Colloques en ligne

Alain Vaillant

La performance d’écrivain à l’ère de la modernité, entre communion et mystification

La littérature, une communication paradoxale.

1Dans un des carnets de l’exil, en 1870, Victor Hugo a noté cette paronomase lapidaire : « Ma vie se résume en deux mots : “Solitaire – Solidaire1” ». La formule, devenue célèbre, lui servait évidemment à synthétiser la nature et la forme de son engagement d’écrivain. Porte-parole de tous les hommes (et, en particulier, des « misérables »), il concevait la littérature comme un acte de solidarité ; mais, justement, cette solidarité ne pouvait être efficace que si la parole de l’écrivain se faisait entendre à l’écart voire au-dessus des hommes, protégée par la solitude indispensable au processus d’invention littéraire. Mais, au-delà de la question, d’ailleurs essentielle, de l’engagement politique et moral de la littérature, cette dialectique de la solitude et de la solidarité suffit à caractériser la position ambiguë de l’écrivain moderne, l’ambivalence structurelle de la littérature postrévolutionnaire.

2C’est en effet sur ce point que la rupture avec la culture de l’Ancien Régime est la plus nette et la plus brutale. Toute la littérature du xviiie siècle, à l’exception des genres qui relèvent de la grande éloquence, apparaît peu ou prou comme une excroissance de la pratique conversationnelle, comme une sublimation de l’art de la parole échangée. L’écrivain, de même que sa participation est requise aux salons aristocratiques, doit, dans ses textes mêmes, offrir à lire des textes qui décalquent et prolongent le charme de la conversation. Exemplaires à cet égard de la pratique la plus courante de l’époque, tous les contes ou romans de Diderot ont l’allure de dialogues fictionnels, où le couple scripteur/lecteur en vient à figurer fictivement à la manière de deux interlocuteurs. Puisque le roman n'est rien de plus qu'une conversation, il est en effet normal que le scripteur et le lecteur interagissent comme deux bavards dans un dialogue de salon, de façon informelle. C’est de cette fiction conversationnelle que Diderot se joue, par exemple, dans l'incipit de Ceci n'est pas un conte : « Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un conte ou qui est un mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur2. »

3La Révolution a brutalement détruit la société aristocratique qui constituait le terreau indispensable à ce dialogisme littéraire, consubstantiel aux Lumières : la solitude de l’écrivain lui a été imposée comme un état de fait avant d’être revendiquée comme un choix artistique. C’est d’ailleurs pourquoi ce modèle conversationnel est resté un idéal ou une utopie auxquels tout le xixe siècle reste nostalgiquement attaché. La presse, qui domine de façon hégémonique la culture de l’imprimé, en a fait un de ses lieux communs les plus galvaudés : le journal ne serait que la forme moderne du salon d’Ancien Régime, apporterait à son lecteur, au café ou dans son salon bourgeois, les plaisirs révolus de la mondanité d’Ancien Régime. Et, de Balzac à Mallarmé, en passant par Sainte-Beuve, Musset, Barbey d’Aurevilly, on n’en finirait pas d’égrener les évocations des charmes prétendument supérieurs de la parole vive. Car cette nostalgie conversationnelle concerne la poésie ou le roman aussi bien que la prose journalistique : dès le début du siècle, avec la Corinne de Mme de Staël, nous disposons d’un témoignage, mi-fictionnel mi-autobiographique, qui, en proposant une sorte d’archéologie de la performance poétique moderne, m’amènera directement au vif de notre sujet d’aujourd’hui – et ce témoignage est d’autant plus précieux qu’il est dû à l’un des adversaires les plus intransigeants de la culture d’Ancien Régime, Mme de Staël.

4Corinne, qui apparaît comme le double fictionnel de l’écrivaine, est dotée d’un don qui fait sa célébrité en Italie où elle réside : elle est une poétesse improvisatrice, qui, comme on le voit dès le livre II du roman, réalise en public de véritables performances littéraires. Mais, explique-t-elle après l’une de ses performances à Oswald, son futur amant, l’improvisation ne doit pas être un spectacle à proprement parler, comme pourrait le proposer un comédien professionnel, mais une conversation qui, par l’effet d’une sorte d’auto-exaltation ou de transe plus ou moins maîtrisée, se transforme en performance :

[…] l’improvisation est pour moi comme une conversation animée. Je ne me laisse point astreindre à tel ou tel sujet, je m’abandonne à l’impression que produit sur moi l’intérêt de ceux qui m’écoutent, et c’est à mes amis que je dois surtout en ce genre la plus grande partie de mon talent. […] Je crois éprouver alors un enthousiasme surnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même3.

