Colloques en ligne

François Suard

D’Aix-la-Chapelle à la fontaine d’Aspremont : temps et espace dans Aspremont

1Apparemment, nulle complexité dans la relation entre les deux catégories essentielles du récit que sont le temps et l’espace : nous avons affaire dans Aspremont à un temps linéaire qui progresse au rythme de l’action et secrète au fur et à mesure les espaces dans lesquels celle-ci se déroule. Une première partie de la chanson peut même être comparée à un récit de voyage, depuis Aix-la-Chapelle jusqu’aux contreforts de la montagne d’Aspremont, en Calabre. Une analyse plus précise montre toutefois que le déroulement du temps n’est pas uniforme, que des retours en arrière ne sont pas rares, que lors des combats des actions concomitantes, génératrices d’espaces différents, peuvent se produire, et que sur les lieux mêmes du combat certains espaces constituent des pôles qui, selon les circonstances, servent de cadre à des actions différentes. Les relations sont donc plus complexes qu’il n’y paraît, et c’est cette complexité, qui entre pour une part dans le plaisir du texte, que nous souhaitons analyser.

Une unité de temps et d’espace menacée : la cour d’Aix-la-Chapelle, ouverture de la chanson

2Un temps, un lieu : c’est la Pentecôte, et Charlemagne, entouré de ses barons, tient une cour solennelle à Aix-la-Chapelle1. Dans une sorte de conseil informel se déroule d’abord une célébration de la majesté impériale et des vertus qui doivent être pratiquées par tous, puis se manifeste la largesse de Charles sous forme de dons aux jeunes nobles, complétée par l’affirmation de son autorité lorsqu’il se proclame seul habilité à adouber les chevaliers. Une autre étape va suivre, le repas solennel auquel tous sont conviés. L’ensemble représente une seule et même cérémonie, se déroulant dans le même lieu, vers lequel convergent d’autres espaces, les possessions des princes présents.

3L’arrivée de Balant, messager d’Agolant, rompt l’équilibre et l’harmonie de ce moment, en introduisant d’autres espaces et d’autres temps. Balant arrive de Calabre : il a mis plus d’un mois pour venir jusqu’à Aix (v. 197) et parle en ennemi. Il rapporte des événements qui renvoient à un autre temps et à un autre espace. Un devin a prédit, il y a un an (v. 244), que la domination d’Agolant, qui règne sur l’Afrique, doit aussi s’étendre sur l’Occident. Il est donc arrivé en Calabre, couronnera son fils à Rome (v. 325) et obligera Charles à se soumettre.

4Le lieu qui symbolise l’unité du monde chrétien sous la houlette de Charlemagne est donc menacé dans son intégrité par d’autres espaces et par une autre temporalité : l’ennemi est déjà en route, ayant décidé de « destruire sainte Crestïenté » (v.415), et a déjà arraché certains espaces à la domination chrétienne. Un temps de crise est donc ouvert : le présent d’Aix est confronté à un avenir incertain, même si les projets d’Agolant ne sont pas encore réalisés :

Puille et Sezille conquerra cest esté.
Arivez est a Rome la cité (v. 417-418).

5Il s’agira, pour Charlemagne, de défendre ces espaces-là.

6Aix-la-Chapelle résiste en effet à cette crise : le cérémonial, interrompu par l’arrivée de Balant et par les menaces dont il est porteur, se poursuit ; c’est le moment du repas et Naimes y convie le messager, après l’avoir revêtu d’un manteau (v. 385) ; la journée arrivée à sa fin, il lui donne l’hospitalité et lui prêche, en vain pour l’instant, les vertus du christianisme. Balant est impressionné par la puissance de Charlemagne, et peut-être par la générosité de Naimes : un avenir nouveau s’ouvre certainement pour lui (v. 507-508).

7Un telle entrée en matière nous apprend déjà beaucoup sur l’articulation du temps et de l’espace dans Aspremont. Le temps n’est pas lié à un moment et à un espace déterminés : pendant que Charles tient sa cour à Aix, l’invasion sarrasine est en marche depuis longtemps en d’autres lieux ; il y a concomitance entre plusieurs événements, se déroulant dans des espaces différents. Par ailleurs le présent ne peut être isolé du passé, qui vient tout à coup s’y mêler, ni du futur qu’il laisse prévoir ou imaginer. Enfin c’est l’alternance des espaces (Empire /Afrique, Empire / Calabre) qui réalise cette juxtaposition. En étudiant les préparatifs de la riposte chrétienne, puis les combats en Aspremont, nous verrons se confirmer et s’enrichir ces premières constatations.

