Colloques en ligne

Gilles Bonnet

URL + IRL = LittéraTube en performances

« Il lui semble bon de nous raconter ce que bon lui semble. Et ce que bon lui semble lui semble nous sembler bon1. »

LittéraTube, WTF ?

1« Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? conseille aux écrivains d’avoir recours à des méthodes étrangères comme les pièces radiophoniques […] et William S. Burroughs, à la même époque, dans “La révolution électronique” revendique une littérature faite sur magnétophone afin d’être diffusée dans les rues pour alarmer ou violenter les États qui pour lui sont tous des dictatures dissimulées. Mais aussi Gide, pour qui le théâtre était une manière de sortir du livre (il faudrait comparer la version sotie des Caves du Vatican et sa version théâtre). » Ces propos de Christophe Fiat2 impliquent la nécessité de prendre en considération l’appropriation par les écrivains de moyens techniques susceptibles de prolonger, et d’orienter différemment peut-être, leur expérience de la littérature.

2Je propose ainsi de nommer LittéraTube un corpus nouveau et en expansion constante, regroupant les expériences actuelles de vidéo-écriture, qui explorent un pan audio-visuel de la littérature qu’elles diffusent par Internet3. Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme, au prix parfois de modifications et d’altérations éventuelles – de la qualité de l’image ou du son notamment. Ces productions me semblent recouvrir trois fonctions principales : la prescription, pratiquée par « booktubeurs » et « booktubeuses »4  ; la représentation : adaptations de livres en feuilletons vidéos, ou captations de lectures ou de performances, filmées en direct puis uploadées ; la création enfin, inventant une écriture à l’écran – comme on parle d’écriture au plateau. De multiples traditions s’y croisent, de l’art vidéo au happening, qui rencontrent les spécificités du support numérique et de sa diffusion par Internet, de surcroît sur une plateforme devenue quasiment hégémonique, imposant une affordance particulière. Cette web-littérature en format vidéo constitue en effet un exemple particulièrement frappant d’une création numérique en rupture avec le paradigme trop commode de la « révolution », car toujours nourrie de traditions esthétiques, retravaillées à l’aune des possibilités et des contraintes du médium numérique.

Around The World… Wide Web

3Dans un post Facebook du 6 janvier 2018, François Bon se proposait de mettre en ligne des séquences de présentation et de lecture de textes antérieurs, ceux des grands devanciers, afin de « phagocyter l’héritage pour se lancer en avant ». Or, il s’agit là d’une constante de son travail nativement numérique, que je souhaiterais aborder ici à travers l’exemple d’une série de « performances littéraires » intitulée Le tour de Tours en 80 ronds-points. Cette série de vidéos, disponibles sur YouTube, me paraît emblématique de la convergence des champs disciplinaires et des méthodologies : il faudra ainsi emprunter bien sûr à la tradition littéraire de la représentation de l’urbain, mais également à la poétique numérique, aux YouTube Studies encore en construction, comme aux théories de la performance artistique, liées elles-mêmes à cette forme d’art que l’on dit contextuel et à cette géographie contemporaine consacrée à l’« habiter ».

4Le World Wide Web… de proximité : voilà bien ce qu’invente François Bon lorsqu’il met en œuvre à la rentrée 2014 un projet d’exploration systématique des giratoires ceinturant la ville : la redondance homophone dit déjà la circularité comme gageure et méthode, dans ce « tour de Tours en 80 ronds-points ». Naît là l’« idée d’une série de performances littéraires dans l’espace urbain, fixées par la vidéo et diffusées par Internet», envisagées sur une durée de dix mois. Après avoir identifié les ronds-points à visiter, François Bon se rend en voiture sur place et investit le centre même du rond-point pour y lire, devant une caméra fixe, en plan-séquence, un extrait d’un ouvrage prélevé dans sa bibliothèque. Puis, hors caméra cette fois, il enterre scrupuleusement, dans chaque rond-point, un autre ouvrage qui lui est cher. Ces brèves vidéos constituent l’une des premières séries de la chaîne YouTube de François Bon, série intitulée « La littérature se crie dans les ronds-points ». Parallèlement, il documente sur son site Web Tiers Livre chacune de ses lectures, en rapportant les « éléments factuels et contingents » qui caractérisent chacune de ces expériences, en tenant un journal de bord, mais également en multipliant les points de vue : photographies prises depuis le rond-point, ou à l’inverse, clichés du rond-point depuis ses abords ; enfin, un plan-séquence sans commentaire filmé depuis l’endroit même où la lecture a eu lieu.

