Colloques en ligne

Christian Schiaretti

Hippolyte de Garnier au TNP (novembre 2019) : un théâtre éblouissant de couleurs

1Le travail que nous avons présenté au TNP ce mois de novembre ne peut se comprendre qu’en tenant compte qu’il était construit en diptyque, mettant face à face l’Hippolyte de Robert Garnier et la Phèdre de Jean Racine. Façon d’interroger de fait l’ignorance dans laquelle est tenu, dès sa formation, l’art dramatique français quant à l’épaisseur de son répertoire.

2Effectivement en matière de tragédie et de prosodie, l’autorité classique fait loi : on peut compter sur les doigts d’une seule main les pièces du répertoire antérieures au grand siècle étudiées dans les écoles de théâtre. Le répertoire qu’il soit humaniste, maniériste, ou baroque reste dans les limbes d’une préhistoire inutile. Or, sans cette conscience aiguisée par la pratique de ce théâtre, il n’y a pas de compréhension profonde du débat porté par les romantiques et conclu par l’invention prosodique et dramaturgique de Paul Claudel.

3Ce qui est vrai pour la formation est vrai également pour la représentation qui est une sorte de formation aussi. En quarante ans de théâtre, je n’ai vu sur une scène d’autorité qu’une seule fois Garnier mis en œuvre1.

4J’avais pour ma part déjà travaillé à l’Ecole Nationale des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) Hippolyte et La Troade dans le cadre des réalisations de sortie de promotion2. Et déjà j’avais demandé aux élèves de contemporanéiser la langue, non pas la traduire mais ne pas tâcher d’en reconstituer la diction historique. En revanche, d’en garder le lexique, la construction grammaticale, le vers, en ayant pour tâche de le rendre clair ou en faisant spectacle de son étrangeté.

5Nous avons appliqué les mêmes principes pour notre production dernière, en en accroissant la portée par la qualité de l’interprétation.

6Peu de coupes, peu d’adaptation des vers. Notre travail eut deux entrées : la musicalité et le sens. Pour la musicalité, fort de la comparaison avec le vers lisse de Jean Racine, nous avons affirmé la qualité bruyante du vers de Garnier : appuyant la rime, frappant le lexique selon son étrangeté ou son audace, en musclant sa prise en bouche.

7Au théâtre le vers se regarde, le vers de Racine peut induire une immobilité toute cérébrale, celui de Garnier, si on le prend dans sa fureur, implique le corps. À jouer, en dehors d’une gestuelle codifiée, il engage la dépense physique de l’interprète, vivant au sens organique du terme, son ampleur. Son ampleur musicale, demandant un effort de souffle et une diction de forgeron, son ampleur poétique par les images convoquées qui mettent en jeu au sens propre la figuration du mot ou son incarnation.

8Au cours des représentations nous avons vérifié non seulement un suivi du texte continu par le public, mais une délectation à son étrangeté, lors des chœurs notamment. Le sens profondément audacieux dans son excès nous a autorisés à un lyrisme et même plus à un incendie de la dépense du jeu, le corps chez Garnier est le sujet même, que ce soit dans la description que fait Phèdre de ce qui la travaille, ou dans le corps à corps d’Hippolyte avec le gibier hors norme qu’il chasse. C’est pour cela que le fantôme d’Egée était représenté en écorché selon ces planches anatomiques du XVIe siècle. Egée devait donner le « la » de la représentation : la théâtralité de son apparition, explosion du plateau, apparition du Minotaure, annonçant la théâtralité de l’ensemble de la représentation. Prise du vers à voix forte adressé à la salle, annonçant la forme ouverte du jeu, annonçant la forme d’oratorio incarnée choisie, enfin le corps débarrassé de sa peau, annonçant les convulsions des descriptions organiques de Phèdre.

9Outre ces questions de forme, Egée devait porter aussi la question essentielle de l’œuvre : à qui la faute ? Et ici nous avons choisi de faire ressortir celle de Thésée, dont Egée salit le geste héroïque nous expliquant par exemple que le Minotaure fut endormi avant d’être poignardé, ce qui colorait ce fantôme d’une dimension vengeresse et même parfois mesquine.

10Le problème pour nous le plus complexe fut d’aborder la question de la construction de l’œuvre, composée pour beaucoup de monologues. Il nous fallut construire par un système d’adresse alternée entre public et protagonistes au plateau, des variations suffisantes pour ne pas imposer la monotonie de l’oratorio. Nous eûmes également une stratégie quant à la lecture de la structure de l’œuvre en jouant notamment sur la mise en jeu progressive du chœur. Ainsi, nous avons considéré l’acte 1 comme un prologue, assumant l’entrée théâtrale d’Egée ou d’Hippolyte (sans excuse psychologique, ils viennent pour parler) et revendiquant leur rapport direct au public. Le chœur de chasseurs achevait ce prologue comme une œuvre en soi.

11À l’inverse nous avons travaillé l’acte 2 comme un drame, excuse psychologique des entrées, aucune adresse au public, nous avons ainsi accentué l’écart entre les formes ouvertes et fermées. Ce que l’on rencontre par exemple dans Shakespeare. Le chœur féminin de l’acte 2 lui faisait le pont avec l’acte 3, les femmes commençant à devenir chœur protagoniste.

12L’acte 3 portait les deux couleurs de l’acte 1 et 2, en allant dans le dialogue entre la nourrice et Hippolyte jusqu’à l’humour, le chœur de l’acte 3 réunissait les femmes et les hommes afin de le constituer spectateur témoin des actes 4 et 5, durant lesquels le tragique s’affirme en soi. Ainsi le chœur nous a permis peu à peu de constituer une présence aidant à résoudre la solitude des monologues et par le chant à la fin de l’acte 4 d’en faire entendre l’accroissement de grandeur qu’il porte.

13Nous avons cultivé scéniquement la référence au théâtre épique en jouant sur tout l’espace pour faire entendre ce que nous perdons à la méconnaissance des capacités scéniques et dramatiques de ce théâtre, comme recouvert par l’autorité classique. Nous, trop souvent jaloux des fulgurances du théâtre élisabéthain, nous avons là un théâtre éblouissant de couleurs dont j’espère qu’il ne faudra pas encore attendre quarante pour le voir sur nos grandes scènes.

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Photos  du spectacle du TNP, Hippolyte (novembre 2019)

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