans les premières chansons de geste, le clergé joue en général un rôle assez effacé. Les œuvres valorisent les exploits guerriers et la mission de protection armée des populations, qui est celle du chevalier, est présentée comme plus utile au royaume et à Dieu que celle du pape. Certaines chansons affichent même volontiers leur anticléricalisme, brocardant la lâcheté ou la cupidité des religieux (que l’on songe aux déboires de Guillaume retiré dans son monastère). Sur ce point, Aspremont se distingue nettement des chansons les plus anciennes. Le discours ecclésiastique y occupe une place importante. Le pape y prend la parole à plusieurs reprises, afin de galvaniser les soldats avant les combats, comme dans ce passage où il fait baiser aux chevaliers la relique du bras de saint Pierre avant la bataille :

Ez l’apostole par l’ost esperonnant,
Le braz seint Pere lor va a toz mostrant,
De renc an renc lor va faire bessant :
« Franc Crestïen, or chevauchiez avant […]. » (v. 3675-36784)

9Il n’y a donc dans la chanson aucune opposition entre le service de l’Église et celui de l’Empereur. Le pape prend en général la parole juste après Charlemagne et les discours royaux et ecclésiastiques tendent vers le même but. Il ne s’agit plus seulement pour les chevaliers de défendre leur territoire, mais également leur Église, dont les lieux saints sont menacés. À cet égard, l’image d’une mosquée qui viendrait remplacer la basilique de Saint‑Denis peut être lue comme une transposition de la menace qui pèse sur Jérusalem aux mains des Musulmans : « Par tote France corra ta seignorie ; / A Seint-Denis soit la mahomerie ! » (v. 1729-1730).

10Cette juxtaposition des services militaires et religieux est possible car la guerre est explicitement présentée, dans Aspremont, comme un pèlerinage armé. Le terme apparaît au v. 797 dans la bouche de Charlemagne (« Venez o moi an cest pelerinage ! »). Ses hommes se battent pour défendre la Chrétienté, ils sont des chevaliers de Dieu (« Chevalier Deu soiens hui conbatant. », v. 3673). Cette idée de pèlerinage armé est issue des sources monastiques ; elle évoque en particulier la notion de miles Christi, soldat au service du Christ, développée par Bernard de Clairvaux5.

11Jean Flori souligne que cette idée n’apparaît pas dans les plus anciennes chansons, où la guerre contre les Infidèles est distincte d’une action pénitentielle. Le héros doit absolument communier avant sa mort, signe qu’une mort en martyr ne semble pas suffisante pour assurer le salut de l’âme dans l’au-delà6. En revanche, dans Aspremont, les guerriers se voient promettre à plusieurs reprises la rémission de leurs péchés en cas de mort au combat :

« Vos qui avez an grant pechié geü,
As cox doner au branc d’acier molu
En seroiz tuit quitement absolu.
Se vos cuidiez qu’il ne vos soit tenu,
Sauf an seroiz, j’en serai retenuz » (v. 774-778).

12La chanson introduit même une idée nouvelle, qui n’apparaissait pas dans le discours d’Urbain II : le pape affirme prendre sur lui les péchés des chevaliers qui partent au combat7. La chanson se fait donc l’écho du discours ecclésiastique de propagande en faveur de la Croisade dont les personnages, en particulier le pape, reprennent les éléments.

Le soutien divin

13Un deuxième élément qui témoigne de l’imprégnation d’Aspremont par l’idéologie de la croisade est la manifestation du soutien divin aux soldats chrétiens.

14L’épopée aime à incarner concrètement les notions abstraites et montrer par des manifestations tangibles l’aide apportée par Dieu à ceux qui se battent pour lui. Ce surnaturel chrétien n’est pas le propre des chansons de croisade. Il est présent dès les plus anciennes œuvres. Dans la Chanson de Roland, la tombée du jour est ainsi repoussée pour permettre à Charlemagne de poursuivre le combat et de venger la mort de son neveu8. Ce miracle est semblable à l’intervention divine qui, dans Aspremont, empêche Agoulant d’entendre l’appel de son fils Eaumont et les païens d’obtenir du renfort9.