5Dès le départ, François Bon associe le médium à l’action, instituant le support en élément déterminant forme et contenu de ces capsules littéraires bien qu’audio-visuelles.  Aussi ces « performances YouTube » ressortissent-elles probablement à une poétique des supports ainsi qu’à la « médio-poétique » dont Jean-Pierre Bobillot, récemment, demandait l’avènement6. Ces expérimentations reprennent par ailleurs explicitement les modalités d’inscription des performances artistiques dans une intentionnalité encadrée. Si « a minima, performer, c’est agir selon des modalités particulières et prédéterminées, et en conscience d’agir selon ces modalités, par opposition à l’acte spontané7 », alors les ronds-points de Bon peuvent à bon droit afficher et revendiquer leur nature performancielle, eux qui obéissent à un strict cahier des charges, en l’occurrence, un « protocole » consacré à la phase d’inhumation des livres, et détaillé en treize articles scrupuleux8. L’œuvre s’écartera pourtant des prévisions initiales, puisque seuls 35 des 80 ronds-points originellement repérés seront explorés : conformément à l’un des traits fondamentaux de la poétique numérique, le site Tiers Livre se sera mué en laboratoire à ciel ouvert d’un work in progress, travail qui lui-même aura fini par préférer le faire au fait, l’action ouverte, voire inachevée, à la clôture de l’œuvre.

6C’est qu’avec cette intervention en milieu urbain, François Bon aura trouvé l’adéquation stricte entre une pratique Web de vidéo-écriture et sa volonté de porter le geste littéraire, écriture comme lecture, hors du support livre. Que l’auteur d’Après le livre, par ailleurs admirateur de Gina Pane, notamment, et biographe des bêtes de scène du rock que furent les Stones ou Led Zep, se dirige vers la performance, héritée de l’agitation artistique des années 1960-1970, ne surprendra guère. Mais il lui fallait s’approprier le médium vidéo pour creuser un nouvel espace de pertinence, car de convergence, pour ses façons de faire littérature. Par la lecture de textes issus de sa bibliothèque, il contribue d’ailleurs à ce « retour de la voix » qu’Internet autorise, à l’image du podcasting, qui « ramène […] au cœur de l’environnement numérique le rôle de l’orateur […], de l’art oratoire, de la rhétorique de la lecture et de la déclamation, des modulations de la voix et du pathos, du pouvoir de persuasion et de l’éthos rhétorique9 ».

