Colloques en ligne

Jérôme Meizoz

Nomi Nomi : à cheval sur la frontière linguistique

Résumé

1Cette étude de cas porte sur le duo d’écrivains Nomi Nomi, composé de Noëlle Revaz et Michael Stauffer (No est francophone et Mi germanophone). Couple à la ville comme à la scène, installés dans la ville bilingue de Bienne/Biel, ils donnent des performances aussi bien en Suisse francophone et alémanique qu’en France et en Allemagne. Le duo met en scène non sans humour toutes les virtualités des deux langues (accents, sonorités, etc.) mais aussi les échanges culturels et linguistiques difficiles dans le contexte national et international. La performance scénique constitue aussi pour cette génération d’auteurs, désireux de vivre de leur art, un prolongement à l’œuvre imprimée, en termes de publics et de revenus.

Introduction

2Envisager la littérature non seulement comme thesaurus de textes, bibliothèque ou archive, mais comme une constellation d’« activités » adossées à des situations, des formes, des supports et des acteurs, c’est un point de vue devenu familier chez les littéraires (ainsi de Paul Zumthor1), et très représenté dans les sciences sociales (par Howard Becker2)3. Mes recherches récentes s’y inscrivent4, au carrefour d’un courant de réflexions anthropologiques sur la littérature, que Florent Coste a récemment illustré dans Explore. Investigations littéraires :

Une théorie anthropologique de la littérature s’intéresse aux relations sociales qui s’organisent autour des œuvres littéraires et que ces dernières réarticulent5.

3Coste envisage la littérature moins comme une « représentation » (mimesis), que comme une « modélisation » du monde, observant la dimension d’action (agency) et les effets des objets littéraires sur celui-ci ainsi que les possibilités d’action qu’ils y déploient (redescription, requalification, critique, déplacement, parodie, etc.). Parcourant lui-même les travaux d’Yves Citton, Jacques Rancière, Roger Chartier, Franco Moretti, Marielle Macé ou Hélène Merlin-Kajmann, avec l’œil du pragmatisme américain doublé d’une référence à Wittgenstein, Florent Coste envisage l’enquête sur la littérature comme une « ethnographie », dont la tâche serait avant tout descriptive, attentive aux processus et performances constitutifs de l’activité littéraire :

Une anthropologie pragmatique de la littérature privilégie l’action littéraire dans ses modalités concrètes, c’est-à-dire l’effectivité pratique, morale et cognitive de langages littéraires considérés dans leurs aspects opératoires6.

4Dans le sillage de Paul Zumthor notamment, des ouvrages sur la chanson réaliste7, le rap8, le slam9 ont contribué à redéployer la voix derrière la lettre et le corps derrière le livre. Ces retrouvailles de la littérature et de la voix puisent d’ailleurs à des pratiques antérieures comme la lecture à haute voix, qu’elle soit cénaculaire ou publique. À ce sujet, Vincent Laisney rappelle qu’« une grande partie de la production littéraire du xixe siècle a été récitée avant d’être imprimée10 ». On y ajoutera, plus près de nous, les expérimentations des avant-gardes, qu’il s’agisse des expérimentations poétiques (des Dada aux Surréalistes, des lettristes au spoken word issu de la Beat generation), ou des poétiques romanesques de la voix11.

5Comme le font les artistes contemporains depuis longtemps, certains écrivains médiatisés (ou familiers du cosmos médiatique) intègrent désormais à l’espace même de l’œuvre l’effectuation orale de celle-ci devant un public. Michel Houellebecq a dit en radio ses poèmes inédits12, expérience de mise en voix à laquelle il s’était déjà adonné dans l’album de chansons Présence humaine (2000). Christine Angot donne de nombreuses lectures à haute voix de ses ouvrages. Elle estime d’ailleurs que ses textes autofictifs trouvent leur pleine réalisation non dans l’ouvrage imprimé, mais au cours de la lecture, lorsque la voix et le corps portent le texte et assument sa charge intime. Il y a là quelque chose qui rappelle un autre engagement existentiel et corporel dans l’écriture, au ton volontiers assertif voire prophétique, celui de Marguerite Duras13. Pour Duras, la littérature est un continuum de pratiques incluant autant ses textes que ses entretiens médiatiques oraux. D’ailleurs, la voix publique de Duras ne s’est-elle pas conformée au style écrit de l’auteure (et non l’inverse, puisque c’est la voix entendue à Apostrophes en 1984 qui fait de Duras une célébrité, plus de quarante ans après ses premiers écrits) ? Les « écrivains de discours » comme les nomme Pierre-Marie Héron14 se distinguent des « écrivains de texte », car pour eux écrire et parler sont deux modalités de la littérature qui s’interpénètrent et se résorbent dans le monologue créateur constant qui les fonde. Écrire (1993) porte en sa genèse la totalité de ce processus : ce livre imprimé provient en effet d’une source orale transcrite et réécrite. Autrement dit, la voix parlée de Duras dans les médias s’accorde à l’ethos qu’on entend dans son œuvre écrite. Il se joue là une vocalité et, par-delà, une corporalité ainsi que tout un monde éthique associé : les valeurs dont Duras est porteuse, sur l’amour, la politique, la société.

