Colloques en ligne

Benoît Cottet

Le corps, la voix, le geste et l’objet texte (Peux-je ? de Charles Pennequin et Dominique Jégou, Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel)

Le décentrement du littéraire vers les mondes de l’art

1J’ai choisi de m’intéresser ici à deux performances d’écrivains : Peux-je ? de Charles Pennequin et du danseur et chorégraphe Dominique Jégou, et Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel. Je voudrais tout d’abord préciser de quel type de performance il s’agit. Dans une acception large du mot, toute lecture publique, et même une communication à un colloque, sont des performances. Tel que je l’emploie ici pour qualifier celle de Charles Pennequin et Dominique Jégou et celle de Yoann Thommerel, le mot renvoie toutefois à la catégorie de performance en art, en tant que son emploi pour désigner des pratiques littéraires performancielles se calque alors sur celui qui a cours dans le champ de l’art. Ce renvoi n’est pas arbitraire. Déjà, ces performances sont légitimées comme telles institutionnellement. J’ai vu Peux-je ? le 28.10.2012 à Gentilly, au Générateur, qui se présente comme « un lieu d’art et de performances1 ». Peux-je ? y était au programme du festival frasq, dont le sous-titre est « rencontres de la performance2 ». Mon corps n’obéit plus, je l’ai vue le 13.1.2017 aux Laboratoires d’Aubervilliers, qui se présentent comme « un lieu de recherche et de création », « un outil dédié à la recherche artistique3 ». Le Générateur et les Laboratoires d’Aubervilliers sont identifiés comme des centres d’art. Ces performances s’inscrivent donc dans un circuit événementiel particulier, duquel la littérature n’est pas absente, mais où elle est minoritaire. Par rapport aux délimitations d’un champ littéraire plus conventionnel, elles sont décentrées. Pour Peux-je ?, le décentrement est d’autant plus effectif qu’il s’agit d’un duo entre un écrivain, Charles Pennequin, qui est clairement identifié comme poète performeur, et un danseur et chorégraphe, Dominique Jégou, c’est donc un duo transdisciplinaire. Or il est courant, quand on ne peut ranger une proposition sous aucune catégorie disciplinaire déterminée, qu’on ait tendance à la nommer performance. Cette dernière étant la catégorie indisciplinaire4 par excellence, elle accueille logiquement les pratiques hybrides. En ce sens, on pourrait dire de l’étiquette performance qu’elle est un peu le pendant, dans le champ de l’art, de celle de poésie en littérature. Dire cela ne vide pas pour autant de sens les catégories de performance et de poésie. Mais ce sont des catégories ouvertes. Pour en revenir à Peux-je ?, le fait qu’elle soit un duo entre un écrivain et un danseur a pour conséquence qu’elle n’existe qu’en performance. Peux-je ? est le titre d’une performance de Dominique Jégou et Charles Pennequin, il ne renvoie à aucun livre du second. Dans Peux-je ?, celui-ci lit un choix de ses textes. Ce choix dépend d’une cohérence interne à cette performance, à un niveau thématique et sémantique notamment (le corps, la danse), mais il dépend aussi, et peut-être surtout, de leurs qualités performancielles, à un niveau vocal et gestuel. C’est-à-dire que ce sont des textes qui ont un fort potentiel d’oralité. Pour le dire avec Paul Zumthor,

[leurs] procédés stylistiques […] comportent un aspect phonique : la manipulation du donné linguistique tend à provoquer toute espèce d’échos sonores, ainsi qu’à accuser la scansion rythmique ; ce trait ne doit pas être dissocié d’un autre, plus général, qui est la fréquence des effets de récurrence ; ceux-ci peuvent affecter, isolément ou ensemble, n’importe lequel des niveaux textuels : sons, syllabes, mots, phrases, images, idées, motifs, etc. Un lien fonctionnel semble attacher cette pratique à l’exercice performanciel (vocal et gestuel) ; elle constitue sans doute un facteur de théâtralité5.

2Ces mots de Paul Zumthor traitent plus directement de ce qu’il appelle la poésie orale. Les poésies sonore et action, les lectures publiques et les performances littéraires « du monde industrialisé », comme il le nomme, occupent dans ses travaux une place secondaire. S’il s’agit bien d’un manque, il faut préciser que ces dernières n’étaient non seulement pas son objet d’étude privilégié, mais qu’il n’a également pas connu la généralisation récente des pratiques hors-livre. Il en notait toutefois l’essor, en lien avec les mutations médiologiques, et soulignait l’importance de ce mouvement d’oralisation dont il écrivait qu’« on [en] mesure encore mal l’ampleur et les implications à long terme6 ». Quoi qu’il en soit, sa description des dynamiques d’oralité citée ci-dessus, qui n’est certes pas généralisable à l’ensemble des littératures de performance, me semble pouvoir s’appliquer à la poétique de Charles Pennequin. Cette proximité entre des pratiques et des contextes différents est à souligner, et reste à questionner. La remarque de Paul Zumthor concernant le lien fonctionnel qu’il y aurait entre cette pratique d’écriture et l’exercice performanciel me semble par ailleurs très juste. Paul Zumthor parle toutefois de pratique, et non de pratique d’écriture, car au sens courant du mot, parler d’écriture ne convient pas pour la poésie nativement orale. Notons alors un faux paradoxe, qui désigne en fait une circulation. Même si Charles Pennequin pratique l’improvisation, en quoi certains de ses textes sont nativement oraux, c’est-à-dire sans écriture scripturale préalable, ceux-ci restent malgré tout influencés par la culture écrite dans laquelle nous sommes immergé·es, par les pratiques de l’écriture et de la lecture, apprises dès l’enfance, intériorisées, et qui informent jusqu’à nos manières de penser. Cela est d’autant plus prégnant pour ce qui concerne la culture littéraire, qui est majoritairement livresque, et bien sûr celui ou celle qui fait (ou souhaite faire) de la littérature un métier pratique généralement un mode de lecture sinon savante du moins à visée intensive, une écriture à fonction non seulement communicationnelle mais également esthétique. Pour autant, cela n’empêche pas que les textes de Charles Pennequin, même ceux d’abord écrits de manière scripturale, soient influencés par la culture orale (par exemple par la culture populaire de la chanson, mais aussi par les manières de dire, façons de parler) et, c’est un point important, par la tradition des poésies sonore et action. Les poésies orales qu’étudie Paul Zumthor relèvent quant à elles principalement de ce qu’il appelle une « oralité mixte » : de cultures dans lesquelles tradition orale et tradition écrite cohabitent, mais où l’influence de l’écrit demeure externe, partielle ou retardée et donc dans lesquelles les poètes (qui sont des performeurs) ne sont pas pas forcément alphabétisé·es (ibid., p. 36). Leur ‘‘écriture’’ non scripturale participe alors d’une pratique et s’inscrit dans une tradition qui sont ‘‘strictement’’ orales. Toujours selon Paul Zumthor, l’oralité qui est la nôtre relèverait quant à elle d’une « oralité seconde », c’est-à-dire d’une oralité qui se (re)compose à partir de l’écriture et au sein d’un milieu où celle-ci prédomine sur les valeurs de la voix dans l’usage et dans l’imaginaire. Cette oralité seconde procède donc d’une culture lettrée, où toute expression est marquée par la présence de l’écrit (ibid.).

3Il me semble qu’aujourd’hui, à l’ère hypermédiatique, et même si la domination de l’écrit reste prégnante, les rapports entre oralité et écriture tendent à se rééquilibrer quelque peu. En littérature, nous pouvons considérer que les poésies sonore et action sont dorénavant une tradition (ce qui n’était pas vraiment le cas du vivant de Paul Zumthor), car elles ont essaimé et se sont institutionnalisées, que leurs apports s’enseignent (du moins dans les écoles d’art). Or cette tradition et les littératures exposées qui viennent à sa suite, du fait même de leur institutionnalisation ne me paraissent plus seulement relever d’une « oralité seconde ». Les littératures exposées actuelles se composent et recomposent dorénavant non seulement à partir de l’écriture, mais aussi de cette tradition, de ces écritures non scripturales du xxe siècle. Cela était déjà vrai pour les poètes sonores et action et les performeurs de la voix, mais cela est devenu exponentiel dans les champs de l’art et de la littérature, du fait du mouvement d’« oralisation généralisée7 » auquel nous assistons, de l’institutionnalisation et de l’historicisation de cette tradition. Aussi ces pratiques, informées par cette tradition, relèvent-elles d’une littérature mixte, non au sens donné à cet adjectif par Paul Zumthor ci-avant, mais en tant qu’elles sont influencées aussi bien par la culture écrite que par la culture orale, et qu’elles les emploient conjointement et/ou en dialogue. Les littératures de l’ère hypermédiatique qui nous intéressent ici ne relèvent alors ni de l’oralité mixte ni de l’oralité seconde définies par Paul Zumthor, mais d’une catégorie qu’il n’a pas su définir car elle n’était en son temps qu’en puissance. Cette catégorie n’est pas restreinte à celle qu’il a avec d’autres vue venir et qui se situe entre oralité et écriture. Elle est celle d’une culture mixte, entre écriture, oralité et visualité. Ce dernier point, que le mariage entre littérature et art contemporain met en lumière, et qui est bien sûr exacerbé par l’ampleur de la révolution médiologique en cours, est également le déploiement des potentialités que la poésie visuelle portait en son sein.

