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Sylvain Prudhomme

Entretien avec Sylvain Prudhomme (17/03/2017)

1Né en 1979 à La Seyne-sur-Mer, Sylvain Prudhomme a vécu et travaillé en Afrique (Cameroun, Burundi, Niger, île Maurice, Sénégal). Il est l’auteur de plusieurs romans et reportages. La discussion portera ici essentiellement sur Les Grands, paru en 2014, salué par plusieurs prix littéraires (prix Georges Brassens, Prix Climax Musique et Littérature, Prix de la Porte Dorée).

  

2AT : Nous avons l’immense joie de recevoir Sylvain Prudhomme qui vient nous parler notamment de son roman Les Grands, consacré aux membres du groupe Super Mama Djombo, depuis l’indépendance de la Guinée Bissau en 1974, jusqu’à la mort de leur chanteuse, Dulce, en 2012. La mort de la diva, dont Couto, le personnage principal, était passionnément amoureux, est le point de départ d’une longue remémoration des succès du groupe et de l’époque qui suit l’accession à l’indépendance. C’est un mouvement conjoint où la désillusion amoureuse et la désillusion politique accompagnent la fin du groupe et son éclatement. Ce roman s’inscrit dans une tradition historique et politique avérée : les indépendances africaines s’adossent à une riche production musicale, qui comprend aussi bien le Bembeya Jazz National en Guinée Conakry que le parcours international de chanteuses comme Myriam Makeba. Henri Lopes, dans Le lys et le flamboyant, décrivait ainsi en 1997 la trajectoire de la diva métisse Kolélé. Cette rencontre est également l’occasion d’évoquer deux autres textes dans lesquels Sylvain Prudhomme aborde des sujets africains : Tanganyika Project (Léo Scheer, 2010), et Africaine Queen, sur les traces des salons de coiffure de Château d’Eau (éd. Le Tigre, 2010).

3Commençons par Les Grands. Dans les premières pages, Couto apprend la mort de Dulce : la phrase « I muri » est répétée tout au long du roman, alors que le personnage arpente les rues de Bissau. L’un des points de départ de sa remémoration est une photographie :

Couto avait regardé la photo punaisée au mur en face de lui, l’une des seules qu’il ait conservées de toutes ces années-là. L’une des plus anciennes aussi : 1977, la première des trois années fastes qu’ils avaient eues, avant que le groupe éclate. On y sentait l’euphorie des débuts, l’émerveillement d’être là, parmi les palmiers de Bubaque, au début d’une tournée qui devait pour la première fois les conduire au Cap Vert, au Mozambique, au Portugal, à Cuba. Ils venaient à peine de descendre de l’hélicoptère, le photographe leur avait dit de poser là, devant les arbres, sans cérémonie.
Dulce se tenait au centre, seule femme parmi les musiciens du groupe, la plupart barbus, plus hauts qu’elle d’une bonne tête, plus vieux aussi de cinq ou six ans. Debout entre les silhouettes foutraques de Couto et Miguelinho, les deux préposés aux guitares rythmiques, elle regardait timidement l’objectif, gamine un peu raide, jupe droite et chemisier blanc d’écolière, cheveux ras de garçon.
Atchutchi, le chef d’orchestre, et Malam, un des chanteurs, l’avaient entendue à une cérémonie trois mois plus tôt, dans un village. Un chœur de vieilles femmes chantait près d’une maison en s’accompagnant à coups de navettes en bois. Par intervalles une voix leur répondait, les provoquait. Une voix aiguë, enfantine, au phrasé léger, qui sans forcer un seul instant dominait toutes les autres et avec autorité les relançait. C’était Dulce. (p. 19)1

4Vous signalez, dans une note finale, que le roman s’inspire de faits réels. De fait, nous avons retrouvé sans difficulté la trace de la photographie que vous évoquez. Comment vous êtes-vous documenté sur le groupe ? Vous déclarez dans des entretiens avoir interrogé longuement ses membres : comment cette préoccupation documentaire s’est-elle accommodée du genre romanesque ? Quelle place avez-vous accordée aux témoignages ?

