Colloques en ligne

Jean Vignes

Les chœurs d’Hippolyte et de La Troade : l’articulation des fonctions dramatique, lyrique et didactique

1La question du rôle des chœurs dans la tragédie humaniste a déjà fait l’objet d’une littérature critique abondante1. Comme mon étude de la tragédie de Jodelle, Didon se sacrifiant, qui poursuivait le même objectif avec la même méthode2, le présent travail s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus large combinant trois objectifs : réévaluer la visée de performance (notamment musicale) qui anime les poètes et ses incidences sur l’écriture, attirer l’attention sur l’importance parfois sous-estimée de la parole gnomique dans le corpus poétique de la Renaissance, enfin éclairer les articulations complexes entre inspiration lyrique et veine gnomique de l’Antiquité à nos jours. La tragédie, au XVIe siècle en particulier, est l’un des genres où cette articulation me semble à la fois la plus complexe, la plus sensible, et la plus essentielle, c’est-à-dire nécessaire : de Jodelle à Corneille en passant par Garnier, pas de tragédie sans didactisme sentencieux3, celui-ci infléchissant de façons multiples la voix lyrique. Les tragédies de Garnier, qui tendent à donner au chœur une place croissante, s’avèrent un objet d’étude à la fois singulier et très éclairant pour observer les modalités diverses de cet infléchissement dans toute leur complexité. Dès le XVIe siècle, un théoricien averti comme Pierre Laudun d’Aigaliers s’étonne ouvertement de l’usage insolite et abondant des chœurs par Garnier : il rappelle que normalement « les chœurs commencent après le premier [acte] et finissent après le quatriesme », et il ajoute :

Je ne sçay pourquoy Garnier n’a observé cela : car il a mis en un mesme acte deux ou trois chœurs, en divers endroits, de sorte que le chœur ne peut distinguer un acte de l’autre [...] ; il semble qu’en cela il n’aye pas voulu observer les préceptes en les negligeant, ou qu’il ayt failly pour ne tenir aucun ordre dans ses Tragedies : toutefois je n’en parleray pas davantage, de peur qu’il ne semble que moy qui ne suis qu’un nouveau apprentif, veuille reprendre un si docte et excellent personnage, qui a excellé en ce genre de poëme comme chacun sçait4.

2L’étonnement de Laudun doit nous interroger sur les particularités d’un dispositif complexe qui mérite notre curiosité.

3L’étude portera donc à nouveau sur ce qu’on peut appeler le dispositif choral de chaque tragédie, syntagme qu’il faut peut-être expliciter et justifier préalablement. Le mot « chœur », sans parler de son homonymie avec cœur, présente une double acception qui peut générer des malentendus : on désigne par ce terme

41) chacun des groupes de choreutes qui intervient sur scène (d’où les didascalies « Le Chœur » en début d’acte, ou au début des répliques en alexandrins attribuées au Chœur, avec une majuscule à l’initiale dans les éditions anciennes, et en petites capitales dans notre édition de référence5) ; j’emploierai la majuscule pour cette première acception ;

52) le texte même des interventions de ce Chœur (avec ou sans musique), surtout (ou peut-être même exclusivement ?) lorsqu’il revêt une forme strophique6. On parlera du chœur intermédiaire, sans majuscule, ou du chœur final de tel ou tel acte7. En ce cas le mot apparaît en grandes capitales dans les éditions anciennes (« CHOEVR »), et en petites capitales sans article dans notre édition de référence (« chœur »).

6Dans Hippolyte par exemple, on peut donc dire aussi bien qu’il y a deux Chœurs selon la liste des « Interlocuteurs » (le « Chœur de Chasseurs » et le « Chœur d’Athéniens ») et qu’il y a cinq chœurs puisque chaque acte permet d’entendre une pièce déclamée ou chantée par l’un des Chœurs. Parler de dispositif choral permettra de dissiper en partie cette ambiguïté lexicale : j’entends par là l’ensemble des interventions des diverses « troupes8 » de choreutes, en tant que cet ensemble constitue un tout organisé, une structure concertée. C’est donc sur les fonctions de cette structure que je m’interrogerai après l’avoir rapidement décrite.

7Il serait utile de comparer les dispositifs d’Hippolyte et de La Troade à ceux des modèles antiques de Garnier, à ceux de ses autres tragédies, à ceux d’autres tragédies françaises antérieures qu’il a pu lire, comme celles de Jodelle, La Péruse ou La Taille notamment ; nous ne le ferons ici qu’incidemment faute de temps et d’espace. Qui trop embrasse mal étreint.

  

Hippolyte

Acte

vers

strophes

mètres

rimes

interlocuteurs

I

285-380

8 douzains

octosyllabes

aBBaCddCeFeF

Chœur de chasseurs

II

875-976

17 sizains

octosyllabes

AAbCCb

Chœur d’Athéniens

III

1523-1610

11 huitains

octosyllabes

aaBBcDcD

Chœur d’Athéniens

IV

1899-1964

11 sizains

octosyllabes

AAbCCb

Chœur d’Athéniens

V

2261-2308

12 quatr.

6664

aaBB

[suivantes de Phèdre ?]

  

8Par rapport à celui de La Troade, le dispositif d’Hippolyte brille par sa relative simplicité9. Un chœur par acte, normalement en position finale, de sorte que les quatre premiers chœurs balisent comme il se doit (l’Art poétique d’Horace le recommande déjà, v. 194) le passage d’un acte au suivant. Ces quatre premiers chœurs ont aussi une unité rythmique ; ils sont tous en octosyllabes.