7Alors qu’un texte écrit, consigné dans un codex, se donne à voir et ressentir comme une totalité perceptible, d’un début à une fin, l’oralité, elle, préfigure le flux numérique, puisque pour caractériser l’appréhension d’un contenu sur Internet, les mots de Paul Zumthor sur l’oral conviennent parfaitement : « C’est en revanche [contrairement à l’écrit qui se perçoit « comme un tout »], au fur et à mesure de son déroulement, de manière progressive et concrète, que se comprend le message transmis de bouche10. » Avec la voix, d’ailleurs, les vidéos des ronds-points enregistrent le vacarme des voitures et plus largement, la polyphonie périurbaine. Ces bruits que l’on aurait tôt fait de qualifier de parasites, en termes étroitement communicationnels, puisqu’ils brouillent la transmission du message, contribuent en réalité à l’édification de ces lectures in situ en performances. Comment ne pas noter le parallèle entre ces empreintes acoustiques du réel brut, et la pratique de poésie sonore d’un Bernard Heidsieck enregistrant précisément les sons de la rue pour en tramer ses performances ? Collage live11, la bande-son des ronds-points accueille le corps de l’écrivain-lecteur, d’abord calé à droite ou à gauche du cadre, puis plus frontalement ancré face caméra dès la cinquième ou sixième vidéo. La performance transforme d’ailleurs le corps en une autre source de bruits : pendant qu’il lit, François Bon piaffe, frappant le sol du pied, en rythme, puis semble chercher bruyamment son souffle, ou plutôt sciemment le perdre. Le volume du texte mis en bouche s’y substitue à l’air de l’inspiration, et l’essoufflement, alors12, apparaît comme la contribution de la lecture littéraire à la longue histoire de l’épuisement dans le champ de la performance artistique. L’oralité impose le corps comme zone de risque, tant la lecture cesse de n’être qu’actualisation d’un texte tiers à faire entendre : François Bon est lui-même activé et actualisé par l’action-lecture, qui anime et ébranle son corps en rythme. L’extrait choisi ne saurait donc constituer une médiation éloignant l’écrivain de l’immédiateté définitoire de la performance où « le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles », comme le rappelle Marina Abramovic13 : absorbé puis expulsé, en systole-diastole, le texte lu est bien, lui aussi, réel. C’est de présence qu’est tramée la performance, comme en témoignent ces multiples clichés isolant graphiquement le disque que dessine le rond-point, visiblement analogue au cercle de la piste d’un cirque où, précisément, tout advient pour de vrai.

8Sensible à la « ville comme texte », tout comme un Michel Butor14, François Bon note en effet volontiers les enseignes commerciales visibles depuis les ronds-points. L’écrivain ne peut qu’être sensible à la relation frauduleuse que les puissances financières présentes là comme ailleurs nouent subrepticement avec les noms des lieux, et plus généralement à la langue : « KFC nomme directement les ronds-points où il s’installe : Rond-point de l’Hippodrome […] ou Rond-point Base Aérienne, qui ne sont pourtant pas des appellations d’usage15. » L’enseigne et le nom ne font même parfois plus qu’un, à l’exemple de cette « ZC Tours Nord Auchan16 ». C’est aux noms de la ville que l’on touche, et à la qualité même de la relation de la langue au monde. À cette pratique libérale d’une remotivation sauvage du lien entre les mots et les choses, l’écrivain opposera un cratylisme soucieux de redonner un contenu sémantique aux mots. C’est à une telle reconquête de sens que se consacre la quatorzième vidéo, tournée sur un rond-point étrangement nommé « rond-point Robert Pinget ». Y lisant précisément, comme en une mise en abyme de cette incongruité d’un signifiant détaché de toute réalité, un texte intitulé D’un langage de surface, Bon vient y enterrer un ouvrage de Robert Pinget, afin « d’enterr[er] Robert Pinget dans son propre rond-point17 ». Par ce geste, l’écrivain affirme le rôle et la responsabilité de la littérature de ne pas abandonner aux marchands du temple le pouvoir de nommer les choses. L’action sur place, faire, permet le déploiement d’un cratylisme de réaction, faire contre, alliant performanciel et performatif.

Faire contre

9La présence d’un écrivain en train de déclamer des textes littéraires au milieu de ronds-points ne manque pas de déclencher quelques réactions vives de la part des automobilistes de passage : « quand je lirai », commente Bon à propos de la huitième vidéo consacrée à Genet, « trois véhicules se moquent ou klaxonnent : c’est bien cela que veulent illustrer ces lectures18 ». L’hostilité des lieux informe la performance, qui joue sa légitimité précisément dans ce mano a mano avec des espaces péri-urbains d’où a été expulsée la littérature : « la ville ne fait plus de place à la littérature. Librairies et bibliothèques sont les lieux, en centre-ville principalement, où se voit cantonner socialement la littérature. Je brise cet état de fait19. » Stigmates d’une expansion de la ville exigée par l’implantation de multiples zones commerciales, les ronds-points prétendent donner le change en accueillant en leur sein telle ou telle réalisation à prétentions artistiques, qui, en réalité, contaminée par l’omniprésente « culture logo» finira, pour l’automobiliste pressé, par ressembler à l’une de ces enseignes commerciales des alentours. La lutte est âpre, parfois drôle, comme lorsque, sciemment ou non, François Bon adresse un coup d’épaule bien senti à un cheval en fil de fer21, incarnation de cet art officiel et pérenne, auquel la performance oppose son surgissement et sa mobilité.