4Revenons maintenant à Peux-je ?. Les textes que lit Charles Pennequin dans cette performance sont imprimés sur des feuilles A4, à l’exception d’un extrait de son livre Dedans dont il tient alors l’édition en main8. Il s’agit de son premier livre publié aux éditions Al Dante, moment important dans son parcours d’écrivain, et l’édition en est épuisée. Pour son auteur, ce livre est certainement chargé d’une valeur symbolique particulière, qui en justifie la présence scénique. Mais au-delà de cette considération, sa présence dans Peux-je ? rappelle au public que ce performeur est un écrivain, légitimé comme tel par ses publications livresques. Elle rappelle le pouvoir symbolique du livre et celui du monde de l’édition. Le décentrement du littéraire vers les mondes de l’art n’efface donc pas le monde littéraire et l’économie du livre, ni le fait que les écrivain·es performeur·euses édité·es s’y inscrivent et en participent. Pour Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel, le rapport au livre est différent9. Il s’agit de la mise en performance d’un texte édité, et le livre et la performance portent le même titre. Dans celle-ci, Yoann Thommerel lit son texte entièrement, dans l’ordre dans lequel il apparaît dans son livre. Il était par ailleurs précisé, dans la description de l’événement aux Laboratoires d’Aubervilliers, qu’« à l’occasion de la publication de son dernier texte aux éditions NOUS, Yoann Thommerel [en] performera[it] une lecture10 ». L’événement qui marque la sortie du livre a donc lieu dans un centre d’art, et non dans une librairie, comme cela se fait généralement en pareille occasion. Il s’opère alors un décentrement de cet événement de communication et de publicité, qui advient hors du circuit habituel de la chaîne du livre. Évidemment, ce choix est délibéré. Il est motivé par au moins deux facteurs, qui sont tous deux des effets du décentrement d’une partie du littéraire, celle qu’on peut identifier comme littérature de recherche et dans laquelle s’inscrit la poésie contemporaine dont participent Charles Pennequin comme Yoann Thommerel, vers les mondes de l’art. Qu’il soit devenu si commun d’employer l’appellation de performance pour désigner des pratiques littéraires hors du livre est d’ailleurs un effet de ce décentrement. Ce dernier s’inscrit dans la continuité d’une « remise en cause de l’exposition littéraire par le seul livre » à laquelle a largement contribué l’art contemporain, et plus précisément dans la continuité de ce que David Ruffel qualifie comme le « moment esthétique » de cette remise en cause. Selon lui,

[ce moment esthétique] s’est imposé durant la deuxième moitié des années 1990 [dans le champ de la poésie], en investissant les lieux et les moyens des autres arts […], en intégrant [leurs] modes opératoires […] et en s’appuyant sur eux. Dès lors, c’est tout le centre de gravité de la poésie qui se déplaçait vers le monde de l’art contemporain. Beaucoup plus qu’une simple sortie du livre, la poésie opérait donc une sortie bien plus radicale, celle de la littérature […], de son retard au regard des arts plastiques […]. Pour beaucoup, la poésie devint dès lors une branche de l’art contemporain, territoire plus vaste et offrant davantage de possibilités que celui de la littérature11.

5Dans cette dernière phrase, l’affirmation selon laquelle la poésie aurait alors été réduite à une branche de l’art contemporain peut paraître provocante. Tout en y adhérant dans les grandes lignes, nuançons-la quelque peu. Déjà, ‘‘la’’ poésie n’existe pas plus que ‘‘la’’ littérature : il s’agit bien sûr de certaines pratiques poétiques, et non de toutes, comme toujours. En l’occurrence, de même qu’il est question d’art contemporain, nous pouvons dire qu’il s’agit ici de pratiques qui relèvent de la poésie contemporaine, ou pour reprendre une expression de Jérôme Mauche, d’une certaine « littérature d’art contemporain de performance12 ». Mais par ailleurs, « territoire plus vaste et offrant davantage de possibilités que celui de la littérature », l’art contemporain n’a, en termes de pratiques, pas de délimitation clairement définie, il semble de fait pouvoir potentiellement les englober toutes. « Sa prégnance, sa force d’attraction, son devenir avale-tout » (ibid., p. 293) et finalement son libéralisme lui procurent une capacité totalisante, et c’est là son pouvoir, avec les dérives qui vont avec bien sûr, mais c’est aussi celui par lequel l’art contemporain a eu (par lequel « les mondes de l’art » ont eu), comme le dit Jérôme Mauche, « l’intelligence, le sens ou le sage devoir historique d’institutionnaliser et partager les avant-gardismes et post-avant-gardismes des vingtième et vingt-et-unième siècle réunis comme la seule tradition possible » (ibid.). Car si la performance et la poésie sont des catégories ouvertes, c’est aussi qu’elles sont des pratiques ouvertes. L’art contemporain, lui, n’est pas une pratique, il n’est pas vraiment une catégorie, il est un contexte, une institution. Les conditions d’activation de la poésie comme art contemporain dépendent de ce contexte institutionnel. Un lieu d’art contemporain peut programmer toutes sortes de propositions et ce peu importe leurs champs d’origine, cette programmation y légitimise leur présence. Mais il n’est pas moins vrai que nombre de poètes, écrivain·es et performeur·euses font preuve d’une capacité à naviguer indifféremment entre les différents mondes de l’art, littérature comprise, puisque dans cette perspective c’est un monde de l’art, mais je pense aussi par exemple aux poètes qui performent sur les scènes musicales electro, jazz et alternative, entre autres mondes possibles. La question est donc bien celle de l’indisciplinarité, de l’indistinction et de la circulation entre les pratiques, de leurs hybridités. Ce que la citation de David Ruffel explicite très bien : « investi[r] les lieux et les moyens des autres arts », « intégr[er leurs] modes opératoires ». Ces poètes, artistes et écrivain·es sont pour ainsi dire transformistes, ce sont des caméléons. Ou pour le dire avec Philippe Castellin, en détournant certes sa citation car lui parle du web : « Notre écrire […] n’est pas grave mais fluide. Nous sommes devenus transformels13. »

6Dans cette perspective d’une littérature « investissant les lieux et les moyens des autres arts », au moment où son livre sort, Yoann Thommerel est en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, il n’est donc pas illogique que s’y déroule l’événement qui en marque la parution. La tenue de cette résidence constitue le premier facteur qui détermine le choix d’un centre d’art pour la sortie de son livre. Le second facteur déterminant, qui est lié au premier bien sûr, puisqu’il est comme lui un effet de ce décentrement du littéraire vers les mondes de l’art, c’est que Mon corps n’obéit plus n’est pas seulement un livre : c’est aussi une performance. Au moment de la parution du livre, celle-ci a déjà été performée trois mois plus tôt à Marseille, à Montévideo, « lieu de fabrique artistique14 » pluridisciplinaire, dans le cadre d’Actoral, « festival international des arts et des écritures contemporaines15 », dénomination qui marque bien, au-delà du décentrement du littéraire, l’indétermination voulue ici entre arts du spectacle, arts plastiques, performance et littérature. L’existence du livre Mon corps n’obéit plus et celle de la performance Mon corps n’obéit plus, même si elles sont intimement liées, sont indépendantes l’une de l’autre. Le premier et la seconde fonctionnent de manière autonome. La performance pourrait tout à fait exister sans que le livre n’existe, et inversement. Mais ce n’est pas le cas : ce sont deux modalités d’existence du texte, qui, lui, fait le lien entre ces deux modes de publication. Le texte est nécessaire à l’existence des deux, mais la performance appelle une monstration qui lui est propre. Elle fonctionne comme une œuvre à part entière. Une fois publié, le livre vit sa vie de livre. Le texte est parfois performé en tant que simple lecture publique, comme cela a été le cas à Théâtre Ouvert à Paris où il a été lu par un comédien. Cette lecture était alors présentée comme « mise en voix16 ». Le texte peut également faire l’objet d’une installation, comme cela a été le cas au Théâtre de Gennevilliers17. Une photographie, intitulée Mon corps enseveli sous les brouillons détruits de mes derniers poèmes, et qui représente effectivement ce que dit ce titre, qui est aussi celui de la dernière partie du texte de Yoann Thommerel, peut être publiée dans une revue, la revue Muscle, sans que cette photographie ne soit présente dans le livre18. Ce sont là d’autres modalités d’existence du texte et des extensions possibles à partir de lui, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas plus longtemps ici mais qui mériteraient toute mon attention19.