9Le dernier chœur, qui utilise des mètres plus courts, en hétérométrie, a un statut différent, non plus entre deux actes mais entre deux scènes (ou tableaux), entre le suicide de Phèdre et le monologue final de Thésée. Ce procédé, sans précédent dans la tragédie française avant Robert Garnier, et dont on a vu à quel point il surprendra Laudun, s’observe dans toutes les tragédies de Garnier10, pour suggérer une « discontinuité spatiale ou temporelle » entre deux scènes (ou tableaux) d’un même acte11. Comme l’indique l’apostrophe « Compagnes » au premier vers (v. 2261), il s’agit là d’un chœur exclusivement féminin. Jean-Dominique Beaudin y voit le « thrène des suivantes de Phèdre » (p. 59). De ce fait, on doit s’interroger sur le nombre de Chœurs mis en scène et suggérer que, malgré la liste des « Interlocuteurs » qui, on l’a vu, n’en mentionne que deux, ils sont bien trois. On entend successivement un « Chœur de Chasseurs » (une fois), un « Chœur d’Athéniens » (trois fois) et pour finir ce chœur féminin des suivantes de Phèdre. Cela conduit à souligner la relative symétrie du dispositif. Les trois interventions centrales du Chœur d’Athéniens sont entourées par des Chœurs différents, le premier exclusivement masculin, le dernier exclusivement féminin, qui n’interviennent chacun qu’une fois et qui sont composés de proches des deux protagonistes (les chasseurs amis d’Hippolyte et les suivantes de Phèdre). Les trois interventions centrales du Chœur d’Athéniens12 présentent elles-mêmes une symétrie formelle puisque les chœurs des actes II et IV épousent la même forme strophique, et peuvent ainsi se chanter sur le même air. La présence de trois Chœurs différents pour la même tragédie semble une sophistication propre à Garnier ; l’indice aussi de son intérêt particulier pour la diversification et la complexification du dispositif choral, dont il tire de multiples effets.

La Troade

10Même si La Troade revient à un Chœur unique, « Le Chœur des femmes Troyennes » mentionné dans la liste des « Entreparleurs » (p. 384), la complexité du dispositif s’accroît considérablement avec la démultiplication des interventions de ce Chœur, et la diversification de ses formes13.

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11L’élément majeur qui distingue le dispositif choral de La Troade de celui d’Hippolyte est la diversité formelle et fonctionnelle des interventions du Chœur et leur nombre beaucoup plus élevé, pas moins d’une quinzaine (neuf chœurs strophiques différents dans les quatre premiers actes et dix-neuf répliques en alexandrins).

12Pour éviter les confusions, il faut d’abord discerner parmi ces interventions deux types de textes bien différents, que distinguent à la fois la typographie de l’édition originale, la métrique et le système des rimes. J’opposerai les répliques chorales (c’est-à-dire les interventions dialogiques du Chœur) et les chœurs proprement dits (c’est-à-dire les interventions lyriques du Chœur).

13J’appelle réplique chorale le fait qu’au sein d’un acte, le chœur dialogue avec un ou plusieurs personnages présents sur scène (ou commente brièvement ses paroles sans entrer véritablement en relation avec lui). Sur le plan typographique, dans l’édition originale, ces répliques chorales ne se distinguent pas des répliques de personnages ; elles sont introduites par une mention abrégée en italiques « Ch. ». Sur le plan métrique, elles sont rédigées en alexandrins à rimes plates, alternativement masculines ou féminines, comme celles des autres personnages de la tragédie.

14Les chœurs proprement dits présentent des structures et des fonctions bien différentes. Comme dans Hippolyte, ils marquent la séparation entre les différents actes et parfois entre deux scènes (ou tableaux, ici à l’acte III et à l’acte IV). Plusieurs indices les distinguent formellement, tant sur le papier de l’édition ancienne que sur la scène du théâtre. Typographiquement, ils sont précédés d’une mention très voyante en toutes lettres, en grandes capitales et en caractères romains (« choevr »). Le premier vers de chacun de ces chœurs commence d’autre part par une grande majuscule, de la hauteur de deux vers (comme en début d’acte) ; parfois le premier mot du chœur est en petites capitales. Surtout, les chœurs proprement dits sont tous composés en « vers lyriques », selon l’expression courante à l’époque : c’est-à-dire qu’ils sont formés d’une succession de strophes (le type de strophe varie d’un chœur à l’autre). Cette disposition strophique est très perceptible visuellement dans l’édition originale puisque le premier vers de chaque strophe y est placé en retrait. Sur scène, on y reviendra, la spécificité majeure de ces chœurs est probablement leur vocation à être chantés : le spectateur écoute ainsi alternativement des paroles déclamées et des paroles chantées.

15Cette distinction entre deux grands types d’intervention du Chœur, dialogiques ou lyriques, n’est pas propre à Garnier ; on la trouvait aussi bien dans le théâtre antique, que chez certains de ses prédécesseurs français comme Jodelle.

16Mais les choses se compliquent encore dans La Troade puisque les premières interventions du Chœur, à l’acte I, dépassent l’opposition qu’on vient d’établir pour combiner dialogisme et lyrisme dans un troisième type d’intervention, qu’on peut dire hybride. Les vers 125-256 présentent un dialogue du chœur avec Hécube, introduit par la simple didascalie « Ch. » mais qui est constitué de différents « chants » bien désignés a posteriori comme tels par le texte (v. 260), et repérables aussi du fait de leur versification particulière en vers courts (heptasyllabes ou hexasyllabes).

17Garnier exploite donc le même « Chœur des femmes Troyennes » de trois façons différentes : dans ces dialogues lyriques du premier acte qu’on vient d’évoquer, dans des répliques chorales, et dans des chœurs lyriques.

18Au-delà de ces oppositions formelles, il faut tenter d’approfondir les fonctions diverses prêtées aux différents éléments du dispositif choral. On distinguera une fonction dramatique (le chœur concourt à l’action), une fonction lyrique (le chœur traduit musicalement les émotions qu’inspire le drame) et une fonction didactique (il offre au spectateur des maximes censées l’aider à bien conduire ou à comprendre sa propre vie).