10Les vidéos des ronds-points illustrent et prolongent l’alliance entre effectivité et efficacité définitoire de la performance artistique : parce qu’elle a vocation à « traverser des limites », et à manifester une transgression des codes et des normes22, elle s’offre ici comme le cadre adapté, pour qui souhaite précisément entrer en résistance. L’anaphore en « Non », que Bon extrait d’Outrage au public de Peter Handke résonne ainsi en écho au manifeste du futurisme russe proféré en 1912 sous le titre d’Une gifle au goût du public, et vient réancrer la littérature, ici mineure d’être le lot commun d’une minorité, par un geste éminemment politique :

Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. […] la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. […] Le second caractère des littératures mineures, c’est que tout y est politique. […] Le troisième caractère, c’est que tout y prend une valeur collective23.

11L’écrivain, présent dans son espace quotidien même, la ville de Tours, et activiste du Web, investit le terre-plein central du rond-point, pourtant si l’on en croit le Code de la route « matériellement infranchissable », comme se le proposerait un hacker dans un programme informatique, ce barbare du xxie siècle qui « incarne l’extranéité depuis l’intérieur même du monde qu’il attaque, car il n’en est pas étranger, mais natif24 ».

12Légitimité et présence de la littérature : telles sont les deux qualités que revendique François Bon dans cette série de lectures dans les ronds-points. Choisissant très souvent des extraits aux allures de manifestes et d’arts poétiques, l’écrivain-lecteur qui risque le texte hors de ses pénates tient à ancrer, là aussi, sa pertinence : tel sera le rôle de ces métatextes qu’il choisit sciemment – Anachronismes de Tarkos ; D’un langage de surface de Denis Roche ; Ponge, Le Parti pris des choses… –, que de déployer, par la performativité même, la littérature en ces lieux. La performance littéraire, qui se définit par ce souhait d’extraire le texte de son cocon, tant par l’oralité que par la délocalisation, ne conduit-elle pas systématiquement à la mise en voix d’une connotation autonymique, d’un discours sur la littérature par et dans la profération littéraire ? « Celui qui fait », écrit Josette Féral à propos de la performance d’artiste, « montre toujours qu’il fait et dans cet acte de monstration se glisse l’originalité du geste accompli25 ». Une telle réflexivité, conforme au showing doing dont Richard Schechner fait également la pierre angulaire de la performance, explique donc le choix de textes « méta », par lesquels il expulse d’ailleurs toute velléité d’illusion fictionnelle pour l’auditeur et le spectateur : malgré peut-être les apparences, rien d’une représentation théâtrale dans ces lectures sur ronds-points, mais bien plutôt l’affirmation assénée d’une présence performancielle d’une littérature performative.

