Colloques en ligne

Fabien Cherpi et Nathalie Dauvois

Mythe, histoire et politique dans Hippolyte et La Troade de Robert Garnier. Que sont les héros devenus ?

1Après les trois tragédies romaines inscrites dans l’arrière-plan des guerres civiles romaines, marquées par une évidente et explicite intention de Garnier de faire écho par ses pièces aux troubles du temps (comme en témoigne le titre de Porcie, Porcie, Tragedie françoise, representant la cruelle et sanglante saison des guerres Civiles de Rome: propre & convenable pour y voir depeincte la calamité de ce temps1, et la dédicace à Guy Du Faur de Pibrac de Marc-Antoine2),  Garnier semble avec ses pièces grecques choisir la transposition et la distance. Hippolyte, La Troade, Antigone sont des pièces clairement centrées sur la destinée d’une ville-état en même temps que d’une lignée, mais transposée comme le suggère Nicolas de Ronsard dans le sonnet liminaire d’Hippolyte : aux « tristes jeux » du théâtre du monde la France est invitée à préférer les « meurtres feints » que propose la tragédie (H, p. 65)3.

2Si M.-M. Moufflard affirme qu’Hippolyte n’a rien de politique, suggérant qu’au lendemain de la Saint-Barthélemy, Garnier a par prudence supprimé les éléments directement politiques de sa pièce  (« ce qu’il y a de remarquable dans l’Hippolyte que nous connaissons est bien l’absence de doctrine et d’allusions politiques »4), E. Buron a depuis montré à quel point représenter la ruine d’une famille c’est aussi interroger l’actualité et faire de Thésée le destructeur de liens familiaux qui détruit sa propre famille, c’est dessiner « en creux un attachement existentiel à l’ordre social et politique en vigueur et la conscience d’une responsabilité du chef »5. Là est l’enjeu même du débat entre la nourrice et Phèdre à l’acte II. La question de la régence et de la transmission du pouvoir n’est pas non plus absente de l’entrevue entre Phèdre et Hippolyte (H, 1359-1368) comme l’a souligné Judith Le Blanc6. Il est enfin notable que le domaine d’application des commentaires moraux du chœur soit politique. Le chœur de l’acte IV se referme sur ce portrait du colère :

Qui maintes fois
A tant faict lamenter de Rois
Despouillez de sceptre et d’Empire :
Qui de tant de braves Citez
A les murs par terre jettez,
Et tant faict de Palais destruire. (H, 1959-1964)

3Quand le chœur de l’acte précédent s’ouvrait sur une prière à Pallas de garder « nostre Cité de meschef » (H, 1530). En témoigne aussi le champ des comparaisons privilégiées par le chœur, de la fureur de la femme dédaignée comparée à « la guerre qui tout saccage » (H, 1551) ou de l’ire faisant du « cerveau sa maison » à « un regiment de soudars / en une ville saccagée » (H, 1951-1952). On peut encore plus aisément montrer que La Troade s’articule autour de quelques grandes scènes d’agôn, sur la guerre (entre Cassandre et Hécube à l’acte I, Cassandre expliquant que la seule guerre juste est la guerre défensive), sur la clémence (que prône Agamemnon contre Pyrrhus à l’acte III) sur la vengeance (entre Polymestor et Agamemnon à l’acte V) dont Elliott Forsyth a souligné de quelle actualité ils étaient au lendemain de la Saint-Barthélemy7.

4Nous voudrions interroger à partir de là plus précisément la façon dont la dramaturgie inscrit ces débats et ces questions politiques non seulement au cœur des scènes d’agôn des deux pièces, ce qui est une des marques de nos œuvres, un des lieux clés de l’appropriation de leurs modèles antiques, mais dans sa conception même des personnages tragiques. Nous nous pencherons pour ce faire sur le statut des personnages héroïques dans ces deux tragédies, héroïques au sens premier, i.e. héros et demi-dieux, pour Thésée, ou au sens second, issus de la tradition épique (puisqu’on ne parle pas d’épopée au xvie siècle mais d’œuvre héroïque8), de manière patente pour La Troade qui met en scène les personnages héroïques de la guerre de Troie. Personnages héroïques qui n’ont plus guère d’héroïque, s’agissant des Grecs en tout cas, que leur passé, mais dont le passé précisément pèse sur la situation présente de manière très particulière.