15Toutefois, la chanson va au-delà de ces thèmes épiques traditionnels en utilisant également des motifs propres aux chansons de croisade du xiie siècle. C’est le cas l’intervention des saints guerriers venant se mêler aux combattants de Charlemagne pour leur prêter main-forte :

Parmi .i. tertre vienent .iii. chevalier,
D’une monteigne les virent abaissier ;
Blanches lor armes et blanc sont li destrier. (v. 7985-7987)

16On trouve également ces personnages dans les chansons du cycle de la croisade, comme La Chanson d’Antioche ou La Chanson de Jérusalem, qui décrit elle aussi cette troupe particulière se distinguant par sa couleur blanche :

I est venus sains Jorges poignant tos abrievés
Et li ber sains Morises sor son ceval armés
Et si fu sains Domistres et des autres assés –
Plus sont de .xxx.m., blans conme flors de prés. […]
Plus de .l. Turs ont a terre jetés
Et li autre en ont bien .x.m. craventés. […]
Molt i ot Sarrasins ocis et decoupés,
Enfresci que al vespre n’est li estors cessés. (La Chanson de Jérusalem,v. 5978-600610)

17Ce motif tisse un lien entre Aspremont et les chansons de croisade : il témoigne du fait que l’auteur d’Aspremont a manifestement puisé aux mêmes sources que celles des auteurs des chansons d’Antioche ou de Jérusalem, sans doute celles des chroniques de la Première Croisade, qui relatent des faits merveilleux qui auraient eu lieu lors des combats en faveur des armées croisées11.

Les motivations des combattants

18Enfin, un dernier élément doit être envisagé pour mesurer le poids de l’idéologie des croisades dans Aspremont, celui des raisons qui poussent les guerriers à se battre.

19La chanson souligne à plusieurs reprises le désir d’enrichissement des guerriers qui se battent certes pour défendre leur pays contre l’invasion sarrasine, mais également pour amasser du butin. Cette perspective est d’ailleurs utilisée par Charlemagne lui-même pour motiver ses troupes. L’empereur fait miroiter à plusieurs reprises à ses hommes la promesse d’un gain de terres ou de richesses :

« Vos est l’avoirs, entre vous le portez :
Ja n’en avrai la montance d’un dé.
Qant vous serés la ou vous futes nez,
Vous qui vendites vos viles et vos prez,
A ceus qui n’eurent, les chastiaus en donnez […]. » (v. 2716-2720)

20La guerre sera un moyen pour les chevaliers pauvres de s’établir, à leur retour, grâce aux richesse accumulées lors des pillages ou grâce à la récompense que leur octroiera l’empereur.

21Cette motivation peu spirituelle est-elle compatible avec l’idéologie de la croisade ? Selon Jean Flori, cette vision est plus proche de l’idée de conquête de l’empire chrétien propre à l’époque carolingienne, dont les chansons de geste auraient préservé la mémoire, qu’à celle de l’idéal prôné par Urbain II. L’historien souligne que les croisés ne sont en effet pas partis par intérêt économique : se croiser coûte cher12. Cependant, Dominique Barthélemy estime au contraire que l’idéal de croisade détaché de toute motivation matérielle n’a pas toujours été la norme. Vers le début du xiie siècle, la réalité est selon lui tout autre et Aspremont est « en cela bien dans l’esprit des quelques chroniques normandes de la réussite de chevaliers conquérants, autour de l’an 1100 […]. La quête de la gloire et du gain (sans même d’adoubement) se donne libre cours sans fard dans la guerre contre l’Infidèle13 ». La recherche du gain paraît donc également témoigner de l’esprit de croisade, au même titre que les raisons d’ordre religieux.

22On pourrait ajouter que la chanson prend toujours soin de ne jamais séparer cette motivation matérielle de la motivation spirituelle. Les deux ne sont jamais opposées mais au contraire présentées comme liées, la seconde semblant légitimer la première. Très souvent, les deux arguments arrivent l’un à la suite de l’autre dans les discours des personnages, comme dans ces paroles de Girard qui promet, à ceux qui vont mourir, le Paradis, et à ceux qui survivront, les richesses :

De paradis est overte l’antree.
Dex vos apelle a Sa dolce contree,
Cui Il avra ci sa fin aprestee,
De molt bone ore fu sa char angendree ;
Et qui vivra, c’est verité provee,
Trop grant richesce li ert abandonee ; (v. 3188-3193)

23Au thème épique traditionnel de la nécessaire défense de son pays contre l’envahisseur sarrasin, Aspremont ajoute donc incontestablement des échos de la propagande de croisade diffusée par le discours ecclésiastique : les chevaliers apparaissent comme des soldats de Dieu, que des récompenses spirituelles et matérielles attendent à l’issue des combats.