Performance et spectacle

7J’ai également pu assister à une performance plus brève de Yoann Thommerel dans laquelle il disait un extrait de ce même texte. Intitulée Mon corps a encore craqué, elle a eu lieu le 9.6.2017 à Paris, à la librairie À Balzac À Rodin, dans le cadre du micro-festival Les écritures bougées20. Yoann Thommerel portait ce soir-là des baskets à semelles lumineuses, dont il a enclenché la lumière en mode ‘‘clignotant’’ à un moment précis de sa performance, provoquant étonnements et rires, mais aussi un effet dramatique. Lors de sa performance Mon corps n’obéit plus donnée aux Laboratoires d’Aubervilliers, Yoann Thommerel portait cette fois-ci des baskets jaune fluo, celles-là mêmes (?) dont il est question dans son texte21. Ces deux performances emploient donc un même moyen performanciel, mais elles sont différentes. Celle à laquelle j’ai assisté à Aubervilliers est un ‘‘objet’’ à part entière, une ‘‘pièce de performance’’. Cette performance, en effet, est non seulement composée (elle demande l’exécution de sa ‘‘partition’’), mais réitérable, ce qui fait d’elle une pièce. J’ai conscience que parler de pièce tend à objectiver ce qui n’est ici pourtant pas un objet mais une performance, et donc à figer cette dernière. Mais c’est là un problème et une réduction dont il est de toute façon difficile de faire l’économie dans l’analyse, puisqu’on y choisit ce qu’on appelle des objets d’étude. J’assume donc au moins temporairement ce mot de pièce, qui me permet de questionner certaines différences, ressemblances et similitudes entre ces objets. L’ambivalence du mot, qui renvoie à la fois à l’emploi qui en est fait en art et à celui qui en est fait en théâtre, emplois qui se recoupent sans se recouvrir, m’intéresse également dans cette dénomination de pièce de performance. Je reviens à mes objets d’étude. Mon corps a encore craqué est certes elle aussi potentiellement réitérable, mais cette potentialité n’est pas suffisante : il faut qu’il y ait eu effectivement réitération pour parler de pièce, sinon c’est une pièce potentielle. De plus, sa partition scénique est nettement moins fournie, sa composition gestuelle moins complexe : même si elle satisfaisait à la condition de réitération, il s’agirait d’une ‘‘pièce simple’’ (ce qui n’est pas une insulte). Or l’autre condition que j’ai posée pour parler de pièce de performance est la composition, qui suppose l’exécution d’une partition (qui n’est pas nécessairement matériellement écrite). Celle-ci peut être simple bien sûr. Toutefois, plus une performance est composée, plus elle semble correspondre à l’aspect objectivant qui est rattaché à la notion de pièce. D’où que ce dernier terme semble moins convenir pour Mon corps a encore craqué que pour Mon corps n’obéit plus, la composition de la seconde étant plus complexe. Il me faut néanmoins insister sur le fait que par composition, j’entends ici qu’il s’agit de composition préalable (et donc de partition), puisqu’une performance instantanéiste (improvisée) peut également déployer une composition complexe, mais celle-ci ne sera saisissable en son entièreté et décomposable qu’après coup. On ne parlera donc quant à elle de composition qu’après coup, et en tant que tel le mot n’a pas le même sens. Le fait que Mon corps a encore craqué porte un titre semblerait indiquer qu’elle est tout de même une pièce (c’est une des conditions envisagées pour qu’un objet soit reconnu comme une pièce d’art), mais en l’occurrence cet argument ne me paraît pas tellement tenir : c’est une demande du festival Les écritures bougées que chaque proposition qui s’y déroule porte un titre, et ce titre est celui de la section du texte de Mon corps n’obéit plus qui a été dit ce soir-là. Certes, puisqu’il est rattaché à cette section du texte global, ce titre n’est pas (pas seulement) circonstanciel, mais le fait que cette performance porte un titre me semble l’être. En outre, une œuvre éphémère, non réitérée, peut tout à fait porter un titre sans que cela n’en fasse forcément une pièce au sens où je l’ai entendu ci-avant (réitération, composition). Même si consacrer une proposition éphémère comme œuvre d’art, et donc l’institutionnaliser, revient, en en faisant un objet de discours et d’exposition, à la déclarer comme pièce (comme étant une pièce d’art à part entière). L’autre raison pour laquelle l’appellation de pièce ne me paraît pas tellement pertinente pour Mon corps a encore craqué, c’est que je l’appréhende avec ma connaissance de Mon corps n’obéit plus, que j’ai vue-entendue et dont j’ai lu la version livre. À partir de là, si je peux dire de Mon corps a encore craqué qu’elle est également un ‘‘objet’’ à part entière (c’est-à-dire en fait un événement, que je tente ici de ressaisir après coup), il est moins évident que je l’appréhende comme une complétude. En effet, en ayant une connaissance préalable de Mon corps n’obéit plus, on entend dans Mon corps a encore craqué un extrait du texte global, on assiste à des effets performanciels également présents dans la première performance (disons que certains éléments en semblent comme extraits) : par rapport à celle-ci, elle semble incomplète. Mais ce n’est pas pour autant à un extrait de Mon corps n’obéit plus qu’on assiste : il s’agit d’une autre forme, indépendante. On pourrait éventuellement prétendre que c’est une ‘‘version courte’’, simplifiée par rapport à la ‘‘version longue’’, mais cette performance n’est absolument pas résumable comme telle. S’il s’agit malgré tout d’une pièce, c’est alors en tant qu’elle est une partie d’un ensemble plus vaste, en l’occurrence le ‘‘tout’’ que constitue Mon corps n’obéit plus dans ses existences multiples (livre, performances, photographie, installation). En ce sens, Mon corps a encore craqué est une pièce, mais en tant qu’elle fait partie d’une œuvre disséminée.

