Dire sans lire : une leçon de lecture publique (Christophe Tarkos, cipM, 18 avril 1997)
1Centre international de poésie Marseille, 18 avril 1997 : Christophe Tarkos, avec d’autres poètes, est invité pour une soirée de lectures à l’occasion de la parution du numéro 1.2 de la revue Nioques de Jean-Marie Gleize, à laquelle il a contribué. On s’attend à ce que le poète lise quelque chose, comme les autres l’ont fait avant lui. Or sa prise de parole se termine sans qu’il ait vraiment « lu », du moins lu comme on s’y attend lors d’une lecture d’auteur en public… À cette époque, 1997, Tarkos a déjà expérimenté toutes sortes de formules orales en public (sans compter ses enregistrements1) : des lectures au micro avec support imprimé, des improvisations plus ou moins « préparées », des lectures avec accompagnement musical, avec accessoires, décors, également des performances2… Cette variété des manières scéniques de lire et de dire (que le public venu l’écouter ce soir-là connaît sans doute, puisque Tarkos, marseillais depuis 1991, s’est déjà produit plusieurs fois au cipM), témoigne d’une démarche constamment expérimentale. Rien de fixé, rien de fixe, rien de définitif chez Tarkos : mutation perpétuelle des textes, improvisés, proférés, écrits ici, réécrits ailleurs et autrement, combinés avec d’autres textes ; jeux relationnels sans cesse réinventés avec le lecteur, les auditeurs, la salle, le plus souvent avec la volonté moins de provoquer que de surprendre, et donc de faire réfléchir… Si j’ai choisi de parler de cette soirée de lecture au cipM plutôt que d’une autre, c’est qu’elle donne à penser de façon exemplaire ce qu’est une « performance » d’écrivain, aussi bien dans le contexte spécifique des poésies expérimentales de la fin du xxe siècle – dans lequel s’inscrit Tarkos (héritier entre autres de Ghérasim Luca, de Bernard Heidsieck, proche de Christian Prigent…) – qu’en soi. Je ne crois pas que Tarkos soit d’abord un performeur, comme on le lit parfois. Je dirais que chez lui, la performance vient par surcroît, dans le mouvement d’une réflexion métapoétique permanente et incarnée sur ce que c’est qu’écrire, ce que c’est que parler, et sur ce que c’est que lire, cette action complexe à mi-chemin entre l’écrit et la parole, le texte et le dit, la page et le corps, tantôt muette, tantôt sonore, tantôt intérieure, tantôt extérieure. Je propose donc d’entendre cette lecture-performance de Tarkos comme un moment d’explicitation publique et en actes de sa poétique : une poétique totale, allant de la première pulsion de parole et d’écriture jusqu’aux modes de transmission des paroles et des écrits. Selon la logique du vide et du plein (du vidage et du remplissage) qui anime toute l’œuvre de Tarkos, il s’agira tout d’abord de porter son attention sur le verre à moitié vide (le fait qu’il s’agisse d’une non-lecture ; ou plutôt une semi-non-lecture), puis sur le verre à moitié plein (le fait qu’il s’agisse d’une performance ; ou semi-performance), pour tenter finalement de comprendre ce qui se joue vraiment dans ce moment scénique à la fois drôle et déconcertant.
Une non-lecture ?
2Avant même que Tarkos prenne la parole, le dispositif scénique annonce en lui-même une lecture. Une lecture à la française avec table, chaise, micro et verre d’eau. Il y a même plusieurs verres d’eau, puisque Didier Garcia, Cécile Mainardi, Véronique Pittolo, qui ont également publié dans Nioques, sont venus auparavant lire leurs textes. Les archives consultables sur le site du cipM3 attestent qu’il s’agissait bien là de « simples » lectures (au sens d’oralisations d’un texte écrit). Christophe Tarkos prend place à son tour à la table mais ne lit pas immédiatement ; il annonce le programme : « 3 points », selon ses mots. Il est important de rapporter ici exactement les termes qu’il emploie. Voici donc le 1er « point » : « d’abord un poème que je vais essayer de lire sans micro » ; 2e « point » : « après je parlerai un peu du texte Patmo qui est dans le Nioques » ; 3e « point » : « et après, une lecture de quelques éléments du texte qu’y a dans Patmo, qui sera une bande4 ». Plusieurs commentaires déjà : 1/ la « lecture » attendue, celle du texte publié dans Nioques, est retardée au maximum ; 2/ il y a un flou sur le statut des textes annoncés : d’abord « un poème », non intitulé ; ensuite Patmo présenté tour à tour comme un « texte » à l’intérieur de la revue (« dans le Nioques ») puis comme un contenant lui-même (« dans Patmo ») ; 3/ il y a un flou sur ce que sera au final la lecture : on comprend simplement que ce ne sera pas une lecture live, mais une lecture enregistrée. Le lecteur n’est pas précisé.
