Colloques en ligne

Charles Di Meglio

Hippolyte de Robert Garnier. Acte III par la Compagnie Oghma (Elsa Dupuy, Julia de Gasquet, Charles Di Meglio). Retour sur un travail et un entretien.

1L’enjeu de la présentation du vendredi 29 novembre était de mettre en lumière certaines questions soulevées lors de la journée d’étude – notamment de rendre visible la pluralité des espaces de la tragédie humaniste, ainsi que la simultanéité d’actions qu’elle utilise parfois. C’est donc cela qui a principalement motivé le choix de l’acte III d’Hippolyte, fait avec Olivier Halévy – l’autre œuvre du programme, La Troade, s’avérant techniquement plus difficile à mettre en place.

2Si la Compagnie avait déjà exploré le répertoire humaniste avec Cléopâtre captive d’Etienne Jodelle en 20181, les recherches se sont portées plus loin à cette occasion, notamment en termes de prononciation historique. La pièce de Jodelle étant d’une complexité syntaxique plus grande encore que celle de Garnier, il nous avait paru essentiel de ne pas l’éloigner trop du spectateur par une prononciation étrange à l’extrême. D’où notre choix de garder alors une prononciation XVIIe, plus proche de notre prononciation moderne et suffisamment peu éloignée de celle de Jodelle pour donner l’impression d’une distance qui ne serait pas un obstacle.

3La présentation de cet acte III se faisant dans un cadre universitaire, pour des spectateurs qui travaillent activement sur le texte, il nous a paru intéressant, voire essentiel, dès notre premier rendez-vous, de repasser par la prononciation de l’époque de la composition de la pièce. Les Etrennes de Poésie française de Jean-Antoine de Baïf ont été d’un secours crucial : publiées la même année qu’Hippolyte, elles nous offrent un aperçu inestimable sur la “musique originale” de cette poétique. Source sûre, il n’en faut néanmoins pas oublier que, de même que toutes les sources d’époque qui nous sont parvenues, témoins de la pratique théâtrale ou déclamatoire, elles ne sont jamais que sujettes à l’interprétation du lecteur. Ainsi, la transcription sonore que nous avons proposée de Baïf à travers les mots de Garnier ne doit se voir que comme une solution — de même que, alors qu’il n’y a qu’une seule Bible, la glose et les interprétations qu’elle a nourries sont légion.

4Dans notre travail à la table, nous avons naturellement tâché de rendre clairs certains passages à la syntaxe complexe (comme ces vers de la Nourrice :

Jupiter le grand Dieu, prévoyant sagement
Que le monde faudroit, détruit entièrement,
Si comme d’heure en heure il nous perd misérables
Par divers accidents, et trépas variables,
Il n’étoit repeuplé d’autant de nouveaux corps,
Que le destin en jette incessamment dehors,
Nous a donné l’amour, pour laisser une race
Qui nous survive morts, et tienne notre place.)

5grâce à l’accentuation rhétorique et à la gestuelle qui vient compléter, augmenter la voix. Cependant, la compréhension du texte et de ses enjeux peut se faire autrement que par la simple compréhension intellectuelle des mots.

6Lorsque nous avions entrepris de monter Cléopâtre captive, nos proches, et nous-mêmes craignions de proposer un spectacle trop exigeant, incompréhensible – s’est même posée la question des surtitres, vite écartée. Il faut garder à l’esprit que le rapport au spectacle a été fondamentalement bouleversé par Wagner au XIXe siècle et que l’écoute pieuse et silencieuse que nous avons aujourd'hui n’était pas envisageable aux périodes qui nous intéressent, périodes où la notion de quatrième mur n’avait pas lieu d’être. C’est un théâtre qui offre donc des points d’attention, d’accroche, multiples, un théâtre qui a conscience de l’attention forcément séquencée du spectateur. Un théâtre qui permet donc de créer l’émotion (qui est son but premier) par d’autres biais que le texte seul, même s’il en est la source première. Un des meilleurs exemples de cette compréhension « intuitive » de ce théâtre a été la réaction d’un anglophone, totalement ignorant du français, qui, à l’issue d’une représentation de notre production de Cléopâtre captive, avait néanmoins été capable d’en retranscrire l’histoire et le découpage avec une précision déconcertante.

7Cette compréhension passe par la force de la déclamation rhétorique : une voix, un corps qui traduisent le texte.

