Colloques en ligne

Olivier Halévy

Ecriture polytopique et imitation créatrice dans Hippolyte et La Troade

1Hippolyte et La Troade sont chacune le résultat d’une imitation libre. La première tragédie amplifie la Phèdre de Sénèque et la seconde suit à la fois LesTroyennes de Sénèque et Hécube et Les Troyennes d’Euripide. Les deux pièces naissent d’une « contamination » composite et inventive. Ce travail se propose de mettre en évidence la poétique dramatique à l’œuvre dans cette contamination créatrice.

2Une telle approche a déjà fait l’objet de plusieurs études1. Florence de Caigny a notamment montré que Garnier accumulait les événements pour dynamiser l’action2. Je souhaite pour ma part me focaliser sur un point particulier. On sait que les actes des tragédies humanistes sont divisés en « tableaux » correspondant à des changements de lieux3. Répondant en partie à des exigences typographiques puisque le nom des interlocuteurs est indiqué par une simple initiale dans les éditions du xvie siècle, les listes des personnages parlants délimitent des unités dramatiques à partir du lieu où elles se déroulent. L’acte IV d’Hippolyte est ainsi divisé en trois tableaux : « Thésée, Nourrice » (H, p. 146) qui se tient devant le palais, « Thésée, Phèdre » (H, p. 149) qui a lieu à l’intérieur du palais et « Nourrice » (H, p. 159) qui se déroule sans doute à nouveau à l’extérieur. La thèse que je défends est que cette division en tableaux s’inspire de certains aspects du langage dramatique français pour inventer une dramaturgie originale qui n’est ni antique, ni médiévale ni, bien entendu, baroque ou préclassique.

3Je suivrai une méthode progressive. Après avoir brièvement rappelé certains principes dramaturgiques de la tradition française des mystères, et notamment ce qu’on appelle la polytopie, j’examinerai successivement deux exemples de réorganisations dramatiques mises en œuvre par Garnier : celle de l’acte III d’Hippolyte et celle des actes III et IV de La Troade. Cela me permettra de préciser en conclusion quelques aspects de sa poétique dramatique.

L’écriture polytopique

4La polytopie des mystères français est une écriture complexe qu’il serait illusoire de vouloir résumer en quelques lignes4. Le début de la Troisième Journée du Mystère de la Passion (1452) d’Arnoul Greban peut cependant illustrer les aspects de son organisation que nous utiliserons ici5. Jésus a été emprisonné chez l’ancien grand prêtre Anne. Le texte fait parler alternativement Anne qui se réveille dans sa chambre et les sergents qui surveillent Jésus dans la salle de garde. Du v. 20.104 au v. 20.132, Anne salue le lever du jour. Du v. 20.133 au v. 20.160, les sergents raillent Jésus avant de le frapper. Du v. 20.161 au v. 20.168, Anne se décide à aller voir les sergents. Aux v. 20.169-20.226, il les retrouve dans la salle de garde et décide d’envoyer Jésus chez Caïphe. Sans la moindre marque extérieure de division (numéro de scène, liste de personnages, etc.), on passe alternativement d’un lieu à l’autre. Cette alternance ne signifie pas que les actions s’arrêtent entre les moments parlés. Les comédiens ne sortent pas de l’espace de jeu. Ils poursuivent sous forme mimée les actions commencées sous forme dialoguée. Cela peut être représenté par un tableau faisant avancer l’action de haut en bas et dont les colonnes représentent chacune un lieu :

Lieu des sergents : salle de garde

Lieu d’Anne : chambre

20.104-20.132. Anne salue le lever du jour

20.133-20.160. Les sergents qui gardent Jésus décident de le frapper.

Action mimée : Anne continue de saluer le jour de façon muette et mimée.

Action mimée : les sergents continuent de frapper Jésus de façon muette et mimée.

20.161-20.168. Anne pense que les sergents dorment. Il décide d’aller les réveiller.

Déplacement : Anne se rend dans la salle de garde.

20.169-20.226. Anne salue les sergents et décide d’envoyer Jésus à Caïphe.

5Le spectacle présente ainsi plusieurs actions réalisées simultanément dans différents endroits de l’espace de jeu. Pendant que les sergents frappent Jésus, Anne continue de saluer le lever du jour. Le texte ne désigne pas la seule action représentée mais celle qui fait avancer l’intrigue et que le spectacle met provisoirement en avant.