3Je vais donc dans un premier temps simplement décrire et analyser une à une les étapes de cette « intervention » (c’est le terme qu’il emploie).
Lecture ? Récitation ? Improvisation ?
4Pour son 1er « point », Tarkos se lève et s’avance au-devant du public, bras croisés. Premier effet de surprise pour la salle : il avait annoncé une « lecture » ; il semble en fait se livrer à une « récitation ». Non seulement il n’a pas de micro, comme annoncé, mais il n’a aucun support sous les yeux. Il ne s’agit donc pas stricto sensu d’une « lecture ». Première déviance donc par rapport au programme annoncé. Or, de ce texte que dit Tarkos, il existe, d’après la note de Philippe Castellin dans L’Enregistré5, plusieurs versions antérieures, écrites sur fichiers numériques et sur cahier. Mais elles sont toutes différentes de celles que prononce Tarkos à cette soirée. Il ne s’agit donc là ni d’une récitation (même si l’attitude de Tarkos, avec le léger balancement du corps, peut rappeler la posture d’un élève devant la classe – j’y reviendrai), ni d’une improvisation totale ; il s’agirait plutôt du réinvestissement pour l’occasion d’un texte pré-élaboré, prononcé d’une mémoire approximative, mais néanmoins sans hésitation apparente. Pourtant Tarkos avait annoncé une « lecture ». Il faut prendre au sérieux ce terme et voir ainsi dans ce moment une manière spécifique de « lecture » : sans doute celle qu’il évoque dans une petite (mais importante) note de présentation envoyée quelque temps plus tard à Jean-Michel Espitallier (en 1999), dans laquelle il se présente comme « fabricant de poèmes et de lectures par improvisation comme ça dans l’air. Poète de la lecture » et où il termine en parlant de « lecture publique à haute voix où [il n’est] pas obligé de lire » (un paradoxe !), et où il « li[t] dans [sa] tête sans feuilles »6 (un peu à la « manière de s’asseoir sans chaise » de G. Luca…). La fin de cette pro-fération (littéralement : le fait de porter au-devant – ce qu’il fait à la lettre) est ponctuée d’un habituel « voilà » malhabile ; puis il retourne s’asseoir.
5Si l’on y prend garde, le « poème » ici proféré est un sort, qui détourne le verbe initial de la Genèse pour en faire une attaque de sorcellerie contre le public : « Que la lumière t’attaque / que le feu t’emporte ». Tout entier composé de subjonctifs d’ordre et se terminant par un simple impératif (« brûle »), ce poème appelle le public à « s’enflammer » – à la fois au sens propre (ce qui n’a pas d’effet) et, on l’imagine, au sens figuré (ce qui n’a pas trop d’effet non plus, car le public n’a aucune réaction audible dans l’enregistrement). Il faut dire que pour cette sorte de captatio initiale (plus magique ici que rhétorique), Tarkos emploie un ton plat, sans conviction, comme s’il s’acquittait d’un devoir. C’est comme s’il « essayait », au sens propre du terme, une « formule » : il avait en effet annoncé « essayer de lire un poème sans micro » et l’on se retrouve avec une tentative de sort jeté au public (camouflé en poème). Constatant que ses mots n’ont pas d’effet, pas de pouvoir, sinon de déclencher des applaudissements convenus (et absurdes du point de vue de la teneur du texte), il retourne s’asseoir7. C’est à une autre formule de lecture qu’il va s’employer.
Une explication de texte ?