Fonction dramatique

19Dans un article pionnier, « Une tragédie lyrique ? Pourquoi pas ? », Michel Dassonville, envisageant globalement les tragédies humanistes de la Renaissance, évoquait « l’utilité proprement dramatique du Chœur » en ces termes très généraux, et très justes :

Créé par l’auteur à l’image du public qu’il imaginait, le Chœur, comme une caisse de résonance extrêmement sensible, nous fait entendre encore aujourd’hui les commentaires du spectateur d’antan. Il intervient à point nommé, ponctue l’action, en souligne les articulations, […] loue les héros, blâme les « méchants », se réjouit prématurément ou clame sa détresse. C’est au Chœur que l’auteur prête les réactions qu’il escompte, fait exprimer les questions que le spectateur se pose ou devrait se poser en son for intérieur et les émotions qu’il éprouve ou devrait éprouver, sa crainte ou sa pitié, ses espoirs toujours déçus, ses joies toujours prématurées14.

20On peut toutefois penser que le rôle dramatique du Chœur va bien au-delà de ce rôle de « caisse de résonance » des émotions du spectateur. On peut aussi, et peut-être plus opportunément, parler d’une fonction dramatique dès lors que la parole du Chœur contribue à faire progresser l’action, soit qu’il informe le spectateur sur l’action en cours, soit surtout que sa parole agisse sur l’un des personnages et détermine ainsi une évolution psychologique.

21Dans la tradition antique, il n’est pas rare que le Chœur, ou le coryphée qui le représente, dialogue avec les personnages principaux. On peut estimer que le Chœur assume bien un rôle dramatique, dès lors que le personnage entend ses répliques et en tient compte dans ses propres choix. Admirateur d’Eschyle et de Sophocle, Aristote préconisait de confier au Chœur une véritable fonction dramatique : « Le chœur, écrit-il, doit être considéré comme un des acteurs, doit faire partie de l’ensemble et concourir à l’action (sunagonizesthai)15. » C’est aussi dans ces termes que Sénèque l’envisage16. Jean de La Taille en revanche ne semble pas envisager de telles interactions : son Art de la Tragédie (1572) réserve au chœur le seul rôle de commentateur de l’action, ou ce que Claude Calame appelle « la voix herméneutique17 » : « Il faut qu’il y ait un Chœur, c’est-à-dire, une assemblee d’hommes ou de femmes, qui à la fin de l’acte discourent sur ce qui aura esté dit devant […].18 »

22A cet égard nos deux pièces présentent un contraste saisissant et témoignent d’une évolution dramaturgique très nette.

23Dans Hippolyte, malgré le poids du modèle sénéquien, le rôle dramatique des Chœurs est nul19. Comme ce sera encore le cas dans Marc Antoine (1578), les Chœurs et les personnages n’interagissent pas : les personnages ne s’adressent pas au Chœur ; le Chœur ne s’adresse pas aux personnages. Garnier a volontairement gommé les vers de Sénèque où le Chœur s’adressait aux personnages (cf. Phèdre, 358-359, 404-405, 1154-1155, 1244-1246, 1256-1261)20.

24On discerne toutefois au sein de la pièce une évolution discrète qui tend à y renforcer le rôle dramatique des Chœurs.

25- Le premier chœur a un statut très spécifique : ce « Chœur de chasseurs » ne semble pas avoir assisté à la protase : ils ignorent les sombres pressentiments du héros ; le chœur constitue ainsi une sorte d’intermède joyeux, qui relâche la tension, et produit un effet de contraste : Hippolyte apparaît isolé dans son inquiétude.

26- Les trois autres chœurs (« Chœur d’Atheniens ») ne participent pas davantage à l’action et ne dialoguent jamais avec les personnages, mais ils en sont les témoins (au même titre que le public) et la commentent brièvement. Le Chœur plaint Phèdre (v. 973) et tremble pour Hippolyte (1599), il supplie Neptune de découvrir la calomnie (v. 1911-1916), de punir la coupable et de ne pas exaucer le vœu de Thésée (v. 1917-1946). Raymond Lebègue juge cette attitude du chœur « invraisemblable »21, mais elle est compréhensible si l’on admet que le chœur est dans la même position que le public : il assiste à l’action mais ne peut communiquer avec les personnages et être vu d’eux. Ainsi, ses émotions reflètent « celles du spectateur qui assiste impuissant à l’enchaînement inexorable des événements22 » il est le « porte-parole des spectateurs » (p. 359).

27- Enfin le dernier chœur, au milieu de l’acte V, a encore un statut légèrement différent : ce groupe de pleureuses athéniennes se propose d’honorer les corps des victimes, ce qui peut être considéré comme une action, aussi modeste soit-elle (v. 2295).

28Dans La Troade, au contraire, le Chœur des Troyennes semble constamment présent en scène, et les interactions, c’est-à-dire les interventions du Chœur dans l’action, sont de plus en plus nombreuses et décisives23. A l’acte I, on l’a vu, Hécube dialogue déjà avec le Chœur et l’incite à chanter (v. 117-124) ou à cesser (v. 257-260) ; ses paroles font d’elles le (la ?) véritable coryphée, et la forme strophique de certaines de ses répliques confirme son appartenance au Chœur (v. 157-180, 189-212, 231-234). A la fin de l’acte les choreutes viennent secourir Hécube défaillante et la conduire dans sa tente :

Madame, helas ! Madame. Elle est pasmee,
Elle est sans sentiment sa voix est enfermee :
Portons la dans sa tente et ne la laissons point
En ce mal angoisseux qui son ame repoint. (LT 441-444)

