Colloques en ligne

Annick JAUER

La « performance de ténèbres » selon Pascal Quignard. Notes de lecture.

1Écrivain qui a toujours boudé la société du spectacle et qui a fait le choix de la solitude, Pascal Quignard, dont les textes, des Petits traités à Dernier royaume, sont connus pour être inclassables, est l’inventeur de ce qu’il a appelé une « performance de ténèbres », qu’il conçoit comme un « nouveau genre artistique » en marge des formes traditionnelles.

Un historique de la performance dans la production de Pascal Quignard

2Pour établir cet historique, trois sources sont aujourd’hui à notre disposition.

3La première, c’est le Dictionnaire sauvage. Pascal Quignard, publié en 2016, et dans lequel on trouve un article « Performances de ténèbres », dont l’auteur est l’écrivain lui-même : il y propose un historique précis et scrupuleux des étapes, des rencontres et des moments qui ont fait émerger en lui l’expression de « performance de ténèbres1 ». L’auteur y parle d’une « singulière mutation qui s’est faite à toute allure », très précisément entre le 24 septembre 2014, jour où il apprend la mort de Carlotta Ikeda, et le 13 novembre 2014, jour où lui vient à l’esprit cette expression de performances de ténèbres.

4Affrontant la perte de Carlotta, avec qui il avait monté Medea en 2010, l’écrivain pense d’abord en avoir fini avec le butô. Puis il a « l’idée de prolonger quelque chose de la nuit dans la nuit », sans que cela soit associé dans sa notice avec un spectacle précis. Il s’agit donc bien pour lui de dire la perte, de « héler le perdu », pour reprendre cette expression que Tous les matins du monde a contribué à illustrer par le personnage de Sainte Colombe.

5En fait, dans l’historique tel qu’il est réalisé par l’écrivain, on constate la superposition, à la figure de Carlotta, de celle de la comédienne Marie Vialle.

6En 2005 en effet, il collabore avec cette dernière, qui souhaite mettre en scène le conte de 1993 Le Nom sur le bout de la langue. Il lui écrit deux autres contes pour la mise en scène qu’elle entreprend. En 2006, ce sera Triomphe du temps (ensemble de quatre contes, mis en scène, là encore par Marie Vialle). Puis Princesse vieille reine (un ensemble de cinq contes). Et en 2016, dans le cadre du festival d’Avignon, Marie Vialle et Pascal Quignard présentent La Rive dans le noir : cette fois, l’auteur est sur scène avec la comédienne, un piano et des oiseaux rapaces.

7En ce qui concerne l’historique proposé dans cet article, si l’expression lui est née, dit-il, le 13 novembre 2014, les deux spectacles auxquels correspondait pour lui l’expression de « performance de ténèbres » sont la performance unique de Saint-Riquier pour évoquer Nithard de Ponthieu2 et La Rive dans le noir3, pour laquelle Quignard souhaitait qu’en plus de Marie Vialle, un corbeau et une chouette effraie participent à l’entreprise4. La pièce mêle du conte (celui d’un enfant mis à la porte par sa mère), des projections (d’icônes d’oiseaux des grottes préhistoriques mais aussi de textes), des notes de piano (joué par l’artiste-écrivain, Les Ombres errantes de Couperin, Les Chouettes d’Olivier Messiaen, mort en 1992), des lectures (par l’écrivain à sa table de travail), pour un voyage envoûtant dans une grotte, où bruissent les cris d'animaux (imités par Marie Vialle, chamane, mais aussi parfois les vrais cris des vrais oiseaux qui, à plusieurs reprises, sont invités à traverser la scène) et les murmures des morts. Beaucoup de figures remontées de la profondeur du temps, sur la rive d'en face, celle de la scène. Cette cérémonie a donc quelque chose d'antique, d'une confrontation avec le royaume des morts, mais avec des moyens très simples.