8Il y a entre ces deux performances une autre différence, en termes de pratique. Ce soir-là dans cette librairie, Yoann Thommerel n’a pas lu : il n’avait pas son texte en main et l’a dit de mémoire. Ce n’était donc pas une lecture, alors que Mon corps n’obéit plus en est une. Quant au rapport qu’entretiennent la performance et la lecture publique avec le théâtre, ce point est intéressant, car pour Mon corps a encore craqué l’auteur se prête finalement au jeu du comédien ou de la comédienne : celui qui consiste à connaître son texte ‘‘par cœur’’, ce que rechignent à faire les écrivain·es la plupart du temps. Ce refus du texte su et dit leur permet de distinguer leur pratique de celle du théâtre, et ainsi d’en assumer et enrichir une qui leur est propre : la lecture publique et la performance de ses textes par l’auteur·trice. Comme l’a rappelé Nathalie Quintane lors du colloque consacré à la performance d’écrivain·e qui s’est tenu à Montpellier, cela participe d’une logique qui était déjà à l’œuvre chez le fondateur du club des Hydropathes. Dans son Dix ans de bohème publié en 1888, Émile Goudeau nous dit en effet qu’il faut en finir avec les lectures des textes des poètes par des comédien·nes, et donc avec le fait que ce soit ces dernier·ères qui ramassent l’argent, aux dépens des poètes. Pour y remédier, il faut que ce soient les poètes qui lisent leurs textes en public22. Je laisse ça de côté un instant et reviens au fait de ne pas apprendre son texte ‘‘par cœur’’. À ce propos, je note que ce refus est aussi une façon commode de ne pas s’encombrer de la contrainte et du surplus de travail que représente apprendre son texte. Rappelons en effet qu’écrire est déjà un travail en soi, souvent de longue haleine, et non rémunéré (on peut obtenir des bourses, des résidences, etc., mais il ne s’agit pas de salariat et cela n’ouvre pas aux mêmes droits ; le statut d’intermittent n’existe pas pour les écrivain·es ; quant aux répétitions, qui sont déjà rarement rémunérées au théâtre, elles le sont encore moins pour les performances, c’est-à-dire qu’elles ne le sont pas). Bref, préparer sa performance, voire apprendre son texte, par-delà les questions de parenté ou non avec telle ou telle pratique renvoyant à tel ou tel champ artistique plutôt qu’à un autre, encore faut-il pouvoir se le permettre économiquement, c’est-à-dire en avoir le temps, mais aussi les moyens matériels (pour la performance : un lieu où travailler dans de bonnes conditions, les outils techniques dont on a besoin, etc.). Les choses étant bien faites, ce refus du texte su et dit s’accommode en outre parfaitement avec un lieu commun de la performance : l’idée qu’il ne faudrait pas trop préparer en amont, au risque de perdre de la fraîcheur et de la souplesse, ce qui exclut pour ainsi dire par principe l’apprentissage du texte (même si on peut bien sûr préparer longuement une lecture). Je précise au passage qu’en tant qu’écrivain performeur moi-même, je n’apprends pas ni ne dis mes textes : je les lis et les performe en public. Aussi n’y a-t-il dans ces dernières remarques aucune attaque envers la pratique de la lecture publique, ou alors elle est schizophrène (je ne le crois pas). Lire son texte, l’apprendre et le dire, ou improviser, sont des pratiques différentes. Elles ont chacune leurs potentialités et demandent des savoir-faire différents, ainsi que des conditions de travail différentes. Que ces pratiques soient distinctes est une chose, mais qu’elles s’excluent par principe en est une autre, somme toute critiquable car elles ne sont pas exclusives en soi, et d’ailleurs elles s’hybrident. Lorsque pour Mon corps a encore craqué Yoann Thommerel dit son texte, en est-il moins l’auteur, moins le performeur que lorsqu’il le lit ? Évidemment que non. Sa performance en est-elle plus théâtrale ? Peut-être, en tant qu’il emploie alors une technique qu’emploient également les comédiennes et comédiens, mais elles et ils n’en ont pas le monopole. Les chanteuses et chanteurs apprennent également leurs textes, ils et elles n’en font pas pour autant du théâtre. Aussi, en dehors du champ artistique, dirait-on d’une personne qui a appris son discours et le dit qu’elle fait une performance théâtrale ? Sans doute pas. Ou pour prendre un exemple plus proche de ce qui nous intéresse ici, considère-t-on que les performeurs et performeuses qui disent leurs textes, comme cela se fait fréquemment en art contemporain, font des performances théâtrales ? Il arrive qu’on le fasse. Mais ce qu’elles et ils font alors n’est pas moins performanciel que théâtral, et cela s’inscrit dans le champ de la performance et de l’art contemporain. Elles et ils font juste autrement, ce qui ne les empêche pas de lire par ailleurs (lire et dire pouvant bien sûr intervenir dans une même performance).

9Revenons maintenant à ce que je disais plus haut à propos des pièces de performance, et comparons avec Peux-je ?, dont on trouve en ligne des captations vidéo d’une autre occurrence que celle à laquelle j’ai assisté au Générateur23. Ces extraits vidéo, filmés au Musée de la danse de Rennes, me permettent de voir que par-delà les similitudes, il y avait des variations. Par exemple, au Générateur les performeurs n’activaient pas de tableaux noirs (il n’y en avait pas), alors qu’ils l’ont fait à Rennes (il y en avait, les performeurs, s’adaptant aux particularités du lieu, les ont activés). On peut donc parler là aussi d’une pièce de performance (en ce qu’elle est composée et réitérée), mais évolutive. La distinction entre pièce de performance et performance instantanéiste n’est pas pour autant tranchée : Peux-je ?, quoique composée, incorpore une part non négligeable d’improvisation. Peut-être peut-on alors parler d’improvisation dirigée. À ma connaissance, il n’y a pas d’improvisation dans Mon corps n’obéit plus, mais qu’en est-il, la concernant, de la variation ? Est-ce une pièce évolutive ? Je n’ai assisté à cette performance qu’une seule fois, et je n’en connais aucune captation vidéo d’une autre occurrence. Je sais malgré tout qu’elle a évolué, notamment par l’ajout d’une projection vidéo, que je n’ai pas vue. Elle est donc elle aussi évolutive (même si elle l’est moins que Peux-je ?). En tout état de cause, nos deux exemples nous montrent qu’en termes de performance, parler d’occurrences, comme je l’ai fait dans ce paragraphe, n’est pas tout à fait convaincant. Parler de versions serait sans doute plus juste, eu égard à l’aspect évolutif, à la variation et à l’improvisation. Mais pour spécifier la situation spatio-temporelle à chaque fois unique, et donc l’unicité de chacune des occurrences singulières d’une ‘‘même’’ performance, le mot le plus adéquat est peut-être celui d’instance ou d’instanciation24.

10Toujours est-il que Mon corps n’obéit plus tourne, comme tournent certaines performances, et comme tournent les pièces de théâtre et de danse, de même que les sets des groupes de musique. Elle tourne d’ailleurs également dans des théâtres, comme à la Comédie de Caen, où elle a été présentée comme « spectacle »25. On peut alors se demander si la différence entre un spectacle et une performance ne tiendrait pas seulement à la dénomination qu’on donne à l’événement et au lieu dans lequel il est performé, ou joué, on ne sait plus très bien et sans doute que les deux sont vrais. Le parcours de vie de cette performance de Yoann Thommerel nous le dit : en fin de compte elle se joue des catégories et frontières diverses, mais ce faisant elle nous dit aussi que la méfiance et la défiance de la performance historique envers le spectacle ne la regarde plus, et que c’est aussi bien comme ça. Par contraste, Charles Pennequin exprime quant à lui une position anti-spectaculaire, dont l’exemple le plus significatif est certainement son texte « Le monde du spectacle26 ». Il est tentant de voir dans cette position la marque de l’héritage de Guy Debord et de la théorie critique. Dans un entretien qu’il a accordé à la revue Éclairs, Charles Pennequin s’en défend toutefois27 : il y explique qu’en écrivant ce texte, il n’a pas pensé à Guy Debord (notons toutefois que c’est lui qui amène ce nom dans la discussion, ce qui ressemble quand même fortement à de la dénégation), mais qu’il s’agit plutôt d’un rejet dû à son expérience personnelle du théâtre et de la répétition. En effet, la pratique de la répétition théâtrale « ne [lui] convient pas du tout », elle est « contraire à l’idée qu[’il se] fai[t] du vivant dans le cadre de la création et de l’art ». À l’inverse, il explique se « sen[tir] très proche » de la musique improvisée, et on ne saurait nier la question politique qui sous-tend ce rapport à l’improvisation28. Par ailleurs, lorsque l’intervieweur rappelle qu’il est dit dans ce texte que le monde du spectacle est une « fumisterie », Charles Pennequin répond que « s’il ne faut évidemment pas s’arrêter à ce mot-là, il dit quand même une attirance et une critique du monde du spectacle qui est le contraire de la performance, de ce qui est vivant, spontané, et qui peut être réalisé sans public ». Plutôt qu’à Debord et Cie, et par-delà l’expérience personnelle, cette position anti-spectaculaire renverrait alors à une certaine conception de la performance, historiquement induite par une ontologie de la présence qui distingue entre performance authentique et spectacle, présentation véritable et représentation, et finalement entre vraie vie et fausse vie. Resterait à voir si cette position et la position debordienne ne sont pas liées. Il me semble qu’elles le sont. Pour en revenir à Peux-je ? (dont je précise qu’il n’est pas question dans l’entretien avec la revue Éclairs), on trouve un indice de cette position anti-spectaculaire sur le site du chorégraphe Dominique Jégou, où ladite performance est présentée comme « une transe poétique partiellement renouvelée à chaque présentation29 », et non représentation. Le fait que la forme ne soit pas figée est aussi un indice de la critique du spectacle et de la forme théâtrale classique. Dans la présentation qu’on trouve sur le site de Dominique Jégou, la forme est d’ailleurs appelée « transe », et il ne s’agit pas d’une fiction mais d’une « friction tragi-comique ». On y lit également que Peux-je ? « peut être présenté[e] dans tous types d’espaces permettant une proximité avec le public : galerie d’art, hall d’entrée de théâtre, espaces publics ou même en extérieur ». On retrouve là un des traits marquants de la poésie action de Charles Pennequin, qui a l’habitude de lire et performer dans n’importe quel contexte et lieu, et pas seulement en public, même s’il lui arrive fréquemment de se filmer ou de s’enregistrer (notamment avec son smartphone) et de poster ses vidéos et enregistrements audio sur internet, en quoi ces lectures et performances réalisées sans public sont malgré tout adressées à un public potentiel. Pour ce qui concerne Peux-je ?, qui ne rentre pas dans cette dernière catégorie et est une proposition assez singulière dans l’activité de ce poète performeur (ne serait-ce déjà que parce qu’elle est réalisée en binôme et transdisciplinaire, bien que Charles Pennequin soit coutumier des collaborations avec des poètes et artistes divers), la présentation de cette performance sur le site de Dominique Jégou montre que la position anti-spectaculaire est effective dans son dispositif même. En effet, si elle peut être performée dans une galerie d’art, elle ne peut pas l’être sur la scène d’un théâtre, mais seulement dans son hall, parce que le dispositif que met en place Peux-je ? interdit la présence d’une scène. Comme j’ai pu l’expérimenter au Générateur, les performeurs viennent en effet déranger le public (au sens de troubler le bon fonctionnement, l’état ou le déroulement habituel des choses) et l’obligent à se déplacer (en déroulant un rouleau de papier et en faisant tournoyer une tôle dans sa direction par exemple). Si cette proposition refuse le dispositif scénique classique et amène ainsi le public à expérimenter une position de spectateur·trice plus inclusive, une proximité plus forte dans la co-présence des corps, et donc un autre type de réception de ce qui se passe, cette performance met toutefois en place une théâtralité, et ce n’est pas grave. Ayant utilisé ce mot de théâtralité à plusieurs reprises, je précise que l’emploi que j’en fais ici ne renvoie pas au théâtre en tant que tel, pas seulement en tout cas, car la théâtralité n’y est pas restreinte. Elle relève par contre de la spectation. À propos de cette dernière notion, Guy Spielmann écrit :