29A l’acte II, Andromaque s’adresse d’emblée à la « Troyenne tourbe » dont elle décrit le jeu de scène spectaculaire (v. 537-560). A l’acte III, de même, Hécube apostrophe d’emblée ses « Compagnes » et c’est à elles qu’elle raconte son songe prémonitoire (v. 1235) ; c’est encore le Chœur qui annonce l’arrivée de Talthybie (v. 1275) et engage le dialogue avec lui avant de réconforter Hécube. Plus loin, face au rapt de Polyxène par Pyrrhus, Hécube appelle au secours des « Citoyens » (v. 1536) qui sont probablement les choreutes : ils sont invités à intervenir dans l’action pour tenter de sauver Polyxène ; cette velléité de résistance n’aboutit pas, mais on imagine l’implication du Chœur dans un jeu de scène spectaculaire. A l’acte IV surtout, c’est le Chœur qui annonce à Hécube la mort de Polyxène (v. 2213-2214), répond à ses questions (v. 2234) et raconte dans un long récit en alexandrins la découverte du corps : ce sont les « captives » qui ont trouvé le cadavre et l’ont rapporté sur scène. Et ce sont elles qui suggèrent à Hécube le moyen de se venger de Polymestor : « nous vous serons aidantes » (2595-2596). Contrairement à ce que montrait Euripide dans Hécube, l’initiative vient ici du Chœur lui-même. Hécube se laisse aussitôt convaincre d’agir et entre dans la tente avec une partie des choreutes, tandis que l’autre partie entonne sur scène le chœur final de l’acte IV. Il est suggéré qu’Hécube et ses compagnes vont mettre au point dans la tente leur stratagème (ici encore, le chœur joue un rôle actif quoique non visible). A l’acte V enfin, dans une scène imitée d’Euripide, le Chœur est d’abord témoin du dialogue entre Hécube et Polymestor, auquel il s’adresse en commentant les violences invisibles qui se déroulent dans la tente (v. 2439-2465).

30On perçoit donc l’effort de Garnier pour intégrer de plus en plus le chœur à l’action, en faire un personnage à part entière, vu et entendu des autres personnages, et dialoguant même avec eux dans plusieurs actes. Dans La Troade, cet engagement dramatique du Chœur est facilité par l’usage de la première personne du singulier, qui suggère à trois reprises (v. 1277, 2461, 2465) que le Chœur peut être représenté, dans sa fonction dramatique, par une seule comédienne qui se détache du groupe (le coryphée).

31La multiplication des chœurs chez Garnier a aussi pour effet de renforcer le caractère lyrique de la tragédie.

Fonction lyrique et « voix émotive »

32Les chœurs tragiques présentent une fonction lyrique dans les deux sens du terme24. Le sens ancien d’abord, celui qu’utilise Ronsard quand il écrit dans la préface de ses Odes (1550) « Au Lecteur » :

Quand tu m’appelleras le premier auteur lyrique français […], lors tu me rendras ce que tu me dois, et je m’efforcerai te faire apprendre qu’en vain je ne l’aurai receu […] et ferai encores revenir (si je puis) l’usage de la lire aujourd’hui ressuscitée en Italie, laquelle lire seule doit et peut animer les vers, et leur donner le juste poids de leur gravité25.

33La poésie est lyrique en tant qu’elle a vocation à être chantée, si possible avec un accompagnement instrumental. La critique du XXe siècle a beaucoup débattu sur la vocation musicale des chœurs des tragédies humanistes26. Et on peut retenir la conclusion prudente de Françoise Charpentier : « On a des raisons de penser que ces chœurs étaient écrits pour être chantés, bien que certainement ils l’aient rarement été, à part dans quelques représentations d’apparat, en raison de la pauvreté matérielle de ce théâtre des humanistes, novateurs audacieux mais assez dépourvus27 ».

34Dans le cas de Garnier, il n’y a pas lieu d’hésiter. Même si certains ont cru devoir en douter, plusieurs indices forts permettent de penser que les chœurs de ses tragédies sont en effet conçus en vue d’une mise en musique et destinés au chant.

351) Des indices formels d’abord. L’indice majeur est la forme des strophes lyriques dans toutes les tragédies de Garnier. Elles respectent généralement l’alternance régulière des rimes masculines et féminines28. J’ai rappelé ailleurs comment était progressivement apparue, au cours des années 1549-1555, l’idée que cette alternance était souhaitable voire nécessaire à la mise en musique de la poésie29. C’est même la fonction majeure de cette contrainte qui s’impose progressivement entre 1550 et 1570, au moment même où Garnier entre en poésie : son adoption est liée au souci de la mise en musique30. Plusieurs documents l’attestent, notamment un passage célèbre de l’Abbrégé de l'Art poétique françois (1565), où Ronsard prescrit explicitement :

à mon imitation, tu feras tes vers masculins & fœminins tant qu’il te sera possible, pour estre plus propres à la Musique et accors des instrumens, en faveur desquels il semble que la Poësie soit née: car la Poësie sans les instrumens, ou sans la grace d’une seule, ou plusieurs voix, n’est nullement agreable, non plus que les instrumens sans estre animez de la melodie d’une plaisante voix. Si de fortune tu as composé les deux premiers vers masculins, tu feras les deux autres fœminins, & paracheveras de mesme mesure le reste de ton Elegie ou chanson, afin que les Musiciens les puissent plus facilement accorder31.

36Ces phrases paraissent au moment même où Garnier entre en poésie ; il n’a pu ignorer les phrases de son maître. Jean de La Taille précise également, dans l’avis « Aux Lecteurs » de sa tragédie La Famine, parue la même année qu’Hippolyte : « Je n’ay voulu, amy Lecteur, observer icy les vers masculins ny feminins (ainsi qu’en mon Saul) car [on] ne chante gueres les Tragedies, ny Comedies, sinon les Chœurs, où j’ay gardé ceste rigoureuse loy […]32. » Il est suggéré que les chœurs se chantent, et qu’ils respectent à cette fin l’alternance. Quand bien même l’alternance n’est pas respectée dans un chœur de Garnier, le genre des rimes n’est pas pour autant négligé. A l’acte I de La Troade, le thrène pour Priam (235-356) et le chœur final (445-556) sont composés entièrement en rimes plates masculines : ils sont donc « mesurés à la lyre » puisque le genre des rimes est identique de strophe en strophe. Comme l’alternance, cette contrainte est justifiée, on le sait, par le souci de la mise en musique.