13Il y faut de l’intensité, celle que la performance appelle, précisément, et entretient : celle du cri. De là le titre de la chaîne YouTube dédiée : « La littérature se crie dans les ronds-points ». L’écho d’Artaud y résonne bien sûr, ce « cri-charnière », selon Bernard Heidsieck, qui est « apparu comme le point culminant du développement centripète de la poésie depuis Baudelaire », ce cri, poursuit-il, qui, précisément, « a brûlé la page avec lui ». Crier la littérature révèle l’oralité enfouie dans le texte, quand par un geste symétrique, François Bon achève ses performances, par l’enterrement à même le rond-point, d’un autre texte. Chaque vidéo est donc à entendre comme un cri enfoui, et deux fois même. Cri contre le bruit ambiant, également, confus et diffus, que le volume, non l’intensité, caractérise. Bruit sans origine autre que la cacophonie périurbaine, comme une rumeur sourde, sans attache ni but définis : voilà ce que veut compenser le geste d’enfouissement du livre, geste de donation d’une origine à ce monde standardisé de la rumeur et du bruit. Par l’oralisation du texte comme par l’enfouissement du livre, l’écrivain performeur propose à ces ronds-points de tourner, désormais, autour d’un centre véritable, réservoir de sens. Enterrer un livre, c’est un peu le vouer à la destruction, certes, mais de même que le sens même de nombreuses performances de Fluxus impliquaient la destruction d’un instrument de musique, à l’instar du violon de Nam June Paik dans sa Sonate n° 1 pour violon solo. La négativité s’empare de la partition performancielle et conduit François Bon à soustraire un ouvrage aimé à sa bibliothèque pour le destiner à une lente destruction, en un geste lui-même soustrait, puisque n’apparaissant jamais sur les vidéos tournées. Tout effacer, comme Breton et Soupault demandant à ce que le texte de l’acte IV de leur pièce S’il vous plaît ne soit pas imprimé, mais le demandant, noir sur blanc, au sein même de la pièce. Performance et performativité négative s’allient donc, et par deux fois : par la lecture, tout d’abord, puisque « le discours vocal renvoie à de l’innommable : cette parole n’est pas la simple exécutrice de la langue, qu’elle n’entérine jamais pleinement, qu’elle enfreint, de toute sa corporéité » ; par l’enterrement dérobé à la vue, ensuite. Deux façons d’innommer, c’est-à-dire de refuser de ne pas nommer comme de nommer, pour situer la littérature dans le neutre qui la constitue comme acte défiant le paradigme en un geste d’innommation/inhumation.

14Les rituels d’enfouissement fertilisent, en une pensée magique assumée, des espaces jusque-là stériles. François Bon souhaite ainsi que « le livre se mêle progressivement au sol des ronds-points, imprègne ce qui y pousse, contamine la ville26 », comme le ferait un virus informatique implanté dans un programme. L’écrivain performe le livre comme un cheval de Troie, par deux fois introduisant les textes en terrain hostile. Dans le flux des automobilistes comme dans celui des données qui parcourent le réseau, informatique ou routier, Bon incruste des caillots de sens qui répondent par la négative, par l’immobilité et le temps long, à la frénésie, ce « nouveau régime épileptique » de la vie postindustrielle comme de YouTube27. François Bon dépose ainsi un ouvrage érotique, en se promettant de « revenir au bout de l’expérience [pour] voir ce que sont devenus les mots du corps et de l’obscène dans la langue de Louis-Combet […] quand auront passé dessus l’hiver et les pluies».

Faire avec

15La performance extrait l’art des cadres institutionnels pour investir d’autres espaces, tout comme la littérature nativement numérique se libère du livre et de sa chaîne, pour pratiquer notamment autoédition et diffusion ubiquitaire. En choisissant les ronds-points comme espaces de lecture, François Bon se tient par ailleurs en marge des lieux dédiés aux lectures publiques, et consacre une nouvelle fois son affiliation à une littérature contextuelle ou exposée, qui « débord[e] le cadre du livre et le geste d’écriture29 ». La LittéraTube radicalise même le déport, puisque le choix du médium vidéo semble a priori peu adapté à l’expression littéraire, c’est-à-dire conçue comme textuelle. Sans doute peut-on déceler dans ces décisions marquantes les traces d’une évolution historique du Web et de ses usages dans les années 2010 :

Le cybernaute ne se laisse plus représenter mais SE PRÉSENTE dans l’espace public avec sa capacité autonome de manipulation du langage, non plus en tant qu’individu isolé et séparé, mais avec derrière lui, une communauté constituée d’affinités électives qui dépassent le temps, l’espace et les identités géopolitiques et idéologiques traditionnelles30.

16« Hors du livre hors du spectacle hors de l’objet » : Julien Blaine brandit cette triple exclusion comme étendard d’une pratique poétique performancielle31. L’auteur d’Après le livre se situe dans ses pratiques numériques dans une telle généalogie. Et fait avec.