5Les deux tragédies représentent en effet le « post-héroïsme », c’est-à-dire ce qui se passe dans la vie des héros et de leur cité après la geste héroïque : après la geste de Thésée, après la guerre de Troie et la mort de ses plus grands héros. Les pièces mettent sous nos yeux des héros fatigués (Thésée) et dégradés (Pyrrhe, pâle reflet de l’héroïsme paternel dont il se réclame pourtant hautement et dont il chante les louanges dès qu’il le peut, LT, 1379-1388). Les seuls héros loués unanimement sont irrémédiablement morts, comme Hector, les Troyennes ne peuvent que prononcer leur éloge funèbre et voir leur descendance mise en péril par les survivants fort peu héros que sont Ulysse, Pyrrhe ou même Agamemnon. Nos pièces ne proposent aucun éloge de héros vivant (comme l’a montré Olivier Millet9) sinon celui que prononce de Thésée la nourrice pour répondre aux critiques de Phèdre à l’acte II d’Hippolyte, éloge mis dans une bouche subalterne et qui précisément fait débat, nous y reviendrons.

6Ces pièces pourraient même apparaître comme un procès de l’héroïsme, celui des grands héros grecs de la tradition mythographique, de la première génération des vainqueurs de monstres, celle d’Hercule et Thésée, à la seconde génération des héros d’épopée. Cela commence dès l’ouverture avec Egée. Thésée est un héros, il est l’homme illustre par qui Plutarque commence ses Vies pour dresser de lui un portrait parallèle à celui de Romulus « ilz ont tous deux eu le bruit d’estre nez de la semence des dieux : tous deux vaillans, ainsi que chascun sçait »10 et ils sont tous deux fondateurs de cité11. Plutarque, sans masquer les « drames familiaux » rapprochant les deux héros, et tout en soulignant pour finir la supériorité morale de Romulus sur Thésée, narre la geste héroïque de Thésée depuis sa naissance, en détaillant tous les adversaires dont il triompha mais sans mentionner sa descente aux Enfers12. La tragédie de Garnier ne met au contraire en scène, conformément à son modèle sénéquien, que la toute fin de sa geste et l’épisode fort peu glorieux qui suit sa remontée des Enfers.

7Or l’enjeu de cette représentation dégradée des héros nous semble, dans les deux pièces, précisément politique. Comme le rappelle Agamemnon dans son débat avec Pyrrhe, il ne s’agit plus ici de combattre et de vaincre, l’héroïsme de la geste de Thésée, Hector ou Achille, le seul qui donne titre à la gloire, comme le rappellent Cassandre (LT, 419-421 : « Bref si la caute Grece à nos ports n’eust ancré / Pour les murs d’Ilion renverser à son gré, / Nostre nom fust sans gloire ») puis Agamemnon (LT, 1443-1446), appartient au passé. Il s’agit désormais de savoir que faire de la victoire acquise, non plus de se comporter en héros en un mot mais de régner. C’est cette tension entre personnage héroïque et personnage royal qui nous semble au cœur des deux pièces au programme.

Héros et héroïsme

8En mettant en scène le « post-héroïsme », les deux tragédies présentent en effet de façon particulière les héros dont la geste a été immortalisée par la littérature. Elles semblent interroger leur statut même. Dans Hippolyte, sont offerts différents points de vue sur Thésée. La multiplicité des regards que les autres portent sur lui permet d’examiner la valeur du personnage : comment doit-il être considéré ? Conserve-t-il l’aura que lui ont conférée ses actes héroïques ? Ces questions structurent une grande partie des dialogues et interventions des personnages. La nourrice, de manière remarquable, est celle qui offre le portrait le plus conforme à la tradition. À l’acte II, dans l’agôn qui l’oppose à Phèdre, elle le présente comme le pendant attique d’Héraclès, son ami et rival :

Thesé, qui, compagnon du grand Tirynthien,
A presque tout couru ce globe terrien,
Qui a faict, indomté, tant de braves conquestes,
Qui a tant combatu d’espouvantables bestes,
Tant domté d’ennemis, tant de monstres desfaits,
Tant meurtri de Tyrans pour leurs injustes faicts. (H, 561-566)