5Telle que se la représente ici Mme de Staël, nous assistons à une littérarisation de la conversation mondaine. Grâce à la puissance de l’inspiration poétique, la parole se débarrasserait de sa gangue de solidarité aristocratique pour accéder à la solitude artistique qui prend alors la forme d’une performance accomplie – et qui fait d’ailleurs de Corinne, dans la société romaine que dépeint Mme de Staël, une vraie vedette. Le lyrisme romantique serait la forme sublimée de la parole en liberté.

6L’idée est belle, mais elle est fausse, et cette erreur explique ce qu’il faut bien reconnaître comme l’échec historique de Mme de Staël – même si cet échec historique n’enlève rien aux qualités littéraires de son œuvre. Mme de Staël était convaincue que la liberté acquise grâce à la Révolution allait purifier l’éloquence de ses manières mondaines. La poésie qu’elle imagine dans Corinne, comme la littérature qu’elle théorise dans De la littérature, n’est qu’une éloquence simultanément désocialisée et littérarisée ; la performance poétique qu’elle rêve se tient à égale distance de la politesse mondaine et de l’histrionisme du théâtre. Tout le premier romantisme a d’ailleurs partagé cette illusion : celui de Lamartine déclamant ses Méditations dans les salons de la Restauration comme celui de Chateaubriand lisant à voix haute ses Mémoires d’Outre-Tombe, devant un public choisi, chez Mme Récamier. En fait, la première génération d’écrivains de l’après-Révolution a pensé que la performance littéraire, incarnée par la personne même de l’auteur, était le pendant (ou plutôt le substitut, dans ces temps de censure) de l’éloquence tribunicienne.

7En réalité, la vraie modernité littéraire n’est pas venue de la transmutation de la conversation en performance monologique, mais d’une expérience de la solitude autrement radicale, celle que le silence de la lecture du livre imprimé impose à l’écrivain. C’est la lecture solitaire, radicalement opposée à l’idée de performance aussi bien qu’au modèle conversationnel, qui a fait entrer la littérature dans une ère nouvelle, où l’auteur se trouvait exclu du tête-à-tête désormais silencieux entre le lecteur et le livre. Cette exclusion de l’auteur, constitutive de la modernité, Roland Barthes l’a symbolisée en 1968 au moyen d’une image un peu grandiloquente, « la mort de l’auteur ». On ne voulait pas la mort de l’auteur, mais il fallait qu’il se taise, qu’il reste silencieux, à l’écart, hors du jeu de la communication littéraire, désormais régi par la circulation de l’imprimé. Or comment l’écrivain pourrait-il à la fois s’absenter et réaliser une performance ? Je formulerai donc un premier postulat, dans la démonstration que je vais brièvement présenter ici : la littérature, telle que nous l’avons héritée de la révolution culturelle qu’opère le xixe siècle, est inconciliable avec l’idée même de performance. Du fait de la disqualification moderne du modèle rhétorique, qui avait dominé depuis l’Antiquité l’esthétique littéraire, la littérature est devenue cette communication paradoxale où l’auteur (ou le diseur qui était chargé de le représenter) se retire de l’acte de communication dont il confie l’ensemble du processus communicationnel au lecteur solitaire, enclenchant alors un mécanisme d’intériorisation de l’émotion qui est au cœur de notre conception actuelle de la littérature.

