Colloques en ligne

Marion Brun

La performance académique sous les sunlights : Marcel Pagnol, cinéaste irrévérencieux

1Nous nous proposons d’étudier les performances de Marcel Pagnol à l’Académie Française, comme lors de sa cérémonie d’intronisation le 27 mars 1947. Faisant l’objet d’une véritable mise en scène et mise en spectacle, digne d’un dramaturge mais surtout d’un cinéaste, cette réception sous la coupole est filmée pour la première fois dans l’histoire de l’institution. Ouvrant les portes de l’Académie à un nombre accru de spectateurs, faisant entrer les caméras et les sunlights, Pagnol cherche à faire de cette date un événement historique pour le cinéma nouvellement intronisé. Pour cet écrivain populaire qui s’est compromis au cinéma en se conformant à la culture de masse, l’enjeu de cet événement médiatique est de modifier son image de marque. La stratégie de Marcel Pagnol consiste à jouer sur l’honorabilité que lui confère l’institution tout en se préservant du vieillissement qu’implique l’entrée chez les vieilles barbes du Quai Conti.

Le corps nonchalant : l’ethnotype du Méridional ?

2La performance académique suppose le respect du rituel d’intronisation, de ses traditions et de ses codes. L’uniforme d’académicien lui-même indique bien la nécessité de se conformer à un seul et même rituel. Avant même son élection, Marcel Pagnol affirme d’emblée sa volonté de subvertir le corps rigide de l’académicien pour entrer avec nonchalance sous la Coupole :

Le premier jour qu’on en parla, Marcel Pagnol se mit à rire. À l’Académie ? Qui avait pu songer à cela ? Est-ce bien son genre ? Il se voyait mal sous l’habit vert, sanglé dans un uniforme rigide, coiffé d’un bicorne étroit et armé d’une épée, même symbolique, lui qui tient son pantalon avec une cravate et qui aime rêver en regardant ses doigts de pied pianoter à l’air libre. Josette Day eut tort de rire plus fort que lui en pensant à cette éventualité. Pagnol se vexa. Je voudrais entrer sous la Coupole avec Marcel Achard et Georges Simenon. Au discours, on rigolerait1.

3Dans cet entretien, Marcel Pagnol insiste sur la privation symbolique de liberté que constitue l’uniforme d’académicien (l’uniforme prive le créateur de sa singularité et l’étouffe dans des vues esthétiques étroites et rigides). Il oppose l’habit vert au relâchement de son accoutrement méridional, synonyme d’affranchissement de toutes contraintes (son pantalon n’est presque pas « tenu », ses pieds sont « à l’air libre » et son esprit erre émancipé). Quand il imagine en outre la possibilité de son élection, il se figure en académicien polisson, mauvais élève, qui tourne en dérision le genre académique du discours de réception. Cette image d’un académicien nonchalant est relayée ensuite dans la presse. La caricature2 qui le représente comme un Méridional en espadrilles dans une posture nonchalante sur l’Arc de Triomphe, son habit d’académicien posé sur une chaise mais avec le bicorne en couvre-chef, désigne son appartenance à deux régions géographiques, et le situe comme un académicien hors-normes. Son image d’auteur méridional entre en contradiction avec celle d’un écrivain académique. S’il a les traits de l’ethnotype du Méridional marseillais (la paresse, le verre de pastis à la main, les espadrilles, la chemise légère, le pantalon raccommodé et la gestuelle d’un Marseillais hâbleur), il allonge ses jambes sur l’Arc de Triomphe, entouré par une foule d’admirateurs parisiens (comme semblent le suggérer leurs manteaux) à ses pieds. À la fois consacré à Paris et attaché au Sud, Marcel Pagnol dans cette caricature est dépeint dans sa dualité. Mais son entrée en gloire – il est à l’Académie, le monument célèbre son « triomphe » et sa propre monumentalisation comme figure nationale, les critiques et le public sont, dirait-on, à ses pieds – s’effectue avec impertinence. Au lieu d’adopter la posture fière et digne du conquérant du Quai Conti, il entre ainsi à l’Académie avec la nonchalance et la tranquillité satisfaite d’un buveur d’apéritif qui trinque à sa victoire.