9L’effet de liste, créé par les anaphores et l’abondance des verbes d’action, suggère le caractère répété des actes héroïques du personnage. Il est ainsi, dans le discours de la nourrice, l’incarnation même du héros, à l’instar du héros d’épopée qui, dans les récits, est « sans cesse présenté en état de confrontation à l’Autre », comme l’écrit Judith Labarthe quand elle analyse les caractéristiques du héros épique13. Dans ces vers, la nourrice peut faire allusion aux exploits accomplis par Thésée lorsqu’il a rejoint pour la première fois son père à Athènes. En libérant une partie de la Grèce de créatures et d’hommes malfaisants à la manière d’Héraclès14, il a pu gagner une légitimité aux yeux des habitants de la cité. Celle-ci lui était nécessaire dans la mesure où il est né d’une étrangère15. On peut aussi voir dans ce passage une référence à la guerre des Amazones dans laquelle Thésée aurait, d’après certains auteurs, accompagné Héraclès16. Dans cette scène d’agôn, la nourrice énumère les autres mérites du héros : ses qualités de mari (H, 538-540), le respect de la parole qu’il a donnée à son ami Pirithoüs (H, 542-544), son dévouement amical (H, 549) qui rejailliront de façon positive sur sa réputation (H, 553).

10Ce portrait élogieux est toutefois déconstruit par les autres personnages. Dans la même scène de l’acte II, Phèdre répond point par point aux propos de la nourrice. Elle insiste d’abord sur les défauts de Thésée en tant qu’homme privé pour évoquer ensuite sa dimension publique. Infidèle (H, 541), il se rend acteur et coupable d’adultère (H, 545 et 547-548), ce qui aura des conséquences désastreuses sur sa réputation (H, 554). Par ailleurs, Phèdre n’hésite pas à remettre en question les qualités héroïques que l’on prête à Thésée en doutant de sa capacité à sortir des Enfers. Malgré les exploits qu’il a pu accomplir, elle ne voit en lui qu’un homme, et non plus le demi-dieu qu’il est (H, 569-574).

11Cet anti-portrait poursuit celui qu’Égée a ébauché à l’acte I. Dans son monologue protatique, après avoir rappelé brièvement le combat de son fils contre le Minotaure – combat qui a sauvé la ville d’Athènes (H, 45-54) –, il propose un portrait essentiellement moral de Thésée. L’isotopie du vol le présente en homme prêt à tout pour satisfaire ses désirs : « Tu brigandes Minos, et corsaire luy pilles/ Avecque ses thresors ses deux plus cheres filles » (H, 59-60), « ravir nostre Royne » (H, 83), « forcer nostre palle demeure » (H. 84), « avoir entrepris sur la couche d’autruy » (H. 90)17. L’enlèvement d’Ariane et de Phèdre est d’ailleurs présenté comme l’origine de la tragédie, qui a commencé avec la mort d’Égée lui-même et qui se poursuivra avec celles de Phèdre et Hippolyte. C’est ainsi en personnage coupable soumis à ses passions que Thésée est présenté à l’ouverture de la pièce. Le chœur prend le relais à la fin de l’acte IV pour faire à nouveau du personnage un être soumis aux passions – non plus au désir amoureux, mais à la colère : « Thesé/ Brusle de trop d’ire attisé » (H, 1941-1942).

12Ce portrait négatif est complété par Thésée lui-même à l’acte V où, jetant un regard sur l’étendue de la tragédie, il se présente en coupable dominé par ses passions :

J’ay mechant parricide, aveuglé de fureur,
Faict un mal, dont l’enfer auroit mesmes horreur.
J’ay meurtry mon enfant, mon cher enfant (ô blasme !)
Pour n’avoir pleu, trop chaste, à ma mechante femme ! (H, 2319-2322)

13Le contraste que ces vers établissent entre le père et le fils, dont la pureté est amèrement soulignée par Thésée, fait ressortir la cruauté et l’hybris du roi d’Athènes. En demandant aux créatures des Enfers un châtiment éternel (H. 2311-2318), le personnage dresse de lui-même un autoportrait en coupable. Il souhaite ainsi la réalisation de la prophétie d’Égée, qui au début de la pièce, voyait son fils devenir l’égal de Prométhée et de Tantale (H, 117-122). Il rappelle par ailleurs les mises en garde du chœur de l’acte II qui faisaient aussi allusion à ces deux figures de fautifs par excellence (H, 905-910 et 929-934).