17Avec le médium, d’abord, cette plateforme dédiée au dépôt et au partage de vidéos massivement marquées par l’esthétique amateur issue du mouvement « Do It Yourself » (DIY). Insistant, dans les commentaires qu’il dépose sur Tiers Livre, sur ses incompétences relatives et son statut d’apprenti, François Bon se construit bien un éthos d’amateur, désireux de bricoler avec un nouveau support. La simplicité même des vidéos, caractérisées par une caméra fixe, un plan séquence, l’absence de montage visible ou de surimpression, contribue à adopter le médium fruste typique de YouTube, cette vidéo comme nouvel « art moyen », au sens bourdieusien de l’expression :

À la différence d’activités culturelles plus exigeantes, comme le dessin, la peinture ou la pratique d’un instrument de musique, à la différence même de la fréquentation des musées ou de l’assistance aux concerts, la photographie ne suppose ni la culture transmise par l’École, ni les apprentissages et le “métier” qui confèrent leur prix aux consommations et aux pratiques culturelles communément tenues pour les plus nobles, en les interdisant au premier venu32.

18Il aura suffi de substituer mentalement « vidéo » à « photographie » dans l’extrait cité pour que se dessine, avec une précision notable, le portrait de la pratique audiovisuelle sur YouTube. François Bon connecte ce nouvel art moyen à la littérature considérée comme l’une de ces pratiques « nobles ». Il situe précisément son geste là encore au carrefour des deux dynamiques profondes de YouTube, qui se donne à la fois comme « a “top-down” platform for the distribution of popular culture » et « a “bottom-up” platform for vernacular creativity »33. Chaque début de vidéo désigne l’achèvement du geste qui a permis, l’instant précédent, à François Bon de mettre en activité son appareil photo numérique, qu’il viendra éteindre de la même façon, en se dirigeant, à l’écran, vers la source de la prise de vues : par cet amateurisme exhibé, qui inscrit la lecture une nouvelle fois dans la performance par la présence, il rejoint la pratique de millions de YouTubeurs, adeptes et artisans de notre « post-broadcast era » ; en diffusant par le même canal des textes littéraires constitutifs d’un patrimoine culturel, il renoue dans le même temps avec les temps plus classiques de la « broadcast era »34 typique, par exemple, de la télévision originelle.

19Avec le lieu, ensuite, dans son incongruité même. À l’étrangeté d’un écrivain posté au milieu d’un rond-point proférant du Rimbaud correspond en effet celle de ces mêmes ronds-points comme avant-postes d’une expansion urbaine peu maîtrisée, dont témoigne une vidéo comme « De l’art de bâtir une rue en plein champ». Le rond-point lui-même, à l’occasion questionne, qu’il s’agisse d’un « rond-point avec rien36 » ou qu’il faille s’interroger : « Pourquoi et comment l’avion posé sur le rond-point». Ce sont ces heurts et déplacements, qui remodèlent le tissu urbain, que François Bon vient questionner et révéler, par sa propre incongruité initiale. YouTube consacre l’incongruité spatiale, au point d’en faire l’un de ses stylèmes les plus visibles : pour être intéressant, et obtenir un grand nombre de vues, le sport sur YouTube, par exemple, doit s’inscrire dans des espaces qui ne sont pas naturellement les siens. Le succès de Rémi Gaillard tint pour beaucoup à sa capacité à investir des lieux publics pour y pratiquer un football de virtuose. On ne compte plus les séances de bowling filmées dans des entrepôts ou des supermarchés… Cette incongruité, dont les ronds-points de Bon se trouvent les héritiers, actualisent et performent deux des traits majeurs de la culture numérique : la décontextualisation-recontextualisation (prendre un extrait d’émission TV et le poster sur YouTube) et l’appropriation d’un contenu créé par d’autres. François Bon se saisit d’un texte dont il n’est pas l’auteur, l’extrait du livre et l’implante dans l’espace public du rond-point comme d’une plateforme vidéo. Mais c’est également avec les pionniers de la performance artistique, investissant rues, piscines ou patinoires de New York au début des sixties que dialogue une telle incongruité spatiale38.