À partir du moment où l’on cherche à définir [la performance] de manière un tant soit peu précise, on se rend compte en effet que [celle-ci] ne peut se penser qu’en fonction d’une autre activité qui lui est consubstantielle, la spectation. C’est donc l’ensemble infrangible des deux (performance/spectation) – autrement dit, le spectacle – qui constitue le seul objet légitime d’une démarche se voulant systématique, voire scientifique30.

11Cette définition de la performance comme objet d’étude peut sembler exclure celles réalisées sans la présence d’un public. Resterait alors à considérer ce qu’il en est quand il s’agit d’un public potentiel, comme dans le cas des vidéos-performances. Mon propre objet d’étude, les performances littéraires, m’amène en tout cas à adhérer à cette visée de la performance comme événement-spectacle, puisque je ne peux pas approcher de près et donc analyser un peu sérieusement les performances réalisées sans public et/ou non documentées (la mémoire du public pouvant toutefois servir de ‘‘document’’ : je fais ici appel à la mienne). Enfin, concernant l’artificialité dont serait porteuse la théâtralité / le spectacle, je me référerai à Barbara Formis. Pour elle, les performances, tout comme l’ensemble des œuvres non objectales, n’étant pas des objets au sens conventionnel, appellent une autre dénomination : elle propose de les appeler « gestes ». S’ils ne sont pas des objets, ces gestes n’en demeurent pas moins des artefacts, puisque « à bien regarder n’importe quel geste se fonde sur un apprentissage gestuel » et que « nos mouvements les plus quotidiens sont en réalité des techniques », en quoi « notre comportement est déjà un artefact ». En ce sens, une performance est un artefact. Quant à ce dernier, Barbara Formis ajoute que

L’artefact fonctionnerait […] non pas comme une ligne de démarcation, mais comme un critère d’assonance et d’analogie entre l’artistique (supposé fictionnel et artificiel) et l’ordinaire (supposé réel et spontané). Il montrerait non pas la différence esthétique entre l’art et la vie, mais bien plutôt leur similitude esthétique, leur conjonction interne [car] ce n’est pas en se faisant spontané que l’art rejoint la vie, mais c’est en demeurant artificiel qu’il révèle les traits artificiels de la vie elle-même31.

12Aussi il me semble que la capacité qu’a Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel à naviguer entre les catégories de performance et de spectacle, et cela sans que sa forme ne change, montre assez bien les limites que s’impose l’anti-spectacularisation de principe, qui repose sur une pensée de la distinction abstraite et idéaliste. Ceci étant, et comme je l’ai précisé plus haut, la proposition de Charles Pennequin et Dominique Jégou dont il est question ici reste une performance particulière parmi la multitude d’autres qu’a réalisées ce poète performeur, et en tant que telle elle ne saurait exemplifier ni rendre compte de l’étendue de sa pratique plurielle. Les interventions dans l’espace public de Charles Pennequin avec l’Armée Noire, par exemple, collectif gesticulant qu’il a fondé, instaurent une tout autre situation, et cette différence contextuelle permet une autre adresse au public que celle qui a cours dans Peux-je ?, car les différences contextuelles modifient l’adresse32. Peut-être ces interventions sont-elles plus représentatives de ce qu’il entend par la dénomination de poésie action. Elles sont en tout cas plus actionnistes, interventionnistes, situationnistes et inclusives, des potentialités dont l’absence est cette fois la limite de Mon corps n’obéit plus, puisqu’elle est une proposition pensée pour la scène. En tant que telles, ces interventions de Charles Pennequin et de l’Armée Noire seraient moins spectaculaires, même si elles relèvent de la spectation. Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt de Peux-je ?, proposition à l’adresse certainement plus spectaculaire (du fait du contexte institutionnel qui l’impacte : le Générateur d’une part, le Musée de la danse de Rennes de l’autre), dont l’expérience en tant que spectateur-auditeur m’a marqué durablement. Ce pourquoi j’ai voulu ici la questionner, et peut-être par-là la raviver, en tout cas la rappeler à ma mémoire, en la comparant et en la faisant dialoguer avec Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel, autre expérience marquante de spectateur-auditeur.

13Cette étude demanderait à être complétée par une analyse dont je renvoie le travail à plus tard : Yoann Thommerel a écrit une pièce de théâtre, Trafic33, qui a été mise en scène par Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau au Théâtre de La Colline à Paris en 2014. Une des particularités de cette pièce est qu’y apparaît un personnage qui n’est autre qu’un avatar de Charles Pennequin, qui en a lui-même écrit les répliques. Ce n’était cependant pas Charles Pennequin qui jouait son rôle dans cette mise en scène, bien sûr, mais le comédien François Tizon.

La performance comme œuvre

14J’ai dit tout à l’heure de la performance de Yoann Thommerel qu’elle fonctionne comme une œuvre à part entière, et il en est de même de celle de Charles Pennequin et Dominique Jégou. Dans l’économie littéraire dominante, qui est régie par le livre, l’œuvre c’est le texte. Cela est tellement ancré dans notre imaginaire que la tendance est à assimiler texte et œuvre au livre. Or comme le dit Ulises Carríon, « un écrivain, contrairement à une opinion très répandue, n’écrit pas des livres. Un écrivain écrit des textes34 ». Il intervient en effet tout un processus avant qu’un texte (ou un ensemble de textes) ne devienne un livre, processus qui engage généralement bien plus de personnes (et de techniques et savoir-faire) que le ou la seul·e écrivain·e (et que les techniques et savoir-faire qui relèvent de l’écriture). De plus, le livre reste un support parmi d’autres possibles, disponibles (même si c’est un support génial, sans lequel je n’aurais jamais été en mesure d’écrire cet article, qui n’aurait d’ailleurs alors eu aucun sens : il traite également du livre, et de la littérature, dont la notion même n’aurait jamais eu, sans le livre, le sens moderne qu’on continue de lui prêter aujourd’hui). Pourtant, dans l’imaginaire dominant, performer la lecture d’un texte (qui peut être celui d’un livre entier, comme c’est le cas dans la performance de Yoann Thommerel) consiste en une publication secondaire, non pas en tant que cette publication arriverait chronologiquement en second (c’est possible mais ce n’est pas une nécessité), mais en tant qu’il n’est pas nécessaire que cette publication performancielle ait lieu pour que l’œuvre existe, qui est alors le texte (généralement contenu dans un livre, qui en serait le support attitré). Ce rapport texte/performance est exactement inverse à ce qu’il se passe habituellement dans le cas des textes de performances artistiques : si ceux-ci se trouvent édités, c’est cette édition qui constitue une publication secondaire. Le texte y fait alors office de trace ou de partition, et il ne peut en aucun cas rendre la valeur expérientielle de la performance dont il est tiré et pour laquelle il a été écrit (si tant est que tel ait été le cas, car l’acte d’écrire peut intervenir indépendamment de ce à quoi il donne lieu ensuite ; écrire son texte en amont d’une performance n’est d’ailleurs en rien une obligation : il peut ‘‘s’écrire’’, s’improviser dans le moment de la performance). Pour exemplifier ce rapport texte/performance en art, faisons un pas de côté et intéressons-nous à une pratique particulière. Une phrase d’Allan Kaprow, enregistrée sur son disque vinyle Comment faire un happening, illustre assez bien ce rapport : « qu’il soit bien clair que ce que je vais vous lire n’est que de la littérature et que ce ne sont pas là les happenings en eux-mêmes35. » On notera au passage qu’il ne s’agit pas d’une publication imprimée, mais d’une publication sur support audio : le passage de l’écrit à l’oral (et à l’enregistré) ne change pas pour Allan Kaprow l’identification de ses programmes de happening à la littérature. Le problème qu’il pose est bien plutôt celui du déficit expérientiel et performanciel du programme par rapport au happening lui-même. L’emploi du mot littérature est peut-être ironique chez Allan Kaprow, après tout il ne s’agit ‘‘que’’ de programmes de happenings, et il n’est pas évident qu’on leur accorde une valeur littéraire, même si je considère pour ma part que ce sont de bons poèmes. Quoi qu’il en soit, cette citation exprime précisément ce déficit du texte par rapport à la performance, lorsque le premier n’est qu’une composante ou la partition de la seconde. Le texte n’est pas l’œuvre : l’œuvre, c’est la performance. On peut dire la même chose des poèmes-partitions de Bernard Heidsieck, qui selon lui « n’exist[ent] pleinement, en tant que poème[s], qu’une fois dit[s] publiquement à haute voix », à la différence que Bernard Heidsieck considère qu’ils existent aussi pleinement une fois « retransmis par un support tel qu’un disque vinyle ou un CD36 », alors qu’un happening ne peut évidemment pas exister pleinement de cette manière (et qu’un poème-partition n’est pas un happening, et réciproquement). À propos des publications des poèmes-partitions de Bernard Heidsieck sous forme de livres-disques, Gaëlle Théval écrit que