  

5Sylvain Prudhomme : J’habitais tout près de la Guinée Bissau où se passe le livre. Pendant deux ans, j’ai vécu en Casamance, où j’ai dirigé l’Alliance franco-sénégalaise de Ziguinchor. C’était une alliance à vocation culturelle, mais nous avions peu de moyens. Nous organisions beaucoup de concerts avec les musiciens du coin et à la fin je les connaissais bien. L’envie d’écrire le roman est venue de ces concerts où j’étais frappé par la générosité des musiciens. Chaque groupe jouait à l’Alliance une fois par an et ils voulaient tous offrir la meilleure soirée de l’année, faire danser les gens jusqu’à trois heures du matin… Quand je suis arrivé en France et que j’ai vu les gens s’arrêter de jouer au bout d’une heure et quart, j’étais frustré, je ne comprenais pas ! Là-bas j’ai beaucoup écouté le Super Mama Djombo : c’est la musique qui m’a bercé pendant tout le temps de mon séjour. Et il y avait dans la ville un des anciens du groupe. J’ai mis du temps à vraiment croire que ce musicien qui était là, à Ziguinchor, avait été l’un des grands musiciens du Super Mama Djombo. Il s’appelait Sérifo Banora, était sans le sou, avait une vieille guitare mais n’en jouait plus… Il venait parfois me demander 1 000 francs pour mettre un peu d’essence dans sa moto. Petit à petit, j’ai mieux compris les paroles en créole. Il y a des chansons du Mama Djombo où les musiciens énumèrent les noms des membres du groupe – dans Pamparida notamment, un de leurs grands succès, ils passent en revue tout l’effectif, dans une sorte de présentation au public. Et Sérifo Banora est le troisième nom qui arrive ! Bref, non seulement il avait fait partie du groupe, mais il en était l’un des fondateurs. Le point de départ est là, dans cette énigme, ce contraste : le fait de voir cet homme dont je savais qu’il avait joué partout, au Portugal, en Angola, à Cuba, au Mozambique, devant des stades entiers, et qu’il était maintenant à ce point démuni. Ça me touchait, je voulais comprendre ce qui s’était passé. Mon intérêt documentaire est né à ce moment.

6Et puis, la vie de cet homme épousait aussi la courbe du pays. Au lendemain des indépendances, c’est un pays qui faisait rêver toute l’Afrique : ils étaient un million d’habitants et ils avaient vaincu les Portugais ! Avec Amilcar Cabral, une des figures importantes du panafricanisme et de la guérilla anticolonialiste, la Guinée Bissau avait un prestige immense, et c’est l’époque où a émergé cette musique magnifique. Le contraste est important avec le présent qui est dans une grande instabilité politique, sous la menace d’un coup d’Etat et avec une pression constante de l’armée. Entre ces deux pôles, je me suis dit que j’allais raconter cette histoire-là, l’histoire de ce qu’avait vécu non seulement la Guinée Bissau, mais aussi toute une Afrique qui venait d’accéder à l’indépendance.

7Quant au passage au romanesque, je ne voulais pas non plus faire un livre de spécialiste de la musique africaine, a fortiori d’un groupe dont je voyais bien qu’il n’était pas si connu que ça en France : cela aurait fait un livre trop solipsiste. Et je voyais bien que ce qui me touchait chez Sérifo, c’étaient des questions qui n’étaient pas seulement liées à la Guinée Bissau : une méditation sur les hauts et les bas de la vie, sur le temps qui passe. Ce sont des questions qui ne concernent plus seulement l’Afrique, mais qui peuvent tous nous toucher. Petit à petit, je me suis demandé comment me détacher de l’embrouillamini de la vie du groupe – pourquoi il a éclaté, à qui la faute. On pouvait rentrer là-dedans, mais j’avais quarante-six versions qui variaient selon les musiciens et ce qui me touchait allait bien au de-là de tout ça. J’ai décidé d’imaginer une soirée dans la ville, avec les membres du groupe comme personnages. J’adorais cette ville : une fois que la nuit est tombée, il y a très peu d’éclairage nocturne, et partout ça vit : on voit de petits feux, des braseros. La nuit est peuplée de visages qu’on entrevoit, de voix qui sortent des postes de télévision, de radio. J’adorais me balader, et je voulais que le livre raconte ce plaisir-là.