20La série des « ronds-points » rejoue précisément le scénario-Janus de YouTube, océan à l’horizon inaccessible puisque repoussé à chaque seconde quelques coudées plus loin, par chaque ajout spontané d’un contenu vidéo, mais océan balisé par des données (nombre de vues) et des prescriptions algorithmiques (« Recommandations »). Si un enjeu géographique demeure, il se révèle anthropologique, quand le proche et le quotidien, dans la lignée de l’infra-ordinaire perecquien, se font objets d’investigation. Même les automobilistes qui passent en se moquant « parce qu’ils voient un type lire », accordent leur attention à ce point aveugle, « là où sinon ils n’auraient pas un regard pour le rond-point». Loin du « non-lieu » de Marc Augé, François Bon invente, en retournant l’objectif dans un mouvement centrifuge et non plus seulement centripète, le rond-point-de vue : celui qu’il fallait rejoindre, et adopter, pour accéder à une vision de la ville sans cela cachée : « Ce qui m’intéresse, confie-t-il par exemple, c’est la perspective qu’on a sur cette rue de maisons toutes identiques et serrées, posées bien droit à la militaire40. » C’est par l’inventaire, que dressent les documents iconiques et textuels déposés en complément de chaque vidéo sur Tiers Livre – inventaire dont la sérialité du numérique, répartie en galeries, collections, etc. est l’avatar évident – qu’il faudra passer : « Si je ne viens pas dans le milieu même du rond-point, si je n’en dresse pas cet inventaire photographique, je ne peux pas poser les éléments que je viens […] de rassembler41. » L’arpenteur-performeur finit par délaisser l’horizontalité habituelle des entreprises cartographiques au profit d’une verticalité de la pénétration optique, où lire dans le rond-point mène à observer le tissu urbain depuis ce même rond-point : « si chaque rond-point photographie ce qu’il voit de la ville, ce sera comme une cartographie comme aux rayons X, précisément de ce qu’elle cache42 ». À la ville qui « veut faire croire que », la performance fait rendre raison en s’accommodant du banal : « C’est ça aussi qui va rendre le projet ingrat, prévient l’auteur, une ville moyenne qui vit bien, donc photographiquement pas de grand contraste, ce sera à nous de faire avec43. »

21Or, pour les géographes soucieux, en ce début de xxie siècle, de se détacher de l’ancienne géographie physique, le faire avec ouvre des horizons épistémologiques neufs. Ce que l’homme fait avec l’espace, y compris dans sa mobilité, peut en effet aider à percevoir « l’espace informé par l’homme », dans les termes mêmes d’Olivier Lazzarotti44, dont les travaux furent ici fondateurs d’une appréhension de l’habiter. Les performances littéraires numériques de François Bon, dans cette série de ronds-points, offrent une application artistique de cet habiter, inspirée parallèlement par les libertés que l’art contextuel, tel que synthétisé par Paul Ardenne45, notamment, a prises avec les modes traditionnels d’existence de l’œuvre. Pensées, valeurs, représentations donnent une forme à l’espace, démontrant que « la dimension physique [d’un lieu] n’a pas de sens en soi46 » : c’est bien de tels enjeux qu’actualisent in vivo ces performances de François Bon, destinées à « habiter ces ronds-points: grâce au long terme, se rendre sur chacun tour à tour pour plusieurs heures47 ». Les ronds-points, « implantations non destinées à habiter ni même à traverser » attendaient, semble-t-il, « lieux vides48 » qui n’étaient donc pas des non-lieux, qu’on les informe, qu’une forme leur soit offerte. La foule des automobilistes n’en pouvait mais : « un très grand nombre de nouveaux venus, décrit ainsi Lazzarotti, ne changent pas la nature du lieu, s’ils s’accordent avec ses ordres », c’est-à-dire s’ils obéissent au panneau bleu fléché qui détermine un mouvement (rouler, ne pas s’arrêter), un espace (le bitume, pas le terre-plein), un sens (vers la droite). La performance permet de rompre cet ordonnancement rigoureux du réel et d’intervenir dans des espaces tabous – comme se le proposa par exemple dans les années 1990 le collectif romain Stalker dans sa série Franchissements – et selon deux temporalités complémentaires : dans l’instant de la lecture d’une part – parfois périlleuse, quand rien du minuscule rond-point ne protège du passage véhément des voitures49 – dont le jaillissement s’inscrit dans une poétique numérique privilégiant volontiers les formats brefs et l’écriture jaculatoire50, dans le temps long des heures consacrées à chaque rond-point et prolongées par le geste d’enfouissement d’un livre voué à une lente décomposition. L’enterrement prolonge en réalité la profération, puisque tous deux ressortissent à l’invocation de la littérature, ce royaume des morts, avec lesquels la performance se propose de renouer le lien. Fortement ritualisée, toute performance tend probablement à la cérémonie magique, particulièrement lorsque l’oralité se charge de con-voquer les voix plurielles des auteurs lus sur ces ronds-points. Posté en ce centre du giratoire, position rectrice et sacrée elle-même, François Bon resacralise ces lieux par la littérature proférée puis enterrée. Gina Pane, elle aussi, se disait « complètement vidée », à l’issue de ses performances51. Si Bon, à de multiples reprises, emploie les mêmes termes, c’est que ses ronds-points endossent une même charge cathartique, par quoi le mal-être de la communauté se trouve absorbé puis régurgité par le lecteur, dont la performance se fait chamanique.