4Marcel Pagnol se donne en spectacle dans son habit d’académicien dans des poses également quelque peu irrévérencieuses. Il est photographié par exemple sans son bicorne avec une cigarette à la bouche qui contraste avec le formalisme de l’habit vert3. La cigarette, attribut de l’intellectuel de la rive gauche, lui permet de se démarquer de l’imaginaire vieillissant du Quai Conti.

5Une autre caricature4 le figure au bras d’une vieille (et surtout longue) barbe. Tous deux sortent de la Coupole en habits d’académiciens. La légende indique : « Rajeunissement » puis « hé ! collègue, on va se le boire ce pastis maintenant ? ». La célébration de son élection est ramenée à la familiarité populaire de l’apéritif méridional, marquant de nouveau le relâchement par rapport au formalisme qu’implique la Coupole. La réplique d’un registre familier (l’absence d’inversion sujet-verbe caractéristique d’une langue relâchée) qui introduit des tournures méridionales (l’interjection méridionale, le pronom réfléchi surnuméraire qui brise la norme syntaxique) dessine le portrait d’un écrivain populaire et méridional.

6La performance académique tend à confirmer l’ethnotype méridional d’un corps relâché qui contraste avec l’univers académique et son formalisme. Grâce à son appartenance à une culture régionale et populaire, Marcel Pagnol se forge l’image d’un académicien anti-conformiste, jeune, qui remet en question les rites et les habitudes de la vieille dame du Quai Conti.

7Toutefois, lors du discours de réception, une attention particulière est portée à la voix de l’auteur-interprète et à son accent. Plusieurs journalistes viennent à s’étonner de l’absence d’accent de Pagnol, « mitigé, écrit Louis Chauvet, de parisianisme5 ». Gabriel D’Aubarède écrit :

− Mais il n’a pas l’accent ! chuchotait-on.

On s’étonnait aussi que le père de Marius, de Fanny et de César s’exprimât en un français qui, mon Dieu, tout en chantonnant un peu, ne rappelait pas tellement celui qu’on entend sur la Canebière et dans les salles obscures où l’on passe la fameuse trilogie6.

8Ce gommage des particularismes régionaux entre en contradiction avec l’image de Méridional qu’il semble vouloir véhiculer en insistant sur le laisser-aller de sa posture. Il intériorise l’injonction qui exige l’adoption de la norme des classes dominantes parisiennes. Le relâchement ne peut pas s’étendre à la manière de s’exprimer dans ce temple de la correction de la langue. Cette adaptation de la voix est l’une des limites à la stratégie irrévérencieuse de Pagnol qui demeure mesuré dans ses provocations à l’égard de l’institution. Sa performance apparaît ainsi en demi-teinte puisqu’il y revendique et efface tout à la fois les traces de sa méridionalité. Sa stratégie et sa posture sur la question du régionalisme restent ambiguës.

La performance : le tapage

9L’intention du dramaturge consiste bien à faire parler de lui lors de son élection à l’Académie, à faire du bruit, voire à chahuter par sa performance les habitudes sous la Coupole. Georges Simenon, intime de Marcel Pagnol et de Jean Cocteau, rapporte les déclarations d’intention du dramaturge-cinéaste à ce propos :

C’était en 1945. J’avais passé la guerre en Vendée et, arrivé à Paris, j’ai retrouvé un de mes anciens amis ; célèbre sinon illustre, mais encore jeune d’esprit. Il me dit à peu près :
− L’Académie française vient d’être amputée d’un certain nombre de ses membres, non par décès de ceux-ci, mais parce que, ayant été plus ou moins vichystes, ils ont été jugés indignes. Ceux qui restent vont éprouver le besoin de se rajeunir, car l’époque est plus ou moins révolutionnaire et, en accueillant quelques jeunes non conformistes, les anciens se créeront en quelque sorte un alibi. Je pose donc ma candidature. Ensuite, une fois en place, je m’arrangerai pour y faire entrer trois de nos amis.
Il me cita les noms (Maurice Garçon, Jean Cocteau et Marcel Achard) tous très connus aussi, tous morts, hélas, aujourd’hui. Puis il ajouta :
− Tu t’en rends compte si, à nous quatre, nous allons chambouler toutes ces vieilles barbes du Quai Conti !
Ils ont en effet, en l’espace de deux ou trois ans été élus tous les quatre. Je m’attendais à des éclats7.