La riposte à l’invasion de la Calabre : les préparatifs

8Balant est reparti trouver les siens. Son voyage vers Aix avait duré un mois, nulle indication de durée ici, mais accumulation des étapes – Rome, Pouille, Calabre, Aspremont, v. 510-512, qui, par elle-même, signifie écoulement du temps : c’est l’inverse de la formule de Wagner dans Parsifal, acte 1 : « Zum Raum wird hier die Zeit » (ici le temps devient espace), puisque c’est l’espace qui, le plus souvent, crée dans la chanson le temps et la durée.

9Deux espaces, avec des actions différentes (des dissensions règnent au camp d’Agolant, contrairement à la belle harmonie de la cour d’Aix), sont désormais placées en vis-à-vis, mais dans une distance temporelle qui est confirmée par un retour du récit à Aix, distance dans l’espace, mais aussi dans le temps. Le poète décrit en effet les actes accomplis par l’empereur après le départ de Balant : il s’agit donc d’un retour en arrière (v. 754), qui replonge le lecteur dans le déroulement des événements à la cour impériale.

10Charlemagne exhorte les chevaliers présents à s’engager avec lui dans la croisade (pelerinage, v. 797) et envoie des messagers en Angleterre, en Frise, en Hongrie, à Laon et à Vienne, auprès de Girard. Des espaces nouveaux se révèlent ainsi, signalés par quelques toponymes ; du temps s’écoule également, suggéré par la distance qui sépare les lieux ainsi désignés, mais aussi par des formules évoquant la durée du voyage des messagers : « Par ses jornees prist tant a esploitier » (v. 826), « Par ses jornees a tant li mes erré » (v. 901), « tant a erré  a soir et a conplie » (v. 1086). Il s’agit aussi du « temps d’avant », puisque la demande adressée par Charles en Angleterre et en Frise se fonde sur le rappel de services rendus (v.816-821, v. 893-896).

11Le lieu où Charles attend les troupes qu’il a mandées n’est pas Aix, mais Paris (v. 1087), nouvelle indication sur l’écoulement du temps procurée par la seule mention de l’espace. C’est de là que part l’armée impériale, dont le poète note l’extraordinaire importance (sept rois, quatre cent mille combattants).

12Un tel mouvement va durer jusqu’au moment où l’armée arrive à proximité d’Aspremont (v. 1427). Les étapes ou les lieux de passage se succèdent, avec quelques indications de durée : Laon, où l’empereur fait halte quatre jours (v. 1130-1135), le temps de permettre au reste « de son empier » (v. 1135) de le rejoindre : il s’agit des gens de l’Est, Lorrains, Flamands, Allemands, Bavarois et Ardennais (v. 1186-1187), dont les noms font surgir d’innombrables espaces. Vient ensuite Montjeu (le Grand Saint-Bernard), Rome, où l’empereur fait étape (le rejoignent à cet endroit d’autres troupes, v.1189-1191), puis la « Romeigne » (v. 1397).  Mais en même temps que se déroule cette marche, d’autres événements se sont produits : l’un est concomitant à la marche de l’armée, c’est l’évasion fracassante de Roland et de ses trois jeunes compagnons lorsque Charles séjourne à Laon (v. 1137-1171) ; la troupe juvénile rejoint l’armée impériale peu de temps après son départ de la ville.

13L’autre événement, beaucoup plus développé (v. 1205-1351), tient à la fois du retour en arrière et de la concomitance. Nous avons laissé Girard figé dans sa haine de Charlemagne, que n’a pu vaincre Turpin lorsqu’il est allé réclamer son aide pour la croisade (v. 962-1084). Les représentations de sa famille mais surtout le fier discours d’Emeline, son épouse, qui lui reproche ses fautes et lui indique fermement où est son devoir, le font changer d’avis (v. 1256). Après avoir adoubé ses neveux et leur avoir donné terres ou épouse2, il se met  en route : désormais, il marche sur les traces de l’armée chrétienne, qu’il va rejoindre au bout de quatre jours.