  

8AT : Ce qui fait le romanesque, c’est aussi Dulce, la figure féminine. Elle ressemble par bien des aspects à Kolélé d’Henri Lopes ou encore à Nyabinghi, l’héroïne de Scholastique Mukasonga dans Cœur tambour (2016). Les divas sont des êtres d’exception, qui émerveillent et restent toujours un peu inaccessibles. Dulce continue de hanter Couto qui ne comprend pas son départ et son mariage avec Gomes, l’ancien chef de guerre devenu chef d’État. Dans tous ces romans, les trajectoires de ces femmes mystérieuses ont une dimension allégorique : la démission de Dulce, est-ce la démission de Bissau et les désenchantements des indépendances ?

  

9SP : Pendant longtemps, j’ai tourné autour de ce groupe sans savoir trop comment m’y prendre. Et puis m’est venue l’intuition de ce deuil. J’ai voulu que tout commence avec cette nouvelle : la mort de Dulce. Ensuite, je n’ai plus jamais remis en question ce point de départ. Il y a plein de raisons à cela. D’abord, le deuil permet la remémoration. Je voulais absolument que le roman évoque le passé mais à partir du présent, c’est quelque chose à quoi je tiens beaucoup. Je n’avais pas du tout envie de faire un roman historique sur l’indépendance et la guérilla : j’avais l’impression que ce serait fabriqué, artificiel. J’aime les textes qui se passent aujourd’hui, dans des mondes que je peux décrire et auxquels j’ai accès de première main. J’avais envie de la diva, mais de la diva enlevée… Je voulais qu’elle soit là, mais qu’elle me soit en même temps aussitôt ôtée pour pouvoir mieux la fantasmer. Le fait qu’elle meure alors que la vraie Dulce n’est pas morte me permettait de la détacher du personnage réel que j’avais vu dans le présent et qui avait une vie assez dure, que je n’avais pas envie d’évoquer parce que cela me paraissait impudique de la raconter aujourd’hui. J’avais envie de pouvoir projeter sur elle, d’être moi aussi fan, de la rêver comme je voulais. C’est ça, une diva. C’est pour ça, je pense, qu’il y a un personnage qui est amoureux d’elle. Sa mort la détache de la réalité et me permet d’affirmer ma liberté par rapport à la vraie Dulce. En même temps, j’avais envie que mon personnage principal, Couto, soit d’emblée bouleversé, placé dans un état d’hyper-réceptivité. J’avais envie de le rendre hypersensible aux sentiments, aux odeurs, dans cette ville où tout vient nous frapper et nous percuter avec beaucoup plus d’acuité et de violence. Le deuil crée ça.

  

10AT : Il y a une superposition entre la mort de Dulce et les espoirs de Couto qui sont déçus, de même que les espoirs de l’indépendance…

  

11SP : La mort de Dulce, dans le roman, signe symboliquement la fin des espérances. C’est aussi le jour où le général, auparavant auréolé de son rôle pendant la guérilla, change lui-même de côté. C’est un sentiment récurrent chez ceux qui ont connu l’époque de l’indépendance : « Avant on chantait de grands rêves, maintenant les paroles des chansons sont triviales, sans souffle, ne parlent que du quotidien. ». C’est en partie faux, parce qu’au Sénégal tout le mouvement d’opposition à Abdoulaye Wade, qui voulait réformer la constitution, a été porté par des rappeurs qui se sont élevés contre lui et l’ont forcé à quitter le pouvoir. C’est donc en partie un discours nostalgique de ces mouvements révolutionnaires.