14Cette déchéance finale du héros connu pour ses prouesses et désormais destiné à subir une souffrance perpétuelle en guise de châtiment signe le caractère révolu de sa gloire18. Elle peut être mise en parallèle avec le portrait que Thésée fait de lui-même lorsqu’il entre en scène pour la première fois à l’acte III :

Mais je n’ay plus la force et la brave vigueur
Qu’auparavant j’avois indomtable de cœur :
Mes genoux affoiblis vont tremblant, et à peine
Peuvent plus supporter mon corps, leur dure peine. (H, 1623-1626)

15Revenant des Enfers, c’est en homme fatigué qu’il se présente. L’évocation de ses genoux l’associe à Égée qui, à l’acte I, mentionnait ses propres « genoux privez de chair et de chaleur » (H, 41). À l’image de son père qui est déjà mort au début de la pièce, Thésée est présenté comme un héros incapable de nouveaux exploits19. Ces didascalies internes imposent ainsi la mise en scène d’un homme dont l’apparence vient contredire le portrait de héros vigoureux tracé par la nourrice à l’acte II.

16Le traitement du personnage de Thésée dans la pièce de Garnier diffère sensiblement de l’image du héros laissée par la tradition, non seulement dans les récits historiographiques (Plutarque) mais aussi dans les tragédies antiques. Euripide, dans son Hippolyte, brosse un portrait du personnage principalement en homme privé (père et époux) en passant sous silence à la fois ses exploits20 et son caractère volage et en faisant même de lui un mari amoureux21. Ce dernier reste toutefois condamné à la fin pour sa colère aveuglante qui le pousse à tuer son fils22. Dans la Phèdre de Sénèque, le portrait de Thésée est plus proche de celui proposé par Garnier puisque l’héroïne le condamne fermement pour son infidélité23. Cependant, la tragédie latine, tout comme la grecque, ne fait pas de Thésée le personnage fautif de la pièce. Chez Euripide, c’est Hippolyte qui est puni car il vénère Artémis aux dépens d’Aphrodite, comme l’expose le prologue, alors que chez Sénèque c’est Phèdre qui est châtiée par Vénus car le Soleil, l’aïeul de l’héroïne, a révélé la relation adultère de Mars et de la déesse de l’amour. Garnier propose ainsi une autre version du mythe qui, en dégradant la figure de Thésée, met en débat son statut de héros. Il le fait de façon dynamique et inédite puisque le monologue d’Égée et l’agôn de l’acte II sont sans précédent dans les modèles antiques de la pièce. Signalons enfin qu’à la Renaissance Thésée est couramment vu comme un héros que ses vertus rendent digne de gloire24.

17La Troade propose, conformément à la tradition homérique et à l’orientation idéologique de la pièce que rappelle l’épître liminaire à Renaud de Beaune, un portrait positif d’Hector, centré sur sa gloire guerrière. Il est ainsi loué successivement par différents personnages. Le chœur, dans un thrène à l’acte I, fait de lui le protecteur de Troie, idée rendue concrète par une métaphore architecturale :

Tu estois le seul support,
Le mur, le rampart, le fort,
De nostre destinee. (Tr. 219-221).

18Andromaque à son tour fait l’éloge de son allure guerrière (« Il portoit haut sa belliqueuse face », LT, 670). Même les Grecs, par la bouche d’Ulysse, le voient comme « un si grand belliqueur » (LT, 767) et un « grand heros » (LT, 935). Enfin, le messager qui relate la mort d’Astyanax le présente comme un guerrier furieux que rien ne semblait pouvoir arrêter pour défendre sa ville face aux Grecs : Hector

                 alloit fendant la presse des gendarmes,
Les rompoit, foudroyoit, terraçoit à monceaux,
Et de sang et de feu remplissoit leurs vaisseaux. (LT, 1866-1868)

19Ces éloges soulignent la vraie magnanimité du héros défendant sa patrie. Ils rappellent les propos de Cassandre qui, à l’acte I, présente son frère comme « de Bellonne le foudre » (LT, 413) et pour qui seule la guerre défensive est juste. Cependant, tous à l’imparfait, ces éloges s’inscrivent dans le contexte de la guerre de Troie, dorénavant achevée. La gloire d’un tel héros, que l’on ne retrouve pas chez les personnages vivants, appartient donc au passé.