6On peut tirer de ce court exemple deux grands principes d’enchaînement entre unités dramatiques. Le premier dépend de la distance. Soit on passe d’un lieu à un lieu proche et contigu (comme ici les deux parties de la maison d’Anne : la chambre et la salle de garde), soit on passe d’un lieu à un lieu éloigné (comme la maison du grand prêtre Caïphe dans laquelle Jésus arrive au v. 20.277). C’est ce qu’on peut appeler les enchaînements conjoints et disjoints. Le second principe dépend de la continuité de l’action. Soit l’action s’interrompt, presque toujours parce qu’il n’y a pas de personnages communs (comme dans l’alternance entre le réveil d’Anne et celui des sergents), soit l’action est continue parce qu’il y a au moins un personnage commun qui se déplace du premier lieu vers le second (comme lorsqu’Anne se rend chez les sergents). C’est ce qu’on peut appeler les enchaînements continus et discontinus. Cela offre théoriquement quatre possibilités :

Enchaînement conjoint continu : l’action dialoguée (et donc au moins un personnage) se déplace de façon continue dans un lieu proche.

Enchaînement conjoint discontinu : l’action dialoguée s’interrompt (ou se prolonge sous forme mimée) et une autre action commence dans un lieu proche.

Enchaînement disjoint continu : l’action dialoguée (et donc au moins un personnage) se déplace de façon continue dans un lieu éloigné.

Enchaînement disjoint discontinu : l’action dialoguée s’interrompt (ou se prolonge sous forme mimée) et une autre action commence dans un lieu éloigné.

7Dans les enchaînements continus, les déplacements des personnages sont réalisés à vue et peuvent être décrits par les autres personnages. L’arrivée de Jésus chez Caïphe en est un bon exemple. Les v. 20.227-20.258 font entendre les sergents qui convoient Jésus chez le grand prêtre. Ils correspondent au déplacement. Au v. 20.277, un sergent s’adresse à Caïphe. Ce dialogue indique l’arrivée du convoi. Mais entre les deux se glisse un dialogue entre Judas, Caïphe et Jéroboam (v. 20.259-20.276, éd. cit., p. 271) :

Judas
Seigneurs, pensez à vostre affaire.
Voicy celluy que hëez tant,
qu’on vous admaine tout batant
à grant multitude et grant bruit.
Je leur ay livré, ceste nuyt…

8Pendant que les sergents avancent vers la maison de Caïphe, les trois hommes apparaissent sur le perron de l’édifice et Judas décrit l’arrivée de Jésus avant de prendre congé. C’est un moyen d’attirer l’attention du spectateur sur le nouveau lieu, de juxtaposer deux actions contrastées (le Christ maltraité par les sergents contre le traître bien traité par les notables) mais aussi de présenter simultanément une action et sa description. En s’inspirant de Florence Dupont6, c’est ce qu’on peut appeler une description simultanée : un personnage décrit ce qu’un autre personnage mime à un autre endroit de l’espace de jeu. Faisant se succéder un enchaînement conjoint discontinu (avec description simultanée) puis un enchaînement conjoint continu, l’écriture active plusieurs lieux :

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9Deux actions sont présentées successivement avant d’être associées. C’est ce qu’on peut appeler un enchaînement composé (action A dans un lieu A, action B dans un lieu B puis réunion des deux actions dans un lieu A, B ou C). Lieu, action dialoguée et action mimée, action simultanée, déplacement, enchaînements conjoints et disjoints, continus et discontinus, description simultanée, enchaînement composé : ces notions ne décrivent qu’une petite partie de l’écriture polytopique. Elles nous suffiront à analyser les transformations apportées par Garnier à ses modèles antiques.

L’acte III d’Hippolyte : une adaptation polytopique par enchaînements conjoints

10Le premier exemple est l’acte III d’Hippolyte. Pris dans son ensemble, cet acte réorganise l’acte II de la Phèdre de Sénèque en quatre tableaux. Les principales transformations peuvent être représentées en deux colonnes correspondant aux deux pièces :

Sénèque, Phèdre, Acte II

Garnier, Hippolyte, Acte III

Tableau 1 977-1064 [Lieu de Phèdre]. Monologue : Phèdre exprime sa douleur amoureuse.