6Une fois rassis, il prend le volume de Nioques posé sur la table. On sait qu’il ne va pas « lire », mais « parler un peu du texte “Patmo” qui est dans le Nioques ». Ainsi commence-t-il sans transition son 2e point : « Donc, “patmo” qui signifie … heu… la pâte / mot, c’est-à-dire la pâte faite de mots ». On comprend qu’il va se livrer à une explication de texte. Les textes publiés dans Nioques sont au nombre de 10, occupant chacun un cadre d’une demi-page. Or « Patmo » est le 8e texte, non le premier. En parlant d’abord de « Patmo », Tarkos redispose la matière textuelle qu’il a sous les yeux, utilisant le mot « patmo » pour intituler l’ensemble des textes qui suivent. Ce faisant, « patmo » devient un concept, qu’il va chercher à « expliquer », c’est-à-dire, si l’on se fie encore une fois à l’étymologie, à déplier. Deux manières – deux niveaux – d’explication se succèdent : d’abord l’explication du mot (cela se fait très vite, il en décolle les deux parties, pâte / mot), puis l’explication de la chose, ce qui est beaucoup plus long car en parlant, il se trouve pris à la « pâte » du langage, qu’il se met, lâchant le livre, à étaler en une improvisation se transformant peu à peu en véritable sketch comique8. Après quelques minutes d’embourbement sur et dans la « patmo », il clôt cette séquence, d’un ton faussement hésitant et naïf, sur une adresse au public qui déclenche immédiatement les rires (« je ne sais pas si je me suis bien expliqué sur le problème de la pâte… »).
7Reprenant alors le livre, il passe en revue un à un les textes publiés, en lisant seulement les titres, ou les premiers mots lorsqu’il n’y a pas de titre, parfois en résumant « l’histoire » (un terme que, dans ce contexte, on entend aussi dans le sens de « blague », comme quand on dit « alors c’est l’histoire de Toto...). Le tout sur le mode de l’approximation (« je vous donne juste à peu près les titres… », déclare-t-il au début) et surtout de la paraphrase et de la tautologie (toto et momo ne sont jamais loin !) :
alors y a plein de mots9… mais en même temps y a pas de mots, je sais plus où c’est y a pas de mots10, mais enfin y a plein de mots… heu, c’est le premier… Après… le mot mot ment… alors heu… j’explique pourquoi… le mot mot ment… […] après y a un texte… non un dessin… heu bon je vous passe le dessin… après y a un ensemble d’éléments sans éléments…. un peu compliqué comme texte celui-là… donc on le lira pas [rires du public]… après y a la pâte-mot11 est ensemble toute la surface est prophétique… heu… probablement dans le sens où dès qu’on met de la pâte-mot heu… ça a un sens… prophétique probablement… enfin ça peut probablement avoir un… un sens prophétique…
8Le public, qui espérait encore, a désormais compris qu’il n’y aurait décidément pas de lecture ; il comprend que ça fait partie du jeu, d’où les rires (le poète était donc un humoriste ! se disent sans doute certains…). Ou plutôt, si lecture il y a, il faut l’entendre au sens de lectio, soit une lecture au sens de leçon-commentaire. Leçon ici volontairement ratée, selon les règles du commentaire littéraire puisqu’il se livre à un commentaire littéral qui ne peut sortir de la tautologie et de la paraphrase, qui reste « collé » au texte. Bien sûr, cet exercice de littéralité, en présence de Jean-Marie Gleize, pointe vers autre chose, vers une poétique12…
Lecture machinée
9Troisième « point » : la diffusion de la lecture par bande enregistrée. Tarkos l’annonce de nouveau mais sans dire à aucun moment qu’il s’agit d’une voix de synthèse, d’une lecture machinée. Ce qu’il met en évidence, c’est son retrait à lui, la délégation de la lecture attendue à « quelqu’un » d’autre : « j’ai trouvé quelqu’un, voilà, qui, comment dire, qui sait lire ces textes, et vraiment mieux que moi, qui les lit vraiment très bien, qui a l’esprit pour les lire, parce qu’il ne met pas trop de, de ce que j’ai fait là quoi, c’est-à-dire d’apartés, de parenthèses, de découragements, etc. Il a pris le texte et il l’a lu et je l’ai enregistré ». Sans doute que s’il ne dit pas qu’il s’agit d’une voix de synthèse, non humaine, c’est pour ne pas détourner l’attention du public sur un faux problème : il ne s’agit pas de machiner la lecture pour machiner la lecture, mais de faire entendre le texte brut, sans ajouts, sans émotion et aussi sans « intelligence »13. Texte brut certes, mais pourtant, si l’on suit sur le texte imprimé, comme le fait lui-même Tarkos lors de sa performance, on se rend compte que la machine débite étrangement les phrases, avec une intonation qui ne respecte pas toujours les signes de ponctuation : lecture déroutante à première écoute (et pour le public, il n’y eut qu’une écoute : les 4-5 minutes de l’enregistrement sont une épreuve !) car le texte lu devient en fait incompréhensible. Mais comme toujours, prenons au sérieux, c’est-à-dire au pied de la lettre, ce que dit Tarkos : qu’il