12Le « ralliement » de Dulce au général, dans le roman, est inspiré d’une histoire vraie qu’on m’a racontée à Ziguinchor : celle d’une toute jeune comédienne venue d’un village de Casamance, qui avait été découverte au cours de la quinzaine culturelle de la jeunesse (un événement créé sous la présidence de Senghor, et où les jeunes s’affrontent à l’échelon local d’abord, puis régional et enfin national), dans une pièce où elle jouait la reine Aline Sitoé Diatta, figure héroïque de la résistance casamançaise à la colonisation française. La troupe de cette comédienne avait passé tous les échelons jusqu’à arriver en finale à Dakar, et elle avait gagné la compétition pour tout le Sénégal. Après la dernière représentation, un général qui était là a demandé sa main à la jeune comédienne qui tenait le rôle, elle devait avoir 17-18 ans… et elle l’a épousé ! Quand on m’avait raconté ça – c’était un ancien comédien de la troupe qui me racontait ça – j’ai dit que c’était horrible et lui m’a répondu : « Mais Sylvain, tu viens d’où ? Qu’est-ce que tu voulais qu’elle fasse ? Une occasion pareille, ça ne se présente pas deux fois dans la vie ! ». La fable des Grands est aussi nourrie de souvenirs comme celui-là, révélateurs de différences qui m’ont marqué quand j’étais là-bas.

  

13AT : La fin du texte vient confirmer l’hypothèse d’une assimilation entre Dulce et la ville de Bissau :

I muri, avait pensé Couto et il avait écouté le crachotement des mitrailleuses, regardé les obus dérisoires dessiner dans le ciel des arcs lumineux qui auraient pu être ceux d’une fête. I muri gosi, elle est morte maintenant, et il n’avait su si c’était à Dulce qu’il pensait ou à la ville éclairée de tirs de roquettes, aux espérances d’une époque qui finissait.
Alors seulement il l’avait vu, debout comme lui au bord du vide, tout proche, le touchant presque, bec calé sur le ventre, paupières closes, immobile depuis le début, colossale masse de plumes et de chair qu’il avait jusque-là prise pour une borne. L’animal avait soulevé son énorme bec et s’était retourné pour se mettre à chercher entre les plumes de son dos, fourrageant sous les rémiges, poursuivant nerveusement un insecte niché dans le matelas de son plumage. Il avait fini de se gratter et sa petite prunelle placide s’était posée sur la silhouette de Couto, était restée à la fixer, étonnée de sa présence. Il avait cligné deux ou trois fois de l’œil pour s’assurer qu’il voyait bien. Puis le sommeil avait repris le dessus et sa paupière s’était refermée. (p. 249)2

14L’intervention de ce pélican permet une pause contemplative dans le récit, comme si cet échange de regard avec l’animal était plus vrai et tangible que le bruit lointain des armes. Comment avez-vous construit ce passage ? Quel statut accordez-vous à cette présence animale ?

  