Lire en public

6Un caractère scénique, littéral et métaphorique, s’attache à la vie littéraire, inhérent à sa dimension publique. Qu’il s’agisse de performer son texte (François Bon, Christine Angot) ou simplement de s’exprimer en public dans le rôle d’écrivain (Patrick Modiano), l’auteur signe oralement sa scène publique. Autrement dit, il y manifeste une « posture » qui engage au moins deux dimensions de l’activité littéraire : elle constitue une activité énonciative (un ethos : ton, oralité, corporalité et tout le monde éthique associé) et un dispositif scénique (elle met en scène une persona).

7Autrement dit, l’oralisation est une incarnation15, tout à la fois acte énonciatif (ethos, vocalité, ton) et réglage dramaturgique16. De par son caractère ritualisé et contextuel, l’oralisation connote tout un procès artistique et affirme un type de positionnement littéraire. On s’attachera dans cet article aux situations où les auteurs eux-mêmes accomplissent la performance orale. Gérard Genette note à ce sujet, dans Seuils (1987) :

Il faudrait peut-être toute une étude à part, dont je n’ai heureusement pas les moyens, pour traiter d’une autre forme, au moins indirecte, d’épitexte public : celui que fournissent, et depuis toujours, les séances de lecture publique des œuvres par leurs auteurs. […] la lecture (ou récitation de mémoire) elle-même est déjà bien évidemment, par son débit, ses accents, ses intonations, par les gestes et mimiques qui la soulignent, une « interprétation ». Nous n’avons, par force, aucune trace de telles performances antérieures à la fin du xixe siècle, mais quelques témoignages indirects qu’il serait peut-être utile de rassembler et de confronter, et au moins, pour les fameuses tournées de Dickens, (qui a laissé le souvenir d’un prodigieux acteur), quelques versions spécialement abrégées, voire modifiées, qui portent indirectement commentaire17.

8Le poéticien considère cette pratique comme un « épitexte auctorial public18 » réalisé autour de l’espace textuel et le déployant dans un autre code, celui de l’oral. Elle se caractérise par une médiation technique (micro, éclairage, etc.) et une actualisation parfois ultérieure à l’écriture (un texte préexistant, voire même imprimé, mis en lecture), parfois plus proche de celle-ci, lorsqu’il s’agit de création semi-improvisée. Ainsi l’écrivain François Bon dit ses textes, accompagné de musiciens, en vue de diffusion filmée sur la toile. Progénitures de Pierre Guyotat a été lu par l’auteur au Centre Pompidou en 2000, et le volume publié après coup chez Gallimard s’accompagne d’un CD en vue de rappeler le primat de la lecture sur le texte imprimé.

Oralité

9La performance engage la question de l’« oralité » au sens donné à ce mot dans les ultimes travaux de Paul Zumthor :

[…] la notion d’oralité met en cause un caractère remarquable de la civilisation d’origine européenne depuis deux ou trois siècles, la littérarisation de la culture. Radicalement sociale, autant qu’individuelle, la voix, en transmettant un message, signale en quelque façon la manière dont son émetteur se situe dans le monde et à l’égard de l’autre à qui il s’adresse. La présence, dans un même espace, des participants de cet acte de communication, les met en position de dialogue (réel ou virtuel), engageant ici et maintenant, dans une action commune, leur totalité individuelle et sociale. L’écriture est inapte à produire de tels effets, sinon de façon indirecte et métaphorique19.

10Il faut donc, selon Zumthor, dépasser le « préjugé littéraire20 » qui identifie abusivement la littérature à l’écrit, manifestant au passage une conception étroite et historiquement circonscrite de celle-ci. La perspective adoptée ici est au contraire centrée sur l’état oral (corporel) et non sur la forme imprimée. L’activité littéraire implique l’engagement corporel des auteurs et, du côté du public, l’expérience corporelle de l’écoute (voix, rythme, vibrations, etc.)21. Ainsi Richard Shusterman a-t-il souligné la prégnance du rythme dans le rap et l’importance, pour l’étudier, d’en faire l’expérience physique :

Une appréciation complète des dimensions esthétiques d’un disque de rap exigerait non seulement qu’on l’écoute, mais qu’on le danse, afin de ressentir son rythme en mouvement22.