En filigrane : des choix qui révèlent une représentation inquiète de la guerre

24Il paraîtrait alors logique que la chanson, imprégnée d’une telle idéologie, témoigne sans nuance de la « poétique du génocide joyeux » analysée par Jean-Charles Payen, poétique qui découle de la « foi fanatique du croisé » qui se sait soutenu par Dieu et qui « implique la joie de tuer et la beauté de la bataille14 ». En réalité, les choix effectués par l’auteur pour mettre en scène les combats semblent témoigner d’une représentation de la guerre plus nuancée et plus inquiète.

25Cette description des combats est analysée avec sévérité par Ernst Curtius. Selon lui l’auteur d’Aspremont, homme de cour étranger à la conduite de la guerre, se trouve dans une posture inconfortable lorsqu’il doit développer de longues descriptions de combat. Il recourt alors à des procédés assez communs, des formules topiques introduisant des énumérations exagérées et convenues15. Ce jugement nous paraît assez injuste. Outre le fait que l’utilisation de formules et de motifs stéréotypés est constitutif de l’esthétique épique, il nous semble aussi que, à l’intérieur du cadre imposé par les motifs et les formules hérités de la tradition, l’auteur fait des choix signifiants, qui donnent à son œuvre une coloration propre.

Le motif de la déploration

26Un topos en particulier occupe une place particulièrement importante dans Aspremont, c’est celui de la déploration des personnages devant les pertes subies au combat. Sous sa forme traditionnelle, ce motif rhétorique du planctus exprime la douleur ressentie pas un personnage devant le corps d’un de ses compagnons16. Ici, le motif n’est pas utilisé de cette façon canonique. Conformément à ce qui est attendu, Girard ou Charlemagne manifestent bien, par des signes extérieurs, leur douleur : « De chaudes lermes li moillent li grenon / Et li visages antor et anviron » (v. 4086-4087), ou encore :

Li rois soupire molt angoisseusement,
L’aive dou cuer li monte as iaulz sovent,
Aval la face cort a ru et dessent :
Savoir poez que lou cuer a dolant. (v. 6859‑6862)

27Toutefois, dans ces deux cas, la déploration prend place non pas après le combat, comme c’est le plus souvent le cas, mais avant, à l’idée même des pertes à venir. Girard pleure à la vue des armées païennes, en comprenant qu’il va sacrifier de nombreux hommes :

Ja ving ge Sire por Toi an Aspremont 
De tant franc home ai esté norriçon,
De coi (je) Vos fis hui matin livroison ! (4089-4090)

28La prière n’est pas destinée à recommander à Dieu l’âme des défunts, mais a lieu par anticipation. De même Charlemagne laisse éclater son affliction non seulement devant la perte de ses barons, mais aussi à l’idée de devoir sacrifier tous les jeunes hommes, les seuls encore en vie :

Ores m’estuet repairier a tel gent
Qui sont anfant et juene d’essïent :
Par .i. petit que li cuers ne me fent. (v. 6872‑6874)

29L’utilisation faite par l’auteur du motif17 semble souligner la conscience aigüe des conséquences de la guerre : il ne s’agit pas de rendre hommage à un héros en insistant sur la perte que sa disparition représente pour ses proches, mais plutôt de souligner l’issue inéluctable du combat, qui entraînera la mort de nombreux hommes. C’est bien le sacrifice de leur vie qui est demandé aux guerriers, auxquels on ne ment pas sur ce qui les attend. La perspective de la rémission des péchés, évoquée ailleurs dans l’œuvre, n’apparaît pas ici pour atténuer le pathétique créé par la perspective de la mort prochaine.  