8Cette divergence entre ces deux modes concurrents de communication est d’ailleurs parfaitement figurée dans Illusions perdues, qui est le grand roman balzacien sur la communication littéraire. Au cours de la fiction, deux grandes scènes de lecture poétique sont représentées (sans compter une troisième qu’on verra plus tard). L’une, la plus connue, est la scène de lecture que le jeune poète Lucien de Rubempré fait dans le salon aristocratique de Mme de Bargeton. La séance tourne au fiasco : le diseur est ridiculisé, dédaigné, au mieux traité avec une bienveillance distraite. Cette scène doit être rapprochée de la satire jubilatoire des séances de lecture poétique que, dès 1830, Balzac avait publiée dans La Caricature et où, comme le cynique Du Châtelet d’Illusions perdues, il s’était lui-même moqué des éloges excessifs accordés par un public extatique4. Dans les deux cas, il va de soi pour Balzac qu’une vraie émotion poétique n’est pas compatible avec la théâtralité factice qu’implique une lecture publique. Or il est une autre scène de lecture, celle-là parfaitement réussie, qui ouvre presque le roman. C’est la scène où l’un des deux protagonistes, David Séchard, « tir[e] de sa poche un petit volume in-18 » et lit à son ami les poésies de Chénier : « David lut, comme savent lire les poètes, l’idylle d’André de Chénier intitulée Néère, puis celle du Jeune Malade, puis l’élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien, et les deux derniers ïambes. » Les deux amis partagent alors la même extase, que Balzac décrit en des termes quasi religieux. Mais c’est moins la diction ou la lecture qui est ici au centre du tableau (car c’est un vrai tableau romantique que dépeint Balzac) que le livre lui-même. David est d’ailleurs tellement ému par sa propre lecture qu’il doit l’interrompre et se contenter, très significativement, de laisser Lucien lui « prendre le volume5 ». On comprend ici le symbole poétique qu’a représenté Chénier sous la Restauration. Bien sûr, il est mort guillotiné, ce qui en faisait opportunément, en ces temps de réaction royaliste, un martyr très émouvant de la cause littéraire ; mais, surtout, il n’est devenu poète qu’après sa mort, par la publication posthume de son livre de poésies, en 1818 : d’emblée, « Chénier » n’était rien d’autre qu’un nom imprimé sur la page d’un livre – d’un livre qui, deux ans avant Les Méditations de Lamartine, fut un best-seller poétique dans l’ambiance anémiée de la Restauration. Sans même que les contemporains en aient eu pleinement conscience, le succès de Chénier consacrait déjà l’assomption de l’imprimé dans le ciel de la poésie moderne, contre la mise en scène de la performance poétique, entachée d’inauthenticité.

Performance et paratopie.

9Mais cette désocialisation de l’écrivain et la disqualification bourgeoise de la scène aristocratique qui avait été pendant des siècles son espace social de prédilection ont immédiatement suscité chez lui un sentiment de profonde frustration. Car tout écrivain reste, par nature et par vocation, un spécialiste de la parole, qui écrit pour faire entendre sa voix singulière, même par-delà la page imprimée. Il s’en est ensuivi deux phénomènes majeurs du point de vue de la poétique historique où je me situe.

10Depuis une vingtaine d’années, j’ai consacré la plupart de mes travaux de théorie littéraire au premier, qui est le plus lourd de conséquences pour l’histoire des formes littéraires : je ne ferai donc ici que le rappeler rapidement. Réduit à la fonction de fournisseur de textes pour le marché de l’imprimé, l’écrivain apprend à ruser avec les nouvelles contraintes communicationnelles et fait entendre indirectement une parole, de manière à se rendre toujours présent à son lecteur, en tant que sujet écrivant : après d’autres, j’ai nommé subjectivation ce mécanisme qui touche à la nature même de la communication littéraire moderne et qui permet au lecteur de deviner, derrière le texte qu’il lit, une instance énonciative latente, puis d’identifier cette instance textuelle à la figure de l’auteur. Cette subjectivation n’a rien à voir avec la subjectivité parlante qui affleure à la surface des œuvres de l’Ancien Régime littéraire : au contraire, c’est justement parce que la parole n’a plus sa place en tant que telle (à l’intérieur d’un rituel mondain aussi bien que dans le cadre d’une performance quelconque), que le corps textuel, pour ainsi dire réactivement, préserve et protège grâce à la subjectivation la présence du sujet scripteur. En fait, tout se passe comme si le sujet, interdit d’apparaître sur le plan énonciatif, se trouvait disséminé et clandestinement logé dans tous les plis de l’énoncé, si bien que sa présence en devient à la fois invisible et immensément amplifiée pour le lecteur qui sait la rechercher et qui veut s’en donner la peine. De là les stratégies d’indirection et d’implicitation qui caractérisent sans exception les diverses révolutions formelles de la modernité. Dans tous les cas, il s’agit désormais pour l’écrivain d’imposer sa marque en faisant reconnaître sa « voix » singulière ou, pour le dire de manière moins métaphorique, son style. Victor Hugo est peut-être celui qui a le mieux compris cette mue nécessaire de la voix poétique en fait d’écriture ; il a construit sur cette intuition toute son œuvre, qui apparaît dès lors comme le déploiement scriptural de sa parole – ce que Mallarmé a résumé d’une formule lumineuse, décrivant Hugo comme « la divinité ainsi d’une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style6 ».