11Puisque le dispositif littéraire ainsi conçu ne se réduit pas à des textes, je vais me tenir pour le moment en deçà du geste herméneutique. Dans l’étude de cas proposée ici, qui constitue la première ébauche d’une observation en cours, il s’agira plutôt de décrire une activité accomplie à deux face à un public.

Nomi Nomi

12Donc, un objet exotique (faiblesse d’ethnographe), un duo d’écrivains suisses du nom de Nomi Nomi23. Ce duo de termes est constitué des syllabes initiales du prénom des auteurs qui l’animent : Noëlle Revaz (1968) et Michael Stauffer (1972). C’est dire si la partie s’annonce à deux, chacun y ayant la même place et des rôles substituables. Le duo forme un couple dans la vie, comme on dit. Noëlle est francophone, Michael germanophone, plus précisément locuteur d’un dialecte bernois, dans lequel il écrit et se produit. Ils vivent dans la ville bilingue de Bienne/Biel, située à la frontière linguistique entre la Suisse romande et alémanique, et réputée pour la volonté des autorités d’y faire cohabiter harmonieusement les deux langues.

13Noëlle Revaz, dès ses débuts, a écrit dans une visée d’oralité. Au cours de ses études de lettres (une solide formation de latiniste et de littéraire), elle donne d’abord sous le pseudonyme de Maurice Salanfe des chroniques radiophoniques à la chaîne culturelle Espace 2 (1995). Plusieurs courts dialogues et nouvelles sont mis en scène par François Marin au théâtre du Lapin-Vert (1996-1997). En 2002, elle publie son premier ouvrage, Rapport aux bêtes (Gallimard). Tout en poursuivant une œuvre imprimée (Efina, 2009 ; Quand Mamie, monologue théâtral, 2011 ; L’Infini livre, 2014 ; Hermine blanche, 2017), elle est active durant plusieurs années dans le collectif de scène Bern ist überall constitué d’auteurs des diverses langues nationales et publiant plusieurs CD. Aujourd’hui, elle tente de vivre de son métier d’auteure indépendante, tout en assumant un mentorat à temps partiel à l’Institut littéraire suisse de Bienne (Haute école des arts). Notons que les textes donnés par Noëlle Revaz à l’occasion de Nomi Nomi sont distincts de son œuvre imprimée, composée principalement de romans et de nouvelles. Elle compose des petits sketches, anecdotes ou récits pour la scène, qui restent pour l’instant inédits. Malgré ma demande, je n’ai pu consulter les textes qu’elle a sous les yeux lors du spectacle. J’en ai donc opéré ici une simple transcription, que j’espère la plus fidèle possible.

14Différente est la pratique de Michael Stauffer qui dit en public des textes inédits aussi bien que des textes déjà parus. Ainsi « It’s nice », poème beckettien en anglais prononcé avec un fort accent alémanique, est paru dans le recueil Alles kann lösen24 avant d’être repris au répertoire de Nomi Nomi. « Dichter Stauffer », tel est son nom de scène, a étudié les lettres à Berne et obtenu un diplôme pédagogique (allemand et français). Comme Noëlle Revaz, il enseigne à temps partiel à l’Institut littéraire de Bienne. Homme de scène avant tout, il vit depuis 1999 de son activité littéraire documentée par un riche site internet (www.dichterstauffer.ch). Il a publié plusieurs ouvrages et CD, écrit pour la radio (Hörspiel), pour la scène (performances, lectures musicales), et publie des poèmes (Alles kann lösen, 2013), des proses ainsi que du théâtre. Son dernier ouvrage paru, Jeden Tag das Universum begrüssen (2017) est présenté sur sa page Facebook au moyen d’extraits lus en vidéo par des amis écrivains. Ses textes mêlent l’allemand, le dialecte alémanique, l’anglais et parfois le français. Il se produit sur les scènes de Suisse alémanique, d’Allemagne et d’Autriche. Stauffer s’inscrit dans la tradition du spoken word, inspirée de la Beat generation, distincte du slam, qui, lui, ne mobilise pas la musique25. Stauffer en effet travaille avec des musiciens, chante et improvise aussi. Cette pratique, très vivante en Suisse alémanique, trouve sa déclinaison éditoriale avec les éditions Spoken Script (Lucerne), au catalogue desquelles figurent de grands noms de la scène littéraire alémanique comme Franz Hohler, Beat Sterchi, Pedro Lenz ou Heike Fiedler.