30Ce motif de la déploration est également décliné chez d’autres personnages. Les soldats eux-mêmes se laissent aller à de douloureuses plaintes après les combats. Les laisses 232 à 235 dressent ainsi le tableau des deux armées, égales dans la peine et la souffrance, à la fin de la première journée d’affrontement. Les plaintes et gémissements qui s’élèvent dans la nuit font écho au vacarme des armes qui a rempli la journée : « En l’ost de France ot la nuit criz et plors. » (v. 3831). À la fin de la bataille contre Eaumont, même la victoire et la perspective d’avoir amassé un beau butin ne peuvent consoler les guerriers et leur faire oublier leur fatigue et leur douleur :

De grant avoir orent tant gaaignié,
Tex n’avoit ainz ne soller en son pié
Qui de l’avoir avoit son col chargié […]
Et tant estoient et las et traveillié,
N’en i avoit .i. trestot seul haitié. (v. 5532-5541)

31Pour achever ce chœur des déplorations, les civils se joignent eux aussi à l’expression de la douleur générale. Le départ en guerre ne provoque aucune liesse mais plonge au contraire les familles dans l’affliction :

Plorent i dames, puceles et anfant,
Chacune i plore son pere ou son parent,
Car li plusor n’estront mais repairant. (v. 1120‑1122)

32La poétique du génocide joyeux qui devrait découler de l’idéologie des croisades n’est pas présente dans Aspremont. La certitude de la légitimité de la guerre n’entraîne ni liesse ni plaisir de tuer. Au spectacle « immense et coloré18 » du combat répond ici, en contrepoint, le chœur de la peur, des pleurs et des gémissements.

Les formules indiquant la peur

33Un deuxième moyen stylistique nous semble utilisé de manière signifiante par l’auteur : ce sont les formules contenant le sème de la peur, qui sont particulièrement bien représentées dans l’œuvre.

34L’auteur utilise le matériau légué par la tradition en combinant, pour composer ses hémistiches, un certain nombre de variations autour de schémas syntaxiques et lexicaux topiques. On trouve en premier lieu la formule constituée du premier hémistiche figé « N’est pas merveille » suivie d’un deuxième hémistiche contenant la conjonction « si », un auxiliaire modal et un verbe à l’infinitif appartenant au lexique de la peur : « N’est pas merveille ses puent resoignier » (v. 3243). La peur éprouvée par l’avant-garde de Charlemagne à la vue des armées d’Eaumont et Girard est ainsi présentée comme une réaction naturelle.

35Dans d’autres occurrences une autre variation de la formule, plus généralisante car ne s’appliquant pas à un personnage précis, sert à décrire les païens, si effrayants que ceux qui doivent les affronter ne peuvent manquer d’être impressionnés. Dans ce cas le premier hémistiche est constitué d’une formule à valeur généralisante et à la forme négative introduisant le terme « homme », qualifié dans le deuxième hémistiche par une proposition relative également à la forme négative contenant un verbe relevant du lexique la peur :

« Dex ne fist home qui nes puist resongnier » (v. 3443)
« Qu’il n’est pas hom qui nes alast doutant » (v. 3670)

36Cette dernière formule peut être étendue sur deux vers, en conservant le même schéma : « N’en i ot nul tant preu ne tant puissant / De la peor ne lui muast li sans » (v. 3705‑3706).

37Dans la deuxième partie de la chanson, ces formules sont encore plus fréquentes. L’une d’elle en particulier se multiplie, celle constituée de l’hémistiche « li plus hardiz » suivie d’un groupe verbal indiquant le sentiment de peur (par exemple : « Li plus hardiz est couarz devenuz », v. 8229).

38Ces formules ont toutes pour effet de banaliser la peur éprouvée par les chevaliers chrétiens, qui apparaît comme une réaction naturelle. Or ce choix de l’auteur ne va pas forcément de soi. Ces formules sont en effet pratiquement absentes des chansons les plus anciennes, et en particulier du Roland, qui constitue pourtant un modèle pour l’auteur d’Aspremont. Il nous semble que, comme dans le cas du motif de la déploration, l’auteur choisit dans le matériau stylistique à sa disposition des éléments qui infléchissent la signification de l’œuvre dans un certain sens. En l’occurrence, il choisit de ne pas ignorer la fragilité des guerriers, leur peur à l’approche des combats. Ceci n’enlève rien à leur mérite, cela le rehausse même, en rendant d’autant plus admirable le courage avec lequel ils s’élancent dans la bataille, mais cela contribue aussi à donner de la guerre une image moins nette que celle que les exhortations du pape érigent par ailleurs dans l’œuvre.