14On retiendra encore, au cours de cette marche d’approche, un nouvel exemple d’association de l’espace et du temps par l’emploi du lexique Il s’agit, à l’occasion d’une description de l’ordre de bataille, de la désignation des contingents qui composent l’armée : est ainsi créé, comme dans le passage de la concentration des troupes à Paris, une sorte d’univers onomastiquerendant compte à la fois de l’étendue du pouvoir de Charles et de la présence de cet univers sur la route de Calabre. On peut se trouver devant un toponyme: « A çaus de Rains l’ariere garde done », v. 1362  ; ce toponyme peut être associé à un patronyme, évoquant les possessions d’un seigneur (« Le duc Fagon, qui tint quite Bordelle », v. 1379) ; il peut aussi être rappelé par un simple adjectif (« Le Loherinc Jeufroi Grisegonelle », v. 1380) ou par le rattachement d’une troupe à une terre :

Aprés chevauchent li baron de Breteigne,
Et li Normant, d’Anjou et d’Alemaigne… (v. 1399-1400).

15On verra de nouveau le recours à ce type de procédé lorsque, avant la première bataille générale, Charlemagne met son armée en ordre de bataille3.

16L’épisode suivant, qui conte l’ambassade de Naimes auprès d’Agolant, se présente comme un microcosme de la relation temps-espace dans Aspremont. Il constitue également une sorte d’action enchâssée dans l’action principale, comme peut l’être le récit de la conversion de Girard, que nous avons vue précédemment.

17L’armée chrétienne vient d’arriver à proximité d’Aspremont, première approche du théâtre des futurs combats. Après la pause d’une nuit (v. 1428-1429) se tient un conseil qui décide de l’envoi d’un éclaireur au-delà de la montagne, afin de sonder les intentions de l’ennemi. C’est Naimes qui va tenter l’aventure, après avoir été précédé par Richier, son « nourri », qui fait une tentative infructueuse. Le jeune chevalier commence en effet  l’ascension, et la chanson procède ici à une description relativement précise d’un paysage de montagne : torrents et ravins (« aives et desrubessons », v. 1502) qui ne porteront pas chance à l’audacieux. Un torrent impétueux sépare cheval et cavalier, Richier se retenant à un rocher, pendant que son destrier est arrêté par un buisson (v. 1503-1510). Un élément fantastique vient s’ajouter à l’évocation d’un paysage hostile : un griffon s’attaque à sa monture et Richier ne doit son salut qu’à la fuite, perdant un éperon en chemin.

18Furieux de voir revenir Richier, qu’il accuse de s’être dérobé à la tâche, Naimes reprend aussitôt la mission à son compte, et découvre le même espace, les mêmes dangers qu’avait affrontés son élève : contrairement à celui-ci, il triomphe de tous les obstacles. La chanson donne donc à voir deux fois le même espace, mais elle le complète, en montrant Naimes qui passe une nuit glaciale dans la montagne, réfugié avec Morel, son cheval, entre deux rochers, est attaqué le soir puis le matin par de nombreux animaux sauvages ou fantastiques, dont le griffon, à qui il coupe les pattes. La chanson met en avant la durée de l’épreuve subie par le héros, tandis que la profusion descriptive crée un lien avec le récit d’aventure. On notera       encore que présent de l’action et passé sont reliés : Naimes trouve en chemin l’éperon de Richier et se rend compte que son nourri ne méritait pas ses reproches, puisqu’il a bien tenté l’ascension d’Aspremont (v. 1610-1613).

19Au matin, Naimes reprend sa route et aperçoit, du haut de la montagne d’Aspremont, la Calabre et la mer : les Sarrasins sont en train de débarquer leur armée, attendant des renforts (l. 105-106). Mais tandis que Naimes entame sa descente vers la plaine et vers Rise (Reggio), le texte opère un retour en arrière, qui ouvre un nouvel espace et une nouvelle perspective narrative. Naimes est en effet précédé dans sa marche vers le camp d’Agolant par un espion sarrasin, parti du camp chrétien, qui vient informer les siens de l’importance de l’armée de Charles. Nous sommes donc transportés dans le camp ennemi, où Agolant décide, dans une démarche parallèle au conseil naguère tenu par Charlemagne, d’envoyer un éclaireur pour vérifier l’ampleur de la troupe chrétienne. Celui-ci, Gorhant, désigné après débat, entreprend donc l’ascension de l’Aspremont au moment où Naimes commence sa descente (v. 1785-1786). La rencontre à flanc de pente (l’angarde, v. 2260) est inévitable ; elle conduit à une joute vigoureuse mais est suivie par une trêve, grâce à l’habileté diplomatique de Naimes, qui tient à pouvoir remplir jusqu’au bout sa mission.