Description

15Nomi Nomi recourt à la forme de la lecture-spectacle (Lesespektakel). Le duo joue dans les cafés littéraires et les médiathèques, parfois dans un festival littéraire, mais pas, à ma connaissance sur des scènes de théâtre. Une petite forme pour de petits lieux. Dans les cafés et les médiathèques, pas de finance d’entrée. Le duo joue principalement en Suisse francophone et alémanique, en Allemagne et en France.

16Par sa constitution même, Nomi Nomi invite à dépasser les frontières linguistiques. Le dispositif est simple : tous deux se tiennent assis à une table, avec un micro et leurs feuilles sous les yeux. Ils lisent et interprètent les textes, Michael avec un sens consommé de la scène (il se lève, grimace, développe toute une gestuelle, change de ton, etc.), Noëlle se contentant plutôt d’une lecture animée. Quelques rares textes sont lus en solo, mais la plupart sont interprétés en duo, avec une division du travail par langues et par rôles. Une véritable interaction a lieu entre les deux acteurs. Ainsi quand Noëlle lit, Michael la mime et ajoute des commentaires en dialecte alémanique. Chacun mobilise avant tout sa propre langue et, de temps en temps, celle de l’autre. Michael dit aussi des textes en anglais. Émergent alors des accents et des prononciations sciemment approximatives. Entendre Noëlle lire en allemand avec un fort accent français, ou Michael prononcer le français à la manière alémanique soulève des rires dans le public, que ce soit à Vevey ou à Berlin. En effet, ces prononciations sont très familières au public suisse, engendrant depuis très longtemps des plaisanteries rituelles et des spectacles humoristiques (le fameux humoriste Emil). Si l’interaction entre chacun des diseurs est forte et complexe, fruit d’une mise en scène concertée, elle reste cependant minimale avec le public. Il n’y a pas de prise à partie des spectateurs, de participation directe de ceux-ci aux jeux verbaux, ni d’apostrophes explicites.

17Ajoutons que les codes de Nomi Nomi renvoient majoritairement à ceux du spectacle comique. Veine que la critique a plus d’une fois soulignée chez Noëlle Revaz, notamment dans le monologue satirique Quand Mamie (2011) et dans les nouvelles aux tonalités enfantines d’Hermine blanche (2017). Dans le même registre, Michael Stauffer a obtenu le Förderpreis für Komische Literatur de Kassel (2008), récompensant de jeunes auteurs qui se distinguent par le grotesque et la satire, mais également par le plaisir à jouer du langage, soit la Spielfreude, selon le discours de remise de prix cité dans le quotidien alémanique Blick (15.8.2008). Faut-il y voir un lien avec la montée en puissance sur les scènes comme dans les médias (radio, TV, presse, vidéos en ligne) des humoristes comme figures populaires ? En effet, depuis une quinzaine d’années, en Suisse du moins, la multiplication des festivals d’humour apparaît comme une alternative prisée au sérieux des politiques et des intellectuels.

18Avant d’aborder quelques exemples, voici le programme de la lecture-spectacle donnée au Literarisches Colloquium de Berlin (LCB), reconstitué en dix séquences d’après la bande-son que j’ai pu écouter (le programme n’est pas distribué au public) :

1. [Mi en allemand, et en alternance No en français] : « Un homme se promène sur le sable et trouve un briquet sur lequel est écrit LCB Berlin ». [Courte anecdote]
2. [No secondée par Mi en allemand, puis autre intro de Mi, seul, en allemand] : « Bonsoir… » [Salutations et présentation au nom de l’Ambassade de Suisse]
3. [Mi en allemand] : « Un psychiatre organise une thérapie de groupe » [Brève histoire]
4. [No en allemand, elle fait un dialogue en dialecte, discrètes ponctuations de Mi] : « Mit dem Luca, David, Sara, Nico, Peter, Leon, Lara… » [Brève histoire : identification d’un arbre par un groupe d’enfants]
5. [No en français /Mi en dialecte] : « Je suis… çui qu’est suisse »
6. [Mi, en anglais, après avoir introduit ce texte en allemand. Dans le texte, Dieu parle anglais avec l’accent alémanique] : « It’s nice »
7. [No seule en français] : « J’ai recommencé à fumer… »
8. [Mi, intro en allemand, puis No en français, No et Mi selon un principe vocalique, pastichant d’autres langues] : « Des deux côtés de la barrière » : dialogue entre une vache et un homme.
9. [No en français/Mi ponctue par extraits en allemand] : « Pour l’anniversaire de mon mari, on est allés au restaurant… »
10. [No en français /Mi en allemand, fort accent alémanique] : « Nous avons la joie de vous annoncer… » [Clôture]

19Ce programme diffère sur quelques points de celui entendu à Vevey quelques mois plus tôt. Par exemple, l’ouverture et la clôture (séquences 1, 2 et 10) sont différentes. Dans l’introduction à la soirée que constituent les séquences 1 et 2, les propos sont adaptés au lieu où elle se déroule. Voici le propos lu par Noëlle Revaz à Berlin, en séquence 2 :

Bonsoir, ça nous fait particulièrement plaisir de lire dans un endroit aussi magnifique, et d’être venus ici pour manger du fromage d’Appenzell.