372) Un autre indice fort de la vocation musicale des chœurs de Garnier, c’est le fait que les chœurs de sa première tragédie, Porcie, ont bel et bien été mis en musique par un grand compositeur du temps, proche de la cour et des poètes de la Pléiade, Guillaume Costeley. Comme l’a découvert le regretté Frank Dobbins33, la partition à quatre voix des trois premiers chœurs de la tragédie Porcie est présente dans son recueil Musique (Paris, A. Le Roy et R. Ballard, 1570). Comme l’écrit Bénédicte Louvat, « ce document ne permet pas de prouver que les chœurs de la pièce furent chantés lors de sa création – d’autant que l’on ne sait rien [ou presque] de la représentation des pièces de Garnier – ; il indique à tout le moins – et la chose est essentielle – que l’on considérait les chœurs comme des chants destinés à être mis en musique34 ».

383) Des indices textuels enfin dans nos deux tragédies. Le verbe chanter est employé par le « Chœur des Chasseurs » d’Hippolyte (v. 308) ; et dans La Troade, le thrène pour Priam (v. 235-356) est désigné comme « tristes chants » (v. 260). Ces mots sont très malvenus si les chœurs ne sont pas chantés.

39On pourrait ajouter que plusieurs chœurs de Garnier sont composés dans des formes qui correspondent à des musiques bien connues de ses contemporains. Comme le note J.-D. Beaudin (p. 569) après R. Lebègue, le chœur final de l’acte IV de La Troade épouse le modèle formel du « Bel aubépin verdissant » de Ronsard, ode mise en musique avec succès par Clément Janequin ; mais cette forme est aussi et surtout celle de « Quand ce beau printemps je voy », mis en musique par Nicolas de La Grotte, qui en fait un véritable tube en 156935!

40Les chœurs de Porcie mis en musique par Costeley se chantent à quatre voix, mais il est permis d’imaginer hier comme aujourd’hui bien d’autres formes de mise en valeur musicale de ces textes. Pour la récente mise en scène d’Hippolyte par Christian Schiaretti au TNP de Villeurbanne (novembre 2019), le luthiste Charles-Edouard Fantin a mis au point un dispositif élégant et complexe combinant déclamation à une ou plusieurs voix par quatre comédiens et quatre comédiennes, avec un accompagnement instrumental (luth ou théorbe, cornet à bouquin et tambour à cadre). Le chœur de La Troade vantant le chant d’Orphée évoque deux instruments susceptibles de l’accompagner : le luth (v. 1209) et la lyre (v. 1224).

41Reste à savoir si les chœurs peuvent également être dits lyriques au sens moderne, issu de la critique romantique, qui fait du lyrisme l’expression d'une individualité singulière, d’une voix personnelle. G. Mathieu-Castellani, par exemple, jugeait « proprement lyrique » un discours « rapporté à un je (lequel n’a souvent d’autre référence que grammaticale), le sujet de l'énonciation se confondant (fictivement) avec le sujet de l’énoncé ». Le lyrisme, ajoutait-elle « fait entendre la voix du moi36 ». Dans la mesure où les chœurs tragiques procèdent au contraire d’une voix collective, on pourrait leur nier cette dimension subjective, pour la réserver aux répliques des personnages.

42Pourtant, les chœurs sont bien voués, au moins pour partie, à l’expression pathétique d’une affectivité, et ils retrouvent en cela, indéniablement, l’un des traits essentiels du discours lyrique. Selon M. Dassonville, par exemple, « Le Chœur a toujours des réactions démesurées, outrancières, lyriques37 ». En effet, si l’on admet que le caractère exclamatif du chant et le recours à la fonction émotive du langage comptent parmi les critères de définition de la voix lyrique, comment dénier cette fonction à certains chœurs tragiques ? Même si un certain romantisme a pu voir dans l’émotion du poète lui-même la source du lyrisme authentique, le renouveau des études rhétoriques met davantage l’accent sur la capacité du poème lyrique à produire une émotion sur son récepteur (movere). Telle est bien l’une des vocations majeures du dispositif choral. Il relève du lyrique en ce qu’il exprime en termes pathétiques, et propres à bouleverser le spectateur, les sentiments du peuple dont le Chœur est par définition l’émanation. La tragédie nous invite à penser le lyrique en articulant le singulier et le collectif.

43Ce lyrisme collectif est très présent dans nos deux tragédies. Pour en faire la preuve, on peut observer d’abord la présence dans les chœurs de la première personne grammaticale, et s’interroger sur sa valeur exacte. Les lecteurs d’Euripide savent bien que le je n’est nullement exclu des chœurs de la tragédie grecque38, et son influence, ici encore, semble décisive sur Garnier. On en relève une première occurrence dans le chœur final de l’acte III d’Hippolyte : « Je prevoy ja mainte tempeste » (v. 1535). Comment comprendre ce je ? Soit il indique que ces vers sont chantés par le seul coryphée ; soit, plus probablement, il suggère que chacun des choreutes éprouve individuellement le sentiment qui anime la collectivité. Comme le note Claude Calame à propos d’un cas similaire dans l’Hippolyte d’Euripide (v. 364), « le je poétique renvoie à la collectivité du groupe choral39 ». D’après Nina Hugot, commentant le même phénomène dans la Didon de Jodelle, la première personne illustre « l’absolue solidarité des membres qui constituent la ‘troupe’. »40 Quoi qu’il en soit, la première personne est liée à ce que Claude Calame appelle la « voix émotive » du chœur, l’expression des sentiments que la tragédie cherche à inspirer au spectateur : en l’occurrence la crainte des catastrophes annoncées.