20La scène suivante se déroule au camp d’Agolant. D’entrée de jeu, le Sarrasin veut faire périr Naimes, qui est prêt à défendre chèrement sa vie ; Balant, qui est son ami, le reconnaît et calme le jeu : il lui fait remettre l’épée au fourreau et lui permet de parler en messager, et non en chevalier prêt à défendre sa vie. Nouvelle péripétie : l’espion Sorbrin déclare que le messager chrétien n’est autre que Naimes, le célèbre conseiller de Charlemagne, dont la mort serait une perte considérable pour les chrétiens : qu’on le tue ! (2069-2078). Balant intervient à nouveau, menace l’espion et reproche à Agolant son attitude qui ne ressemble guère à celle que Charlemagne avait eue à son égard ; Naimes peut alors poursuivre sa mission, et convenir d’une date pour la bataille générale.

21Nouvel espace, seulement suggéré : la tente de Balant, où Naimes est merveilleusement traité, puis le pavillon de la reine, où celle-ci est séduite par sa beauté mais n’est guère payée de retour, puis de nouveau la tente de Balant, où celui-ci offre des présents qui sont refusés, sauf le cheval merveilleux destiné à Charlemagne, et enfin la tour dont Eaumont a la garde, où Naimes passe la nuit, toujours festoyé par Balant, avant de repartir au matin.

22On remarquera, en contraste avec la rapidité du temps écoulé dans l’équipée de Naimes (une nuit sur la montagne, un jour et une nuit chez les Sarrasins), à la fois la diversité des espaces et la tendance à l’enchevêtrement des temps, avec les retours en arrière ou la prolepse : la conversion de Balant est maintenant plus que probable, et c’est par la tour d’Eaumont, où le messager a été hébergé, que l’armée chrétienne doit passer pour franchir l’Aspremont. Ainsi se crée un pôle dont les épisodes suivants montreront la valeur.

Première confrontation : conjonctions et disjonctions

23La bataille entre Chrétiens et Sarrasins peut maintenant commencer. La date de la rencontre des deux armées a été fixée à la Toussaint (v. 2127-2129, 2302), mais des combats vont précéder cette date : il faut sans tarder, déclare Naimes, se débarrasser d’Eaumont, le fils d’Agolant, et de ses troupes, car le Sarrasin est si orgueilleux qu’il ne fera pas appel à son père (v. 2329-2333). Il y a donc une sorte d’accélération dans le déroulement du temps, qui s’intensifiera surtout lors de la dernière journée d’affrontements. Deux engagements précédant une confrontation générale avec les troupes d’Eaumont se déroulent aussitôt : on y trouvera à la fois la disjonction de certains combattants par rapport à l’ensemble des troupes chrétiennes, et l’importance de l’utilisation du terrain.

24L’avant-garde décide de montrer sa vaillance en se détachant du reste de l’armée (v. 2334-2344).  Au matin, les trente comtes qui la composent se mettent en route, montant sur les contreforts d’Aspremont, d’où ils peuvent observer la tour d’Eaumont et le Sarrasin lui-même, qui revient du pillage (nouvelle évocation du « temps d’avant ») avec du butin et des prisonniers qu’il maltraite. Le récit montre ce qui se passe dans les deux camps au même moment : exhortations des chefs et constitution en quatre groupes de combat pour l’avant-garde, méprise d’Eaumont qui croit avoir affaire à des coreligionnaires, puis envoi par le Sarrasin d’un messager exigeant en vain une reddition. Vient le moment de la confrontation : les Sarrasins sont mis en déroute et se réfugient dans la tour, abandonnant leur enseigne, leur butin et leurs dieux ; au cours de cette fuite, Eaumont manque d’être tué par Richier (v. 2619-2627).