s’agit là d’une bonne lecture. Ce qu’il reconfirme d’ailleurs quelques mois plus tard, dans un entretien pour la radio, après avoir de nouveau employé la machine à lire dans une lecture-performance à Rotterdam : « j’ai été très content de voir que le meilleur lecteur de mes poèmes est une machine, et je lui ai fait lire plusieurs poèmes14 ». En quoi est-ce donc une bonne lecture ? En ce qu’elle fait entendre et sentir la matière verbale – « patmo » donc – hors de tout sens : comme pure substance rythmique ; cette lecture apparaît dès lors comme l’accomplissement ultime de la démonstration de ce qu’est « patmo » (c’est-à-dire pour Tarkos l’usage même de la langue). Jamais le dire et le faire ne se rejoignent mieux que dans ce moment de définition lue par la machine :
Patmo est la vibration d’une seule grande substance comme une sorte de grand mot vibrant assez souple pour se transmettre et onduler sans se désagglutiner en luminescence, lumineuse, la surface vibre sans un autre mot que sa longue surface parce qu’une surface n’est pas une existence mais un recouvrement pulsatil.
10On comprend ici qu’écrire sur la page, c’est « recouvrir » la page, la remplir (ce qui est d’ailleurs visible dans la mise en page des textes du Nioques) ; de même, lire en public, ce serait donc remplir un temps donné. La « pulsation » – le rythme – s’entend en prenant de la distance : ou bien en lisant sur la page, à part soi ; ou bien, mieux, en écoutant lire.
11Durant toute la lecture enregistrée, le public voit le poète suivre sur son exemplaire de Nioques. Mais à la fin du dernier texte (« le mot mot vient du mot mao »), Tarkos se met à lire en même temps que la machine, d’abord silencieusement, puis à haute voix : il se coule dans la diction de la voix de synthèse, dans son débit et jusqu’à ses erreurs de prononciation, comme s’il apprenait à lire. À la fin toutefois, c’est bien l’auteur qui reprend la main (et la parole) : fidèle à la posture du maître qui délivre une « lectio », il vient rétablir le texte dans sa lettre, précisant que par « maoisme » (comme prononce la machine), il faut entendre et comprendre « maoïsme » ! Manière de dire que le sens compte quand même.
12Au terme de l’intervention de Tarkos, y a-t-il en fait eu lecture ? Oui, et même triplement : lecture sans feuilles, lecture-commentaire, et lecture audio. Mais le tout, mis bout à bout, n’est pas une « lecture ». Le tout, « l’ensemble », s’apparente pour le public à une performance.
Une performance ?
13Dans une performance (au sens strict du terme15), tout compte. C’est-à-dire que la lecture, la non-lecture, le jeu avec les attentes du public, le « jeu » tout court du poète – il joue au sens où un acteur « joue » : il faut donc tenir compte de ses paroles, de ses gestes, de sa posture – tous ces éléments sont englobés dans une forme plus grande, qu’on peut appeler au premier abord performance. Pourtant, ce n’est pas une « performance » habituelle à laquelle on assiste là. Premièrement parce que, contrairement aux performances pratiquées par les « performeurs » (que connaît bien Tarkos et qu’il a expérimentées lui-même), Tarkos n’évacue pas les textes au profit d’une pure « action ». Ceux-ci en effet ne sont nullement des prétextes au jeu, mais bien ce dont il s’agit au fond : Tarkos parle de textes, lit et fait entendre des textes. Il est vrai que chez lui, les textes sont des choses (ils ont une consistance toute matérielle, visible) et les choses des textes (au moins en puissance : par exemple lorsqu’il repart d’une performance de Castellin avec un parpaing sous le bras, un parpaing avec écrit « poème » dessus, et qu’il en fait peu après un poème16). Deuxièmement, cette performance est inhabituelle du point de vue de la présence corporelle : une « performance » stricto sensu se définit par l’engagement du corps de l’artiste. Certes le poète est bien en scène, et son corps signifie (par ses mimiques, ses postures, etc.) ; mais en même temps, on observe au cours de la « performance » une mise en retrait progressive de ce corps : on passe du corps debout, face au public, engagé dans la profération d’un texte dit par cœur (sans outrance gestuelle ou verbale cependant), à un corps assis derrière la table, avec une gestuelle maladroite accompagnant la parole, pour terminer par une relative immobilité du corps, lisant silencieusement tout en écoutant la bande. Rien de spectaculaire donc (pas comme dans « La purée17 » notamment, où Tarkos parle en faisant une purée et en risquant de se brûler). Troisièmement, une « performance » au sens strict n’est pas une représentation. Elle ne réfère qu’à elle-même. Or ici, ce qui est donné à voir au public relève bien d’une représentation : représentation-démonstration de ce qu’est « patmo » ; représentation-démonstration de ce qu’est une lecture. Il y a ici une théâtralité fondamentale, sur laquelle je reviendrai.