39Deux représentations de la guerre semblent donc cohabiter dans l’œuvre. À côté du discours visant à promouvoir les croisades, placé en particulier dans la bouche du pape, un autre discours se construit, à travers les motifs et les formules utilisés. Il vient pondérer l’enthousiasme affiché par le premier, en mettant en avant le danger et la souffrance occasionnés par la guerre.

Des considérations rassurantes

40Dès lors, plutôt que de considérer l’œuvre comme un texte destiné à promouvoir la croisade, on peut se demander s’il ne faudrait pas le lire comme un témoignage sur les craintes que cette expédition suscite. Si le public appréciait d’entendre la chanson, était-ce parce qu’elle l’exaltait à aller vers un combat attendu avec impatience ou parce qu’elle lui permettait, en regardant le danger par l’intermédiaire de la fiction, de l’apprivoiser ? L’œuvre semble en effet chercher à proposer des solutions aptes à apaiser les peurs de l’auditoire, ayant davantage, pour reprendre les mots de Dominique Barthélemy, « une fonction cathartique qu’édifiante19 ».

Considérations pragmatiques : les armes et le ravitaillement

41Cette dimension cathartique du texte s’appuie en premier lieu sur des considérations très pratiques et concrètes. À cet égard, un thème revient de façon insistante dans l’œuvre : celui de la qualité de l’armement des Français. La description des armes est un motif rhétorique topique, s’exprimant à l’aide de formules elles-mêmes en partie figées, destiné à décrire l’ampleur des troupes, comme dans la revue des différents corps d’armée :

La veïssiez tante anseigne briller,
Et tant vert hiame, tante espee d’acier
(v. 3623‑3624)
La veïssiez tant hiame d’arrabloi
Et tant escu a or et a orfroi ! (v. 3638‑3639)
La veïssiez tant blanc haubert vestuz
Et tant espié et tant vermauz escuz (v. 3650‑3651)

42Le motif peut d’ailleurs également être appliqué, bien que moins fréquemment, à la description des troupes païennes : « An cel conroi ot tant bel garnement, / Et tant escu de fin or reluisant » (v. 3063‑ 3064). Cependant, les évocations de la qualité de l’armement chrétien apparaissent aussi en dehors de ce cadre formulaire et semblent alors bien devoir être comprises comme chargées d’un sens plein et non comme de simples clichés descriptifs. L’espion sarrasin, de retour de sa mission, rapporte ainsi à Agoulant à quel point l’équipement des Français est solide et les protègera des armes ennemies :

Ils n’ont haubert n’aient an .ii. doublé,
Il sont plus blanc d’un argent esmeré,
Ja ne seront par nul home fausé (v. 1695-1697)

43Dans la deuxième partie de la chanson, ces mentions se font encore plus insistantes. La description topique s’infléchit de détails non conventionnels :

Chascuns a blanc hauberc et bon destrier,
Espee ceinte et cler elme d’acier
Et bon escu fort et nuef et antier,
Espié ou glaive ou lance por trenchier. (v. 9047‑9050)

44Les adjectifs associés ici au bouclier peuvent surprendre. On aurait attendu une qualification plus stéréotypée sur sa couleur ou le métal le constituant, et non la précision que le bouclier est en bon état et solide.

45De façon plus explicite encore, le narrateur émet une remarque destinée à souligner la légèreté de l’équipement sarrasin, moins protecteur que celui des Français :

Il n’ont hauberc ne grant broigne safree,
Ainz ont clavains et cuiriee andossee,
Coife de fer desus le chief fermee,
Et arc qui giete et saiete ampenee.
Devant l’arçon est la hache aprestee,
Car plus ne portent en icele contree. (v. 8419‑8424)

46Ces précisions ne relèvent plus des clichés épiques mais paraissent davantage témoigner d’un intérêt concret pour l’équipement des chevaliers et d’une connaissance réelle (ou du moins acquise par le biais des chroniques) des conditions de combat. L’armure des chevaliers croisés était en effet plus lourde que celle des combattants musulmans, ce qui avait aussi pour effet de les rendre moins mobiles. Le poète préfère ici insister sur la meilleure protection qu’elle fournit face aux coups d’épée ou de lance20. La mention insistante des armes dépasse donc le cadre de l’utilisation d’un motif épique traditionnel. Le message délivré au public est rassurant : la qualité de l’équipement doit permettre de compenser la supériorité numérique des païens, souvent mentionnée par ailleurs21, en protégeant les chevaliers chrétiens et en leur assurant la victoire.