8La deuxième source, c’est le site pascalquignard.fr5, où sont classées sous un onglet intitulé « Performances de Pascal Quignard » un certain nombre de manifestations autres que celles évoquées par l’auteur lui-même dans l’article « Performances de ténèbres », et dont la plus ancienne est de 2002 :

9*des « récits-récitals » (lecture musicale, lecture concert, lecture piano), selon une expression là encore employée par Pascal Quignard depuis 2013, à propos d’un spectacle donné à Tokyo, La Femme disant adieu, (le plus ancien remonte à 2002, et un nombre assez important de « performances » appartenant à cette catégorie est répertorié dans cette sous-rubrique) ;

10*des spectacles de danse6, comme Medea, en 2010, qui est un butô accompli par la danseuse Carlotta Ikeda, et où Pascal Quignard intervenait sur scène pour lire son texte. Du butô, cette démarche artistique protéiforme de l’après-guerre qui entretient une relation souterraine avec le traumatisme de la guerre atomique et son refoulement forcé, l’écrivain a ensuite beaucoup parlé dans un livre de 2013, L’Origine de la danse, où il évoque aussi d’autres figures majeures du butô – « reptation dans les ténèbres » (34) – ou de l’ankoku butô – qui « signifie exactement en français “ténèbre danse” » (15) –, révélatrices d’un rapport à la tradition suspendu entre dérision et réappropriation.

11La troisième et dernière source pour cet historique a été l’ouvrage Performances de ténèbres, publié en 20177, qui reprend de manière dispersée et non chronologique les différents moments que nous venons d’évoquer8. L’article du Dictionnaire sauvage est donc antérieur, en tout cas pour sa publication (2016), à l’ouvrage Performances de ténèbres (2017). Quignard y pense la performance, non pas en la théorisant, mais en la rêvant. Il en propose une « rêvée » (terme qu’il préfère à celui de « rêverie » et qui est en effet plus conforme à ce mélange de pensée logique et d’envolée fantasmatique qui caractérise l’œuvre de l’écrivain en général et celle-ci en particulier). C’est essentiellement ce texte qui servira d’appui à notre réflexion sur la performance de ténèbres telle qu’entendue par l’artiste.

Une définition ?

12Tentons de partir, autant que cela est possible, d’une définition simple de la performance – sachant que Pascal Quignard ne s’arrête pas à une définition et une seule et que l’ouvrage Performances de ténèbres est une sorte d’évidement de l’origine en même temps que de la notion (l’idée étant, peut-être, que de la performance, on ne peut pas donner de définition, parce que la performance ne vaut que d’être une performance).

13Néanmoins, l’auteur présente la performance de ténèbres comme un « nouveau genre littéraire », une « nouvelle forme de théâtre, danse, musique, scène noire à oiseau nocturne9 ». Du point de vue de ce que, pour faire vite, nous appellerons à ce stade l’action, il s’agit de « s’aventurer sur scène dans le noir complet avec des rapaces pour d’étranges envolées mélancoliques, pour d’étranges évocations lyriques, faites avec son “âme” du moins faite [sic] avec l’oiseau chamanique qui dévore le corps ou en ingère l’entraille ou le principe ou le cerveau » (34). Elle a pour but, selon Pascal Quignard, de permettre au « vieux chamanisme de reprendre ses droits de danse, de chant, de lande, de sauvagerie, d’enfance10 ». Il s’agit pour lui de réinventer un théâtre « à partir de la transe des anciens Sibériens, du nô des Japonais, de la première tragôdia des Grecs11 ».

14La performance s’inscrit dans la poétique de cet écrivain qui a d’abord été tenté, dans sa jeunesse, par une approche philosophique des rapports de l’être humain avec le monde qui l’environne, mais qui s’en est finalement détourné parce qu’il manquait selon lui à la philosophie, qui réfère tout à la raison et aux concepts, une certaine pensée qui est recélée par le corps, une pensée restée sauvage, une pensée liée au fonds biologique et archaïque de l’être, et que la tâche de l’artiste est de mettre au jour. La performance est donc une modalité d’exploration d’un mode de pensée différent, qui fait intervenir le corps, et qui est aussi exploration du langage, dans les liens qu’il entretient avec l’origine. Cette mise en scène des ténèbres, du silence et du corps rejoue pour l’écrivain son accès perturbé au langage tel qu’il l’a vécu dans sa petite enfance : une rupture soudaine de l’apprentissage de la langue qui avait pourtant commencé et le désir obsessionnel de vivre et de manger dans le noir. C’est d’ailleurs par l’évocation de cet épisode de l’enfance que s’ouvre Performances de ténèbres.