11Mais Hugo est aussi l’auteur qui a le plus joué de la mise en scène de sa propre personne, des réunions du Cénacle jusqu’aux grandes manifestations publiques sous la Troisième République. Car l’écrivain, tant qu’il est vivant, ne peut se contenter d’une présence exclusivement médiatisée par ses textes et s’exclure totalement du monde qui l’entoure ; il est porté par le désir d’exister et de témoigner de son existence, par sa voix réelle et par sa présence incorporée : en un sens, l’entrée en politique pour les grands écrivains (Chateaubriand, Lamartine et Hugo ; Balzac et Baudelaire de façon plus éphémère ; Zola au moment de l’affaire Dreyfus) a joué ce rôle, mais il est évident que ce transfert du littéraire au politique n’a été possible que pour un très petit nombre d’entre eux et dans des circonstances également exceptionnelles. De manière générale, il a fallu inventer une nouvelle sorte de performance littéraire, qui a tenté de surmonter l’aporie à laquelle se trouvait désormais confronté l’écrivain : comment pouvait-il encore imposer sa présence, à travers une voix et un corps, alors que le texte imprimé s’était substitué à eux ? Quelle performance pouvait faire une concurrence légitime à la liturgie de la lecture ? C’est la deuxième conséquence de cette désocialisation moderne de la littérature : l’apparition d’un type de performance qui est aussi éloigné des performances poétiques qui renaissent aujourd’hui dans les institutions culturelles que des anciens rituels mondains et que je nommerai la performance paratopique.

12On sait que la paratopie, qui n’est d’ailleurs rien d’autre, étymologiquement, que le synonyme hellénisé de la marginalité, désigne ce non-lieu social que l’écrivain, par fonction, est obligé d’occuper à côté de la société : selon les termes mêmes du linguiste Dominique Maingueneau qui a proposé ce concept, « localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser7 ». Mais c’est une autre paratopie que je voudrais théoriser ici, d’ailleurs parfaitement symétrique de la première. De même que l’écrivain est obligé de vivre à côté de la société et du public (ce que signifie le préfixe para), du fait de sa paratopie sociale, il doit aussi exister, cette fois à côté de son texte publié et donné à lire, qui n’a plus besoin de lui, en fonction d’une paratopie que je dirai littéraire pour la distinguer de l’autre. Se mettant en scène pour se rendre visible aux autres, il réalise bien une sorte de performance. Mais cette performance ne constitue pas une œuvre littéraire à part entière, comme les performances actuelles de la poésie action ou de la poésie sonore. Elle ne se substitue pas au texte, mais s’exécute dans ses marges. C’est pourquoi la notion de « scénographie auctoriale », développée par José-Luis Diaz8 à la suite de Dominique Maingueneau, me paraît elle aussi prêter à confusion, parce qu’elle tend à superposer totalement la mise en scène de soi et l’œuvre, à faire de la performance de l’écrivain une explication totalement redondante de l’œuvre – l’écrivain adoptant « une posture, un rôle qui, selon les termes mêmes de José-Luis Diaz, structure sa prestation littéraire tout entière9 ». À ce compte, il n’est même plus utile de lire les textes, il suffit de décrypter les jeux de scène auctoriaux : on sent bien, d’ailleurs, qu’une certaine sociologie littéraire a depuis longtemps franchi ce pas. Au contraire, la performance paratopique de l’écrivain moderne (j’entends par là, et je m’en expliquerai plus tard, de l’écrivain du xixe siècle) ne redouble pas le texte, mais se développe comme un contrepoint autonome, parfois même perturbateur, et pourtant indispensable pour l’écrivain, selon deux modalités complémentaires.