15SP : C’est vrai que je n’avais pas envie de faire une scène de coup d’Etat : je n’aurais pas su l’écrire ! La seule revanche qu’on peut avoir, c’est de ne pas braquer en plus les projecteurs sur la scène infâme qui est en train de se produire et qui confisque les espoirs politiques de tout le monde. Accorder cette place au pélican, c’est mépriser le coup d’Etat dans le récit. Cela a correspondu en plus au ressenti que j’en ai eu à l’époque. Le coup d’Etat a eu lieu pendant que j’étais là-bas, et au fond, ce n’a pas été grand-chose : on a tout verrouillé et on a empêché le deuxième tour de se produire. Cette simple intervention, une fois de plus, a confisqué l’avenir. Ils ont emprisonné celui qui devait se présenter, l’ont laissé s’enfuir au Portugal. Ce n’a pas été un bain de sang. Et c’est peut-être ça qui était terrible pour moi, cette dimension dérisoire de l’affrontement militaire. Il n’y a pas eu de bataille véritable. Je trouve ça encore plus cruel que ça prenne cette forme et que cela suffise à tout bouleverser. C’est aussi ce que je voulais montrer : ils vivent là-bas avec cette pression, mais rien n’empêche la vie de continuer. Si on regarde le pays avec les yeux des indicateurs socio-économiques ou politiques, on pourrait vraiment ne pas avoir envie d’y aller, alors que c’est un pays très puissant, avec une vitalité et un sens de la fête extraordinaires.

16Par rapport au pélican, ce qui est très fort là-bas, comme en Casamance, c’est le caractère mystique. Ce sont des choses qui me sont arrivées. C’est un pays très rural et même dans Bissau, on voit beaucoup de manguiers au feuillage très dense et très sombre, à tel point qu’on ne sait pas ce qu’il y a dedans – en général beaucoup de chauve-souris – et ça donne l’impression de grandes réserves cachées. En tous cas, c’est vrai qu’il y a quelque chose de ce charme qui opère : croiser les animaux dans la rue, dans la nuit, croiser, comme en Inde parfois, des gros cochons ou des vaches que l’on n’avait pas vus venir… J’étais allé sur cette jetée, je ne savais pas trop si j’avais le droit de passer mais j’avais un peu supplié le gardien en lui disant que je ne resterais pas longtemps, il n’y avait plus personne, c’était très loin, ce quai… Il y avait beaucoup de vent, et je vois un pêcheur qui était là, immobile sur un bateau rouillé. On se dit bonsoir comme ça, et une minute plus tard, il sort un poisson immense, mais vraiment immense – de près d’un mètre –  qui battait tout doucement sous la lumière de la lune. C’était très beau comme moment. Je me retourne vers la mer et tout d’un coup je vois qu’il y a un pélican énorme à côté de moi, que je n’avais pas du tout vu ! Et je me suis dit que la fin, ce serait ça.

17J’avais le début et la fin, et je savais qu’au milieu, je voulais qu’on déambule et que ce soit un livre dans lequel Couto accepte petit à petit la nouvelle de la mort de Dulce. Le roman part d’une profonde tristesse et en arrive à un état d’entre-deux, comme celui qu’on connait tous, comme après un enterrement qui a été très beau, où beaucoup de gens ont dit des choses justes, quand on a l’impression d’avoir tous ensemble réussi à dire correctement au revoir à une personne qu’on aimait. On est très ému, triste mais aussi heureux, et je voulais arriver à cet entre-deux d’hyper-émotivité, plein de tristesse mais de joie également.

  

18AT : Ce pélican ici, ce petit chien astiqué par son maître plus en amont, mais aussi tous les poissons dessinés sur les murs par l’artiste qui s’appelle Léonard de Vinci dans Tanganyika Project, ou bien encore Gustave le crocodile, dans le même roman Les animaux ont une place considérable dans votre œuvre. Ce sont juste des rencontres, comme avec ce pélican, ou bien ont-ils un rôle plus spécifique ?

  

19SP : Pour les animaux, je n’ai pas de règle, je ne tiens pas de discours sur le règne animal. C’est vrai que là-bas, les animaux sont beaucoup plus présents, peu sous la forme des animaux domestiques, mais beaucoup sous la forme d’animaux qui traînent dans la rue et avec lesquels on vit. Là-bas, si on veut manger de la viande ou du poisson, on voit la bête. Une fois, j’ai voulu acheter du porc à un boucher improvisé : il a coupé le cochon en quatre et m’en a donné un quart tel quel, avec la peau et tout, et débrouille-toi avec ça ! « Une côte de porc », ça n’existe pas en dehors de l’animal et c’est cette évidence qu’on a sous les yeux. Il faut donc être conséquent dans cet usage de la viande. On voit d’où elle vient. Il n’y a pas ces innombrables écrans qui font qu’ici on peut acheter une côte sous film, dans une barquette bien dimensionnée, prête à consommer. C’est pareil avec la présence de la mort. C’est une offense absolue de ne pas aller saluer un mort à la morgue.