358-386. La nourrice décrit l’état de Phèdre au Chœur.

Tableau 2 1065-1124 [Lieu de la nourrice]. Monologue : la nourrice décrit l’état de Phèdre au public.

387-403. Au fond, Phèdre se fait habiller en Amazone par ses femmes.

404-430.Sur les conseils du Chœur, la nourrice va prier Diane. Quand elle voit paraître Hippolyte, elle va à sa rencontre.

Tableau 3 1125-1154 [Espace extérieur]. La nourrice invite Phèdre à prier Diane. Quand elle voit Hippolyte « sortir de la maison » (v. 1152), elle demande à Phèdre de se retirer « à part » (v. 1153) et va à sa rencontre.

431-582. La nourrice cherche en vain à rendre Hippolyte sensible.

1155-1298. La nourrice cherche en vain à rendre Hippolyte sensible.

583-588. La nourrice voit Phèdre perdre connaissance et Hippolyte la relever.

1299-1308. La nourrice voit Phèdre perdre connaissance et la ramène dans son lieu.

Tableau 4 1309-1333 [Lieu de Phèdre]. La nourrice pousse Phèdre à parler. Hippolyte approche.

589-718. Phèdre déclare son amour. Quand Hippolyte comprend, il menace Phèdre et s’enfuit.

1334-1492. Phèdre déclare son amour. Quand Hippolyte comprend, il menace Phèdre et s’enfuit.

719-735. Après le départ d’Hippolyte, la nourrice appelle à l’aide.

1493-1522. Après le départ d’Hippolyte, la nourrice appelle à l’aide.

11Les choix de Garnier semblent guidés par la décence. L’écriture dramatique de Sénèque n’est en effet pas dépourvue d’une certaine sensualité. Phèdre reprend connaissance dans les bras d’Hippolyte (v. 588) et l’ouverture des portes centrales du front de scène fait apparaître la reine allongée en train de se faire habiller en amazone par ses femmes (v. 384-403). Garnier atténue cette sensualité. Il remplace l’apparition de Phèdre en Amazone par un monologue et modifie la reprise de connaissance de Phèdre : il ajoute un changement de tableau et fait dialoguer les deux femmes entre le réveil de la reine et l’arrivée d’Hippolyte. C’est donc la nourrice qui ramène Phèdre dans son lieu. Hippolyte n’arrive qu’ensuite. De fait, quand la nourrice montre le jeune homme au v. 1306 (« voici vostre Hippolyte »), la reine ne réagit pas. On peut en déduire qu’elle ne s’est pas ranimée et que le prince reste à l’écart. Ce n’est qu’au v. 1333 que le jeune homme se permet d’approcher (« Nourrice le voy-cy » s’écrie Phèdre). Le dialogue ne s’engage qu’une fois que la reine a repris ses esprits7.

12La réorganisation de Garnier ne s’explique cependant pas uniquement pas une recherche de décence. Elle est également plus mobile. Phèdre ne reste pas dans son lieu. Elle prie Diane, s’écarte, revient dans l’espace extérieur pour perdre connaissance et est portée dans son lieu. A deux reprises au moins un personnage se retire « à part » pendant que les deux autres dialoguent : Phèdre pendant que la nourrice cherche à fléchir Hippolyte, puis Hippolyte pendant que la nourrice aide Phèdre à reprendre connaissance. Enfin, l’enchaînement des trois premiers tableaux accumule les changements de lieu. Alors que le passage correspondant de Sénèque nécessite deux lieux (la scène et l’espace qui se trouve derrière les portes centrales du front de scène), la version de Garnier en exige trois : le lieu de Phèdre (premier tableau), le lieu de la nourrice (deuxième tableau), différents endroits à l’extérieur (le troisième tableau) et à nouveau le lieu de Phèdre (quatrième tableau). La polytopie est développée. Cet enchaînement paraît imiter l’acte I d’Octavie alors attribuée à Sénèque. Ce dernier fait en effet se succéder une déploration d’Octavie (v. 1-33), une invitation de la nourrice à contempler les malheurs de sa maîtresse (v. 34-55) et un dialogue entre les deux femmes (v. 56-272)8. On retrouve les mêmes étapes dans Hippolyte. Mais l’organisation choisie par Garnier correspond également à l’enchaînement composé de la tradition polytopique française. Elle fait se succéder une action A dans un lieu A (Phèdre dans son lieu), une action B dans un lieu B conjoint (la nourrice dans son lieu) et la réunion de ces deux actions dans un lieu C également conjoint (Phèdre et la nourrice se rencontrent dans l’espace extérieur). Tout se passe comme si c’était la similitude entre les deux organisations dramatiques qui expliquait le choix de Garnier. Elle permet au résultat d’avoir à la fois une allure antique et une résonance traditionnelle. De fait, cet enchaînement se retrouve sous des formes très proches dans les trois premières tragédies du poète manceau :