13La nouvelle performance de l’écrivain implique tout d’abord que soit posée une frontière claire entre l’espace public et l’espace privé : d’une part, les textes imprimés de l’auteur sont lus par le public ; d’autre part, il fait lui-même une performance pour ses amis, c’est-à-dire pour ses confrères en littérature. J’en arrive ici à la troisième scène de lecture à voix haute, dans Illusions perdues : c’est la lecture que Lucien de Rubempré fait de ses œuvres (indifféremment poèmes ou, notons-le au passage, roman) à Daniel d’Arthez et au Cénacle qu’il réunit autour de lui, suivie de la lecture de ses sonnets au journaliste Lousteau. Dans les deux cas, ces lectures se déroulent dans un cadre rigoureusement privé (dans la mansarde où se réunit le « cénacle » ou au jardin du Luxembourg) et donnent lieu à des échanges utiles, authentiques, formateurs. Hors de la fiction, on connaît de nombreux témoignages de telles lectures10 : parmi d’autres, les lectures à des intimes grâce auxquelles Balzac, Flaubert, Baudelaire testent leurs œuvres.

14Car ces lectures, au moins dans leur principe, sont moins des performances que des mises à l’épreuve du texte, qui font partie intégrante de la fabrique littéraire. À la limite, l’écrivain parlera pour lui-même : c’est la pratique flaubertienne du « gueuloir ». À l’inverse, la séance peut se faire devant un public plus nombreux d’hommes du métier – un peu comme une répétition générale, au théâtre. C’est aussi le principe qui régit le « modèle cénaculaire », décrit par Anthony Glinoer et Vincent Laisney11 : une alchimie particulière y est censée s’établir entre un grand écrivain et ses pairs, dont chacun tire bénéfice en proportion de ses talents et de la place concédée par le centre rayonnant au cœur du cénacle. Dans le premier Cénacle, celui de Victor Hugo, les témoignages laissent à penser que Hugo était le principal bénéficiaire de cette forme prototypique de happening littéraire : j’ai moi-même fait l’hypothèse que la maturation perceptible de la poétique hugolienne, des Odes les plus anciennes, d’une facture classique un peu trop sage encore, jusqu’à la versification beaucoup plus flamboyante des premiers drames et des Orientales, n’était pas sans rapport avec les séances d’exaltation collective auxquelles donnaient lieu les réunions du Cénacle, dans le salon de la rue Notre-Dame-des-Champs12. En revanche, toujours à en croire les témoignages, Mallarmé, qui régnait, à l’autre bout du siècle, dans sa salle à manger de la rue de Rome, semble avoir été un extraordinaire éveilleur d’intelligence, si bien que les conversations, amicales et à bâtons rompus, qui s’y déroulaient devenaient apparemment de vraies séances de maïeutique intellectuelle, un peu comme en rêvait déjà en 1807 Mme de Staël, dans son roman Corinne ou l’Italie.

15Cependant, et c’est la deuxième caractéristique de cette performance paratopique, de telles réunions, tenues dans un cercle privé et strictement orales, ne laissent évidemment aucune trace, à une époque où il n’était pas possible de réaliser des captations vidéo. Si elles existent pour nous, c’est qu’elles ont elles-mêmes été transformées en textes, données à lire à leur tour pour le public, participant de ce que Gérard Genette a défini très justement comme le paratexte des œuvres littéraires. Comme Guillaume Pinson en a fait la démonstration pour les salons mondains de la Belle Époque13, elles ne sont que des représentations culturelles, des mythes collectifs immédiatement fabriqués et mis en circulation dans l’espace public. Ces représentations sont alimentées par toutes sortes de témoignages : souvenirs de contemporains, récits fictionnalisés et, surtout, échos plus ou moins anecdotiques, remplissant les journaux de la grande ou petite presse, dès les années 1830 et fabriquant jour après jour les légendes de la vie littéraire, ou réunis dans les volumes de souvenirs littéraires. La performance paratopique est dès l’origine une invention médiatique, qui n’existe que par le miroir que lui offrent la presse et l’imprimé de façon plus générale. D’où son ambiguïté structurelle : prospérant dans les espaces privés de la camaraderie littéraire (la chambre d’étudiant, l’appartement bourgeois, l’atelier d’artiste, le café, le restaurant, le Boulevard, etc.), elle ne fait sens, comme performance, qu’à l’intérieur d’une vaste comédie collective, jouée à l’intérieur du milieu journalistico-littéraire puis enregistrée pour un public de lecteurs qu’on institue alors en voyeurs.