20Le chien astiqué, c’est encore une anecdote que j’ai vue : c’était un énorme gaillard tout costaud qui astiquait son tout petit chien avec du Paic citron sur les marches de sa maison. Il le lavait comme il aurait lavé une serpillère. C’était un gros gars, on ne l’aurait pas cru capable de ce geste : il astiquait son chien...

21Le crocodile Gustave, lui, date de quand j’habitais au Burundi. Tanganyika Project, c’est un livre qui a été publié en 2010. J’ai voulu retourner au bord du lac Tanganyika où j’avais vécu parce que mes parents étaient coopérants en poste à Bujumbura. Ils travaillaient dans l’aide au développement, moi, j’étais juste un gamin avec eux, et on allait souvent pêcher dans le lac Tanganyika. C’était un lac infiniment poissonneux, on préparait nos lignes et on mettait plein d’hameçons, parce qu’on savait qu’il y aurait des poissons à chaque bout : c’était une pêche perpétuellement miraculeuse. Je me rappelle que le bouchon s’enfonçait et qu’on attendait encore qu’il y ait un puis deux poissons supplémentaires. Je voulais y retourner et voir ce que je pourrais en dire : avec les guerres successives dans la région il y avait eu de nombreux déplacements de populations entre la RDC ex-Zaïre, le Burundi, et la Tanzanie. Tout à coup, j’ai repensé au crocodile Gustave dont on parlait dans mon enfance. Un crocodile dont on disait qu’il était responsable de nombreuses disparitions, qu’il avait plus de cent ans, qu’il avait été chassé plusieurs fois, qu’il avait reçu des coups de lances en 1960 et qu’il gardait la trace de tout cela. Il était censé mesurer plus de six mètres. On ne savait plus quelle était la part légendaire de son existence. J’ai essayé d’en savoir plus à son propos en allant voir des vidéos de lui : ce sont des choses que je n’avais jamais faites quand j’étais gamin. Sur Youtube, on voit Gustave en train d’attaquer un hippopotame et surtout j’ai retrouvé un documentaire incroyable, qui évoquait un héros de mon enfance, Patrice Faye (le père de Gaël Faye, qui a écrit Petit pays) : il capturait des reptiles et il allait dans les villages pour les collecter. Capturing the Killer Croc, un documentaire américain donc, essaie de provoquer en direct la capture de Gustave. C’est Patrice Faye qui est chargé de la capture mais ça ne marche pas, bien sûr.

22Tanganyika Project, c’est donc un livre où remontent à la surface des choses qui n’étaient pas prévues. Je partais d’un dispositif qui était un peu conceptuel, avec l’idée de capturer le lac, mais ce projet est bien sûr progressivement mis en échec et d’autres choses apparaissent, qui n’étaient pas prévues, dont ce fameux Gustave.

  

23AT : Ce qui nous a frappées dans le Tanganyika Project, c’est votre usage de Google Earth, qui devient un outil presque poétique. Il y a plein de zooms, de dé-zooms : à un moment, vous avez même l’impression de retrouver Gustave en distinguant une forme étrange à l’écran. Quel usage faites-vous de Google Earth dans votre pratique littéraire ?