22Éphémère du temps urbain voué à ses multiples stimuli benjaminiens / durée de l’humus, cycle naturel de la terre s’allient donc dans ces performances / archivées, de points / ronds. Un temps double, qui peut bien être celui de la performance comme de l’habiter, comme le confirme l’exemple, comparable aux ronds-points de Bon, des free-parties : « la musique », écrit Olivier Lazzarotti – substituons-y la lecture, dans le cas qui nous occupe – « ne fait pas que délimiter le lieu. En habitant l’espace, elle le fait. Il est ses battements, ses rythmes, ses impulsions, comme autant d’affirmations d’autonomie et d’être de ceux qu’elle transporte, autour d’elle comme en elle. » Et quand la fête est finie, éphémère ? « la matérialité s’évanouit, le lieu s’endort, mais ne disparaît pas. Il demeure, comme à l’état latent, dans l’immatérialité et les potentialités des mémoires et des savoirs en attente de nouvelles manifestations. L’éphémère est temporaire, mais pas fugace »52.

23Telle est bien la valeur, double, de toute signature : performée dans l’instant, et performative, elle engage à jamais les contractants. C’est bien de signature corporelle qu’il s’agit dans une performance au carrefour d’un habiter géographique et des arts dits contextuels, où « l’œuvre est insertion dans le tissu du monde concret, confrontation avec les conditions matérielles53 ». Dans ce pan de l’art contemporain, écrit encore Paul Ardenne, « l’artiste offre son corps qui devient par là même sa signature, son graphe54 ». Parallèlement, habiter signifiera, pour Lazzarotti,

traverser les lieux et entrer dans les territoires, les sentir et les ressentir, les respirer, s’y mesurer et fournir, avec soi-même, les arguments du même des autres, ceux aussi de leur singularité : grapher la terre, écrire le monde. Réfléchir à travers les vibrations de son propre corps en résonance avec celles des autres […]55

24Le rond-point comme espace non plus assigné, mais à signer : la performance littéraire de François Bon aura consisté, in fine, à grapher, parapher l’espace vierge. Voici venu, donc, le tag littéraire et oral : François Bon tague les ronds-points, au sens physique des graffitis du street art comme au sens numérique de métadonnée56, pour dire que la littérature existe in situ. Les vidéos sur YouTube témoignent, elles, de cette présence passée, mais incessamment réactivables, rejouables : installées en séries, elles invitent l’internaute à créer des liens, par sa navigation Web, entre les 35 ronds-points visités. L’expérience spectatoriale appartient bien au régime d’effectivité de la performance, en reliant ces lieux entre eux pour constituer, à proprement parler, un territoire, comme « ensemble de lieux à travers lesquels il est possible de circuler57 », et parachever ainsi le geste d’habiter. L’artiste contextuel, mieux qu’un créateur, serait un « connecteur58 » d’espaces : tel aura bien été, IRL comme URL, le sens même de cette expérience physique et connectée des ronds-points.