J’ai été envoyée par l’Ambassade de Suisse pour vous informer qu’il existe aussi une littérature française en Suisse, et comme vous le savez aussi une littérature italienne, rhéto-romanche et comme il y a 25 % d’étrangers en Suisse, vous pouvez imaginer le nombre de littératures qu’on a dans notre pays…

20La soirée est présentée comme une sorte de mission culturelle d’information sur la Suisse. La question du plurilinguisme s’impose d’emblée, déviée ensuite vers la pluralité des littératures pratiquées en Suisse. Les parties communes aux deux performances sont les séquences 5, 6, 8, 9. À Vevey, No a dit encore une parodie du célèbre conte « Li piti Sapiron rouge », répertorié chez Perrault comme chez Grimm. Il devient l’occasion d’un jeu de diction syllabique, imitant la prononciation incertaine d’un très jeune locuteur. L’effet comique ne se fait pas attendre26. Nomi Nomi adapte donc son programme au lieu et au public, puisant dans un répertoire plus vaste et en évolution.

Expérimentations ludiques

21J’en viens à quelques exemples et remarques moins sur les textes eux-mêmes, pris isolément, comme je l’ai dit, que sur le type d’actions et d’effets suscités par le duo27. Pour simplifier, je nommerai chacun des deux acteurs par le diminutif qui le désigne au sein du duo (No pour Noëlle, Mi pour Michael).

Exemple 1. Séquence 5, extrait des minutes 12:00 à 13:26 :

Je suis
Je suis suisse
Je suis çui qu’est suisse
J’essuie
Çui qu’est suisse essuie
Je suis çui qu’est suisse qu’essuie
Et çui qu’est pas suisse
Est-ce qu’il essuie, çui qu’est pas suisse ?
Il essuie pas çui qu’est pas suisse
Çui qu’essuie pas çui qu’est pas suisse
Et çui qu’essuie pas, il est pas Suisse ?
[…]
Les Suisses en Suisse essuient
Çui qu’essuie pas c’est çui qu’est Suisse
Si çui qu’essuie est pas suisse
La Suisse est ensuite aux Suisses
La Suisse essuie pas les Suisses
La Suisse essuie çui qu’est pas suisse.
[…]
Çui qu’est pas Suisse
Est suissesse
Les Suissesses suivent les Suissesses
Celles qui suivent pas sont pas suissesses
Et celles qui essuient sont-elles suissesses ?
Elles sont suissesses si elles essuient
Celles qui sont pas suissesses les essuient
[…]
La Suisse est aux Suissesses
La Suisse essuie pas les Suissesses
La Suisse essuie celles qui sont pas suissesses.

22No dit le texte en français. Au vers 8, Mi le reprend selon le principe du canon, mais adapté en dialecte bernois. Leurs deux dictions se superposent alors et on n’entend bientôt plus que les effets de rimes internes et de paronomase. Le public se met à rire de ce jeu sur les sonorités qui renvoie à des jeux verbaux pratiqués dans l’enfance, comme Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches archisèches. Plaisir de ramener la langue à son matériel sonore quitte à en mettre en péril le sens. Freud, dans Le Mot d’esprit (1905), l’a décrit comme une jouissive régression :

À l'âge où l'enfant apprend à manier le vocabulaire de sa langue maternelle, il éprouve un plaisir manifeste à faire de ce matériau une « expérimentation ludique » (Groos), il assemble les mots sans se soumettre à la condition de sens, afin d'obtenir grâce à eux l'effet de plaisir lié au rythme ou à la rime28.

23Mais, continue Freud, le plaisir éprouvé à manipuler ainsi le signifiant se trouve peu à peu réprimé par l’éducation qui vise « à apprendre à penser juste » et contrarie les jeux verbaux enfantins « jusqu'à ce que les seuls assemblages de mots autorisés qui lui restent soient ceux qui ont un sens ». Peut-on vraiment renoncer à ce type de plaisirs ? Freud ne le pense pas, qui les voit resurgir à l’âge adulte dans diverses circonstances, comme ces assemblées d’étudiants potaches où se débitent de « joyeuses absurdités » (Bierschwefel) en réaction, notamment, au sérieux de la pensée universitaire.