10Marcel Pagnol, dans ce témoignage, semble extrêmement lucide quant aux enjeux de légitimation réciproque que constitue son élection à l’Académie, mais également quant aux modalités modernes et contemporaines d’inscription dans le champ littéraire. On ne peut entrer à l’Académie sans en saper l’autorité : la posture assure une double légitimité, celle de l’institution et celle des contre-pouvoirs qui se construisent sur le mythe de la révolte. Simenon revient à plusieurs reprises sur cette volonté de renouvellement de l’Institut :

Je revis Pagnol qui m’annonça son prochain mariage et sa candidature à l’Académie française.
− On va y entrer tous, toi aussi, et Cocteau, Achard, tous les jeunes, et on y fera un sacré boucan8

11Marcel Pagnol, en évoquant la jeunesse, le bruit, et le bouleversement, adopte la posture d’un agitateur des lettres.

12Ce tapage est réalisé lors de sa performance du 27 mars 1947 : il introduit par les caméras la modernité sur le Quai Conti. Marcel Pagnol décale les codes de l’entrée à l’Académie en la transformant en spectacle médiatique. Plutôt qu’en écrivain, il entre en vedette. Les témoignages des journalistes insistent sur cette transformation de l’Académie, devenue scène et studio :

Jamais tant de rayons n’étaient descendus de la Coupole en flèches si perçantes. Le plus souvent, une lumière grise enveloppe l’assistance jusqu’au moment où l’on allume les lampes dont le reflet dore doucement les niches de la chapelle et le chêne du bureau. Mais, pour l’entrée du cinéma à l’Institut, on avait disposé des sunlights sur la corniche intérieure du dôme et dans l’une des tribunes ; si bien que cette réception, avant qu’elle ne commençât, ressemblait à la mise en place d’un film où M. Marcel Pagnol pourrait jouer, au naturel, son rôle d’académicien.
Quand cette incandescence se répandit soudain, on entendit un bruissement de surprise. Ainsi font les salles à l’annonce de la vedette. Le théâtre entraîne toujours les mêmes curiosités et les mêmes démonstrations là où il se transporte… La renommée de M. Marcel Pagnol, qui a fait le tour du monde, ne pouvait pas ne pas donner à l’Institut, l’espace d’une séance, cette animation théâtrale. On s’était bousculé aux portes du monument, on s’était empilé sur les bancs et sur les tabourets ; les photographes, en grappes, les journalistes, qui ne surviennent d’ordinaire que bien après le roulement des tambours étaient là « devant que les chandelles soient allumées ». Et quand M. Marcel Pagnol entra, entre ses parrains que ces lumières étincelantes éblouirent comme chacun de nous, on eut le sentiment qu’une pièce commençait, dont, certes, nous connaissions le sujet, mais dont la représentation attendue se produisait enfin9.

13Marcel Pagnol métamorphose l’ambiance mystérieuse et feutrée de l’Académie en installant la lumière violente des projecteurs que requiert l’enregistrement filmique. Ce n’est plus une intronisation secrète, qui se fait dans une douce obscurité et dans l’intimité. Au contraire, il expose et donne à voir son discours, fait entrer l’agitation de la vie médiatique sur les bancs de l’Institut. D’un rituel élitiste et sectaire qui limite l’intronisation aux regards des happy few, Marcel Pagnol entend faire un événement public. Il veut transformer le rite sclérosé d’une institution vieillissante en un événement populaire et médiatique. Par ailleurs, il joue fortement sur la symbolique concomitance entre son arrivée à l’Académie et l’introduction de nouveaux médias sous la Coupole comme la radio, le cinéma, qui sont des vecteurs de la vie moderne. Il cherche à faire date, à marquer l’événement comme un tournant et une rupture dans l’histoire de l’Institution. Comme le précise René Bizet, « c’est une date pour le cinéma que ce 4 avril 194610 », puisqu’elle contribue à l’institutionnalisation du septième art. François Simier met en lumière lui aussi l’audace de Pagnol qui transforme son entrée en spectacle et fait pénétrer la « vie moderne » :

