Colloques en ligne

Nathalie Dauvois, Olivier Halévy et Jean Vignes

Garnier mort ou vif ? Lire, dire et jouer Hippolyte et La Troade aujourd’hui

« Voy ce tragique escrit : tout y est orageux, / On y bruit [crie], on y tue, on n’y fait que debatre [se battre]. » Nicolas de Ronsard (1573)

« Le discours dramatique, plus soucieux de rhétorique ou de poésie que de dynamisme, alourdit de surcroît la tragédie, dont demeure le statisme. […] [Les personnages] agissent trop peu et parlent interminablement. » Charles Mazouer (2002)

1Rédigés à plusieurs siècles d’écart, ces deux commentaires de Garnier sont tellement opposés qu’ils paraissent décrire des œuvres différentes ! Alors que les deux vers du sonnet liminaire d’Hippolyte accumulent les verbes d’action pour souligner l’animation de la pièce (H, p. 65)1, l’analyse de Charles Mazouer présente au contraire le discours théâtral comme figeant l’action sous le poids de la poésie et la rhétorique2. Alors que le contemporain de Garnier, par une syllepse de sens frappante (« On n’y fait que debatre »), identifie les débats à des combats, notre contemporain oppose au contraire la parole à l’action dans une antithèse tout aussi frappante (« Ils agissent trop peu et parlent interminablement. »). Ce qui était « orageux » pour le premier est devenu « stati[que] » pour le second !

2On a longtemps reproché au théâtre de Garnier ce statisme supposé. Madeleine Lazard n’exclut pas notre auteur de cette affirmation générale sur la tragédie humaniste : « Dans toutes les œuvres, l’action paraît singulièrement dépouillée et statique [...]. La conception de l’action prive de toute initiative des héros aux prises avec une situation désespérée, une catastrophe annoncée d’entrée de jeu qu’ils sont impuissants à conjurer, et qu’ils se contentent de subir ou de déplorer3. » Même le regretté Michel Jeanneret, qui offre une admirable introduction aux Juifves pour la collection Folio en 2007, cherche à composer avec l’idée reçue d’une « spectacle quasi immobile » sans vraiment la remettre en cause : « Vous lirez cette tragédie dans un fauteuil, mais vous la lirez à haute voix, de telle sorte qu’à défaut d’intrigues et de surprises, vous vous laissiez fasciner par la solennité de l’incantation, la gravité d’une parole aux prises avec le Mal et le malheur absolus. » (p. 7).

3Comment comprendre un tel renversement ? Comment l’orage a-t-il pu se transformer en immobilité ? Cela s’explique tout simplement par l’évolution des conceptions dramaturgiques et par la force des habitudes et souvenirs scolaires. Comme on le sait, la tragédie humaniste est beaucoup plus horatienne qu’aristotélicienne4, elle est un théâtre des personnages, de leur interaction, de leurs conflits et de leurs réactions face à un renversement de fortune et non un théâtre de l’intrigue, où primerait l’« agencement des faits en système » (Poétique, 50a)5. Or c’est la conception aristotélicienne qui s’est progressivement imposée en France à partir du XVIIe siècle. C’est le théâtre de Racine et Corneille qui a été canonisé par la tradition scolaire comme modèle de la tragédie française. Ne retrouvant pas leur conception de l’action dans le théâtre de Garnier, les lecteurs ont fini par ne plus y voir d’action du tout. Garnier est devenu statique.

4Une poignée de passionnés a pourtant su, depuis la mise en scène d’Hippolyte par Antoine Vitez au Théâtre national de Chaillot (1982), faire la preuve par la scène que les pièces de Garnier relèvent bien du théâtre et que ses tragédies ne manquent ni d’action dramatique, ni de spectaculaire. Elles s’imposent en réalité par une théâtralité dynamique et par la recherche du spectaculaire. Tout particulièrement, la lecture attentive des deux pièces au programme des agrégations de lettres 2020, Hippolyte (1573) et La Troade (1579), très soigneusement remises en lumière par l’édition remarquable de Jean-Dominique Beaudin pour la collection bien nommée des « Classiques Garnier », ne permet plus de douter qu’elles font une large place au mouvement, et à toutes les formes de dynamisme dramatique. Christian Schiaretti l’a parfaitement compris, qui écrit avec justesse dans une note d’intention pour sa double mise en scène d’Hippolyte de Garnier et de Phèdre de Racine au TNP de Villeurbanne (novembre 2019) : « C’est un théâtre qui cherche sa codification de forme, mais qui ne fuit pas les effets. Le statisme lui est interdit : le corps y suinte. Il y a du sang, du sexe et de l’action. »