24Si le sens de cette lecture en duo s’effrite assez vite sous les coups de la récurrence sonore et des voix superposées, il n’en demeure pas moins qu’un francophone peut saisir quelques bribes thématiques. Ici, notamment, trois questions d’ordre politique : la division du travail entre « çui qu’est suisse » et « çui qu’est pas suisse » ; la question de la xénophobie (« la Suisse est ensuite aux Suisses ») ; enfin, les rapports entre les sexes (les Suisses vs les Suissesses). Un spectateur familier du contexte helvétique identifie immédiatement trois grands sujets du débat public, dont le traitement est devenu de plus en plus polémique avec la montée en puissance de la droite nationaliste (UDC) qui dicte une partie de l’agenda politique depuis les années 1990. Le traitement satirique qu’en propose Nomi Nomi s’inscrit ici dans un courant de résistance à l’emprise de l’UDC, très représenté en Suisse alémanique et romande, notamment par le collectif Kunst & Politik /Art & politique29.

   

Exemple 2. Séquence 7, texte des minutes 18:45 à 22:19 :

25Mi introduit la séquence en allemand. « Il y a beaucoup de vaches en Suisse », dit-il, reprenant un cliché datant de Victor Hugo. Une vache parle à un homme de l’autre côté de la barrière et lui dit la phrase suivante, en allemand puis en français :

Du auf der anderen Seite, ganz auf dir anderen Seite. Ich auf dieser Seite, ganz auf dieser Seite.
Toi, de l’autre côté, entièrement de l’autre côté. Moi de ce côté, entièrement de ce côté.

26La lecture se fait à deux voix, No commence en français, puis Mi en allemand. Ils disent alternativement, puis les deux ensemble dans leur langue respective, enfin en superposant des langues différentes. Rapidement s’impose un effet de cacophonie joyeuse, qui met au premier plan le matériel sonore. D’un texte français, puis allemand, puis anglais, chacun déconstruit le même énoncé par déformations syllabiques et jeux sur la prononciation. Croît alors le sentiment d’entendre une autre langue, souvent inconnue. Ils empruntent également un procédé connu dans la chanson populaire « Je vais au bois ma serpette est perdue, mais le manche, mais le manche, mais le manche m’est revenu », lorsqu’elle est reprise selon les seize possibilités vocaliques du français (les voyelles phonétiques, et non graphiques). Les sonorités choisies renvoient toutes aux stéréotypes qui circulent quant aux langues russe, chinoise, anglaise, turque, etc.

27Sur le plan du genre, le dispositif renvoie à l’ontologie des contes, où il ne fait pas problème qu’une vache soit douée de parole. Mais en même temps, le dispositif ne cesse de rappeler leur séparation irrémédiable des deux côtés d’une barrière : rappel une fois encore de la frontière, cette fois non plus entre Suisse/non-Suisse, mais entre animal/humain. À l’arrière-plan de l’énoncé tant de fois repris, le public peut mobiliser tous les débats récents à ce sujet (conditions d’élevage et d’abattage, consommation de viande, végétarisme et véganisme, etc.).

  

Exemple 3. Séquence 9, texte des minutes 22:41 à 24:49 :

28No s’en fait la narratrice, et Mi intervient secondairement pour énoncer quelques fragments en allemand, en alternance avec elle. Une femme raconte une soirée au restaurant pour l’anniversaire de son mari. « Le patron est venu à notre table pour nous réciter les plats » :

Aujourd’hui je peux vous proposer :
moules-frites
frites-moules
sinon frites-frites
ou moules-moules.
Mon mari a voulu prendre moules-moules
Mais grand-maman a pris frites-moules
Moi j’ai pris moules-frites
On voulait pas manger gras.
Elisabeth n’arrivait pas à se décider
Elle savait pas si elle voulait prendre plutôt moules-frites
Ou bien frites-moules
Finalement le patron lui a proposé de lui faire une assiette
moitié-moitié
moitié frites moules, moitié moules-frites
[…] Pour le dessert il y avait
panna cotta
cotta panna
cotta cotta.
Et panna panna.

29Noëlle, issue de parents catholiques pratiquants ayant élevé neuf enfants, s’empare d’une thématique récurrente de ses écrits, la cohabitation des générations dans la vie familiale. La présence de la grand-mère fait ainsi allusion au personnage central (mais sans voix) de Quand Mamie (2011). Dans cette scène du restaurant, l’absurdité jaillit d’une série de pseudo-alternatives plusieurs fois reprises. Le comique tient une fois encore au jeu sur le langage, notamment à travers la litanie de formules inversées et croisées (le patron « récite » le menu). Mais il engage en même temps une dimension de l’ordre de la logique. Tantôt, des couples de termes sont présentés comme différents, alors qu’ils sont, à l’ordre près, identiques en termes culinaires (moules-frites ne diffère pas de frites-moules). Tantôt, la double composition du plat promise dans le menu se voit trahie par l’identité récurrente des denrées (frites-frites, moules-moules). On peut y voir une satire des rituels sociaux figés comme l’anniversaire-au-restaurant, allant de l’uniformité du scénario consumériste à la succession de choix, réels ou factices, auxquels invite (voire oblige) la vie contemporaine des sociétés d’abondance.