14En quels autres sens est-il donc possible de parler de performance ici ? Examinons d’abord le sens linguistique (car Tarkos travaille à partir d’« actes de langage »). Pour qu’il y ait énoncé performatif, il faut que la parole soit en elle-même un acte. Or cette adéquation entre dire et faire apparaît ici non comme un donné, mais comme l’objet d’une quête. Le premier « point » de son intervention, on l’a dit, consiste en un poème-sortilège : acte de langage où l’énoncé correspond à un acte en puissance ; ici, l’acte ne se réalise pas (car le public ne « brûle » pas) ; le deuxième point rapproche davantage le dire du faire : puisqu’en disant ce qu’est « patmo », il produit de la « patmo ». Mais cela reste dans l’ordre du langage. Dans le dernier « point » de son intervention, le dire et le faire trouvent un nouveau point de contact : « on va l’écouter ensemble » dit Tarkos avant de diffuser la bande. C’est ce qu’il fait : il se montre écoutant, et lisant ce qu’il entend lire. Mais pour que l’action se réalise, il se tait…
15Enfin, un dernier sens de performance reste à envisager : le sens poétique, sens provenant de l’étymologie du mot « poésie », « poésie » comprise littéralement comme un « faire » (du grec poiein). Il faut rappeler ici cette définition que donne Tarkos en 1994, à un moment où il pratique fréquemment l’improvisation :
Une performance est la poésie, c’est la forme de la poésie. Ici, nous improvisons comme si nous improvisions. […] Le pianiste, chez lui, à l’écart, écrit de la musique, réfléchit sur la musique et ainsi de suite, c’est en dehors, pour réfléchir. Ici, c’est d’emblée. On y prépare pas de quoi mieux faire un texte, un bon coup de geste de beau, en réfléchissant bien. C’est qu’on est là à faire. C’est qu’on est là à faire18.
16Pour Tarkos, le seul fait d’être là sur scène à parler vaut comme acte : on en revient à la définition de la « surface » comme « recouvrement pulsatil » : étalement de patmo, que cet étalement prenne la forme d’un texte écrit ou d’une parole dans l’air. Aussi la « performance » entendue en ce sens poétique n’est-elle pas exclusivement scénique ; elle a tout aussi bien lieu sur la page. Mais elle se trouve en quelque sorte augmentée, ou au moins complexifiée par la co-présence du poète et du public.
Une leçon ? Un manifeste ? Un jeu ?