15Le noir et l’obscurité sont en effet partout dans cet ouvrage12, développant l’idée qu’on vient de l’obscurité, que l’on y retourne, et qu’on s’y confronte pendant sa vie, par le processus de régression notamment. Ces ténèbres sont à la fois celles auxquelles on veut revenir et celles que l’on redoute. La performance de ténèbres permet donc de faire éprouver cette contradiction à l’artiste : ainsi quand il parle du « plaisir panique » de sa désorientation quand, à l’occasion de Medea, il a été jeté dans le noir :

Intense plaisir panique qui est celui de la désorientation. Plaisir panique que je découvris pour la première fois quand le régisseur (Laurent Rieuf), une fois qu’il eut commandé à partir de son casque que toutes les lumières de la salle fussent éteintes, me poussa rudement, tout à coup, seul, sur la scène, dans le noir absolu du théâtre Molière, à Bordeaux, le 27 novembre 2010.
Être désastré. Être désorienté. Être non pas sous les étoiles mais dans le désastre qui en fait le fond et le bonheur infiniment dense de la nuit. (132)

L’origine, le corps et le langage

16« Voici le vœu que je forme et auquel je voudrais un jour parvenir : la performance de ténèbres tend à l’origine » (167). La performance de ténèbres, donc, mieux que le langage (mieux que l’habituel langage articulé, la langue), va permettre à l’artiste d’approcher au plus près (de) l’origine. Dans l’œuvre de Quignard s’exprime en effet de manière obsessionnelle la nostalgie d’une origine qui n’est pas seulement l’enfance mais un amont de l’enfance, de la naissance et même de la conception, une rêverie fantasmatique sur ce temps où l’individu n’a pas encore acquis le langage, qui est appréhendé aussi par rapport à cet autre temps où l’humanité elle-même n’avait pas acquis le langage13. Et dans cette obsession de l’origine, le rapport à la mère est central, dans cette fusion qui est la première forme de communication, dans le lien qu’elle entretient avec le langage et dans le rapport au monde qu’elle instaure par conséquent ; la mère qui « peu à peu se sépare entièrement de notre corps, nous fait face, prend visage, se transforme en langage14 ». Or, la performance de ténèbres est précisément définie par Quignard comme du pré-symbolique ; elle vise à instaurer une confrontation la plus directe possible avec les affects, « qui ne connaissent pas la symbolisation linguistique » (178). Ce n’est pas de l’écrit :

La pièce – pourtant écrite jour après jour, récrite et redistribuée jour après jour au « créateur lumière », au maître des micros, des baffles, des sons, au scénographe toujours affairé avec son pinceau, son pot de peinture et son balai, au régisseur et ses bouteilles d’eau, à l’oiseleur et ses cages, aux acteurs derrière la porte de leurs loges, – ne s’écrit pas avant le noir. La pièce, faite pour lui, quitte l’écrit ce faisant. Étrange genre littéraire où l’écrit quitte l’écrit – script, scriptum, que l’auteur ne cesse d’octroyer pourtant à tous ceux qui y participent. La performance quitte fondamentalement l’écrit parce qu’elle quitte la narration. C’est un écrit qui ne se publie pas15. (140)

17C’est la raison pour laquelle la performance est « semelfactive », « un événement unique » (ibid.)16. La performance va donner à voir le symptôme17 et, à travers lui, le traumatisme18 : « le traumatisme, ce n’est pas le suspense qui attend et redoute ; c’est la blessure toute fraîche, toute rouge, toute surprenante, toujours honteuse, toute douloureuse » (141). Elle est liée à la régression, comme en témoignent les nombreuses comparaisons de la scène du théâtre antique avec la grotte. Si les ténèbres sont donc celles d’avant la naissance et d’avant la conception, celles de la mort, celles des morts qui nous habitent, elles sont aussi celles de la régression qu’explore sans discontinuer l’œuvre de l’écrivain, en cherchant à montrer comment mourir est un revivre. Le théâtre, donc, comme regressus in utero (13). La performance de ténèbres, conjuration des morts et de la mort, mise en théâtre de la régression, est ainsi l’espace (la scène) qui rejoue l’accès de l’être au langage, qui donne à voir la naissance d’un autre rapport au langage dans l’entreprise d’écriture (comme on a vu la date de naissance du terme « performance de ténèbres » dans la notice du Dictionnaire sauvage). Et dans ce rapport au langage, le corps, qui contient le souvenir du monde archaïque, est central :

« Performance de ténèbres » : tout à coup je me suis inventé cette nouvelle forme littéraire particulièrement peu verbale et nettement noirâtre. C’était une nouvelle façon de vivre les lettres en les plongeant dans l’inconnu et, surtout, en immergeant le corps qui les notait dans une sorte de peur, ou du moins en l’exposant à une défaillance possible sous le regard de tous. C’était mettre en place une symbolique qui ne « symbolisait » plus à la façon des livres. (33)