30La séquence 10, qui sert de clôture à la soirée berlinoise poursuit ce procédé de défigement des protocoles sociaux. Le public n’a pas d’indication qu’il s’agit de la dernière séquence. À deux voix, No en français, Mi en allemand, puis en alternance dans les deux langues, essaient de nombreuses formules de politesse toujours interrompues. Effet de suspense : il est impossible de savoir ce qu’ils vont annoncer jusqu’à ce qu’après au moins vingt énoncés incomplets, tombe enfin l’information « …dass unser Programm jetzt zu Ende ist » :

[No] Nous [Mi] avons [No] la joie
[No] Nous avons la joie
Nous avons l’immense… [Mi, en français]
Wir haben die grosse Freude, ihnen mitzuteilen…[Mi]
Die Freude ihnen zu sagen… [No, en allemand]
Nous sommes très heureux de vous…[No]
Wir möchten Ihnen sagen…[Mi]
Wir sind stolz…  [No, en allemand]
Nous avons le pénible devoir de vous communiquer…[No]
Avec nos salutations très cordiales … [Mi, en français avec accent]
Ihnen mitzuteilen… [No, en allemand]
Dass unser Programm jetzt zu Ende ist. [No et Mi, ensemble].

Conclusions

31Nomi Nomi pratique la forme assez traditionnelle de la lecture-spectacle. Les dimensions scénique (décor, mise en scène, costumes), gestuelle et musicale n’y sont peu ou pas mobilisées. Le duo demeure assis derrière une table, avec deux micros et une bouteille d’eau. L’introduction et la conclusion du spectacle s’avèrent une parodie du rituel de la conférence (salutations, présentation, clôture). Dans ce duo, la part réservée à l’improvisation est très faible. L’essentiel de la performance se concentre sur la diction conjointe de textes en deux voire plusieurs langues. L’art de dire privilégie alors le matériel sonore et rythmique. Les voix y coexistent, tressées du dialogue au canon, jusqu’à la cacophonie intentionnelle.

32On pourrait s’étonner de voir Noëlle Revaz se produire en public, elle qui dans L’Infini livre (2014) a fait la satire féroce de l’hyper-présence médiatique des écrivains. Mais avec Nomi Nomi, l’ethos respectif de chacun, très contrasté, sert la dramaturgie : alors que No n’incarne pas les personnages et semble se tenir sur la réserve, Mi joue d’une exubérance et d’une théâtralité fortes, fruits de sa familiarité avec la scène.

33Nomi Nomi investit presque exclusivement le registre comique, avec la satire, la parodie, le pastiche et toutes les formes de détournement ludique. Plusieurs séquences du spectacle mobilisent ainsi une tradition critique à l’égard de la Suisse, très courante dans le milieu culturel chez les figures tutélaires, de Max Frisch à Adolf Muschg, qu’il s’agisse de jouer sur les clichés helvétiques anciens (séquence 8, sur les vaches), sur l’image officielle que les autorités souhaitent diffuser (séquence 2, la Suisse comme harmonieuse nation plurilingue) ou encore sur la xénophobie rampante de la classe politique (séquence 5, les campagnes de l’UDC contre les étrangers décrits comme des « moutons noirs »). La caractéristique la plus saillante du duo, c’est d’incarner dans son dispositif même plusieurs enjeux centraux de l’État fédéral suisse : d’abord, la coexistence des citoyens de quatre langues nationales, sans oublier celle de non-citoyens de multiples autres langues (référence à la population étrangère, privée de droits politiques, qui occupe les emplois mal rémunérés) ; ensuite, le prétendu plurilinguisme suisse vanté par les autorités, vœu pieux donnant naissance à des compromis ambigus30 ou à la stigmatisation réciproque des communautés linguistiques31. Cette tension constitutive de l’État fédéral suisse et commune à d’autres conjonctures (Flamands et Wallons ; Catalans et Espagnols), fait l’objet de débats récurrents et souvent virulents sous l’appellation courante de Röstigraben (traduit en français, de manière paradoxale, par « barrière de röstis »). Elle a donné naissance à un humour spécifique, portant sur ce fameux fossé, qui s’exprime aussi bien dans la chanson et l’humour de stand-up que dans le cinéma et la littérature (Emil, Zouc).