25L’espace dans lequel se déroule cet affrontement est un décor montagnard, fait de hauteurs rocheuses ou de plateaux et de vallées, qui permet de dissimuler des formations guerrières et d’attaquer de plusieurs côtés à la fois : après avoir vu Eaumont arriver « contreval les roichiers » (v. 2362), un premier groupe chrétien attaque de front « Ainz que poïst ses paiens establir » (v. 2517), un second se présente par la gauche, sortant d’un espace broussailleux (v. 2529), le troisième descend d’un coteau (v. 2538), et le quatrième jaillit d’un bois (v. 2558).

26C’est donc un espace diversifié, dans lequel la tour d’Eaumont, qui paraît être à mi-pente, joue un rôle de point de repère ; elle n’a pas été prise par l’avant-garde, qui n’a pu empêcher Eaumont et les fuyards sarrasins de s’y réfugier ; elle le sera tout à l’heure par Girard et les siens.

27Après la disjonction vient la conjonction. Après cet exploit de l’avant-garde, qui s’est séparée du gros des troupes, le poète signale une pause dans l’action : les vainqueurs passent la nuit dans la joie (v. 2667), et sont rejoints le lendemain par Charlemagne et les Français. C’est le moment des éloges, et de l’affirmation de la largesse impériale : Charlemagne ne s’attribuera pas la moindre part du butin conquis sur Eaumont par ses guerriers (v. 2695-2711). Cette cérémonie se déroule dans un lieu différent de celui des combats, même s’il n’en est pas éloigné : la tente de l’empereur est dressée près d’un bosquet, « A la fontaine qui fu desous la tour » (v. 2672). Le lieu où la tente de l’empereur a été dressée, sorte de locus amoenus, ne fait pas oublier l’objectif militaire, mais il semble symboliser le repos et le bonheur ; le texte insistera plus loin sur l’abondance de l’eau qui jaillit de la source, elle-même abritée  par un grand arbre :

Et la fontaine ist par tel radiier,
Bien i poroient .ii. molin tornoiier (v. 2728-2729).

28Sans transition, mais pendant que se déroule cette scène paisible, le poète revient à Girard, qui est arrivé lui aussi au pied d’Aspremont (v. 2746) et envoie, dans une action parallèle à celle de l’avant-garde impériale, une partie de sa troupe installer ses tentes à proximité de la tour (v. 2749-2757). Eaumont aperçoit les Bourguignons et les attaque ; mis d’abord en difficulté, il repousse ensuite les Chrétiens (v. 2896), à la grande colère de Girard, qui galvanise les siens : ceux-ci reprennent l’avantage, et Girard en profite pour se faufiler dans la tour qu’Eaumont a abandonnée. Il rejoint ensuite le théâtre de la bataille et met en fuite le Sarrasin, qui demande aux siens d’amener des renforts.

29Nous avons donc affaire à une nouvelle disjonction ; Girard passe à l’attaque avec ses hommes sans se soucier de Charlemagne, dont il affirme hautement vouloir se distinguer :

Se je m’ensaigne melloie a l’oriflour,
De tous mes fais vodroit avoir l’enour (v. 2858-2859).

30Les combats se déroulent dans un espace semblable à celui qui a vu l’action de l’avant-garde, mais la tour est maintenant aux mains des Chrétiens. Notons toutefois que le campement installé par les Bourguigons de Girard avant l’attaque se situe « a la fontaine, entre lé dous anoiz » (v. 2760), cliché probable, mais qui conforte l’image d’un lieu de repos, où l’on peut se désaltérer. Semblent s’opposer ici deux pôles ; la tour, lieu des combats, et la fontaine, lieu du repos. On verra qu’à la fin de la première partie de la chanson, la fonction de la fontaine sera profondément modifiée.

31Nouvelle alternance, on passe maintenant du côté sarrasin. Comme à d’autres reprises dans la chanson, la défaite d’Eaumont fait intervenir le « temps d’avant ». Prenant la fuite, le Sarrasin vitupère les mauvais conseillers qui lui ont promis une victoire aisée sur les Français (v. 2973-2982) ; il évoquera de même les pertes subies lorsque les renforts mandés « an l’ost de la gent desloial » (v. 3019) le rejoindront et le réconforteront (v. 3128-3129).