Porcie (1568), Acte II

Hippolyte (1573), Acte III, v. 977-1150

Cornélie (1574), Acte III

199-282 [Lieu de Porcie]. Porcie déplore la mort de son père et craint celle de son mari.

977-1064 [Lieu de Phèdre]. Phèdre exprime sa douleur amoureuse.

623-744. [Lieu de Cornélie]. Cornélie craint la mort de son mari Pompée.

283-402. Chœur.

403-474 [Lieu de la nourrice]. La nourrice invite Rome à voir ce qu’elle est devenue.

1065-1124 [Lieu de la nourrice]. La nourrice décrit l’état de Phèdre au public.

745-830 [Lieu de Cicéron]. Cicéron invite Rome à voir ce qu’elle est devenue.

475-616 [Espace extérieur]. Voyant Porcie, elle cherche à la consoler.

1125-1150 [Espace extérieur]. Voyant Phèdre, elle l’invite à prier Diane.

831-984 [Espace extérieur]. Philippes apporte les cendres de Pompée à Cornélie.

13La progression est structurellement identique : un personnage féminin exprime sa douleur dans un premier lieu, un confident décrit la situation dramatique dans un second lieu, les personnages se retrouvent enfin dans un troisième espace (même si dans Cornélie, c’est un messager et non Cicéron qui apparaît dans le troisième tableau). Nous reviendrons plus tard sur la présence du chœur dans Porcie. Notons pour l’instant la récurrence de l’organisation dramatique. Elle met en évidence l’invention d’une poétique dramatique possédant à la fois une forme antique (imitée d’une tragédie de Sénèque et accordant une grande place aux monologues rhétoriques) et une signification dans la tradition dramaturgique française (la progression est proche de l’enchaînement composé). Dans l’écriture polytopique des mystères, un tel enchaînement programmerait une action mimée du premier personnage entre le premier et le troisième tableau. Cornélie resterait par exemple sur l’espace de jeu pendant le monologue de Cicéron. Il y aurait deux actions simultanées. Peut-on en déduire que c’est le jeu envisagé par Garnier ? Dans Hippolyte, le monologue descriptif de la nourrice ressemble en tout cas aux descriptions simultanées de la tradition polytopique :

Nourrice
[…] Je n’eusse pas cuidé que ceste passion
Peust commander, si forte, à nostre affection.
Voyez comme elle boust en ceste pauvre Dame,
Comme ell’luy a tiré la raison hors de l’ame.
Elle va forcenee, ores pour s’outrager,
Ores pleine d’espoir se semble encourager.
Le feu luy sort des yeux, et bien qu’elle s’efforce
De cacher sa fureur, elle échappe de force. (H, 1071-1078)

14Adressée au public (« Voyez »), la description utilise le présent comme si Phèdre était en train d’accomplir les actions évoquées (« Elle va forcenee… », « Le feu luy sort des yeux… »). En déplaçant le monologue de Phèdre avant celui de la nourrice, Garnier permet de comprendre la description comme une description de ce qui vient de se passer. Mais il n’est pas non plus impossible d’imaginer que Phèdre reste présente. Les interventions de Garnier rendent l’acte plus polytopique que son modèle.