l’ensemble, notes + disque [qui accompagne les partitions], peut alors être perçu comme un dispositif au sein duquel les partitions prennent sens, ce qui en bloque la possible autonomisation comme poèmes écrits : l’ensemble se donne non comme l’œuvre, mais comme sa documentation37.

15Pour autant, selon les propos de Bernard Heidsieck cités ci-avant, cela n’empêche pas qu’advienne l’existence pleine du poème « en tant que poème […] une fois […] retransmis par un support tel qu’un disque vinyle ou un CD ». Si on considère qu’un poème est une œuvre, ce qui me semble être le cas, cela laisse supposer que le support audio est une modalité d’existence de celle-ci, ou plutôt que l’œuvre peut exister comme telle lors de l’écoute de son enregistrement, même si elle ne le peut pas (pas pleinement) dans le livre pour ce qui concerne Bernard Heidsieck. Problématiser plus précisément ce rapport œuvre / performance / enregistrement nous amènerait trop loin ici, je laisse donc ça de côté. Quant à la présence scénique de l’écrit dans les performances de Bernard Heidsieck, Gaëlle Théval ajoute que

la substitution de la petite liasse de feuilles dactylographiées [au livre, qui lui, s’il était présent sur scène] pourrait laisser présumer [l’]existence autonome [du poème] dans ce medium […] désigne alors l’écrit comme accessoire. Le poème n’y figure pas : il est ce qui se déroule dans le moment de sa performance, dont l’écrit fait partie à titre de composante secondaire » (Ibid., p. 123).

16Cette conception radicalement hors-livre (même si ici livre de partitions + disque il y a) correspond à une époque, mais aussi à une pratique : celle du poème comme composition sonore (ce pourquoi elle existe encore aujourd’hui chez certain·es praticien·nes). Sans généraliser, nous pouvons dire qu’en France, les poètes ayant émergé dans les années 1990, et dont Charles Pennequin fait partie, opérèrent plutôt un retour au livre, tout en employant les possibilités offertes par la performance (entre autres médialités possibles). La présence de son livre Dedans lors de ses performances n’est de fait et comme nous l’avons vu pas un problème pour Charles Pennequin. Moins attachés à la composition sonore en tant que telle qu’à la performance et à l’écriture textuelle, Charles Pennequin comme Yoann Thommerel (qui, lui, appartient à la génération suivante) écrivent des textes qui existent pleinement dans le support livre, ce qui n’exclut pas qu’ils existent tout aussi pleinement autrement. Je reviens rapidement à Bernard Heidsieck, mais en oubliant un instant la présence scénique du texte. Si on ne s’intéresse plus (du moins temporairement) qu’à l’acte de performance, cette conception du poème qui n’existe que dans son exécution par le ou la poète n’est pas très éloignée de ce que Paul Zumthor dit à propos de la poésie orale :

On peut parler de poésie orale lorsque transmission et réception s’opèrent par la voix et l’ouïe, et donc coïncident en une seule et même action. Cette action est la performance. […] Même si la production et la conservation de l’œuvre requièrent l’usage de l’écriture, le fait de la performance suffit à en faire pleinement une œuvre orale. […] La performance […] en est l’instance de réalisation. (« Oralité », p. 182)

17Encore une fois, cette correspondance ne signifie pas qu’il faille assimiler les poésies sonore et action à la poésie orale. Mais elles sont en proximité, et remarquer ce qu’il y a de commun entre elles, de même que leurs différences, n’est pas inintéressant, notamment dans une perspective anthropologique. Ainsi que je l’ai proposé, considérer la performance comme une œuvre n’exclut toutefois pas qu’il y ait transmission et réception de l’œuvre sous sa forme écrite, comme c’est le cas chez Charles Pennequin et Yoann Thommerel. Voyons ce que nous pouvons en dire. Évidemment, concevoir la performance (comprise au sens large) comme une œuvre permettrait d’envisager comme telle toute performance de lecture d’un texte, même lorsqu’il s’agit de ce que j’ai appelé une publication secondaire. Mais il n’est pas certain que les performeurs et les récepteurs de ce type de publications secondaires les considèrent comme des œuvres. Il n’est pas certain non plus, bien sûr, que les performeurs qui publient leurs créations à la fois en performance et sous forme écrite, et ce sans accorder de primauté tranchée à l’une ou l’autre de ces modalités d’existence, ou encore qui les publient seulement en performances, considèrent ces dernières comme des œuvres, non plus que leurs récepteurs. Les uns comme les autres les considèrent vraisemblablement plutôt comme des événements. La notion d’œuvre, certainement du fait de son identification traditionnelle à celle d’objet, mais aussi du fait de son caractère, disons solennel, peut paraître gênante. Pour mieux le comprendre, essayons de la définir. Selon Frédéric Pouillaude, il y a « deux dimensions […] essentielles au concept d’œuvre : celle de l’objet public et celle de l’objet survivant. » Dans la première, on retrouve la condition de spectation dont parle Guy Spielmann. Quant à la seconde, « plus exigeante, [elle] postule la survie […] de l’objet au-delà de l’expérience ou du processus. Elle engage une théorie de l’œuvre comme objet persistant dans le temps », « comme objet public et survivant38». Or la performance historique avait justement à cœur ne pas produire d’œuvre, dans une volonté de ne pas produire d’objet muséable. Sa visée était celle d’une présence éphémère, d’une disparition (même si fantasmée ou feinte). Les choses ont changé, et la tentation de l’archivage, comme celle du partage public de nos documents (partage qui produit d’ailleurs une archive), facilitées par l’accès quasi généralisé aux outils d’enregistrement et à ceux de publication sur internet, et par les habitudes et pratiques qui s’implantent avec, ne concernent aujourd’hui évidemment pas les seul·es artistes et écrivain·es, mais tout un chacun. Je me contenterai ici de m’intéresser à l’existence médiatique des réalisations artistiques. Comme l’écrit Lionel Ruffel :

L’archéologie des médias propres à notre époque, et au fond l’ensemble des perspectives théoriques, tendent à inclure les pratiques artistiques et culturelles dans le système des médias. Ce déplacement (disons d’un système hérité des Beaux-arts à un système médiatique) insiste alors sur leur nature de dispositif de communication39.