18Se remémorant les circonstances qui l’ont amené à songer aux performances de ténèbres, il précise aussi : « Il s’agissait de me désœuvrer d’une œuvre pour moi devenue elle-même trop nombreuse et de recouvrer le volume d’un corps, sa santé chancelante, l’effroi primaire, la vulnérabilité natale » (37). Revenant sur le terme « performance » dans le chapitre intitulé « L’œuvre éphémère » pour rappeler qu’il « fut créé pour désigner, au lendemain de la seconde guerre mondiale, une œuvre sans durée, irreproductible, dépourvue de suite commerciale, qui impliquerait autant que possible la spécificité du lieu où elle se produirait », l’écrivain ajoute : « c’était le plus souvent une expérience humaine où le corps s’exposait d’une manière anormale. Soit sur un mode provoquant, inhabituel, périlleux. Soit de façon obscène, risible, scandaleuse, merveilleuse » (43).

19La performance quignardienne est ainsi un art, non pas de l’action, mais de la présence, pleinement situé dans la veine moderne de contestation de la tradition aristotélicienne19, renonçant à la fois à la fable et à la mimesis, au profit d’un autre « réel » :

Le mot de « réel », en psychanalyse, renvoie plus simplement au mot « sauvage » qu’à la réalité qui influe toujours plus ou moins sur ce « réel ».
Au sein de la réalité, c’est l’imprédictible.
Dans la communauté d’État, c’est le non linguistique. (179)

20Le réel correspond donc à l’ordre du corps et à sa mémoire, à l’inconscient, qui n’est ni symbolisé, ni symbolisable. La présence sur scène de l’auteur et des autres artistes contribuant à la performance, la figuration de tableaux, l’accomplissement de gestes, les mises en musique, tous ces éléments de la performance ne valent finalement que comme attestation de ce qu’il n’y a pas de pensée sans corps – pièce maîtresse de la poétique quignardienne, correspondant à une idée mise en avant, d’un point de vue philosophique, par Nietzsche dans ses analyses de la tragédie grecque, mais également par Spinoza, un philosophe particulièrement apprécié de Pascal Quignard, et qu’il évoque par exemple dans le deuxième des Petits traités.

L’entremise du théâtre 

21Même si « La rive dans le noir à l’origine ne voulait pas être du théâtre », c’est essentiellement par l’entremise de ce dernier que Pascal Quignard réfléchit à cette « autre scène » que tend à suggérer la performance de ténèbres. « Autre scène » qu’il appelle aussi, dans le chapitre « La scène de théâtre », le « lieu de l’autre lieu » ou encore « la scène ailleurs », identifiant explicitement cet ailleurs comme un espace-temps d’avant la naissance :

Comme tous les enfants sortent d’un autre lieu que le monde où tout à coup ils surgissent.
Tous les hommes viennent du lieu de l’autre lieu.
Cet autre lieu qui se tient en amont de tous les lieux qui se trouvent dans le monde est aussi universel qu’il est inlocalisable. (49)

22On ne s’étonnera donc pas que dans l’histoire de ce genre, l’auteur remonte volontiers – même s’il évoque çà et là des dramaturges contemporains comme, par exemple, Grotowski (38) ou Harold Pinter (180) – aux origines pour les privilégier sur toute autre tradition : des trois tragiques grecs, c’est ainsi plus volontiers Eschyle qu’il met en avant. Mais dans sa fascination pour l’origine, l’artiste remonte même, pour penser la performance, au-delà des origines connues du genre théâtral, aux peintures de la préhistoire et au règne animal dans son ensemble. Il revendique aussi, à côté de la tragédie, d’autres traditions (la transe, le nô, comme l’a rappelé la définition proposée plus haut) ; il affiche volontiers certaines préférences (par exemple le lieu théâtral des Grecs anciens plutôt que le théâtre à l’italienne) ; il exprime des aversions :

Pourquoi le théâtre de qui pro quo, de mariage, de cupidité, de rente, de dot, de contrat, d’infidélité m’accable-t-il ? Presque tout, de Térence à Feydeau, m’ennuie à périr. Ces intrigues conjugales et matrimoniales m’angoissent (159).