Homme de théâtre, Pagnol a voulu faire sous la Coupole une entrée théâtrale. Pour cela il a recouru sans ménagement aux moyens que la vie moderne impose : les actualités filmeront et la radio enregistra son discours. En compagnie de Jérôme Tharaud, le père de César a veillé lui-même à l’installation de T. S. F. propre à servir ses efforts vocaux par abondance de fils et sonorité d’amplificateurs.
Au reste, l’audace de Pagnol ne se borna pas là. Alors que le règlement et l’usage ne permettent au nouvel élu de disposer que de vingt places de séance pour sa famille et ses amis, il en réclama… deux cents. Une transaction fut adoptée. À titre exceptionnel et sur intervention de ses parrains Pagnol obtint soixante places, le triple du contingent habituel et réglementaire11.

14Ces éléments lui permettent d’asseoir son image d’académicien anticonformiste, qui sait bouleverser les habitudes et les rites de la vieille institution. Maurice Coquelin va même employer le terme de « bombe » :

Marcel Pagnol a jeté sa bombe sur l’Institut, conformément à la prédiction de Didier Daix. Une sorte de Bikini artistique, en ce sens que les dégâts sont limités, mais avec cette différence notable que l’échec partiel de la bombe ne saurait ici chagriner personne. Tout de même, la respectable dame a été quelque peu bousculée. Sur son visage habitué à la pénombre, on a braqué violemment, pour la première fois, l’éclat aveuglant de six projecteurs. La dame en a cligné des yeux, l’air quelque peu effarouché. Cependant que les cinéastes et ingénieurs du son envahissaient l’illustre salle, bousculant les journalistes accrédités qui avaient eu l’audace de s’asseoir sur l’unique banquette qui leur était réservée, faisant le vide autour d’eux pour installer l’énorme caméra et tous ses accessoires, s’interpellant l’un l’autre amicalement par-dessus l’hémicycle, escaladant même au besoin avec la plus parfaite désinvolture jusqu’aux fauteuils des académiciens.
Dans l’effervescence générale en partie juvénile, le roulement solennel du tambour perdit tout son effet. Marcel Pagnol, par contre, ne devait pas manquer le sien. Il arriva causant avec ses deux parrains, comme si de rien n’était, comme l’on passe d’une pièce à l’autre, chez soi, en poursuivant la conversation. Tout à fait à son aise, le jeune père de Marius dans cette maison auguste qui avait pris exprès pour lui les allures et l’aspect d’un studio ; en son honneur, en quelque sorte, et pour consacrer, visiblement et ostensiblement, la prise de possession de l’Académie française par le théâtre et par le cinéma parlant12.

15L’agitation et le rajeunissement sont thématisés par le journaliste : il décrit une cérémonie anticonformiste qui fait fi de la bonne conduite et de la bonne tenue. Le rituel transformé perd sa solennité, comme le prouve l’effet manqué du tambour. Marcel Pagnol s’approprie donc son entrée, la singularise, en préférant le laisser-aller à la gravité cérémonieuse. La désinvolture des machinistes et ingénieurs, qui osent crier et escalader les bancs et les chaises, est parallèle à l’aisance du cinéaste. Si un certain désordre règne à cause des installations des projecteurs et des haut-parleurs sous la Coupole, il n’en reste pas moins que le journaliste nuance son jugement en parlant de « Bikini artistique », (reprenant ainsi à son compte, avec le terme de bombe, le jeu sur le mot « Bikini », atoll de l’Océan Pacifique où eurent lieu les premiers essais nucléaires américains). Supposant qu’il s’agit plus d’une provocation apparente, il parle d’« échec partiel » : au lieu d’explosion des conventions, il n’y aurait qu’un « bousculement ».

