Colloques en ligne

Muriel Pic

Le document est mon corps. Le corps est un document

1Le document est mon corps. Pour la poésie documentaire, la performance n’est pas hors du texte, elle est dans le texte. Ce que le poème performe, c’est le document. Il lui fait bouger les lèvres. Pour les lectures publiques, pour les moments de performance orale du texte, il me fallait la présence des documents. C’est pourquoi, j’ai travaillé pour présenter mes travaux, toujours des élégies documentaires en prose ou en vers, avec des vidéos réalisées à partir des archives que j’avais utilisées pour les écrire, en piochant aussi dans le tas de celles que j’avais laissées de côté au terme de ma collecte. Il s’agissait de rejouer, comme on joue avec des cartes ou un tarot, le dispositif du montage, avec un médium différent. La poésie documentaire est une docte poésie ou, pour reprendre Bertolt Brecht, une poésie didactique, dont le but est d’exposer des faits (docere) par les vers, le concret de la réalité, les traces d’une expérience. C’est une poésie philologique aussi, car elle procède à l’établissement de poèmes à partir d’images, de fragments, de textes. Elle travaille à conjecturer les traces. Elle ne les fictionne pas, mais les devine, les performe. Elle est matérialiste dans sa référence au concret, même le plus précaire. Son lyrisme tient au seul hasard, au surgissement de l’accidentel, de l’aléatoire duquel elle part, cette image trouvée, celle-là et pas une autre, arrivée jusque-là, à ce moment-là, avec cette physionomie-là ; et aussi l’instant retenu par cette archive grâce à la chance méditée de l’arbitraire tel qu’il s’exprime dans la matière qui en porte la trace.

2Le corps est un document. Durant cet entretien public avec Sylvie Gouttebaron sur la performance d’écrivain, j’ai choisi de présenter des poèmes documentaires sur les liens entre intimité et totalitarisme. Ils sont écrits à partir de cartes postales imprimées en Allemagne de l’Est dans les années 1980 pour faire la publicité des vacances naturistes. Le mouvement F.K.K. (Freie Körper Kultur) est alors très important et représente une double utopie : la liberté par la nudité et le retour à la nature. Il est central dans la préhistoire de l’écologie en Europe. Pour ma part, je vois sur ces cartes postales des corps politisés, une propagande qui transforme chaque individu en document. Nous ne cessons d’être agis par les idéologies, sans même nous en rendre compte, nous ne cessons de les performer. Notre marge de manœuvre est extrêmement étroite pour nous dégager de ce qui constitue chaque corps, vivant ou mort, comme un document humain. Cette expression, je ne l’ai pas lue pour la première fois chez Edmond de Goncourt et émile Zola, mais chez le photographe Lewis Wickes Hine. Toujours : le Document Humain pour que restent en contact le présent, le futur, le passé. Plus tard, je l’ai rencontrée sous la plume des kamikazes japonais faisant leurs adieux aux familles, mais aussi chez Shakespeare qui écrit, à propos du corps d’Ophélie flottant dans les eaux, qu’il est un Document in Madness. Chaque dépouille, chaque victime est un document humain. Chaque corps vivant soumis à des impératifs idéologiques est un document humain. On en lit les gestes, les postures, les rides, autrement que les livres. C’est avec cette idée biopolitique, pourrait-on dire, que j’ai travaillé à partir d’images naturistes, par exemple une carte postale pour de belles vacances à la mer Baltique sous l’ère communiste, plus précisément sur l’île d’Usedom, en pleine guerre froide.

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Annette von Droste-Hüshoff
se réveille
étrangère à elle-même.
Elle bouge un peu les lèvres.
Une mouche noire bourdonne
contre la vitre de la fenêtre
par intermittences prisonnière.
J’ai rêvé d’un impossible futur
une plage
des îles vertes
les images d’un autre été
plus grandes que des miniatures
où se baladent des corps nus
des Naïades et leur progéniture.
Le vent soulève les rideaux
la chambre bascule
Droste paupières mi-closes voit
Usedom en rêve hallucinée
les membres nus des camps de vacances
de la Jeunesse libre allemande.
Photographies par G. Reinhold.
spécialiste du documentaire
de guerre
et de la nouvelle objectivité.
Retour à la nature
et propagande plage
les documents humains en étalage.
Les mères posent pour la bonne santé.
C’est la vie des formes
le plus simple appareil
pour clichés sanitaires
la vérité sans bikini.
Mais de quel corps a besoin la société ?
Et cette brume pourpre dans les dunes
c’est la nuit des horizons ?
Un soleil basculé ?
Un corps en évaporation ?
Du sable écorché ?
Un poète assassiné ?
Et quand les étoiles se mettront à tomber
elle sera nue la vérité ?
Annette von Droste-Hüshoff un jour d’été
(où suis-je ? où suis-je ?)
vient de se réveiller.

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