44C’est ce que confirme l’autre occurrence du je relevée dans les strophes lyriques de La Troade, à la dernière strophe du chœur médian de l’acte III. Ici encore il paraît possible et élégant que le coryphée se détache finalement du groupe pour chanter en soliste cette dernière strophe, mais l’espérance qu’il y formule est censée inspirer chaque choreute, voire tout homme croyant en l’immortalité de l’âme :

Là de ce lourd fardeau bien tost,
Qui mon ame en tristesse enclost,
      Du tout delivre,
Puissé-je au saint palais des Dieux
Franche de ces maux ennuyeux
      A jamais vivre. (LT, 1372-1374)

45Peut-être faut-il parler ici d’un lyrisme philosophique, voire religieux porté par la voix du Chœur, mise en scène par l’auteur de son propre espoir de salut, auquel le spectateur est invité à s’associer.

46Ailleurs domine un nous dont il faut tenter de préciser la valeur. Désigne-t-il les membres du chœur, dans la situation spécifique qui est la leur, ou bien les hommes et les femmes en général, incluant alors le spectateur, lui aussi sujet aux caprices de la Fortune ? Les deux interprétations ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et la question doit être examinée au cas par cas. Dans Hippolyte par exemple, le nous du premier chœur renvoie aux seuls chasseurs, mais les spectateurs mâles du règne de Charles IX sont aussi volontiers chasseurs (comme le roi lui-même, passionné de chasse) et se reconnaîtront volontiers dans ce nous. Le deuxième chœur, imité de Sénèque, qui peint la puissance dévastatrice de Cupidon est censé concerner tout un chacun, et chacune ! Le troisième, qui commence par une prière à Pallas pour la protection d’Athènes, concerne plus spécifiquement les Athéniens qui le prononcent. Le quatrième est une méditation sur la clairvoyance des Dieux, où le nous du v. 1900 renvoie nécessairement à l’humanité entière. Enfin le nous du thrène pour Phèdre au dernier acte ne concerne que les pleureuses athéniennes. On constate donc une sorte de va-et-vient entre un nous spécifique et un nous général, à valeur gnomique, sur lequel on reviendra.

47Dans La Troade, les deux premiers chœurs expriment la plainte spécifique des Troyennes qui rappellent la nuit qui a vu leur défaite (I, 445-556) et qui s’interrogent sur leur sort (II, 1137-1234). La valeur du nous est encore restreinte ; ce sont bien les femmes troyennes qui épanchent leur douleur propre, en commentant une histoire qui n’appartient qu’à elles, même si on peut lui prêter une valeur exemplaire (les Troyennes incarnent le genre humain en proie aux incertitudes du sort), et établir des rapprochements avec la situation de guerre civile que connaissent les contemporains de Garnier. Mais dès la fin de l’acte II, leur propos prend plus nettement une coloration philosophique propre à toucher chaque spectateur, « Nous monstrant que tout devale / Dessous les mortelles loix » (II, 1233-1234). A partir de là, Garnier fait alterner des chœurs à valeur générale, les chœurs médians de l’acte III (sur les liens du corps et de l’âme) et de l’acte IV (la douleur partagée fait moins mal), avec la plainte plus spécifique des Troyennes sur les effets pervers de la navigation (III, 1745-1804). On voit que l’ordre des chœurs, loin d’être arbitraire, ménage une progression savante pour faire finalement dominer un nous lyrique qui, en pleurant la fin de l’âge d’or et la venue de l’âge de fer, semble exprimer l’angoisse des spectateurs, contemporains des exactions des guerres civiles (IV, 2313-2314).

48Pour conclure sur la fonction lyrique du chœur tragique, il faut souligner combien sont liées, dans la pensée esthétique de la Renaissance humaniste, les deux postulations du lyrique et du pathétique qu’on a cru pouvoir distinguer jusqu’ici par souci de clarté. Pour les poètes de la Pléiade, notamment Pontus de Tyard, mais aussi Ronsard et Baïf, qui sont les deux premiers thuriféraires de Garnier (quand il publie Porcie en 1568), c’est l’union étroite de la poésie et de la musique qui peut toucher les âmes, calmer ou exciter les passions, produire sur les « oyans » le movere. Baïf ne se contente pas de donner un sonnet liminaire pour Porcie, il en donne un autre pour le recueil polyphonique de Guillaume Costeley où sont mis en musique les chœurs de Porcie. Il y vante l’aptitude du musicien à agir sur les passions, puis appelle de ses vœux la restauration d’un art qui unirait musique, poésie et sagesse dans une sorte de lyrisme philosophique et didactique :

[…] toy (Coteley) qui entre les meilleurs
 Exerces le doux art d’une musique esluë,
 Sçachant par tes accords acoyser [apaiser] l’âme esmeuë,
 L’exciter assoupie, exprimer ses douleurs,
Jadis Musiciens, & Poëtes, et Sages
 Furent mesmes autheurs : mais la suite des âges
 Par le tems qui tout change a séparé les trois.
Puissions-nous d'entreprise heureusement hardie,
 Du bon siecle amenant la coustume abolie,
 Joindre les trois en un sous la faveur des Rois !41

49Le projet théâtral de Garnier répond déjà à cet objectif, et le projet de servir un idéal de sagesse se réalise dans la fonction didactique prêtée aux chœurs.

Fonction didactique et voix gnomique

50La dimension lyrique des chœurs, aussi importante qu’elle nous paraisse, n’est pas celle que privilégient, depuis Horace, les théoriciens de la tragédie. Ils mettent plutôt l’accent sur une autre fonction, morale et sociale, du Chœur, liée à l’utilité didactique du genre tragique. Relisons Horace (Art poétique, v. 193 et s.) dans l’adaptation à la poésie française qu’en propose en 1541 puis en 1545 Jacques Peletier du Mans, premier mentor de Ronsard : le Chœur est selon lui, « du parti de l’acteur » (c’est-à-dire, très probablement, porte-parole de l’auteur42)

Et de vertu virile protecteur,
Et ne propose entre les actes rien
Qui ne profitte & conviegne tresbien :
Departe [= qu’il donne] aux bons faveur perpetuelle,
Et aux amis amitié mutuelle:
Des courroussez refreigne la fureur,
Et aime ceux qui ont vice en horreur :
Voise [= qu’il aille] louant frugalité de table,
Voise louant justice profittable,
Civiles loix, Paix qui tient tout ouvert
En seureté : tiegne [= qu’il tienne] un secret couvert :
Prie les Dieux qu’aux affligez fortune
Propice soit, & aux fiers importune43.