5Il convient donc de se libérer des œillères aristotéliciennes et de retrouver les fondements de la dramaturgie humaniste pour mettre en œuvre ce que Jean de Guardia et Marie Parmentier appellent une « lecture scénique » des tragédies, c’est-à-dire une lecture qui utilise « les yeux du théâtre » pour se figurer acteurs, scène, décor et jeu en une « mise en scène mentale »6. Cet effort a déjà été engagé. Depuis quelques décennies, l’approche rhétorique a souligné la théâtralité du jeu de l’acteur7. Comme chez Sénèque8, qui constitue l’un des grands modèles tragiques de la Renaissance française, les monologues, les tirades et les stichomythies ne sont pas destinés à être uniquement déclamés. Par l’action oratoire, ils engagent l’ensemble du corps du comédien : sa posture, ses gestes et les inflexions de sa voix. Comme l’a opportunément rappelé naguère Emmanuel Buron dans un article paru ici même sur fabula.org, à propos d’une autre pièce humaniste, Didon se sacrifiant, en montrant l’importance de l’actio en rhétorique et notamment du jeu corporel comme « instrument particulièrement efficace pour triompher dans les causes pathétiques »9, il y a un spectacle de la parole. Les longues tirades réclament des acteurs un travail précis visant à extérioriser les mouvements de l’âme. La « lecture scénique » doit donc mettre l’analyse rhétorique au service de la dramaturgie.

6Mais cette lecture avec les yeux ne doit pas se limiter à l’approche rhétorique. La fréquence et la longueur des monologues et des tirades ont parfois donné le sentiment que les tragédies de Garnier étaient, plus encore que les autres tragédies humanistes, avant tout des successions de morceaux d’éloquence. L’action oratoire y remplacerait l’action dramatique en un « primat de la présence [du personnage] sur l’action [dramatique] »10. Mais cette prédominance oratoire ne peut tout au plus s’appliquer qu’aux premières tragédies, Porcie (1568), Cornélie (1574), Marc Antoine (1578). Sans récuser l’importance de la rhétorique, effectivement centrale, ni même la fréquence des monologues, il faut rappeler que les tragédies de Garnier représentent tout de même des actions. Les premières éditions d’Hippolyte font précéder la pièce d’un curieux « argument des actes » résumant l’intrigue (H, p. 183-184). On y trouve beaucoup de verbes d’action. Dans les deux vers cités au début de cette introduction, Nicolas de Ronsard énumère toute une série d’actions scéniques : on bruit (= on crie), on tue, on débat (= à la fois on se bat et on débat). Une rapide lecture des deux pièces au programme permettrait d’ajouter d’autres verbes : on sort des Enfers, on part à la chasse, on chante, on erre, on prie, on chancelle, on se relève, on porte des dépouilles, on se donne la mort, on défait ses cheveux, on déchire ses vêtements, on se cache dans un tombeau, on démolit un tombeau, on arrache des enfants à leurs parents, on s’allonge à terre, on entre dans une tente et on en sort effrayé par un cauchemar, mort ou énucléé... Il paraît difficile de réduire l’action à la seule déclamation. La « lecture scénique » doit donc également traquer les nombreuses didascalies internes pour tenter de préciser l’occupation de l’espace, les jeux de scène, les déplacements, mais aussi l’usage d’accessoires et les éventuelles allusions au décor. Elle révèle alors la conscience aiguë qu’a le poète de la nécessité d’offrir un spectacle dynamique. Veut-on un exemple ? Un passage de l’acte II de La Troade suffit à le prouver. Andromaque a caché Astyanax dans le tombeau d’Hector. Arrive Ulysse, chargé d’emmener Astyanax à la mort. Quand la Troyenne l’assure que son enfant est mort, le Grec trouve une ruse pour l’éprouver. Il lui dévoile le supplice qui attend son fils en guettant sa réaction :

Andromaque
Bons dieux ! le cœur me faut, je frissonne, je tremble,
Une soudaine glace en mes veines s’assemble.
Ulysse
Elle a peur, c’est bon signe, il faut continuer :
Je luy voy, je luy voy le visage muer,
Tout va bien poursuivons : la frémissante crainte
De ceste pauvre mere a descouvert sa feinte,
Il la faut augmenter. Sus, compagnons, apres,
Empoignez, emmenez cest ennemy des Grecs,
La peste et la poison des citez Argolides :
Eventez, decouvrez aux cavernes humides :
Furetez, voyez tout, attrainez : il est pris.
Pourquoi regardez-vous ? qui trouble vos esprits ?
La poitrine vous bat : si faut-il bien qu’il meure. (LT, 913-925)