Les actes III et IV de La Troade : une réorganisation polytopique par enchaînements disjoints

15La Troade offre un second exemple de transformation. L’acte III réunit deux sources antiques : le parodos et le premier épisode d’Hécube d’Euripide et l’acte II des Troyennes de Sénèque. Les grandes lignes de la contamination peuvent être représentées sous la forme d’un tableau plaçant les deux sources de part et d’autre du texte de Garnier :

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16Tandis que le récit du rêve d’Hécube qui ouvre l’acte et le rapt de Polyxène qui le clôt viennent d’Euripide, le récit de l’apparition d’Achille et le débat entre Pyrrhe et Agamemnon viennent de Sénèque. La contamination apparaît d’abord comme un moyen d’accumuler les récits de visions et les confrontations pathétiques. Elle développe le spectaculaire. Mais cette accumulation entraîne également des changements de lieux. Les deux pièces antiques ne changent pas d’espace au cours de la même unité dramatique (épisode ou acte). Euripide place l’action chez les Troyennes. Il fait donc rapporter la confrontation entre Pyrrhe et Agamemnon par le coryphée qui dit explicitement qu’il revient de la tente des vainqueurs (Hécube, 98-100). Sénèque place de son côté l’action chez les Grecs. Il reporte donc le rapt de Polyxène à un autre acte. Hélène viendra chercher la Troyenne à l’acte IV. Contrairement à ses sources, Garnier combine les deux espaces. Il divise l’acte en trois tableaux passant d’un lieu à l’autre. Alors que le premier commence et se termine chez les Troyennes, le second se déroule chez les Grecs et le troisième a de nouveau lieu chez les Troyennes. Ces enchaînements disjoints construisent une écriture polytopique.

17Comment ces changements de lieu sont-ils mis en œuvre dramatiquement ? L’examen des modifications apportées par Garnier permet de mettre en évidence trois types de solutions. Le poète manceau profite de la relative indétermination du lieu où Talthybie décrit l’apparition du fantôme d’Achille pour situer cette action dans un espace intermédiaire à la limite entre le camp des Troyennes et celui des Grecs. Il se contente de marquer un déplacement interne en modifiant les répliques du Chœur. C’est engagé dans l’ajout des v. 1275-1277 :

CHŒUR
Las voicy Talthybie.
HECUBE
O que ne suis je morte !
CHŒUR
Il ne vient pas à nous.
HECUBE
Cela me réconforte.
CHŒUR
Il est tout effrayé. […] (LT, 1275-1277)

18Les répliques du Chœur sont toutes des didascalies internes. La première indique l’entrée de Talthybie sur l’espace de jeu. La seconde précise qu’il reste en dehors du camp des Troyennes et que le dialogue des v. 1279-1320 a lieu dans un espace intermédiaire dans lequel le héraut d’Agamemnon erre avant de prendre la parole. La troisième caractérise l’attitude du personnage. Si la brièveté des répliques et la réaction antithétique d’Hécube sont très pathétiques, l’ajout vise avant tout à indiquer le déplacement des Troyennes. C’est également le cas des vers placés après l’échange (LT, 1321-1322). En faisant dire au Chœur : « Rentrons dedans la tente et la [= Hécube] reconfortons. », Garnier programme un déplacement en sens inverse. Il signifie le retour des Troyennes dans leur lieu.

19Entre le premier et le second tableau, il y a cette fois un enchaînement disjoint discontinu puisque le changement de lieu s’accompagne d’un changement d’action et de personnages. Garnier marque la rupture par une nouvelle liste de personnages et déplace entre les deux tableaux le chœur que Sénèque avait placé entre l’acte II et l’acte III (voir le tableau ci-dessus). Il utilise ce qui distingue habituellement les actes pour indiquer la discontinuité spatiale et temporelle. Le chœur intercalaire devient ce qu’on peut appeler un chœur intermédiaire9. Loin d’être un choix isolé, cette utilisation du chœur dans les enchaînements disjoints discontinus est déjà systématique dans les pièces antérieures de Garnier. C’est le cas à l’acte III de Porcie10, à l’acte IV de Cornélie11 et à l’acte II de Marc Antoine12. Il y a là une poétique dramatique originale. Si Garnier reprend la forme antique du chœur, il lui donne une nouvelle fonction et le met au service d’une écriture polytopique.