20Le portrait d’Achille est, quant à lui, assez ambivalent dans la mesure où la pièce prend parti pour les Troyens. On retrouve de façon moins développée le même procédé que dans l’agôn opposant Phèdre à la nourrice quand Pyrrhe et Agamemnon s’affrontent à l’acte III de La Troade. Si Pyrrhe fait l’éloge de la vaillance de son père au combat (LT, 1377-1390) en déclarant vouloir imiter la « proüesse » (LT, 1473) de celui qui est parvenu à tuer le « grand Hector » (LT, 1502), Agamemnon rappelle quant à lui « Le colere d’Achille, et sa ferocité » (LT, 1400). Cette critique renvoie à la fureur du héros provoquée par Agamemnon lui-même, qui s’était approprié Briséis, la captive d’Achille, comme le rapporte le chant I de l’Iliade,et qui a failli causer la défaite des Grecs à Troie. De même, Talthybie souligne la cruauté du personnage lorsqu’il rapporte son apparition aux guerriers grecs :

Lors le fantosme craint de l’indomtable Achille
Saillit du gouffre noir, tel que devant la ville
Il estoit, moissonnant les bataillons entiers
Des Troyens entassez en monceaux charongniers. [...]
Ou tel que dans son char, superbe trainassant
Hector autour de Troye, il alloit paroissant. (LT, 1299-1302 et 1305-1306)

21Bien que le héros possède l’aura du guerrier redoutable, il demeure un personnage orgueilleux et sanguinaire. Cette dernière critique est aussi formulée par Andromaque qui, au moyen d’une hypallage, dit la cruauté du personnage qui a infligé un terrible supplice à son époux (« Quand le char inhumain du Pelian Achille/ Traina le corps d’Hector trois fois devant la ville », LT, 565-566).

22Enfin, la pièce propose aussi un portrait de Pâris. Le personnage s’est peu illustré pendant la guerre de Troie d’après l’Iliade, pourtant Cassandre mentionne ses faits d’armes, certes de façon imprécise (LT, 415-418). Il est cependant présenté par le chœur à deux reprises comme le responsable de la situation à cause de l’enlèvement d’Hélène (LT, 1193-1194 et 1797-1804). Agamemnon va même jusqu’à le qualifier de « couard » (LT, 1503) dans une pique lancée à Pyrrhe pour moquer Achille. Son interlocuteur ne prend pas la peine de le contredire ; c’est ainsi en antihéros qu’il est présenté.

23Ces figures héroïques issues de la tradition apparaissent toutes – à l’exception d’Hector – dégradées dans les deux pièces. Sont évalués leurs mérites et leurs torts par des personnages qui se font juges, procureurs, avocats, plaignants et victimes tout à la fois.

24Un personnage jouit d’un traitement singulier : Agamemnon. Héros grec, il apparaît sous un jour relativement positif dans une pièce qui prend nettement position pour les Troyens. Opposé à un jeune Pyrrhe enflammé de colère à l’acte III, il se présente comme celui qui veut pacifier la situation et apaiser les esprits après le conflit. Dans cette confrontation, qui a pour objet le comportement que doit adopter le vainqueur face à ceux qu’il a défaits, Agamemnon adopte un regard surplombant :

» Pyrrhe, c’est peu de vaincre, il faut considerer
» Ce qu’un vainqueur doit faire, un vaincu endurer. (LT, 1403-1404)

25L’emploi des sentences, du présent permanent et du verbe « devoir » signale la portée didactique de ce passage et la volonté d’Agamemnon de se poser en modèle. Lorsque Pyrrhe explique vouloir offrir Polyxène aux mânes de son père, Agamemnon condamne ce sacrifice pour sa cruauté. Ses propos ont de quoi surprendre dans la mesure où lui-même a consenti à sacrifier sa propre fille par le passé et qu’il a exigé l’enlèvement de Cassandre par pur caprice à l’acte I25. Cette longue scène d’agôn permet en réalité un changement de regard sur le personnage d’Agamemnon puisqu’il passe du monde du mythe à celui de l’histoire. À ce stade de l’action, le chef de l’armée grecque refuse les crimes monstrueux propres à l’univers du mythe, comme celui qu’il a jadis commis en tuant Iphigénie, comme ceux de sa lignée ou celui qu’Achille impose dans la pièce. Il refuse aussi les lois du désir, pour se transformer en roi, dominé non plus par les passions mais par la raison26. Ce basculement du passé imposé par les héros morts à un futur dont il faut assumer la responsabilité est revendiqué par Agamemnon lui-même. Pyrrhe récuse ce point de vue et renvoie obstinément le personnage à son passé mythique en rappelant la mort de sa fille (LT, 1393-1394 et 1479) et les crimes des Atrides (LT, 1493). Si les marques de rancune qu’Agamemnon exprime à l’égard d’Achille font de lui toujours un personnage hanté par le passé et gardant quelque trace de passion, sa transformation, qui se vérifiera par ses actes à la fin de la pièce, permet peut-être de le rapprocher de la figure du bon roi.