  

24SP : C’est un outil incroyable, qui permet d’avoir le monde à sa portée. Après coup, rentré en France, constatant les lacunes immenses de ce que j’avais recueilli, je voulais retourner encore sur le terrain et Google Earth permet cela. Il y a quelque chose dans le point de vue de Google Earth qui est très proche de l’omniscience du narrateur rêvé qui surplomberait tout, qui pourrait aller partout et tout savoir. En fait, bien sûr, c’est illusoire, mais cela rappelle beaucoup le narrateur omniscient du roman, à l’époque où on ne doutait de rien. Ce n’est pas parce qu’on a tout sous les yeux qu’on voit quoi que ce soit. C’est une illusion mais cela peut entretenir le fantasme de toute puissance et le nourrir. En plus, on peut avoir des surprises ! J’essaie de raconter ces navigations sur Google Earth avec leurs révélations comme des éléments du récit. J’ai voulu par exemple revoir la maison où j’habitais enfant à Bujumbura ; je l’ai retrouvée en quelques clics, avec sa petite piscine, son grand jardin, à côté de la présidence. Je me rappelais très bien des sentinelles au bout du jardin.

  

25AT : Le Tanganiyka Project est porté par un projet fou à la Perec, celui de répertorier les noms d’enseignes, les menus, les prospectus, les noms de cars et de bus… de faire en somme une copie de la ville et des paysages, en notant tout dans un cahier. Est-ce cela aussi le roman, cette illusion de pouvoir transcrire le monde ?

  

26SP : La recension du monde, c’est le même geste que celui de l’écriture. On a envie de se rassurer ! On a envie de tout embrasser, de tout tenir, alors que de toute façon, tout échappe et tout passe… Il s’agit de mettre de la forme dans l’informe, dans les deux cas. C’est aussi une envie d’embrasser autrui, de créer du lien, de rompre l’isolement. Dans Les Grands pourtant, il n’y a pas ce geste – si ce n’est, tout de même, cette envie de rassembler ce que j’aimais le plus en Afrique, avec l’idée que ce serait mon dernier livre sur l’Afrique.

  

27AT : Dans Tanganyika Project, vous évoquez un projet qui s’appelle le Degree Confluence Project, qui a fort à voir avec cette volonté démesurée de recenser le monde que vous décrivez…

  

28SP : Oui, le Degree Confluence Project, c’est un site collaboratif qui appelle les voyageurs de tous pays à se rendre sur les intersections de méridiens et de parallèles et à les photographier. Chaque fois que quelqu’un se rend à un point d’intersection précis –  qui, bien sûr, ne correspond matériellement à rien de concret, sinon à des points de coordonnées sur l’écran d’un GPS –, il est invité à photographier ce qu’il voit et à le mettre en ligne. Plusieurs centaines d’intersections sont déjà ainsi recensées, très souvent au milieu de nulle part. On peut vagabonder sur le site, aller se promener partout dans le monde. Ce qui me plaît, c’est cette soif de capture un peu donquichottesque : un Japonais se photographie au milieu d’un champ de maïs, d’un air très sérieux. J’aime l’apparente incongruité de ces images. Il y a là une folie qui me touche beaucoup. Un peu comme la construction des cathédrales au fond : il faut une forme de foi. La poursuite d’un rêve qui nous transcende, nous dépasse.

  

29AT : Toujours dans Tanganyika Project, vous évoquez un village en Tanzanie, éloigné de tout, totalement dépourvu de lettres et d’enseignes, et vous décrivez le sentiment de malaise qui vous a saisi. De manière parallèle et inversée, vous imaginez un projet d’attentat à Paris, qui passerait par l’effacement systématique des lettres et des pancartes, ce qui aurait pour conséquence de désorganiser totalement et irrémédiablement la ville. Est-ce à dire que la ville est écrite, qu’elle est en soi une écriture et ne pourrait survivre sans l’appui des caractères ?