20Entre le second et le troisième tableau, l’enchaînement est cette fois disjoint continu : par un déplacement externe (c’est-à-dire non pas à l’intérieur d’un tableau mais entre deux tableaux), Pyrrhe passe du camp des Grecs au camp des Troyennes. Garnier n’introduit ni chœur ni didascalie interne. Il se borne à placer une nouvelle liste de personnages. L’oracle que Calchas expose dans le camp des Grecs est immédiatement suivi de la liste « Pyrrhe, Hécube, Polyxène » et de l’ordre que donne Pyrrhe à ses soldats. La transition paraît abrupte dans la mesure où le second tableau s’achève sans même faire entendre les réactions d’Agamemnon et de Pyrrhe. C’est peut-être un choix esthétique destiné à rendre la stupeur du roi grec13. A l’acte II d’Antigone, l’enchaînement disjoint continu par lequel Jocaste passe de son lieu au champ de bataille est pourtant accompagné d’un chœur et d’une didascalie interne14. Est-ce le déplacement collectif des soldats qui interdit ici la présence du chœur ? Est-ce un moyen de souligner la continuité de l’action ? Dans l’argument de Bradamante, Garnier écrit que les chœurs, comme les intermèdes, permettent de ne pas « mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps15. » Leur absence pourrait suggérer une action rapide dépourvue d’ellipse. Quoi qu’il en soit, le déplacement de Pyrrhe a certainement lieu à vue. Cet enchaînement a une conséquence pratique importante. Il faut que le camp des Troyennes et celui des Grecs coexistent simultanément à deux endroits de l’espace de jeu pour que le fils d’Achille puisse matériellement se rendre de l’un à l’autre Or Hécube et une partie des Troyennes sont rentrées dans leurs tentes à la fin du premier tableau (« Rentrons dedans la tente et la reconfortons », LT, 1321). Les tentes abritant les Troyennes doivent dès lors en toute rigueur rester visibles pendant le débat des Grecs. Sans qu’on puisse véritablement parler d’action simultanée, on voit bien simultanément deux actions sur l’espace de jeu pendant la confrontation entre Pyrrhe et Agamemnon. L’immobilité menacée des Troyennes dans leurs tentes s’oppose au débat menaçant des Grecs dans leur camp.

21L’acte III construit donc un élargissement spatial. Si les tentes des Troyennes sont toujours visibles, d’autres lieux sont progressivement utilisés : l’espace indéterminé dans lequel erre Talthybie au premier tableau puis le camp des Grecs au deuxième. A cette extension de l’espace de jeu s’ajoute un contraste. L’enchaînement disjoint discontinu marqué par le chœur qui a lieu entre le premier et le second tableau s’oppose à l’enchaînement disjoint continu mobilisant les soldats qui a lieu entre le second et le troisième tableau. Cela peut être représenté sous la forme d’un tableau faisant avancer l’action de haut en bas et dont les colonnes représentent les lieux :

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22L’acte III évoque à nouveau l’enchaînement composé de la tradition française. Il fait se succéder une action A dans un lieu A (les plaintes des Troyennes), une action B dans un lieu B (le débat des Grecs) et une réunion des actions dans le lieu A (l’arrivée de Pyrrhe chez les Troyennes). Les interventions de Garnier rendent clairement l’acte polytopique.

23Une réorganisation comparable est à l’œuvre à l’acte IV. Cet acte amplifie l’acte V des Troyennes de Sénèque. S’il conserve les récits de son modèle latin, il dédouble le narrateur et ajoute deux mises en terre inspirées à des degrés divers d’Euripide. Les grandes lignes de la contamination peuvent être représentées sous la forme d’un tableau :

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24Comme à l’acte III, la contamination développe l’action scénique. Plusieurs didascalies internes indiquent qu’Andromaque donne une sépulture à son fils (LT, 1967-1968 et 1982) et que le Chœur se prépare à faire la même chose pour Polyxène et Polydore (LT, 2269-2270). Il y a donc deux déplacements internes. Le premier a lieu à l’intérieur du premier tableau. Andromaque se rend avec le messager et peut-être une partie du Chœur chez les Grecs et revient avec la dépouille de son fils posée sur le bouclier de son père (LT, 1971-1982, voir notamment « Je vay prier les Grecs »). Le second a lieu à l’intérieur du second tableau. A la demande de Talthybie, le Chœur, ou une partie des choreutes, va chez les Grecs chercher Polyxène et revient avec sa dépouille et celle de Polydore.