16C’est pourquoi il est vain et absurde de s’interroger sur sa part de réalité et de légende. La « bohème » du xixe siècle, qui synthétise dans un mythe complexe la plupart de ces scénographies littéraires, est par nature un mythe médiatique – plus précisément encore, la conséquence presque immédiate de l’explosion de la presse parisienne, après la révolution libérale de 1830. Or, dans cette mythologie, la performance littéraire à proprement parler (lectures de textes, discussions esthétiques, etc.) occupe la moindre part. L’essentiel est fait d’anecdotes personnelles, de récits de blagues ou de virées joyeuses, d’indiscrétions plus ou moins fictives, d’un dévoilement du comportement privé qui préfigure très exactement l’actuelle peopolisation – ce qui n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisque les deux phénomènes ont la même source médiatique. Les journaux ou les livres de souvenirs rapportent donc, en les transfigurant ou en les inventant le plus souvent (comment savoir ?), les bons mots de l’auteur, ses provocations, ses coups d’éclat, ses actions exemplaires : dans tous les cas, il s’agit de montrer l’écrivain en acte, comme personne privée, en le dotant d’une épaisseur existentielle qui est censée servir de caution à l’œuvre publiée.

17C’est ce qu’aura très tôt compris Charles Baudelaire, qui est parvenu à imposer sa légende de poète scandaleux dès les années 1840, par un constant effort d’autoreprésentation qu’attestent tous les récits de ses camarades – soit une quinzaine d’années avant la publication des Fleurs du Mal : si bien que Baudelaire, aux yeux de toute la bohème littéraire, était un poète accompli avant même d’avoir publié son premier livre de poésie. Voici par exemple comment Jules Levallois, un camarade de la petite presse, évoque une de ces performances baudelairiennes, très tôt intégrée à la légende du poète maudit : « Quand il avait composé une nouvelle pièce de vers, il nous réunissait en petit cénacle, dans quelque crémerie de la rue Saint-André-des-Arts ou dans quelque modeste café de la rue Dauphine […] Le poète commençait par commander un punch ; puis, quand il nous voyait disposés à la bienveillance par suite de ce régal extra, il nous récitait d’une voix précieuse, douce, flutée, onctueuse, et cependant mordante, une énormité quelconque, le Vin de l’assassin ou la Charogne. Le contraste était réellement saisissant entre la violence des images et la placidité affectée, l’accentuation suave et pointue du débit14. »

18Il n’empêche que, pour Baudelaire, de telles séances ne pouvaient servir qu’à accompagner la maturation et préparer la réception du livre à venir. En aucun cas, la performance orale n’avait vocation à concurrencer le texte, ni à remettre en cause la primauté de la lecture. C’est pourquoi la diction de Baudelaire est volontairement distante, inexpressive, détachant seulement avec une froideur calculée les syllabes, comme pour souligner que l’interprétation ne saurait être autre chose qu’une lecture à voix haute : d’autres témoignages prouvent que Leconte de Lisle, l’autre étoile montante de la poésie à la même époque, procédait de la même manière au cours des lectures qu’il faisait chez lui pour ses admirateurs15.

La performance ironique

19Ces performances entre soi que se donnait le milieu littéraire (essentiellement parisien) étaient-elles donc privées ou publiques ? Littéraires ou médiatiques ? Réelles ou légendaires ? Sérieuses ou comiques ? Même les séances du Cénacle hugolien, selon qu’elles sont vues par le prisme de l’ami et conseiller, Sainte-Beuve, ou du rire franc de Balzac, sont marquées de la même ambivalence. D’ailleurs Victor Hugo, lorsqu’il se figure en homme de parole face à un auditoire, s’identifie alors au Quasimodo provoquant les risées des spectateurs pendant la fête des Fous de Notre-Dame de Paris ou au Gwynplaine de L’Homme qui rit, caricature vivante et éternellement moquée par tous les publics. Car la performance littéraire est toujours minée par sa propre ambiguïté, par un rire latent incompatible avec l’esprit de sérieux. L’écrivain en représentation est condamné à être caricaturé (Hugo) ou à se caricaturer lui-même (Baudelaire).