Première bataille générale

32Une nouvelle journée commence en Aspremont, qui verra un premier affrontement général. Une nuit s’est en effet écoulée, puisque c’est à l’aube (v. 3153) que Girard entend les sonneries de cor de l’immense armée ennemie : il sort de la tour qu’il a conquise et se prépare à combattre, malgré la disproportion entre ses forces et celles de l’ennemi. De son côté (et l’on revient à l’autre théâtre de l’action, le camp impérial près de la source), Charles a fait retentir ses trompettes et se met en marche vers le mont (v. 3218). Son avant-garde aperçoit sur les hauteurs à la fois la troupe de Girard et celle d’Eaumont (v. 3229-3231) et pense n’avoir affaire qu’à des ennemis. Une conjonction décisive, celle qui réunit à l’armée impériale la troupe de Girard, va s’ensuivre, mais elle commence par un affrontement. Une joute violente a lieu entre les fils et les neveux de Girard et de prestigieux barons français, mais les cris de guerre poussés des deux côtés permettent la reconnaissance des Chrétiens entre eux, et le combat est suivi d’un accord solennel conclu entre Girard et Charles pour la durée du conflit avec les Sarrasins : Charles sera l’avoué, le défenseur suprême des croisés (v. 3496-3497), « sire de la Crestïenté » (v. 3553).

33On assiste aussitôt aux préparatifs de bataille de l’ensemble des troupes chrétiennes contre leurs ennemis : adoubement solennel de l’empereur « richement atorné » (v. 3544), et même comparé à un ange (v. 3545), puis constitution des échelles, qui composent un espace multiple, sorte de rassemblement de l’univers chrétien autour du souverain, comme on l’a déjà vu lors de la marche vers Aspremont (v.1362-1401).

34Au début de l’affrontement qui s’ensuit, Français et Bourguignons combattent séparément, conformément aux recommandations de Girard, qui invite à prendre l’adversaire en tenaille (v. 3576-3581). L’action des impériaux est d’abord décrite (v. 3691-3765), faite d’alternance de succès et de reculs ; elle se déroule « Souz Aspremont an icele valee », v. 3803. Girard est pour sa part sur un tertre (v. 3771), et c’est de là qu’il fond sur l’ennemi. La description des combats se termine bientôt (elle ne compte au total guère plus de cent vers), ce qui laisse penser que cette première journée d’engagement général n’est que le prélude à la seconde, beaucoup longue (v. 3896-5436, soit plus de mille cinq cents vers). Mais le poète, à la fin de la journée, insiste sur la durée de la lutte qui s’est étendue

Des l’ajournant que prime fu sonee
De si a nonne que ele fu chantee,
Que li soulauz se mist a la vespree (v. 3805-3807).

35La nuit qui précède la reprise des combats est l’occasion pour le poète de décrire un champ de bataille couvert de morts et de blessés, avec des pertes plus grandes du côté sarrasin que du côté chrétien :

De nostre gent i ot molt de navree,
Et de la lor ocisse et afolee (v. 3829-3830).

36Le temps qui s’écoule ici est donc celui de la souffrance, des cris poussés (v. 3831-3837) mais aussi, pour les Sarrasins, celui d’un réexamen du passé aussi bien que l’expression d’une inquiétude sur le temps à venir : l’expédition en terre chrétienne a été une erreur, causée par de mauvais conseillers, comme le rappelle Balant (v. 3888-3894).

37La leçon à tirer de cet affrontement est qu’il cause des deux côtés des pertes considérables, mais plus dures pour les Sarrasins que pour les Chrétiens, dont la stratégie est fondée sur la disjonction. La seconde et dernière journée renforcera ces caractéristiques, multipliant les disjonctions mais s’attachant de façon privilégiée à l’action singulière des héros, chrétiens ou sarrasins.

Deuxième bataille

38Dans un espace qui, jonché de cadavres, souligne la violence de l’affrontement4, la chanson donne d’abord à voir des combats singuliers, dans lesquels Eaumont, figure principale5, se déchaîne. Il est un moment tenu en respect par Ogier (l. 238-242), mais cause aux Chrétiens des pertes sensibles : le sang est répandu avec une telle abondance « Que uns molins an alast tornoiant » (v. 4059). Cette image rappelle celle de la fontaine auprès de laquelle la tente de Charles avait été installée (v. 2726-2729), mais en l’inversant totalement : au lieu d’une eau rafraîchissante, c’est le sang qui coule à flots. On assistera plus tard, lors du duel entre Charles et Eaumont, à une autre transformation du motif du locus amoenus.