Les discours impertinents

16Les discours académiques de Pagnol, que ce soit son discours de réception, ou celui qui accueille Marcel Achard, entretiennent son image d’immortel impertinent. L’éloge de son prédécesseur, Maurice Donnay, est ponctué d’anecdotes triviales, comme sa manie de faire des boulettes de pain de mie. Mais surtout, le nouvel académicien insiste sur les débuts artistiques de Maurice Donnay à Montmartre, au Chat Noir :

Le cabaret du « Chat Noir » semble avoir été assez différent de ceux qui sont aujourd’hui la gloire de Montmartre. La satire tenait moins de place, et l’on y disait plus de poèmes que l’on n’y chantait de chansons... De plus, les prétentions littéraires de ces chansonniers étaient si grandes qu’ils se faisaient servir par des garçons de café qui portaient, avec une élégance charmante, le costume de l’Académie ; enfin, ils publiaient une revue littéraire qui s’appelait aussi le Chat Noir, et qui eut l’honneur d’imprimer les premiers vers de Maurice Donnay. Ainsi, les bourgeois peu lettrés et les chansonniers dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous pouvaient se donner le plaisir, en frappant dans leurs mains, de voir accourir l’une de ces caricatures d’académicien.
Si je rapporte ici ce détail, c’est pour la plus grande gloire de l’Académie : avec une sérénité parfaite, avec une indulgence écrasante, elle accueillit, en 1910, le chansonnier de Montmartre qui était devenu un grand écrivain ; elle lui accordait ainsi le droit de porter, dans les plus nobles cérémonies, l’habit des garçons de café du « Chat Noir ».
Il semble que Maurice Donnay, avec sa conscience inquiète et scrupuleuse, se soit pardonné moins facilement que ne fit l’Académie : c’est peut-être pour réparer, d’une façon secrète, mais solennelle, cette impertinence de sa jeunesse, qu’il a voulu partir pour l’éternité dans son costume d’Académicien13.

17Rappelant la propre « impertinence » de Maurice Donnay et du cabaret, Pagnol la fait sienne dans son discours, et n’hésite pas à discrètement tourner en dérision l’Académie française. L’honneur de l’uniforme d’académicien est devenu dans la bouche de Marcel Pagnol, avec humour, l’habit des garçons de café du « Chat Noir ». Une même posture irrévérencieuse traverse son discours adressé à Marcel Achard. Racontant le passé d’histrion du dramaturge, Marcel Pagnol ne manque pas de rappeler par la même occasion l’absence de Molière à l’Académie. Cette mention lui permet de s’inventer une généalogie : celle de l’Académicien en marge, qui aurait pu ne pas en être. Pied-de-nez à l’Institution, il raconte comment l’Académie vient d’élire un nouveau pitre, un nouveau grossier comédien de cirque :

Vous avez joué, Monsieur, le rôle d’un pitre de cirque, dans une pièce que vous aviez délibérément composée vous-même. J’en parle savamment, car je vous ai vu, la face enfarinée, le menton pointé, les pieds en dedans, imiter de votre mieux l’accent anglais du cirque ; je vous ai vu, dis-je, soulever de grands éclats de rire et des applaudissements prolongés en recevant, Monsieur, des coups de pied14 !...

18L’aposiopèse de la phrase finale ne laisse guère de doute sur la chute triviale et comique qu’entend suggérer Marcel Pagnol. Jean-Jacques Gautier témoigne de l’effet qu’a eu ce discours sur la vénérable assemblée :

Pagnol académicien, je ne puis oublier cet étonnant effet de théâtre tandis qu’il recevait son ami, l’autre Marcel (Achard), sous la Coupole ; il lisait cérémonieusement, cérémonialement, son discours, voussoyant, pour la première fois, un vieux camarade qu’il n’avait jamais tant appelé « Monsieur »… « Je vous ai vu, disait-il, la face enfarinée, soulever des grands éclats de rire en recevant Monsieur, des coups de pied »… Et des coups de pied où ? On était arrivé au bas de la page. Pagnol tourna le feuillet. Il y eut un silence. L’assemblée frémit presque d’une pareille outrecuidance en un tel lieu. L’orateur reprit sa lecture d’une voix égale « au Théâtre de l’Atelier ! ». L’éclat de rire qui secoua la compagnie dut traverser la Seine15.