20En effet, Baudelaire est l’un de ceux qui ont le mieux compris et intégré cette posture incommode, dont il a fait l’extraordinaire allégorie de « La Mort des artistes ». Dans ce sonnet de la section « La Mort » des Fleurs du Mal, Baudelaire figure, comme dans d’autres poèmes du recueil, en clown triste et en bouffon obligé de « secouer [s]es grelots / Et baiser ton front bas, morne caricature » pour parvenir à « contempler la grande Créature / Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots » ou, à défaut, que « la Mort, planant comme un soleil nouveau, / [Fasse] s’épanouir les fleurs de [son] cerveau ». L’allégorie est transparente : le numéro de clown représente à la fois la comédie pitoyable que le poète vivant est obligé de jouer et les ébauches ratées qui ponctuent son travail – avant qu’il ne soit rédimé par l’œuvre réussie : par la « grande Créature », voire par ces « fleurs » post mortem où le lecteur entend évidemment l’écho des Fleurs du Mal.

21Formellement, la performance scénarisée qu’offre le poète-artiste (car la mention des grelots du bouffon prouve bien qu’il s’agit d’une performance) est donc toujours marquée par l’ironie, l’autodérision, la mystification. Les récits des contemporains rapportent avec gourmandise tous les exemples de mystification des poètes de la bohème : les Jeunes-France de l’impasse du Doyenné buvant dans des crânes, Nerval promenant un homard en laisse au Palais-Royal, Baudelaire feuilletant un livre prétendument relié de peau humaine, etc. Là encore, il ne faut pas confondre la réalité et la légende. Avec l’éloignement temporel, on est porté à croire que le plaisir de la mystification reposait sur la confrontation entre le mystificateur et un public de mystifiés (bourgeois, de préférence). C’est la situation que, par exemple, Balzac renouvelle tout au long des Comédiens sans le savoir, qui est le roman balzacien de la performance mystificatrice. Mais, précisément, il ne s’agit que d’un roman : rien ne prouve que le public soit vraiment mystifié ; le mystifié est toujours l’autre – celui qui, hypothétiquement, n’aurait pas compris la mystification. En fait, la mystification réussie implique la relation de complicité entre le mystificateur et son public, qui partagent ensemble la conscience de la mystification et le plaisir commun qu’ils en retirent. Mais de quel plaisir s’agit-il, s’il n’y a pas de vraie cible ? Précisément, le plaisir ironique de dénoncer l’absurdité de la situation. La performance mystificatrice est toujours une mise en abîme ironique d’elle-même : ce qu’elle dénonce, c’est la vacuité de la comédie médiatico-littéraire, la mise en scène dérisoire d’une performance qui n’a d’autre intérêt que de désigner en creux, à l’extérieur d’elle-même, la seule chose sérieuse qui soit, qui est précisément l’œuvre, hors de portée de quelque performance que ce soit.

22Mallarmé, performer-mystificateur aussi subtil que profond, en a fourni la démonstration textuelle, avec le poème liminaire de son recueil de Poésies, « Salut ». Le 9 février 1893, Mallarmé est invité à prendre la parole à l’occasion d’un des célèbres banquets de la revue La Plume. Il s’exécute donc ; il se lève, la coupe de champagne à la main, les bulles de vin frémissant à la surface, et commence son « toast » : « Rien, cette écume, vierge vers / À ne désigner que la coupe ». Blague spirituelle de poète, qui a dû faire sourire respectueusement. Or Mallarmé reprend son poème pour le placer en tête de son livre, publié à titre posthume en 1899, et change seulement le titre de « Toast » en « Salut » : la plaisanterie orale s’est métamorphosée en art poétique, par la seule vertu de sa publication décontextualisée. Mais cela n’a pas empêché Mallarmé d’être généralement considéré comme un plaisantin. Car la métamorphose littéraire n’opère véritablement que pour le lecteur qui a compris que le toast mystificateur n’était pas qu’une blague de « bas farceu[r]16 », selon l’expression méprisante que Mallarmé lui-même attribue à ses détracteurs, mais un exercice lucide d’auto-ironie.