8Comment retrouver ce corps, et cette musique du théâtre humaniste, qui nous a laissé si peu de documents ? Le théâtre du XVIIe siècle nous a transmis une iconographie, des sources plus nombreuses et évidentes, sans parler des fenêtres ouvertes vers la déclamation que représentent les opéras de Lully, dont on sait qu’il les composait en écoutant les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne déclamer. Ici l’enquête est plus âpre, mais les voies pour s’y engager sont également multiples.

9Commençons par les traités de rhétorique composés autour de la Pléiade dans les années 1550 – notamment ceux de Sébillet et de Peletier du Mans – qui nous en disent long sur la prononciation des finales, les e des rimes féminines, largement décrits, mais aussi des consonnes finales dont la prononciation semble déjà évidente.

10La déclamation lyrique n’a pas laissé de traces aussi clairement écrites que les partitions de Lully, mais les premiers opéras – de Peri, de Caccini et de Monteverdi – ne sont pas si loin dans le temps pour qu’ils ne puissent pas donner quelques indices sur une pratique de la pronunciatio (ou de l’actio) qui perdurera au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

11Quant aux corps, à la gestuelle, c’est, comme pour l’époque baroque, grâce à la fourmillante iconographie que nous pouvons proposer une solution à leur éloquence. En effet, les arts graphiques et plastiques de l’époque sont une présentation d’une réalité, vue à travers l’esthétique du temps et la rhétorique – de même que l’est le théâtre. Pourquoi ne pas tracer des liens entre les deux – d’autant que quelques documents2 nous confirment dans cette voie ? C’est donc à partir des peintures, sculptures, gravures de l’époque que nous avons pu élaborer nos grammaire et vocabulaire du corps : gestuelle, mais aussi appuis dans le sol (notamment des appuis en demi-pointe, très différents de ceux du corps baroque), contraposto, torsions vectrices d’émotions.

12Après ces considérations sur notre recherche historique, il semble important de rappeler, en guise de conclusion, que le travail que nous proposons se veut néanmoins extrêmement contemporain. Si nous œuvrons à proposer une forme théâtrale en lien avec les pratiques du temps de sa composition (que nous nous intéressions aux répertoires des XVe, XVIe ou XVIIe siècles), nous ne nierons jamais ni l’histoire théâtrale qui s’est écoulée depuis, ni tout simplement le fait essentiel que nous sommes des gens de théâtre du XXIe siècle qui nous représentons devant des spectateurs du XXIe siècle. Ce lien à notre époque nous paraît essentiel pour tendre à une universalité de l'émotion, pour tâcher de parler non pas à une élite intellectuelle au fait de ces pratiques anciennes, mais, comme c'était l'intention initiale de la rhétorique, pouvoir émouvoir le spectateur quel qu’il soit. C’est pourquoi nous allons parfois aussi chercher nos influences en dehors de l’Occident post-médiéval – beaucoup en Asie et en particulier au Japon, où la tradition de théâtres codifiés n’a pas connu d'interruption. Dans la tragédie, le , son rythme, l’impavidité de ses masques, sont une esthétique, des références et même un travail du corps auxquels nous avons souvent recours.

13Cette universalité recherchée permet au spectateur de se projeter dans ses propres références et de trouver dans notre proposition des allusions qui ne sont pas intentionnelles, mais qui, dans son propre cheminement émotif, vont créer des résonances pour le toucher. Ainsi, la prière de Phèdre à Diane –  ou sa malédiction –

Ouvre le coeur glacé d'Hippolyte et lui mets
Les tisons de l'amour dans ses os enflammés

14reprend des gestes attestés ou imaginés d’après la grammaire de la gestuelle rhétorique renaissante, mais a pu évoquer à certains une magique cérémonie vaudoue et terrifiante, amplifiant pour eux l’horreur mystique de ce moment. Si nous n’y avions pas pensé, ce parallèle nous a intéressés – car l’aura mystérieusement inquiétante que charrient dans l’imaginaire collectif ces cérémonies rejoint notre intention de créer un moment hors du reste de l’extrait, un moment suspendu d’horreur.

15Cet acte III d’Hippolyte – comme toutes nos autres productions –  ne se voulait pas pièce de musée, antiquité à regarder derrière une vitrine, mais comme un trait d’union vivant entre deux époques, pour rendre justice à l’éloquence déclamée dont la force, traversant les époques, ne peut être démentie, et ainsi parler, toucher, émouvoir nos contemporains.