18En tenant compte de ce déplacement, nous pouvons nous demander si l’accent mis sur la « nature de dispositif de communication » des « pratiques artistiques et culturelles », lié à celles d’enregistrement et de publication propres à « l’ère hypermédiatique » (p. 80), mais aussi aux pratiques curatoriales, ne mettrait pas finalement à mal la différence entre document et œuvre. Sans être pour autant fusionné·es en un seul concept, il et elle pourraient alors se voir recouvrir, envelopper par celui de publication. Quelque chose de cet ordre-là est peut-être en cours. Cela me semble en tout cas faire écho à « l’imaginaire de la publication » (p. 95, 109) dont parle Lionel Ruffel. Comme il l’écrit, nous sommes effectivement « pass[és] d’une représentation et donc d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support : le livre, à un imaginaire du littéraire centré sur une action et une pratique : la publication » (p. 107). Aussi « la pluralisation de l’idée de publication » (p. 108) caractéristique de ce nouvel imaginaire permet-elle de mieux penser l’implosion de l’œuvre littéraire unifiée et sa dissémination en modalités d’existence multiples, que l’imaginaire littéraire moderne ne permettait pas d’appréhender aussi bien. S’ensuit une ‘‘dévalorisation’’ de la notion d’œuvre comme objet unifié et intangible au profit de ses différentes instanciations possibles et de sa documentation. Cette redéfinition de la notion d’œuvre est bien sûr en accord avec celle qui a eu lieu dans les mondes de l’art avec l’essor des pratiques de l’installation, de l’art vidéo et de la performance, bref de « cet ensemble de pratiques se plaçant en dehors du régime objectal conventionnel40 » que Barbara Formis propose d’appeler « gestes ». Aussi le décentrement du littéraire vers les mondes de l’art a-t-il bien permis, comme le dit David Ruffel dans l’article déjà cité, non seulement « une sortie de la littérature » (c’est-à-dire de la Littérature) mais « de son retard au regard des arts plastiques ». Quant à ce qui nous intéresse ici, il me semble que la notion d’œuvre permet alors de différencier deux approches de la publication littéraire performancielle : celle qui considère la performance comme accessoire, car le texte se suffit à lui-même et fait œuvre (la plupart du temps sous forme de livre), et celle qui nous dit que l’instance de réalisation de l’œuvre, son existence pleine, est la performance. Ces approches ressortissent à deux imaginaires différents, qui coexistent. Ceci dit, et comme on l’a vu avec les exemples de Charles Pennequin et Yoann Thommerel, le régime de publication performanciel comme instance de réalisation de l’œuvre n’exclut pas que le ou les texte(s) écrit(s) puisse(nt) également exister comme œuvre(s). Il s’agit dans ce cas d’un régime de publication mixte, qui est dans l’indécidabilité, en tant que l’œuvre y est tout autant le texte édité que la performance de ce texte.

Quelques gestes à l’œuvre41

19Dans les lectures publiques, le geste est souvent minimal, plutôt inhibé, en tout cas limité, sinon même proscrit. Paradoxalement, cela le met en valeur. Une main bouge en rythme avec la voix qui lit le texte, elle en marque la scansion, comme le font par exemple Christian Prigent et Pierre Guyotat : c’est un geste. En tant que spectateur-auditeur, je me rappelle d’autant mieux le geste de la main de Christian Prigent et celui de Pierre Guyotat qu’ils étaient alors leurs seuls gestes visibles et qu’ils soulignaient le rythme de leurs lectures. De même que je me souviens du geste de Simon Allonneau, qui de sa main libre trace devant lui des lignes horizontales et verticales immatérielles. Ce geste de la main, que Simon Allonneau emploie systématiquement à chacune de ses lectures, constitue sa signature gestuelle. Il est constitutif de sa posture42 performancielle. Dans une performance, « l’objet principal […] offert à la vue (et dont le spectacle conditionne l’ensemble de la vision), c’est le corps d’où émane la voix », notait Paul Zumthor. « Les mouvements de ce corps se trouvent ainsi intégrés à une poétique » (« Oralité », p. 187). Il est d’ailleurs vrai que si j’ai un souvenir, sinon précis en tout cas prégnant, de ces gestes de la main de Pierre Guyotat, de Christian Prigent et de Simon Allonneau, je suis incapable de me souvenir avec certitude ne serait-ce que d’un mot des textes qu’ils ont lus alors, que le temps m’a fait oublier. En effet, et comme le dit Olivier Marboeuf dans une vidéo, « la littérature hors du livre, c’est une littérature de la relation43 ». Ce que je viens chercher à une performance littéraire, ce que j’y trouve, c’est peut-être, avant même le texte et son écoute, et pour reprendre un mot cher à Paul Zumthor, la « tactilité ». Selon lui, celle-ci serait propre à l’expérience de la co-présence des corps, elle n’aurait donc pas cours lorsqu’on écoute un enregistrement audio ou qu’on regarde une vidéo. « Les médiats [sic] audio-visuels restituent à l’œil sa fonction. Mais […] la tactilité, reste perdu[e]44. » Car ainsi médiatisée, 

la perception que l’auditeur a de l’œuvre se trouve dépouillée de tout élément de ‘‘tactilité’’ (de la possibilité, même virtuelle, de toucher le corps de l’autre et d’en sentir corporellement la présence) ; seules subsistent, entières (et parfois affinées par ce dépouillement), l’ouïe et, éventuellement, la vue. » (« Oralité », p. 175)

20Quant à l’écoute et à la vision hors performance, il est toutefois évident qu’un medium audio et un medium audiovisuel proposent des expériences différentes. Et quant à la performance, les dispositifs qui y emploient de façon simultanée ou à la suite plusieurs media complexifient bien sûr la question. Reste que ce que je viens chercher à une performance aurait donc trait à cette « tactilité » : cela du fait de la co-présence, dans l’« attention conjointe » d’un « voisinage sensible de corps attentifs éprouvés dans l’immédiateté de la présence physique45 », pour le dire avec Yves Citton, mais aussi parce que, comme l’écrit Paul Zumthor, « la performance requiert, en même temps que l’émission et l’audition d’une parole, ‘‘monstration’’ et vision, c’est-à-dire théâtralité » (ibid., p. 187). À l’inverse des dispositifs minimaux que sont les lectures publiques, les poésies sonore et action ont quant à elles plutôt tendance à exhiber ostensiblement leurs gestes (ce n’est pas généralisable, mais je laisse ici de côté la partie du champ à laquelle cette remarque ne s’applique pas). Il leur arrive alors de donner à voir un rapport au corps singulier : corps entravé, ou ‘‘abêti’’. Ainsi, dans Peux-je ?, Charles Pennequin se fait malmener par Dominique Jégou : il est constamment entravé dans sa lecture, dont il ne perd pourtant pas le fil. À un moment donné, Dominique Jégou lui enroule la tête de bande médicale et de scotch, fixant sur son crâne deux feutres, l’un rouge l’autre noir : avec ceux-ci, et tout en disant son texte (car alors il ne lit plus), Charles Pennequin avance à quatre pattes le long d’un rouleau de papier déroulé, sur lequel il trace (‘‘il écrit’’) des signes ‘‘asémantiques’’ (ou du moins que je n’ai pas su lire). Il ‘‘écrit’’ donc avec la tête, effectivement avec elle, et pour ainsi dire ‘‘à deux mains’’ (deux feutres, deux couleurs), mais directement par terre (même si sur un rouleau de papier). On peut y voir une critique physionomico-gestuelle de l’intellectualisme, un renversement des valeurs ‘‘à ras les pâquerettes’’ (pour reprendre une expression prisée par l’auteur), qui rappelle les dynamiques de l’impulsion kunique telle que l’a théorisée Peter Sloterdijk46 et celles de l’idiotie analysée par Jean-Yves Jouannais47. C’est aussi une mise en scène de l’écriture, mais d’une écriture ‘‘manuelle’’ (plus que manuscrite, et dont on rappelle qu’elle est réalisée avec des feutres scotchés à la tête) et expressive, à la fois libérée des contraintes de la communication normalisée et, du fait de son ‘‘idiotisme’’ alliant kunisme et idiotie, empêchée (volontairement) de passer de la sphère de la communication comme manifestation et tactilité à celle de l’information comme représentation et intellection48. Le rapport à la matérialité du texte est toutefois complexe : un corps gesticulant, vociférant, employant les ressources de ce que Jean-Pierre Bobillot nomme la phono-technè49, peut utiliser le texte comme objet scénographique50. On a vu le cas du livre dans la performance de Charles Pennequin et Dominique Jégou : si sa présence y relève d’une théâtralité, elle est minimale, d’ordre surtout fonctionnel (comme l’est la présence des feuilles A4 dans toute lecture), et sans doute symbolique. Dans Mon corps n’obéit plus, par contre, Yoann Thommerel montre au public des panneaux sur lesquels sont imprimés, en grand et dans une typographie exubérante, certains mots de son texte51. Cette mise en scène de l’écrit est d’ailleurs également présente dans sa performance Mon corps a encore craqué (la fameuse non-lecture dont il est question plus haut), en quoi l’absence de feuilles en main et de lecture effective n’efface pas l’importance du texte matériel, qui réapparait alors autrement. C’est là pour Yoann Thommerel une manière de donner corps en performance aux quelques pages de son texte qui travaillent le signe typographique comme élément graphique en zoomant progressivement dessus, quasi jusqu’à l’asémantisme et au purement visuel52. Puisque cette dimension de son travail textuel est inaudible, il lui faut en performance la montrer, sans quoi elle serait perdue.