Du temps du mythe au temps de l’histoire, des figures de héros à la figure du roi

26Le temps n’est plus en effet celui de l’héroïsme que présente l’épopée, mais celui de l’exercice du pouvoir. Il n’est plus demandé à ces hommes d’accomplir des exploits extraordinaires ou d’être de vaillants guerriers mais plutôt d’agir en chefs politiques aptes à administrer la cité. Les questions morales analysées plus haut sont donc politiques. Plusieurs passages dans les deux pièces disent la nécessité d’un bon roi, défini à la fois par ses qualités et par l’une de ses fonctions : rendre la justice.

27Le bon roi doit tout d’abord faire preuve de clémence et d’humanité. Dans La Troade, l’agôn entre Pyrrhe et Agamemnon à l’acte III présente un débat qui, fréquent dans les pièces de Garnier, interroge le bien-fondé de la clémence ou de la rigueur. Il développe deux thèses irréconciliables : il faut tuer les vaincus selon Pyrrhe ; il faut les ménager pour Agamemnon. D’un côté, Pyrrhe se réfère aux « loix de la guerre » (LT, 1481), celles qui ont cours dans un univers épique. Elles ont deux fonctions pour lui : honorer la mémoire de son père et satisfaire son désir de cruauté, que soulignent ailleurs Hécube (LT, 75-90) et Talthybie (LT, 2068-2162). De l’autre, Agamemnon invoque « l’honneur et le devoir » (LT, 1483) qui peuvent dans certains cas s’opposer aux lois et qui relèvent de l’éthique personnelle du vainqueur. Le monologue d’Égée au début d’Hippolyte fait écho aux propos d’Agamemnon, puisqu’il déplore le fait qu’Athènes a toujours souffert du joug d’une puissance étrangère, « Non telle que lon voit en une ville prise,/ Qu’un Roy victorieux humainement maistrise » (H, 27-28). Un bon roi doit donc se soucier du bien-être de ses sujets.

28C’est pour cette raison qu’un roi doit éprouver de l’attachement pour la cité qu’il gouverne. Hippolyte oppose deux figures de roi : Égée et Thésée. À l’acte I, le monologue du vieux roi d’Athènes suggère tout l’attachement qu’un monarque doit avoir pour la cité. En s’adressant directement à elle (« et vous mes belles tours », H, 13) et en employant ici par exemple un possessif à valeur hypocoristique, il dit son affection pour cette ville que Pallas devrait protéger (H, 15-20). L’inquiétude qu’il exprime pour le destin de la cité, comprise comme espace géographique et comme peuple, se manifeste dans tout son monologue. Les habitants d’Athènes sont présentés comme les « enfans » de la ville (H, 30) et, à ce titre, ils doivent être au cœur des préoccupations du souverain. L’acte de Thésée qui a mis fin à la menace du Minotaure aurait alors pu faire l’objet d’un éloge dans ce monologue. Ce n’est pas le cas : Égée reproche à son fils d’avoir privilégié ses intérêts personnels, l’assouvissement de ses propres désirs, au détriment de la cité. Il énumère alors les conséquences désastreuses de son acte d’abord sur Égée lui-même avec sa propre mort (H, 63-72) puis sur sa « maison » (H, 95), c’est-à-dire sa famille, et enfin sur sa lignée avec la mort d’Hippolyte (H, 131-142). On retrouve cette crainte de voir la ville détruite dans les chants du chœur des Athéniens. D’abord, à l’acte III quand celui-ci veut aller prier Pallas :

Et penchez devers la Deesse,
La supplions que nostre chef
Elle vueille garder d’oppresse,
Et nostre Cité de mechef. (H, 1527-1530).

29À l’acte IV, le chœur déplore ensuite les effets de la colère qui « de tant de braves Citez/ A les murs par terre jettez » (H, 1962-1963). Enfin, à l’acte V le chœur regrette la « grandeur ancienne », c’est-à-dire passée, de la « Ville Mopsopienne » (H, 2285-2286). Le retentissement, ou les conséquences, de la faute d’un seul, ici du souverain, sont interrogés et envisagés à l’échelle de la cité pour mettre en évidence le lien qui doit unir le roi et celle-ci. À l’acte III de La Troade, Agamemnon souligne cet attachement qu’il éprouve pour la Grèce. Pour répondre à Pyrrhe qui lui fait remarquer son incohérence à refuser le sacrifice de Polyxène alors qu’il a lui-même sacrifié sa fille, il déclare : « Le païs je prefere à mes propres enfans » (LT, 1480). La cause nationale doit ainsi apparaître comme l’horizon de toute décision et action royales.