23Ce sont des concepts propres au théâtre (le quatrième mur, le côté jardin et le côté cour, la scène – celle d’aujourd’hui n’étant pas la skènè de l’Antiquité, qui correspondait grosso modo aux coulisses d’aujourd’hui) qui lui permettent de rêver sa performance, de rêver l’écriture – on le sait, les développements étymologiques de Quignard évoluent très vite vers des développements fantasmatiques. Ce faisant, il ne cesse de redire une double impossibilité : se détacher de l’origine et se passer du langage. La scène (de l’écriture) devient, dans les arabesques de son discours (plutôt qu’au fil de son discours car il ne s’agit pas d’un discours évolutif) un espace éminemment complexe, vertigineux, abyssal.

24Face à l’aspect intangible de l’objet visé, c’est en effet la définition en creux qui va prédominer, parce que ce fond archaïque de l’être vers lequel l’artiste est mû par son désir, ce fond est aussi incommensurable qu’indicible et ineffable : « J’aurais voulu que la performance de ténèbres fût attirée par tout ce dont, dans le théâtre, Euripide s’éloigna avec une violence épouvantée » (167) et il énumère : « tout le fond archaïque, orchestique, ômophagique, sacré, dionysiaque, mystique, eschyléen, qu’il repoussa obstinément, vigoureusement, résolument, qu’il expulsa hors de la scène à l’origine entièrement sacrificielle et animale ».

Transe, danse et chamanisme

25C’est avec cet aspect dionysiaque de la performance qu’est en rapport le chamanisme, qui fait partie de la définition de la performance de ténèbres donnée par Pascal Quignard, se rapprochant ici d’Artaud pour qui le théâtre n’est pas analyse psychologique mais heurt de grandes forces primitives auxquelles le spectateur doit adhérer pleinement. C’est bien encore ici l’ordre du corps qui est mis en avant, comme en témoigne la préférence exprimée par l’artiste pour le phénomène de « métensomatose » plutôt que de métempsycose : « Il s’agit de rejoindre une abysse20 plus vaste et plus profonde : la métensomatose » (179).

26La transe a déjà été explorée par Quignard dans Medea avec Carlotta Ikeda, à travers la danse, expérience du corps qui se donne à l’espace, à la musique, à l’autre. Le corps du danseur l’affiche en effet comme un habitant de l’intervalle, un passeur de frontière, entre profane et sacré. Le danseur, pour Quignard, est d’origine chamanique ; la danse n’est pas à proprement parler un mouvement d’origine humaine. Il en va de même pour la transe : le chapitre 19 (« Sur les rituels et les performing acts antéchamaniques des animaux ») prête cet état aux animaux eux-mêmes. L’auteur insiste sur l’idée que la transe a précédé les rites chamaniques. Marie Vialle accomplit elle aussi l’expérience d’un état de transe chamanique dans La Rive dans le noir. Les oiseaux sont d’autres formes de chamanes : « La chouette […] se renverse comme une chamane en transe au moment où elle va tomber à renverse » (27). Ou encore :

La voix chamanique, en imitant les sons animaux et les chants des oiseaux, commence l’étrange « communion phatique » qui guérit. C’est peut-être simplement cet étrange contre-chant qui explique le cœur énigmatique de la psychanalyse. (180)

27L’écrivain, dans la performance, tente ainsi de devenir oiseau, car « les oiseaux dans l’espace sont un monde non seulement plus archaïque – que celui des mammifères vivipares – mais aussi beaucoup plus élevé que celui des hommes » (54) ; à défaut, il aspire à être un « perche-oiseaux comme au bas de la première figuration humaine, à Lascaux, dans le puits » (167). Rêver, danser, chanter, jouer, telles sont les actions des officiants21 de la scène :

Rêver : associer des images.
Danser : associer des gestes.
Chanter : associer des cris d’émotions. Ces cris sont des affects qui ne connaissent pas de symbolisation linguistique. À cette condition (qu’ils ne symbolisent pas) ce sont alors de merveilleuses expressions encore à l’état traumatique. Ils performent.
Jouer : associer des cris, des plumes, des fourrures, des masques, des silex sublimes, des cornes ahurissantes, des bâtons magnifiques, des crânes, des costumes, des propulseurs, des épieux, des perches, des gaffes, des cannes, des épées, des étendards, des pochoirs. (178)

28On voit ici que, si la performance ne recherche plus la totalité d’une conception esthétique mais prône plutôt son caractère fragmentaire, elle est encore, malgré tout, expression d’un désir d’unité, d’union avec l’origine. Le corps et la voix sont ici étroitement associés dans la danse et le chant. La voix contribue à la « resonorisation » de la langue, au plus près de son origine, ce qui définit aussi la poésie :

La poésie est […] cette resonorisation de la langue acquise purement symbolique – replongée dans un cantus plus ancien et plus vivant que ne le sont la signification lexicale et la grammaire nationale et le décompte des pieds et des pas, qui ont pour eux, néanmoins, d’être les indestructibles reliques de la plus ancienne danse (180-181).