21Pour en revenir au corps, non du texte mais humain, le rapport au geste qu’exhibent les poésies sonore et action a souvent à voir avec le fait d’accuser (au double sens du mot) la dichotomie corps/intellect, la littérature de notre civilisation de l’imprimé renvoyant traditionnellement au second, historiquement considéré comme plus pur et par là même supérieur. Comme le rappelle bien Richard Shusterman, l’affirmation de cette supposée supériorité de l’esprit sur le corps traverse toute l’histoire de la philosophie occidentale depuis Platon. Malgré l’intérêt marqué pour le corps de la phénoménologie et notamment de Maurice Merleau-Ponty, la philosophie somatique de Michel Foucault et son influence sur les politiques queer, les néo-pragmatistes influencés par William James et surtout John Dewey (au premier rang desquels Richard Shusterman et sa somaesthétique), ou encore les spinozistes53, cette vieille dualité platonico-cartésienne du corps et de l’esprit est encore très ancrée aujourd’hui54. Paradoxalement, si une performance comme Peux-je ? montre bien l’absence d’inhibition corporelle dans la pratique artistique de Charles Pennequin, l’implication du corps de l’écrivain dans l’écriture et même leur imbrication, beaucoup de performances relevant des poésies sonore et action ont plus tendance à accuser (au sens d’accuser le coup) cette dualité corps/intellect qu’elles ne l’accusent (au sens de ‘‘faites entrer l’accusé’’). Non qu’elles ne le feraient pas, dire ‘‘j’accuse’’, mais elles le font majoritairement en mettant en place une dialectique négative, plutôt qu’elles n’affirment franchement, pour le dire avec John Dewey, le continuum corps-esprit. La négativité est d’ailleurs prégnante, il me semble, dans la majorité des performances d’écrivain·es questionnant le corps55, comme en témoignent bon nombre des performances en duo (un·e danseur·euse, un·e écrivain·e) présentées lors du festival Concordan(s)e auxquelles j’ai pu assister. Quant aux techniques du corps de l’écrivain et au choix des textes lus, Peux-je ? en est un bon contre-point, la négativité y étant pour ainsi dire ‘‘transcendée’’, j’entends par là qu’elle est comme débordée par elle-même et accède ainsi à une sorte de positivité paradoxale. Si Charles Pennequin ne s’interdit pas d’exprimer les difficultés éprouvées par ce corps, il le fait avec beaucoup d’humour, de manière fiévreuse et énergumène, kunique finalement, et il le loue par ailleurs. Les techniques du corps employées jouent à exaspérer comme à déjouer ses difficultés. L’un des intérêts de cette performance réside alors dans les imbrications corps-texte et positivité-négativité qu’elle déploie et dans l’intelligence de leurs ambivalences. Au contraire de Peux-je ?, la limite des performances vues à Concordan(s)e auxquelles je fais référence est qu’elles s’en tenaient globalement à une négativité attendue, sans savoir enclencher de dialectique négative. Malgré, à cause de ou grâce à leur négativité, en tout cas en articulation avec elle, les poésies sonore et action exaltent par ailleurs les gesticulations de la voix, du souffle et de la prosodie (leur geste peut se réduire à cela). La voix renvoyant au corps, c’est-à-dire au bas, et étant, de fait, rabaissée, ce qu’accuse bien l’histoire de notre littérature. Paul Zumthor notait que « la littérature a pris consistance, prospéré, est devenue ce qu’elle est – l’une des plus vastes dimensions de l’homme – en récusant la voix » (Introduction…, p. 282). La voix vive renvoie en effet à l’instantané, qui ne reste pas (qui ne s’inscrit pas comme le fait l’écrit), et qui est de ce fait dénigré : notre époque de l’image, de l’audio et de la vidéo tous azimuts (et donc de l’archivage) n’est certainement pas pour rien dans la réévaluation de la valeur du corps et de la voix. Pour en revenir au geste, les nouvelles pratiques de la performance littéraire ont un rapport à lui différent, plus nuancé et souvent plus construit que ce n’est généralement le cas dans les poésies sonore et action. Le couple livre-et-performance qu’est Mon corps n’obéit plus me semble emblématique de ces nouvelles performances littéraires, qui entretiennent un rapport complexe avec le spectaculaire, mais chez Yoann Thommerel, qui plus est, dans un dialogue conscient avec l’histoire et les enjeux des poésies sonore et action, et de leurs démêlés avec la théâtralité. Yoann Thommerel met en scène et questionne en effet avec beaucoup d’inventivité médiologique les gestes d’écrire, de lire en public, de s’enregistrer, dans une sorte de commentaire en acte de la pratique de la lecture publique et des différents moyens qu’elle peut employer. Ainsi dans Mon corps n’obéit plus, cessant un instant d’avoir son texte en main, sa voix préenregistrée prend la place de sa voix live, tandis qu’il ‘‘dit’’ son texte en playback. À un autre moment, penché sur le micro d’une tablette tactile, il s’enregistre disant la phrase « Mon corps écrit un poème à la main », puis l’enregistrement audio de cette phrase ‘‘écrite à la voix’’ est diffusé, et Yoann Thommerel en module le son (‘‘il l’écrit’’) au doigt avec sa tablette. À propos de cette idée d’‘‘écrire à la voix’’, nous pouvons ici faire un lien avec la pratique de Charles Pennequin, pour lequel lire et performer en public, ou seul à voix haute, et s’enregistrer, sont des manières d’écrire, d’autres modalités d’écriture que ce que nous entendons habituellement par là.

Pour Pennequin, il y a une certaine équivalence entre l’écriture, la performance et l’improvisation. Écrire est une forme d’improvisation : ‘‘quand on écrit, on déclenche un truc et on sait pas où ça va’’. La lecture performée, considérée comme un mode d’écriture, est ainsi appréhendée comme une forme d’improvisation. Cette dernière est considérée comme une lecture aléatoire, guidée par la boucle musicale56.

22La phrase que Yoann Thommerel enregistre en direct, puis dont il module la diffusion sonore, est dans son livre dispatchée sur quatre pages (« Mon corps [/] écrit [/] un poème [/] à la main »), et elle constitue le seul texte de la section intitulée « Mon corps en mode vieille école » (p. 19-22). Le renversement opéré en performance avec cet emploi de la tablette tactile vient ainsi commenter et modifier le sens que porte le titre de cette section dans le livre, en quoi la version imprimée et la version performée d’un même texte se trouvent alors dialoguer. Et donc live et livre, pour celles et ceux qui ont à la fois assisté à la performance et lu le livre (peu importe dans quel ordre). Le sens du texte s’en trouve étoffé et intensifié. Il y a par ailleurs un humour certain à porter soi-même sur scène un texte intitulé Mon corps n’obéit plus et dont le pitch commence ainsi : « Depuis son plus jeune âge, l’auteur éprouve l’indocilité de son corps et, contrairement à ce que son entourage pouvait espérer, la maturité n’a rien arrangé » (4e de couverture). Ceci participe d’une prise en compte et d’un commentaire du rapport au corps des poésies sonore et action, et plus généralement des écrivain·es, rapport que celles et ceux-ci ne peuvent pas ignorer lorsqu’ils et elles se font performeur·euses. Enfin, et comme les divers débordements qu’occasionne Mon corps n’obéit plus semblent le sous-entendre ou le souligner, la question n’est plus tellement aujourd’hui de sortir du livre, mais plutôt de le déborder. Les derniers mots de Mon corps n’obéit plus sont d’ailleurs : « Je déborde encore » (p. 79), et ils constituent le seul texte de la section intitulée « Mon corps enseveli sous les brouillons détruits de mes derniers poèmes », dont on a vu qu’elle avait occasionné une photographie publiée dans la revue Muscle. Pour les littératures élargies57, en effet, déborder le livre ne se restreint pas à la performance, mais relève d’implémentations plurielles, visant à s’implanter dans nos croyances, habitudes et pratiques58 littéraires, publicationnelles et sociales, et susceptibles de déborder également le texte, la seule pratique de l’écriture textuelle scripturale. Bref de faire déborder la littérature d’elle-même, et d’en bouger et redéfinir ainsi les contours mouvants, de l’indéfinir en la pluralisant.