7Non seulement les didascalies internes détaillent l’effroi d’Andromaque, les déplacements des soldats grecs autour du tombeau et le mouvement pathétique de la mère troyenne quand le Grec lui fait croire que son fils a été pris, mais l’expression manifeste l’émotion des personnages. Si l’interjection et l’expolition employées par Andromaque montrent son agitation, la répétition de « Je luy voy » révèle qu’Ulysse n’est pas plus calme. De plus, la juxtaposition de deux passages monologués et de deux passages adressés à des destinataires différents construit plusieurs actions simultanées : tandis qu’Andromaque tremble de peur en feignant de rester calme, Ulysse l’observe tout en faisant semblant de chercher – et de trouver – Astyanax avec ses soldats. Deux feintes et deux émotions s’opposent et s’observent. Au contraste entre l’effroi nerveux de l’une et la fouille brutale des autres succède subitement une interaction déchirante. Loin d’être statique, l’écriture construit au contraire une action extraordinairement spectaculaire. Les tragédies de Garnier semblent même chercher à représenter les actions les plus violentes et les plus pathétiques possibles : exposition de cadavres (la dépouille d’Hippolyte sur « un tombeau digne de sa noblesse » à l’acte V d’Hippolyte, celle d’Astyanax sur le bouclier de son père, celle de Polydore portée par le Chœur et celles des enfants de Polymestor dans les bras de leur père énucléé aux actes IV et V de La Troade), suicides (ceux de Phèdre et de la nourrice à l’acte V d’Hippolyte), arrachements d’enfants à leurs parents (ceux de Cassandre, d’Astyanax et de Polyxène dans La Troade), voire meurtres (celui des enfants de Polymestor à l’acte V de La Troade). Elles exploitent à la fois l’action oratoire (la posture du corps, la gestuelle et les inflexions vocales), l’action scénique (l’occupation de l’espace, les jeux de scène, les déplacements, les interactions) et l’action dramatique d’ensemble (les différentes réactions à un renversement de fortune). Or ce sont ces actions qui construisent la signification des pièces. Au-delà d’une lecture rhétorique, et même d’une lecture « scénique » au sens étroit du terme, il s’est donc agi pour nous, dans les pages qui suivent, de proposer une lecture proprement théâtrale, c’est-à-dire consciente des enjeux de représentation à tous les sens du terme. De montrer un Garnier vivant.

8C’est dans cet esprit qu’a été organisée, à l’intention des étudiants préparant les agrégations de Lettres, la journée d’étude du 29 novembre 2019 dont nous offrons ici les actes. Les contributeurs décèlent partout du mouvement : les sentences sont dialogiques et au service du débat (comme l’illustre la communication de Nina Hugot), la fonction des chœurs, volontiers associés à l’action, est de plus en plus complexe (d’après Jean Vignes), la dramaturgie produit même dans certains cas des effets de polytopie (selon Olivier Halévy). Le système des représentations n’est pas moins mouvant : les énoncés misogynes tout comme l’affirmation de la fatalité sont mis en débat, la représentation de la Grèce n’est pas neutre (comme le montre Olivier Millet), celle des villes nourrit un questionnement politique sur l’exercice du pouvoir royal (d’après l’analyse d’Emmanuel Buron), celle des héros interroge l’histoire contemporaine (si l’on suit Nathalie Dauvois et Fabien Cherpi), le sort des uns ou des autres fait l’objet de débats qui laissent finalement ouverte la question centrale : à qui la faute ?

9Cette vie est encore plus perceptible dans le jeu. Cette journée a en effet été couronnée non seulement par la représentation de l’acte III d’Hippolyte par la compagnie OGHMA avec Elsa Dupuy (Phèdre), Julia de Gasquet (La Nourrice) et Charles Di Meglio (Hippolyte), mais aussi par le dialogue entre ce même Charles Di Meglio, directeur artistique de cette compagnie, attaché à retrouver les codes d’un jeu d’époque, et Christian Schiaretti, qui a choisi pour sa part de terminer en beauté son mandat de directeur du TNP de Villeurbanne par la double représentation d’Hippolyte et de Phèdre (novembre 2019). Ils ont chacun eu la gentillesse d’expliquer par écrit certains de leurs choix. Nous les en remercions très vivement.