19Pagnol, respectant le cérémonial qui exige le vouvoiement d’un ami, fait résonner par cet effet l’hypocrisie d’un tel discours cérémonieux et tend à interroger discrètement ses limites. L’académicien n’est pas loin de les outrepasser par son outrecuidance, lui qui fait rire, jusqu’à l’autre rive de la Seine.

Performer ailleurs 

20Notons que le cocktail chez Maxim’s et la remise de l’épée d’académicien confirment cette posture anticonformiste. D’une part, dépaysant les académiciens de leur lieu de réception, Marcel Pagnol provoque un petit scandale16 en le transposant dans ce fief de la mondanité dramatique, qui confère, d’après Yves Mirande, « un grade dans la vie parisienne17 ». D’autre part, la cérémonie de remise de l’épée se déroule dans les studios de Billancourt dans un décor de cinéma comme en témoigne un journaliste dans un article de l’Opéra :

La cérémonie fut aussi peu académique que possible et se déroula samedi dernier aux studios de Billancourt dans un décor de rue dont la plaque nous révéla que Pagnol avait déjà sa rue . Tout semblait appartenir au plus pur domaine de la galéjade marseillaise. Un académicien accompagné de sa jeune femme, fêté par des gens de cinéma dans une fausse rue avec maisons en carton-pâte sous un faux soleil de sunlights… et pour couronner cette suite de « gags », le récipiendaire, aphone qui, pour la première fois, faisait du doublage. Autour de Marcel Pagnol, il eût été vain de chercher quelque académicien. Cette rue, jonchée de câbles électriques, était peu praticable pour les habitués du Quai. Je ne sais pas très exactement ce que Armand-Jean du Plessis, Cardinal de Richelieu, aurait pensé de cette réception si peu conforme aux traditions de l’Académie française18

21Comme lors de sa réception sous la Coupole, Marcel Pagnol cherche à souligner son identité d’homme de cinéma et de premier académicien de l’écran. Le décor met en abyme le spectacle de la remise de l’épée et surtout le met à distance. L’artificialité contamine la cérémonie qui devient une parodie d’elle-même. Par ces différentes performances, Marcel Pagnol impose l’image d’un académicien non académique.

22Trois gestes forts peuvent pourtant être retenus de la démarche de Marcel Pagnol, qui loin de vouloir seulement provoquer, entend annoncer une nouvelle ère littéraire :

23− Un geste politique qui veut populariser et diffuser la culture légitime.

24− Un geste esthétique qui propose l’entrée du cinéma en littérature. Il inaugure l’élection d’un cinéaste à l’Académie et marque l’histoire du cinéma en devenant l’homme qui a fait entrer le cinématographe dans la sphère légitimante du littéraire.

25− Un geste sociologique qui impose l’écrivain-vedette. Il est l’un des auteurs importants du xxe siècle, avec Jean Cocteau, à construire sa carrière en accord avec la modernité médiatique qui exige le spectacle, à jouer de sa figure d’actualité pour maintenir un intérêt continu pour son personnage d’écrivain. Cette mise en scène lors de l’élection à l’Académie a des échos avec la description que donne Julien Gracq dès 1949 dans La Littérature à l’estomac et qui annonce un tournant dans la vie littéraire devenue une « fiesta rituelle19 ».

  

Fig. 1 : Caricature de Gus accompagnant l’article de Yvan Audouard, « Par trois degrés au-dessous de zéro, sur les Champs-Élysées, Marcel pagnolise », Paris-Presse L’Intransigeant, 20 janvier 1953 :

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Fig. 2 : Photographie archives BnF : 8-Rsupp-3231 :

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Fig. 3 : Gus, « Avec le discours de réception de Marcel Pagnol le cinéma parlant a pris possession de l’Académie », Le Matin, 28 mars 1947 :

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