25Mais la contamination opérée par Garnier ajoute également une division en deux tableaux : « Messager, Andromaque, Hecube16 » (p. 466) et « Talthybie, Hecube, Chœur » (p. 477). A première vue, on pourrait croire que tout se passe dans le même lieu et que cette division n’indique que les entrées et les sorties des personnages : le messager raconte aux Troyennes la mort d’Astyanax puis Talthybie leur rapporte la mort de Polyxène. Mais on sait que les changements de tableau indiquent un changement de lieu et non l’entrée ou la sortie d’un personnage. Comme on l’a vu, le troisième tableau de l’acte III d’Hippolyte contient plusieurs entrées et sorties : entrée d’Hippolyte, retrait « à part » de Phèdre puis à nouveau entrée de Phèdre. On pourrait trouver d’autres exemples. L’acte V de La Troade n’a qu’un seul tableau malgré la sortie des soldats de Polymestor (v. 2411), l’entrée et la sortie dans les tentes troyennes (v. 2437-2465) et l’entrée d’Agamemnon (v. 2505). L’acte V d’Antigone ne contient qu’un seul tableau malgré trois entrées (Eurydice, Créon, Dorothée) et une sortie (Eurydice)17. Le changement de tableau indique donc presque certainement un changement de lieu. D’autant que Garnier, comme à l’acte III, déplace entre les deux tableaux le chœur qui se trouvait chez Sénèque entre l’acte IV et l’acte V. Or on a vu que cet usage intermédiaire du chœur est réservé aux enchaînements disjoints discontinus. Malgré la présence d’Hécube dans les deux tableaux, il semble que l’enchaînement soit ici aussi disjoint discontinu. Certains éléments invitent à aller dans ce sens. Comme le second tableau s’achève par la mention des « tentes », il a lieu au même endroit que les actes I, III et V. Une didascalie interne précise même que les Troyennes entrent à l’intérieur des tentes comme à la fin de l’acte I et du premier tableau de l’acte III (« Allons filles, entrons… », v. 2297). Rien n’indique en revanche que le premier tableau ait lieu au même endroit. On se souvient que l’acte II se déroule devant le tombeau d’Hector. C’est là qu’Ulysse vient arracher Astyanax à sa mère. La présence d’Andromaque et la mise en terre de la dépouille d’Astyanax étendue sur le bouclier de son père ne manque pas d’évoquer ce lieu. Malgré l’absence de didascalie interne explicite, il est tentant de placer le premier tableau de l’acte IV au même endroit. Andromaque ensevelirait ainsi son fils près de la tombe de son mari. Il y aurait bien un enchaînement disjoint discontinu. Devant le tombeau d’Hector, le messager fait le récit de la mort d’Astyanax, Andromaque va chercher la dépouille de son fils et l’enterre. Au tableau suivant, devant les tentes, Talthybie fait le récit de la mort de Polyxène, le Chœur va chercher sa dépouille et revient avec les corps de Polyxène et de Polydore. Le récit monotopique de Sénèque est transformé en deux actions polytopiques.

26En l’absence de documents, il est difficile de déterminer la mise en œuvre concrète de la polytopie des actes III et IV. Faut-il envisager un espace de jeu suffisamment large pour permettre l’utilisation de différents lieux (tentes des Troyennes, tombe d’Hector, espace intermédiaire et camp des Grecs) ? Il y aurait un véritable jeu polytopique avec contraste, simultanéité et déplacements. Faut-il au contraire réduire ces localisations à des conventions ne correspondant pas à des mouvements effectifs sur l’espace de jeu ? Les comédiens se contenteraient alors d’avancer pour jouer leur rôle. Il est difficile de répondre. Les réalisations concrètes devaient de toute façon dépendre des conditions de jeu. Les didascalies internes appellent toutefois de véritables jeux de scène. On a vu à plusieurs reprises qu’elles programmaient des actions scéniques (déplacements, enterrement, etc.). Sans se prononcer sur la réalisation effective, il semble bien que le texte ait été écrit en vue d’un véritable jeu polytopique.