30Ces deux qualités, la clémence et l’attachement à la cité, témoignent d’un juste exercice de la raison chez celui qui en fait la preuve. Elles sont aussi constitutives de la prudence, nécessaire au bon gouvernement. Garnier a exposé ses convictions monarchiques dans son poème l’Hymne de la Monarchie, publié en 1567, que la critique considère comme une « profession de foi politique »27. Dans un passage qui clôt cet exposé, sont rassemblées sous la forme d’allégories toutes les vertus rattachées à la monarchie et qui doivent donc être celles du roi28. Ainsi se côtoient, aux côtés de la « Magesté » (v. 501) ou de la « Loyauté » (v. 502), la « Prudence » (v. 507) et la « Clemence » (v. 512). Le programme présenté dans ce texte, qui se veut théorique, est illustré par l’attitude d’Agamemnon dans La Troade. Le roi des rois refuse de satisfaire l’orgueil des vainqueurs par crainte d’un retournement de fortune similaire à celui qui a frappé Troie (LT, 1411-1412). Ce passage du temps où les héros doivent suivre les « loix de la guerre », pour reprendre les mots de Pyrrhe (LT, 1481), au temps de l’après-guerre, donc de la royauté, n’est pas sans rappeler par certains aspects le début de l’Hymne de la Monarchie. Garnier propose en effet à l’ouverture de ce poème une genèse du monde où à un ordre quasi-animal, dominé par les passions, qui voit les hommes dotés d’un « couraige brutal, dévetu de pitié » (v. 25), aurait succédé un ordre monarchique. Présenté sous les traits d’une déesse civilisatrice, il aurait apporté la raison aux êtres humains. L’enjeu, pour les personnages de la pièce, et Agamemnon en particulier, est donc de mettre en œuvre ce nouvel ordre qui doit advenir après le chaos de la guerre.

31L’attitude d’Agamemnon permet de repousser la tyrannie, qui est aussi une forme de désordre et qui a, selon l’Hymne, pour conséquence l’accomplissement de « tant de faits inhumains »29. Garnier soulève de façon ironique le problème de cette dérive de l’exercice du pouvoir dans La Troade, car c’est Pyrrhe qui reproche à Agamemnon d’être « Des Princes le tyran » (LT, 1459). La tyrannie guette tout vainqueur qui se laisse dominer par ses passions et Pyrrhe en présente un certain nombre de traits définitoires d’après les discours des autres personnages. Le récit d’Hécube rapportant le supplice infligé au vieux Priam par le fils d’Achille contient nombre d’éléments topiques relatifs au tyran. En présentant Pyrrhe comme le « jeune Pelean [...] furieux » (LT, 76), en mentionnant « sa barbare main » (LT, 83) et son « glaive inhumain » (LT, 84), Hécube souligne explicitement l’excès et le mépris dont a fait preuve le personnage à l’égard des lois, de la morale et de l’honneur. À l’acte III, elle prévient Pyrrhe des dangers qu’il court à se montrer cruel avec les Troyens ; il risquerait bien, selon elle, d’avoir à affronter leur vengeance un jour (LT, 1591-1592). Dans Hippolyte, Thésée peut aussi être perçu comme un tyran. Conformément à ses modèles grec et latin, le personnage agit dominé par une colère qui le pousse aux pires atrocités à l’acte IV : il est prêt à torturer la nourrice pour la faire parler (H, 1705-1710) et il programme la mort de son fils par la demande qu’il adresse à Neptune (H, 1743-1848). Pyrrhe et Thésée se ressemblent par leur fureur aveuglante : ils n’entrevoient pas les conséquences de leurs actes et les jugements futurs de l’histoire. Les passions sont bien liées à des enjeux politiques : le bon roi ne saurait être dominé par elles dans la mesure où elles le conduisent à perdre de vue son devoir et donc le bien de la cité.