47Dans le même ordre d’idées, l’auteur fait preuve d’une grande attention aux conditions de ravitaillement de l’armée. Il semble pleinement conscient qu’une guerre ne se remporte pas seulement par les armes, mais également en marge du champ de bataille, dans la capacité à fournir aux hommes de la nourriture en quantité suffisante. Le prix et la disponibilité des denrées dans les deux camps sont ainsi mentionnés à plusieurs reprises22 et l’avantage est là aussi largement en faveur de l’armée de Charlemagne. Les Français ont des vivres en abondance (« L’ost Damrediex n’estoit mie si chier, / Tes .iiii. pains [i] ven l’ent .i. denier », v. 2732-2733) alors que les Sarrasins subissent la pénurie et voient le prix du pain s’envoler :

Mais la vitaille lot vet achierissant,
.i. petit pain vent l’an .i. marc d’argent
Muerent les bestes, li palefroi anblant (v. 1676‑1678)

48Selon Van Waard, l’auteur aurait puisé ces remarques très concrètes, et assez éloignées de la stylisation épique habituelle, dans des chroniques de la Croisade23. Par l’insertion dans la chanson d’éléments réalistes, il s’éloigne des codes littéraires épiques mais aussi du discours ecclésiastique de promotion de la croisade. Contrairement à ce qu’il fait affirmer au pape dans ses exhortations à l’armée, l’auteur d’Aspremont sait qu’on ne gagne pas une guerre avec le seul soutien de Dieu. De bonnes armes et des denrées en nombre suffisant sont également nécessaires. Or l’armée impériale bénéficie des deux. En contrepoint du discours des personnages diffusant la propagande de la croisade, le narrateur présente ainsi un discours pragmatique, qui semble avoir pour objectif de rassurer de façon concrète des soldats sur le point de partir en Terre Sainte.

Le rêve d’une issue utopique : la reconnaissance spontanée de la supériorité chrétienne par les païens

  

49Cette visée cathartique du texte s’exprime également par des voies moins réalistes, voire plus utopiques. Elle est à notre sens à rapprocher de l’importance prise dans la chanson par le personnage de Balant. Huguette Legros a insisté sur l’originalité que représente dans l’univers épique l’amitié entre un chevalier chrétien, Naimes, et un païen non encore converti. Cet épisode témoigne selon elle de l’espoir d’une résolution du conflit qui oppose Chrétiens et païens par d’autres moyens que la force24. Il s’agit là d’une solution de nature utopique que propose la fiction : l’Autre pourrait renoncer à se battre et reconnaître la supériorité de la foi et de la culture chrétienne, comme le fait spontanément Balant après avoir eu l’occasion d’observer la cour de Charlemagne :

Balanz an jure Mahon et Apollin
Qu’il sont a aux peourox et frarin.
Mar acointa rois Agoulanz Sorbrin,
Qui de ceste uevre li a esté devin,
Qu’il viaut que cist soient a lui anclin. (v. 400‑404)

50Cette admiration de Balant pour la société occidentale relève-t-elle de la propagande ? Elle nous semble tout autant relever de la catharsis : le personnage témoigne du rêve d’une disparition du danger, qui s’évanouirait par une assimilation de l’altérité. Ce faisant il contribue, d’une autre manière que l’affirmation de la qualité de l’équipement ou de l’abondance des vivres, à rassurer un auditoire qui a besoin d’être persuadé de la légitimité de son action et de ses chances de victoire.

51La chanson d’Aspremont, si elle se fait bien l’écho des préoccupations contemporaines au sujet de la troisième croisade, ne peut donc être résumée à une œuvre de propagande destinée à accroître la motivation des hommes en partance pour la Terre Sainte. L’auteur tisse avec habileté différents motifs : certains sont repris à l’imagerie du discours ecclésiastique de promotion de la croisade ; d’autres proviennent du fond épique traditionnel et viennent nuancer cette représentation de la guerre. Par le renouvellement qu’elle propose de certains éléments (l’utilisation du motif des armes et du ravitaillement, le développement du thème de l’amitié entre Chrétiens et Sarrasins), la fiction offre au public un espace où représenter et apaiser ses inquiétudes.