Le sauvage 

29La performance et ses « actuants » ont ainsi une portée philosophique : il s’agit pour l’auteur de cesser de se détourner du monde sauvage. Mais se lancer dans une telle entreprise, c’est aussi cesser d’agir (135). La performance est finalement le non-agir22 (167) : elle est juste réalisation d’un acte de langage. Car la relation de l’homme au monde ne passe pas que par le langage articulé et la langue :

Il y a une modalité symbolique, dialogique, linguistique, qui fait le propre de Sapiens et qui a présidé à la surrection à la fois contingente et très rapide des langues.
Mais il y a une autre modalité au monde plus ancienne, certainement plus animale : l’image, la musique, le pathique (Maldiney), le mystique (Wittgenstein). […] Rien de mis à distance, rien qui s’oppose, rien de symbolisé ne vient défier, rien de verbal ne vient enjoindre. (131)

30Le désir de Quignard est donc de revenir au « faire voir », en amont du « vouloir dire ». Et l’alliance entre conte et théâtre dans la performance s’explique par le fait que tous deux sont des espaces où l’on peut convoquer des morts et des abîmes, et que la question de la vraisemblance ne s’y pose pas. Voilà comment l’auteur s’en explique, dans un entretien :

Moi, je mettrais toute la littérature sur une rive et je mettrais sur une autre rive, beaucoup plus animale, le rêve involontaire. Il n'y a pas que les hommes qui ont ces rêves, les chats, les tigres ont aussi des rêves involontaires. Et je mettrais au milieu le conte. Le conte n'est pas quelque chose de complètement humain. Le conte ne peut pas être joué, habité comme un personnage. C'est souvent moitié animal, moitié humain, c'est quelque chose qui est d'un seul bloc23

31La performance est néanmoins construite sur une tension entre le désir de retourner au sauvage et celui de ne pas abandonner le symbolique, tension saisissable dans La Rive dans le noir à travers le couple que l’écrivain forme avec Marie Vialle, et qu’il qualifie en ces termes :

Dans le chamanisme, il y a toujours deux officiants. Il y a celui qui s'en va dans la transe et celui qui reste et qui permet à l'âme qui a voyagé de revenir. On l'appelle l'acolyte ou parfois le linguiste, ou le porte-bâton. Il y en a un qui voyage et l'autre qui parle. (Pas du tout comme le mime et l'acteur.) Il y a vraiment celui qui reste sur terre et qui rapatrie. C'est une très vieille fonction divisée par deux comme ça, la transe.

32C’était déjà le même mode opératoire dans Medea, où il était déjà assis à une petite table de travail (représentation de l’écriture) comme dans La Rive dans le noir, et où il se désignait déjà comme le « porte langage », « celui qui porte la parole ».

33La performance de ténèbres, en tant que représentation (et non pas le texte de 2017), est une tentative de se passer « un peu » du langage articulé, de la langue. « Un peu », parce qu’il y a quand même du langage dans cette mise en scène du moment formidable de l’accès au langage articulé, et de tout ce qui se joue dans la psyché au moment de ce passage.

34Dans la performance de ténèbres, on retrouve donc deux enjeux propres à la poétique de l’auteur :

35−la tension entre une fascination régressive pour l’origine et l’effort pour passer par le langage articulé malgré tout, un langage qui donnera à voir cette fascination, ses dangers peut-être, mais aussi sa valeur heuristique

36−la remise en question de la prépondérance d’un certain type de pensée, sous les espèces du logos, d’une pensée, donc, uniquement logique, rationnelle et conceptuelle (qu’il utilise aussi cependant) : « Je pensais comme pense une racine à demi dans l’eau, à la frontière de deux mondes. Penser qui est plus proche du rêver alors que du dire dont l’âme n’est pas encore instruite » (24). L’artiste est celui qui rappelle qu’il existe aussi une pensée du corps, et qui repense les rapports entre le corps, les images et l’abstraction24. Et c’est l’art qui, en toute humilité, permet de conjuguer ces différentes modalités de la pensée : « Il ne faut pas demander plus à l’art que de chercher à naître » (162).