51Peletier reprendra à son compte ces préceptes dans son propre Art poétique : « Le Chore en la Tragédie (nous disons Chœur aux Eglises) est une multitude de gens, soit homme ou femme, parlant tous ensemble. Il doit toujours être du parti de l’Auteur : c’est-à-dire qu’il doit donner à connaître le sens et le jugement du Poète : parler sentencieusement, craindre les Dieux, reprendre les Vices, menacer les méchants, admonester à la vertu : Et le tout doit faire succinctement et résolument44. »

52Parler sentencieusement : plus précis qu’Horace, Peletier insiste sur la brièveté sentencieuse qui sied au Chœur. En d’autres termes, la leçon morale s’exprime avec concision, le poète tend vers un style formulaire, propre à générer des énoncés aisément mémorisables. Telle sera aussi l’opinion de Ronsard : grand admirateur du théâtre de Garnier, il souligne dans la préface posthume de La Franciade le caractère essentiellement didactique du genre théâtral à la Renaissance. Pour lui, l’abondance du discours gnomique sied mieux au théâtre qu’à l’épopée :

si les sentences sont trop frequentes en ton œuvre Heroïque, tu le rendras monstrueux […] si ce n’estoit en la tragedie et comedie, lesquelles sont du tout didascaliques et enseignantes, & qu’il faut qu’en peu de paroles elles enseignent beaucoup, comme mirouers de la vie humaine45.

53L’œuvre tragique de Garnier s’inscrit pleinement dans cette tradition d’un théâtre didactique, école de sagesse et « miroir de la vie humaine », multipliant notamment les énoncés gnomiques, tant dans la bouche des personnages que dans les parties chorales.

54Cela posé, il faut observer que la fonction didactique des Chœurs ne s’impose pas d’emblée dans nos deux tragédies. Ainsi, contrairement à ce qu’on observait par exemple chez Jodelle, le Chœur n’a pas pour mission de souligner explicitement l’exemplarité du destin des personnages.

55Dans Hippolyte, le rôle didactique du chœur reste assez discret. L’hymne à Diane chanté par le Chœur des Chasseurs est plutôt une sorte d’intermède joyeux, qui n’a aucun rôle didactique. Toutefois on peut poser l’hypothèse que l’ensemble du dispositif choral d’Hippolyte offre au spectateur l’occasion d’une méditation sur les dieux du paganisme, visant finalement à les discréditer. Les quatre premiers chœurs sont tous adressés à des divinités majeures du Panthéon gréco-romain : Diane (I, 285), Vénus et Cupidon (II, 965), Pallas-Minerve (III, 1533), enfin Neptune (IV, 1911). On pourrait penser que ces chœurs perpétuent la tradition, issue de la tragédie grecque, de chœurs assortis de pratiques rituelles à valeur religieuse, ce que Claude Calame appelle le « mode cultuel et performatif » du chœur46. Pourtant, cette imitation dramatique des cultes païens par un dramaturge chrétien du XVIe siècle prend nécessairement une tout autre valeur dans ce nouveau contexte. D’autant que les trois chœurs centraux expriment tous une forme d’incompréhension, voire de doute devant l’attitude de ces dieux païens à l’égard des hommes : pourquoi Vénus et Cupidon persécutent-ils la pauvre Phèdre (II, 971-976) ? Minerve protège-t-elle vraiment la cité dont elle a la garde ?  Pourquoi Neptune ne punit-il pas Thésée qui est le vrai coupable (IV, 1911-1922) ? On comprend ainsi les formules prudentes du Chœur qui ne semble pas certain de l’action juste et providentielle des « bons Dieux » ; tout le troisième chœur est encadré par des strophes qui témoignent de cette douloureuse incertitude (1531-1538, 1603-1610). Quant à l’affirmation optimiste par le Chœur des Athéniens de la clairvoyance voire de l’omniscience des dieux (IV, 1899-1910), elle paraît démentie par l’action de la pièce, qui voit condamner l’innocent. En somme, si le chœur délivre une leçon métaphysique, c’est moins par son propre discours (d’un optimisme relatif) que par les tensions que peut déceler le spectateur entre ce discours et le destin des personnages. En somme une sorte de détournement sceptique de la voix rituelle de la tragédie antique, au profit peut-être d’un message chrétien qui reste cependant implicite. Notons qu’on ne trouvera rien de tel dans les chœurs de La Troade.

56Au-delà de cette première forme de leçon, il faut observer les nombreuses maximes versifiées qui émaillent la plupart des chœurs. Elles sont désignées à notre attention par les guillemets fermants qui ouvrent de nombreux vers, un usage typographique qui s’est développé en Europe entre 1520 et 1650 (dans la poésie française à partir de 1554, et dans le théâtre à partir de La Soltane de Gabriel Bounin et du César de Jacques Grévin, 1561)47. Destinés à mettre en valeur visuellement les sententiae dans les textes dont la composante gnomique n’est que partielle, ces guillemets gnomiques attirent l’attention sur un énoncé formulaire susceptible d’être isolé, recopié ou mémorisé. Comme la manicule des manuscrits médiévaux et renaissants, qui montre du doigt les sentences dignes de mémoire48, ces guillemets imprimés ne désignent pas des citations, ne traduisent pas un changement énonciatif, mais permettent au lecteur d’identifier immédiatement les vers gnomiques – invitation implicite à recopier ces maximes dans un cahier de lieux communs, et à les apprendre.