39Laissant attendre une nouvelle disjonction, le poète annonce son intention de parler de Girard, qui combat dans un autre espace, « par derriers Aspremont » (v. 4079) : c’est d’un autre endroit et d’un autre personnage qu’il s’agit maintenant, dans une action concomitante avec celle qui vient d’être évoquée. L’action guerrière de Girard est rapidement décrite ; elle est victorieuse, et sert surtout à établir un contraste avec la situation catastrophique de Charlemagne et des siens, à laquelle une alternance nous conduit. L’empereur demande à Dieu d’intervenir, et Ogier conseille de faire appel aux réserves qui sont restées au camp.  Cette nouvelle action, qui ouvre un champ nouveau à la narration, est aussitôt entreprise par des messagers, mais non immédiatement représentée. À peine les messagers partis (v. 4170), le récit revient à la mêlée, rapportant les hauts faits respectifs de Charles et d’Eaumont. La situation, tout à l’heure favorable aux Sarrasins (v. 4073-4074), s’est inversée en faveur des Chrétiens (v. 4255-4256).

40Mais la narration abandonne l’estor (v. 4257) et revient aux messagers : nouvel espace, nouveaux personnages. Il s’agit du camp de Charles et de ceux qui s’y trouvent, masse hétéroclite mais qui répond unanimement à l’appel. Parmi cette troupe se détache le jeune Roland, qui prend le commandement des secours et fonce aussitôt vers le champ de bataille (v. 4308-4310).

41Nous ne les suivons cependant pas dans leur course, car le récit se tourne, pour un épisode assez développé (v. 4325-4525), vers l’action de Girard et de ses Bourguignons qui, à la suite de combats acharnés, s’emparent de l’étendard d’Eaumont. Trois actions se déroulent donc simultanément et dans des lieux différents : la mêlée, dont Charlemagne est le héros, le camp de l’empereur que quittent les réserves, et le coup d’éclat de Girard. Une première jonction est opérée entre les actions 1 et 3 lorsque le terrible vacarme qui entoure la prise de l’étendard est entendu de Charles (v. 4526-4532) puis lorsque l’étendard est apporté solennellement à l’empereur (v. 4533-4551).

42On revient à la mêlée, cette fois pour retrouver Eaumont, qui se tourne à la fois vers le passé, s’en prenant à ceux qui lui ont donné de mauvais conseils ou aux rois qui ont renoncé à la défense de l’étendard, et montrant sa vaillance contre les Chrétiens. Un nouveau duel l’oppose à Ogier, puis à d’autres barons ; plusieurs princes sarrasins sont tués mais leurs gens se rallient, et le péril est grand pour les Chrétiens (v. 4854-4865). C’est alors que se produit la dernière jonction attendue, celle des secours qui arrivent (action n° 2, v. 4866-4874) : c’est aussi l’ébauche d’une réunion familiale, puisque Roland, neveu de Charles, est maintenant présent sur le champ de bataille où il fait merveille, les Sarrasins comparant ses coups à ceux d’un charpentier (v. 4939).

43De nouveau, le regard se tourne vers Eaumont, que ses troupes, prenant la fuite, abandonnent (v. 4949-4956). Le Sarrasin est encore capable de nuire en tuant des barons français (Anseïs, v. 4976-4978), mais, attaqué de toutes parts, il doit s’enfuir seul, poursuivi par les principaux chefs chrétiens et leurs troupes :

Charles le sut o Girart lou guerrier,
Et Salemons et Naymë et Ogier
Et Rollandins et tuit li escuier (v. 5007-5009).

44Ses compagnons se réduisent bientôt à trois princes, dont deux périssent bientôt, et le troisième, Balant, qui a courageusement combattu lui aussi, doit se rendre à Naimes  qui le prend aussitôt sous sa protection (v. 5097-5100).

45L’espace de la fuite d’Eaumont est décrit sommairement : il passe le long d’une roche (v. 4990), arrive au fond d’un vallon (v. 5071), et Charles le rejoindra enfin en descendant le long d’une autre roche (v. 5144). Mais l’espace de la poursuite et la durée se conjuguent ici – c’est l’espace parcouru qui permet de mesurer le temps : « Devant .v. liues ne volt rene sachier » (v. 5135), est-il dit à propos de Charlemagne.