32Cette figure du bon roi peut apparaître à l’acte V de La Troade, où Agamemnon se présente comme un juge. Le dernier acte de la pièce permet l’exposé d’une prérogative royale : la justice. C’est même, selon Polymestor, la fonction première du roi : « pourquoy/ Si ne faites justice estes-vous esleu Roy ? » (LT, 2609-2610)30. Elle est d’ailleurs signalée en tant que telle dans l’Hymne de la Monarchie31. En rendant son jugement après avoir patiemment écouté le récit de Polymestor, Agamemnon met fin au cycle de la vengeance que le roi de Thrace voulait poursuivre. Le jugement et l’autorité du roi sont d’ailleurs acceptés par Polymestor. Ce n’est pas le cas à la fin de l’Hécube d’Euripide, le modèle de cette scène, où Polymestor prédit dans un accès de colère vengeresse la mort d’Hécube, noyée dans la mer, et celles de Cassandre et Agamemnon, tués par Clytemnestre32. Dans La Troade,Agamemnon devient donc une figure de roi respectée. Sa décision de punir Polymestor s’accorde en outre avec la volonté des dieux exprimée par Égée dans Hippolyte au moyen de sentences :

» Les Dieux aiment justice, et poursuivent à mort,
» L’homme mechant, qui fait à un autre homme tort.
» Ils tiennent le parti du foible qu’on oppresse,
» Et font cheoir l’oppresseur en leur main vengeresse. (H, 73-76)

33Aux propos d’Égée fait écho la dernière intervention du chœur dans La Troade :

» Car jamais en ce monde un faict pernicieux
» D’un mechant ne demeure impuni par les dieux. (LT, 2449-2450)

34D’une certaine manière, dans Hippolyte, le personnage de Thésée suit la même évolution qu’Agamemnon. La pièce s’achève sur un monologue où il se présente en roi justicier, sans toutefois ressembler au roi des rois. Personnage furieux à l’acte IV et même « monstre mythologique », pour reprendre à Florence Dupont l’expression qu’elle applique à Médée qui, comme lui, tue ses enfants33, il se transforme complètement après avoir appris la vérité. Ce n’est qu’à la fin de la pièce, réduit à la solitude sur une scène désolée, qu’il s’humanise et se résout enfin, mais trop tard, gagné par la raison, à assumer sa fonction de roi en rendant la justice. À un détail près cependant, il se la rend à lui-même :

Non, tu ne dois mourir : non non tu ne dois pas
Expier ton forfait par un simple trespas.
Mais si, tu dois mourir, à fin que tu endures
Plustost sous les Enfers tes miseres futures. (H, 2351-2354)

Conclusion

35Cette question du statut et du rôle du personnage héroïque nous semble donc in fine indissociable de celle de la temporalité propre aux deux pièces, tendues entre un passé de la prouesse héroïque révolu mais glorieux – gloire que revendique Cassandre pour ses frères, et qu’incarne par excellence Hector, gloire qu’Agamemnon définit face à Pyrrhe comme seule rançon de la victoire (LT, 1445) pour le détourner d’un acte aussi « barbare » (1451) et « injurieux » (1456) qu’« egorger une fille de Roy » (1432) – et un présent de l’urgence et de la violence, celle d’un pouvoir tyrannique car soumis aux passions, la peur chez Ulysse et les Grecs dans leur ensemble (Ulysse la donne comme seule raison du sacrifice d’Astyanax), la colère chez Thésée comme chez Pyrrhe, enfermés dans le cycle infernal de la vengeance. Agamemnon est le seul, malgré son désir pour Cassandre et la part de passion dont il n’est pas exempt (comme le lui rappelle Pyrrhe quand il l’accuse d’être un tyran, 1459-1461), à tenter de tirer des leçons de l’histoire passée et à envisager l’avenir afin de penser l’action à accomplir au présent, le seul à chercher à temporiser. Le souvenir du sacrifice de sa propre fille et la conscience des difficultés qui attendent les Grecs à leur retour le dotent de prudence, vertu peu héroïque, mais vertu royale, qui fait d’Agamemnon un roi qui parle beaucoup et agit peu, aussi bien à l’acte III qu’à l’acte V où il assume pleinement la fonction royale de juge. Quelque ironie tragique qu’il y ait ici à l’incarner en prudent prévoyant après avoir fait décrire par Cassandre, dès l’acte I, la mort fort peu héroïque qui l’attend. N’échapperaient à ce dilemme de la violence et de la prudence, par leur pureté même, qui les exclut du cours de l’histoire et en fait des victimes, que les personnages de héros sacrifiés, Hippolyte et Polyxène. Ils proposeraient ainsi, face aux héros usés ou disparus, une autre figure de l’héroïsme, valant par la seule vertu qu’ils opposent, de manière différente, à l’adversité.