57Pour apprécier les tragédies de Garnier, et plus largement sans doute tous les textes de la Renaissance, il convient d’être sensible à cette séduction de la formule gnomique, d’en comprendre la source et les enjeux49. On sait depuis les travaux de Bernard Beugnot, d’Ann Moss et de Francis Goyet combien l’usage pédagogique des recueils de lieux communs dans les écoles et les collèges des XVIe et XVIIe siècles (des centaines de sententiae ont été lues, copiées, apprises par cœur, traduites, paraphrasées, commentées par nos auteurs durant leur formation50) a façonné durablement leur manière d’écrire, de lire et de penser.

58Comme Ronsard, les lecteurs du temps apprécient cette veine sentencieuse et « didascalique ». Dans la Bibliothèque française d’Antoine Du Verdier (Lyon, 1584), sorte de dictionnaire anthologique des écrivains du temps, les seuls vers de Garnier qui sont cités sont ces « Sentences issues des tragedies de Robert Garnier », que le poète avait lui-même désignées à l’attention de son lecteur51.

59On relève 217 vers gnomiques dans Hippolyte (9 %), dont 90 (près de la moitié) dans les chœurs ; seulement 160 dans La Troade (6,6 %), dont 103 (les 3/5) sont chantés dans les chœurs52. La fonction didactique du chœur, à en juger par ce seul indice, irait donc croissante entre nos deux pièces. Mais il faut rappeler que le Chœur n’a pas, loin s’en faut, le monopole du discours sentencieux, à peu près équitablement réparti entre tous les personnages.

60Dans les trois actes centraux d’Hippolyte, quatre passages se détachent, qui relèvent de l’avertissement moral contre le danger de certaines passions :

61- seulement deux sizains à l’acte II (v. 911-922) mettent en garde contre la « fureur amoureuse » jugée incurable ;

62- six huitains à l’acte III (v. 1539-1586), préviennent contre « le cœur homicide / Des femmes qu’on ne daigne aimer » (v. 1601-1602) ;

63- deux sizains à l’acte IV (v. 1923-1934) prétendent que les promesses frivoles n’engagent pas réellement, et trois autres fustigent la colère (v. 1947-1964).

64Dans La Troade pareillement, les quatre passages gnomiques du Chœur se concentrent dans les trois actes centraux (mais il semble que ce soit une simple coïncidence, car ce n’est le cas ni dans Cornélie, ni dans Marc Antoine) :

65- deux septains à l’acte II (v. 1207-1220, imités de Sénèque, Hercule sur l’Oeta, v. 1031 et s.) rappellent l’enseignement d’Orphée sur la mort universelle ;

66- un quatrain, strophe centrale du chœur final de l’acte III, en résume l’idée générale en fustigeant l’invention de la navigation (v. 1773-1776), comme le faisait déjà un chœur de la Médée de Sénèque ;

67- dans le chœur médian de l’acte IV, six sixains (et même sept dans le texte de 1579) évoquent la douceur consolante des larmes partagées (v. 1983-2018) avant deux exempla (v. 2019-2030) ;

68- enfin, pour clore l’acte IV, sept sixains imités des Travaux et des jours d’Hésiode (l’édition Beaudin ne mentionne pas cette source) déplorent la fin de l’Âge d’or et les malheurs de l’Âge de fer (v. 2299-2340) avant une sévère adresse au Prince (« Quiconque Prince tu sois… »53), elle-même marquée d’une conclusion gnomique (v. 2365-2370) qu’illustre la trahison de Polymestor.

69On voit très bien dans ces différents passages comment les chœurs combinent les différents instruments traditionnels de la poésie didactique : sentences, recours implicite ou explicite au prestigieux trésor gnomique de l’antiquité grecque (Orphée, Hésiode), exempla également empruntés à la tradition antique, et apostrophe au souverain, afin d’expliciter la valeur de la tragédie comme institution du prince.

70Soulignons enfin que cette voix gnomique n’est nullement incompatible avec la vocation musicale des chœurs. On sait que les fameux Quatrains de Pibrac, exactement contemporains des tragédies de son ami Garnier, et best-seller de la poésie gnomique à l’époque des guerres de religion, connaissent de nombreuses mises en musique entre 1580 et 158554. Au XVIe siècle, le didactisme moral ou religieux emprunte très volontiers les appâts du chant choral.

Conclusion

71Gérard Genette a montré dans son Introduction à l’architexte55 le caractère tardif de la triade épique, lyrique, dramatique abusivement prêtée à Aristote. Elle ne jouit d’aucune autorité particulière à la Renaissance. Pour esquisser une typologie des genres poétiques au XVIe siècle, il faudrait ajouter à ces catégories au moins celle du didactique ou du gnomique, et surtout interroger la façon dont les textes les entrelacent.

72L’étude des pièces de Robert Garnier illustre avec quel soin méthodique le dispositif choral de la tragédie conjugue des nécessités dramatiques, une dimension lyrique expressive et pathétique, et un objectif didactique. La tragédie semble principalement mettre en scène les questionnements de plusieurs sujets (lyriques) qui tentent, non sans peine, de tirer une leçon d’une expérience commune pour en faire profiter la communauté. Au niveau du dispositif choral, la poésie articule donc des énoncés spécifiquement liés à la situation représentée, et des énoncés à valeur générale (ou supposés tels). Il convient d’observer la disposition de ces divers types de discours les uns par rapport aux autres, et d’interroger la réception complexe qu’ils sollicitent, à la fois individuelle (chaque spectateur voit, entend, apprend, réagit et réfléchit personnellement) et collective (la représentation tragique est censée rassembler la cité56, ou pour le moins une communauté plus ou moins homogène : le spectacle tragique constitue la collectivité comme telle, et appelle des réactions partagées (larmes, applaudissements). À cette collectivité rassemblée se transmet, par la représentation d’un passé fantasmé et idéalisé, un message censé valoir pour le présent et l’avenir.