Le duel auprès de la fontaine

46Et voici le dernier espace où se jouera l’affrontement décisif : une source dans un vallon où Eaumont s’est arrêté pour se désaltérer. Le mouvement haletant de la fuite et de la poursuite a pris fin dans un espace jusque-là synonyme de repos et de paix, et qui le reste un moment : Eaumont, assoiffé par d’interminables combats, peut se désaltérer (v. 5147-5157). Mais la fontaine devient bientôt le lieu d’une joute mortelle entre les deux chefs de guerre, deuxième transformation du locus amoenus.

47Une sorte de long cérémonial se déroule alors, d’abord avec une certaine lenteur, puis dans une progression rapide vers le suspens. Il y a d’abord défi mutuel, dont les enjeux, à travers la vie ou la mort des adversaires, sont la possession d’immense espaces (v. 5209-5212), c’est-à-dire de l’Occident opposé à l’Orient (v. 5245-5246) : l’univers entier entoure symboliquement l’espace modeste de la joute. Après le combat à la lance, où les deux adversaires sont désarçonnés, et avant le combat à l’épée, a lieu un nouvel échange de paroles : Eaumont somme Charles, qui refuse, de se soumettre à lui. Le combat est d’abord indécis, puisque les coups d’Eaumont sont rendus inefficaces par les pierres aux vertus merveilleuses qui protègent le heaume de Charles, puis il fait croître l’inquiétude, lorsque le Sarrasin saisit son adversaire à bras le corps et lui ôte son casque, lui faisant risquer la mort. Mais la logique de cette progression temporelle est brutalement interrompue par une conjonction longtemps attendue, celle de l’oncle et du neveu. Ils sont deux désormais, dans un espace unique, à affronter le Sarrasin : Charles  serre son ennemi dans ses bras et Roland le frappe sans relâche, le mettant bientôt à mort.

   

48Ainsi se termine, dans une sorte de concentration de l’espace qui fait contraste avec la longueur de l’affrontement (v. 5165-5436), la confrontation entre les deux chefs de guerre. Ce dernier épisode de la première partie de la chanson permet de mesurer la variété avec laquelle la chanson articule l’expression de l’espace et celle de la durée. Nous avons vu comment se concentre à Aix l’empire chrétien, mais aussi comment l’arrivée du messager Balant fait intervenir, avec l’irruption d’un temps antérieur fonctionnant comme une menace, la nécessité de se tourner vers de nouveaux espaces – l’Angleterre, la Frise, la Hongrie, Vienne – où le temps antérieur joue également son rôle (rappel des services rendus).

49Vient le temps du cheminement vers le but, Aspremont, où l’analepse fonctionne elle aussi, puisque le récit rejoint Girard et sa conversion. L’épisode de l’ambassade de Naimes, sorte de récit dans le récit, est le seul où un paysage et un espace soient véritablement décrits ; il est gros d’épisodes à venir, notamment la réunion de Naimes et de Balant. Les batailles, qui mettent en avant certains pôles (la tour d’Eaumont, la source près d’un arbre), sont placées sous le signe de la disjonction et de la conjonction, dont la fréquence s’accélère lors de la troisième journée de combats : héros et théâtres des engagements ou des scènes décrites (les « réservistes » de Charlemagne) se trouvent séparés, mais les actions sont concomitantes, présentant ainsi dans une sorte de vision kaléidoscopique des scènes distinctes dont l’accumulation crée la notion et la sensation de durée.

50Un rythme de plus en plus haletant peut ainsi se créer, avec des scènes se succédant avec rapidité mais qui convergent vers un espace (la source) et un temps (celui du duel au sommet) uniques, marqué par une double conjonction, celle où Charlemagne, au terme d’une longue poursuite, peut enfin affronter Eaumont, mais aussi trouver son neveu Roland, qui lui sauve la vie, conquiert ses emblèmes (l’épée Durendal, l’olifant et le cheval Veillantin), entre ainsi dans la geste et ouvre  la porte d’un temps nouveau. Ainsi l’espace, dont patronymes et toponymes créent parfois la présence symbolique, et le temps, dont l’espace exprime souvent la durée, donnent-ils à la chanson d’Aspremont un dynamisme particulier, dont les épisodes s’enrichissent les uns les autres, donnant à voir les différentes instances du temps et sa relation avec l’espace.