23Plus que tout autre, Baudelaire a souffert d’un tel malentendu, multipliant les mystifications au point de laisser croire qu’elles épuisaient le contenu de l’œuvre – s’attirant par exemple en 1867, en guise d’oraison funèbre, les formules méprisantes de Vallès, le traitant de « faux galeux » à « tête de comédien » qui n’aurait été qu’un « cabotin17 ». Car Vallès était un révolté trop sincère pour comprendre que le jeu du cabotin ne servait qu’à dénoncer son propre cabotinage et, à travers lui, non seulement le jeu de la vie littéraire, mais, sans doute, la comédie qu’est toute vie. Ce drame intime du bouffon cabotin, Baudelaire en avait d’ailleurs fait la substance d’un de ses poèmes en prose les plus obscurs, parce qu’il est aussi celui où Baudelaire va le plus loin dans l’aveu de son amertume, « Une mort héroïque18 ». Rappelons l’histoire. Un « admirable bouffon », Fancioulle, a conspiré contre son Prince, qui n’est pourtant « ni meilleur ni pire qu’un autre ». Il est même « amoureux passionné des beaux-arts », « véritable artiste lui-même » et « ne connaiss[ant] d’ennemi dangereux que l’Ennui » : on croirait un autoportrait de Baudelaire lui-même. Il faut donc imaginer que Baudelaire se dédouble pour l’occasion, à la fois bouffon et sérieux amateur d’art. Le Prince a compris, parce qu’il est Baudelaire, que son bouffon est un artiste. Mais il est bien obligé de le punir : que deviendraient les Princes, s’ils ne condamnaient pas les conspirateurs ? Cependant, au lieu de le faire exécuter comme les autres, le Prince décide de faire jouer son bouffon pour une dernière représentation. Celui-ci parvient alors au sommet de son art, accède peut-être même à ce génie qu’il n’avait jamais atteint. Soudain, au point culminant du spectacle, le Prince ordonne en secret à un page de siffler le bouffon qui, brusquement tiré de son extase artistique, meurt sur le coup. « Depuis lors, conclut Baudelaire, plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays, sont venus jouer devant la cour de *** ; mais aucun d’eux n’a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s’élever jusqu’à la même faveur.» La plupart des commentateurs ont immédiatement songé, à propos de cette « faveur » finale où l’emploi de l’italique souligne l’effet de clôture, à une ironie facile, à une méchanceté gratuite. Faute de mieux, ils ont été réduits à lui prêter une simple signification antiphrastique : quelle belle faveur que la mort ! Mais on a toujours tort, avec Baudelaire, d’aller au plus évident. N’oublions pas que Baudelaire est à la fois Fancioule et le Prince, le bouffon et l’amateur d’art (donc le poète), celui qui reçoit la mort et celui qui la donne. Pourquoi donc donner la mort à ce moment précis et de cette manière ? En réalité, le Prince, même s’il est obligé de tuer son bouffon, lui fait la seule faveur qu’il peut lui accorder en cette circonstance, mais une vraie et grande faveur, qu’il faut savoir apprécier à sa juste valeur : le faire mourir au plus fort moment de sa jouissance artistique, à cause de son art et non pour une simple conspiration, le tuer à l’instant même où la mort, comme dans « La Mort des artistes », va transformer la bouffonnerie en chef-d’œuvre pérenne.

24Il reste la question la plus délicate : si la performance n’est qu’une mystification, pourquoi les poètes de la modernité se sont-ils à ce point évertués à se donner en spectacle ? Pourquoi ne se sont-ils pas contentés d’écrire et de publier, sans jouer les bouffons ? C’est que cette poésie moderne n’est plus, selon la formule qui clôt le Toast/Salut de Mallarmé, que le « blanc souci de la toile », un geste artistique qui, pour se perpétuer dans le monde tel qu’il est, prend appui sur la conscience lucide de sa propre précarité ; or celle-ci interdit au poète, pour des raisons déontologiques, de se prendre au sérieux et, surtout, de se faire prendre au sérieux. L’autodérision, de préférence sous l’apparence la plus blagueuse et la plus histrionique, est désormais la condition paradoxale de l’émotion poétique – par exemple, celle qui étreint le protagoniste du poème en prose, « À une heure du matin », après avoir joué la comédie tout le jour et adressant au milieu de la nuit cette prière sincère à un Dieu auquel il ne croit sans doute pas : « Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise19 ! »