                                                    *

27Loin de confirmer le statisme parfois attribué aux tragédies de Garnier, les exemples de réorganisation dramatique étudiés dans ce travail mettent en évidence des choix polytopiques combinant des formes à l’antique à des fonctionnements hérités de la tradition française : les enchaînements conjoints employés dans Porcie, Hipppolyte et Cornélie sont une imitation de l’acte I de l’Octavie de Sénèque pouvant se comprendre comme un enchaînement composé, et les actes III et IV de La Troade utilisent les chœurs pour marquer les enchaînements disjoints discontinus. Il y a bien une polytopie humaniste qui n’est ni ce qu’on pourrait appeler la monotopie antique ni l’ample polytopie des mystères.

28Cette poétique polytopique ne doit pas être surestimée. L’examen de toutes les tragédies de Garnier montre que la moitié des actes ne comporte qu’un seul tableau et donc aucun changement de lieu (18 sur 35). Mais l’autre moitié des actes construit bien une polytopie humaniste. La prise en compte de l’ensemble du corpus permet de déceler des choix et une évolution. Le tableau suivant recense la totalité des enchaînements :

Aucun

Disjoint discontinu

[avec chœur]

Disjoint

continu

Conjoint

discontinu

Conjoint continu

[didascalies internes]

Porcie (1568)

3

1

-

1

3

Hippolyte (1573)18

1

-

-

3

4

Cornélie (1574)

3

1

-

2

-

Marc Antoine (1578)

4

1

-

-

-

La Troade (1579)

3

2

1

-

-

Antigone (1580)

3

3

1

-

-

Les Juifves (1583)

1

2

-

-

4

Total

18

10

2

6

11

29Ce tableau montre d’abord l’existence de deux ensembles : alors que les quatre premières tragédies favorisent les enchaînements conjoints (13 contre 3 disjoints), les trois dernières favorisent les enchaînements disjoints (9 contre 4 conjoints, qui se trouvent tous dans Les Juifves, qui peut de ce point de vue apparaître comme une synthèse dramaturgique). Si ces différences s’expliquent par l’usage des sources, elles construisent bien deux poétiques dramatiques distinctes.

30La prise en compte de l’ensemble de l’œuvre tragique révèle également la constitution d’une écriture propre à chaque type d’enchaînement. Certaines formes restent stables. Dès le début, les enchaînements disjoints discontinus sont marqués par un chœur intermédiaire. Mais d’autres se constituent progressivement. L’enchaînement conjoint discontinu de Porcie est par exemple indiqué par un chœur intermédiaire alors que les autres ne le sont pas19. Garnier semble avoir d’abord considéré que tout enchaînement discontinu devait être marqué par un chœur intermédiaire avant de limiter l’usage de cette forme originale aux enchaînements disjoints discontinus. De même, les enchaînements conjoints continus de Porcie n’indiquent pas toujours les entrées des personnages par des didascalies internes alors que les autres le font systématiquement par des présentatifs, des verbes de perception ou des verbes de mouvement20. L’écriture dramatique ne trouve sa forme définitive qu’à partir d’Hippolyte. Enfin, la prise en compte de l’ensemble du corpus met en évidence la rareté des enchaînements disjoints continus. Non seulement ces derniers n’apparaissent qu’à deux reprises, mais ils n’ont pas de forme dramatique stable puisque l’un cumule chœur intermédiaire et didascalies internes alors que l’autre ne possède aucun des deux21. Les longs déplacements de la tradition médiévale ne semblent plus avoir de place dans la poétique dramatique humaniste. Après les trois imitations de l’acte I de l’Octavie de Sénèque, les deux formes privilégiées par Garnier sont bien les enchaînements disjoints discontinus avec chœur intermédiaire et les enchaînements conjoints continus avec didascalie interne.

31Cette contextualisation permet de mieux caractériser les exemples analysés dans ce travail. S’ils illustrent chacun l’une des deux manières de Garnier, ils en offrent à chaque fois l’exemple le plus polytopique : les enchaînements conjoints de l’acte III d’Hippolyte sont ceux qui évoquent le plus les actions simultanées des mystères et les enchaînements disjoints de l’acte III de La Troade sont les seuls à rappeler l’enchaînement composé de la tradition française. Ils offrent les changements de lieux les plus spectaculaires.