34Le plaisir à jouer de la cacophonie fédérale trouve ainsi son origine dans des situations concrètes dont les citoyens sont familiers. Un exemple : dans les réunions des associations, partis, syndicats et autres mouvements qui se retrouvent à la capitale (Berne/Bern) pour leurs débats au niveau national, une pratique a fini par s’imposer : chacun a le droit de parler sa langue maternelle, et les autres sont censés comprendre32. Dans de telles circonstances, la certitude de se comprendre relève de la visée, voire du pari, plus que du fait. Ces réunions ne vérifient pas le mythe du plurilinguisme. Elles additionnent plutôt, le plus souvent, des interventions monolingues qui demeurent marquées par les rapports de domination linguistique. En effet, les locuteurs des langues minoritaires n’ont d’autre choix, pour s’imposer au niveau national, que de maîtriser la langue majoritaire, l’allemand et/ou, dans certains cas, le dialecte alémanique. Cet environnement de discours et de rapports sociaux, Nomi Nomi le reconfigure par sa manière d’envisager et de travailler la langue commune. Du point de vue pragmatiste évoqué au début de cet exposé, la performance modifie l’environnement où elle s’inscrit. Et donc on peut s’en saisir comme

[d’]une arme contextuellement déterminante et génératrice de prises inédites sur le réel, de manières de configurer le social concurrentes à la doxa, de présenter les problèmes publics sous un jour nouveau ou sous un aspect insolite, ou de rendre visibles des minorités invisibles, bref de travailler de l’intérieur nos accords fondamentaux dans le langage, et dans nos formes de vie33.

35Enfin, pour ne pas négliger l’impact des conditions matérielles et des cadres professionnels sur la pratique du duo, on ajoutera que No et Mi ont aussi créé leur duo pour des raisons économiques. Dans son essai sur la « voix haute » de nos jours, Jan Baetens rappelle que la montée en puissance actuelle des lectures publiques renvoie à plusieurs facteurs comme l’orientation des politiques culturelles vers le vivre-ensemble, l’ouverture aux différences, ainsi que la nécessité, pour de plus en plus de jeunes diplômés des écoles d’art, de vivre de leur métier34. En effet, en Suisse alémanique, le bassin de population permet à certains auteurs de vivre de leurs activités littéraires dans la mesure où elles sont suffisamment nombreuses et diversifiées (spectacles, lectures, radios, édition, enseignement, etc.). C’est bien le vaste domaine de la « littérature hors du livre35 » qui fournit ces occasions professionnelles. En Suisse romande, italienne et romanche, vivre de ses activités littéraires demeure par contre quasiment impossible pour des raisons de taille critique. Désireux de vivre de leur plume, Noëlle et Michael ont compris la nécessité de dépasser les frontières du marché littéraire interne et de se produire dans plusieurs des régions linguistiques ainsi qu’à l’étranger. Installés à la frontière linguistique interne, chacun des deux partenaires a su se ménager un accès, par ses publications et ses contacts, au marché national voisin (France et Allemagne).

36Ce duo bilingue (voire comiquement multilingue), parce qu’il mise en priorité sur la richesse du signifiant et le plaisir à jouer des langues, se montre ainsi capable, à partir des compétences et de l’histoire linguistique de chacun, de produire des formes qui s’adressent aussi bien à un public helvétique (thématisant les blocages linguistiques et culturels internes au pays) qu’au public des pays voisins (incarnant alors l’ouverture sur le dehors et la circulation internationale des formes).

37Dernière chose : la performance d’auteur apparaît comme un engagement corporel menant du texte à l’activité36. Si cela peut être perçu comme un retour enrichissant à l’oralité littéraire, il est souvent aussi dénoncé comme une concession au régime de la vidéosphère (par exemple chez Régis Debray) ainsi qu’à la logique narcissique de l’exhibition de soi. Christine Angot fait ainsi les frais de ce reproche pour les apparitions médiatiques – à distinguer de ses lectures-performances – lorsqu’elle assume le rôle de chroniqueuse dans un talk-show télévisé très en vue (On n’est pas couché). Ainsi Vincent Kaufmann dans Dernières nouvelles du spectacle. Ce que les médias font à la littérature considère-t-il le travail de Christine Angot comme « la littérature parvenue à son stade spectaculaire37 ». Sévère à l’égard de ses écrits, il les oppose à ceux, exigeants, de Noëlle Revaz dont L’Infini livre parodie les écrivains télévisuels en « fonctionnaires cathodiques38 ». En effet, Noëlle Revaz distingue très clairement la médiatisation de sa personne (elle entretient un rapport distancé avec la demande journalistique, notamment télévisuelle) de la lecture-spectacle comme activité artistique pourvoyeuse de plaisir mais aussi de salaire.