17Quel est donc le sens de ce qui a lieu face au public réuni au cipM ce jour-là ? Je voudrais revenir sur le dédoublement proprement théâtral de Tarkos ici : d’un côté il se donne à voir comme l’auteur (participant à une soirée de lecture et présentant ses textes), de l’autre il joue un personnage, notamment en faisant semblant de ne pas bien comprendre ses propres textes (jeu invraisemblable qui fait voir a posteriori la posture maladroite et hésitante adoptée depuis le début comme partie intégrante du rôle qu’il se donne). Il y a donc ici au sens littéral double jeu. Or c’est par ce double jeu qu’affleure un sens : ainsi quand il dit ne pas comprendre, il invite par là même la salle à se poser des questions et à chercher du sens. De ce point de vue, les jeux de mots de Charles Dreyfus19, qu’il insère comme des ready-made dans sa propre suite de textes, ont une valeur symbolique à l’intérieur du dispositif, de par leur fonctionnement à la lecture : tandis que Tarkos les lit littéralement en disant n’y rien comprendre, le public, lui, les entend dans leur double acception, les décode, prenant autant plaisir aux jeux de mots qu’au jeu (à la feinte) de Tarkos :
après y a un texte de M. Charles Dreyfus dont je n’ai absolument rien compris par contre… je peux simplement vous lire le début : les les fentes… les fentes hein donc quelque chose qui est coupé… les fentes… il a mis deux fois les… au lieu de mettre les fentes… il a mis les les fentes… comme s’il bégayait… deux fois les… après… mes pâtés d’oie mets pas tes doigts mes pâtés d’oie… voilà… je comprends rien du tout… donc je laisse…
18De même, Tarkos crée l’air de rien, par ses explications, des liens, du « liant », entre les différents textes ; il livre discrètement des clefs au public. Par exemple la « méduse », présente dans le texte « Ombrelle », devient une figuration de sa poétique : lorsqu’il parle d’« Ombrelle », il insiste longuement sur la particularité étrange de la « méduse » qui n’est faite que de « 0,4 % de matière », qui « arrive à être quelque chose avec 0,4 % de matière ». L’auditeur se dit déjà qu’il y a là peut-être une figuration du poème ; or cela se confirme lorsque Tarkos, commentant plus loin le début du texte « Patmo », compare précisément le mouvement ondulatoire de la « pâte-mot » à une « méduse » :
après y a : patmo est une grande quantité d’une surface amorphe poussée sous l’effet déplié de son épanoui ondoiement de sa longue forme incomposée aplati… virgule… et la phrase continue, d’ailleurs… c’est un peu pour heu… expliquer que la pâte-mot qu’on utilise qui est tout ensemble collée… elle elle elle peut bouger… comme une méduse… d’un côté d’un autre… respirer partir… tout en restant toujours elle-même…
19Rappelons que pour Tarkos le mot isolé n’a pas de sens, ne prend sens que par les mots qui l’entourent. C’est la même chose à l’échelle du texte : un texte isolé ne prend sens que par rapport à l’ensemble. Et c’est encore vrai à l’échelle de la performance réalisée ici : les trois points, en apparence juxtaposés (sans « liants20 », sans transitions), font sens dans leur ensemble. « Patmo est ensemble ! Je veux faire ensemblier ! Ensemblier ! Ensemblier !21 » écrit-il ainsi dans l’un des textes parus dans Nioques (passage non lu par la machine). « Ensemblier » : c’est ici le nom et le rôle que se choisit le poète. Car le fait que « patmo » soit « ensemble » n’est pas seulement pour Tarkos une fatalité, une malédiction (la malédiction de la colle dont on ne se détache pas, comme lorsqu’il parle de « patmo » dans le 2e point) ; c’est aussi une force, ce qu’il appelle la « poussée22 ». La vocation, le métier d’« ensemblier » prend dès lors plusieurs sens et assume plusieurs fonctions : 1/ c’est la fonction artistique de celui qui agence la matière, qui lui donne forme, à la fois sur la page (dans un cadre : carré, rond, bâton23…) et dans l’air (par la glose, l’improvisation orale, le mode de diction, etc.) ; 2/ c’est la fonction politique de celui qui met ensemble (les mots, mais aussi les gens, comme lors d’une lecture), qui appelle à un « mouvement d’ensemble » (dans l’ordre du langage et de la pensée, et donc de l’action), qui rappelle que l’ensemble fait la force, etc. et qui termine son « intervention » − terme qu’on entend alors aussi dans son sens politique – par « le mot mao » et le « maoïsme », symboles volontairement naïfs ici d’une « révolution » poétique en marche.
20Quel que soit le nom qu’on lui donne (lecture, non-lecture, performance, lecture-performance), cette « intervention » de Tarkos en « trois points » apparaît bien comme une « leçon » (leçon paradoxale d’un maître ignorant, à la Socrate/Sokrat24) : elle est la démonstration en actes et en paroles d’une certaine conception du langage et des jeux de langage. Dans l’ordre de la performance, elle vaut manifeste. Qu’est-ce donc qu’une lecture pour Tarkos, sinon de faire apparaître cet espace de jeu où les significations circulent, ondulent, vibrent ? S’il faut vraiment trouver un mot pour qualifier ce dispositif original élaboré par Tarkos, je garderai celui de « délecture25 » – un terme employé par le poète en 1995 : on y entend le « dé » de défaire, de démonter, mais aussi le « débordement » (lire pour Tarkos c’est déborder le texte, sortir du cadre, dans tous les sens du terme ; et le débordement est pour lui le signe d’un début de révolution26) ; et on y entend aussi « délectation », car le principe de plaisir reste chez ce poète au fondement de la parole et de ses usages.