  

30SP : On est sans cesse dans le déchiffrement, et on a l’habitude de voir des lettres partout. Cet effet d’étrangeté de ne plus avoir de lettres, on a du mal à se rendre compte de ce que ce serait… Le fait que les murs soient des livres, c’est ce qui rend l’endroit habitable : ils portent la trace du passé, la mémoire d’autres gens… C’est ce que j’ai constaté dans ce village, au bout de 24 heures à ne jamais rien avoir à lire. On fait aussi cette expérience dans un pays où l’on ne comprend rien du tout, même pas l’alphabet… c’est encore différent : c’est une forêt de signes à laquelle on ne comprend rien. En Chine par exemple, dans des gares, on est incapable de se repérer. On ne sait même pas où l’on est ! C’est très éprouvant, très fatigant, de ne jamais rien comprendre. C’est tout de même par cela que l’on peut se relier au monde. Le village tanzanien que je décris dans le roman, c’est comme une leçon d’humilité. Le personnage essaie de tout collecter, dans un fantasme d’épuisement du réel, et d’un coup, il se retrouve à attendre un bateau qui n’arrive jamais dans un tout petit village et il est pris dans un vertige où nulle part rien n’est écrit. Il y a un malaise et il met du temps à comprendre d’où vient ce sentiment.

  

31AT : En vous écoutant, je me pose la question de l’exotisme. Y a-t-il une part d’exotisme que vous assumez ? Y mettez-vous du second degré ?

  

32SP : Je pense qu’il y a une grande différence entre les deux livres. Dans Tanganyika Project, il y a vraiment ce côté « héros, cow-boys, Indiana Jones », notamment avec Gustave. C’est un livre qui joue beaucoup de cela, et qui est beaucoup écrit, en plus, à partir de mes souvenirs d’enfance. Je suis retourné au bord du lac, mais cela fait longtemps que je n’y vis plus. Il y avait même une euphorie à voir ressurgir certains motifs exotiques. Cet endroit précis, c’est là où Stanley retrouve Livingstone. C’est un endroit surdéterminé par les mythes : tout près de là, il y a les sources du Nil. Je plonge là-dedans, c’est sûr, mais il a aussi du second degré. J’essaie de casser cet exotisme quand je reviens en France : je continue à Paris le projet de collecte des inscriptions qui sont aux murs, et que j’avais initié sur les bords du lac Tanganyika. C’est ça le déclencheur du livre, c’est l’envie d’essayer d’attraper la ville à travers tout ce qui est écrit aux murs. Les façades sont assez bavardes là-bas, avec les menus des restaurants, les coiffures possibles, il y a énormément de texte et je me suis dit qu’il y avait un livre sous nos yeux. En ramassant tout ça, on obtient un condensé de la ville. J’ai aussi essayé de transcrire toutes ces langues qui se mélangent, notamment celles des réfugiés congolais. J’ai continué ce projet sur le boulevard Saint Denis, et puis ensuite dans un tout petit village de Franche-Comté, même si la partie franc-comtoise n’est finalement pas restée dans le manuscrit final.

33Pour Les Grands, c’est différent. Honnêtement, je ne me suis pas du tout posé la question de l’exotisme. Je n’ai même pas cherché à me placer par rapport à la question, à l’éviter ou à l’aborder directement. J’ai simplement voulu être au plus près de ce que je ressentais dans la ville. La fin du livre, avec ce pélican endormi tout près de Couto, confine peut-être au magique, mais c’est un pays où l’on pouvait en faire beaucoup plus sur la mystique, qui est partout très présente. J’y vais plutôt doucement sur la magie et les fétiches, comparé à ce que je ressentais là-bas. De la même manière, j’essaie de ne pas insister trop sur le fait que Couto est mandingue, je ne cherche pas à souligner cette dimension. Je le traite surtout comme un double de moi. Et le décor du livre est surtout urbain. Je me place dans une Afrique moderne, urbaine, où les portables et les voitures sont omniprésents. C’est celle que j’ai le plus envie de décrire, et qui ne cadre pas forcément avec les attentes de l’exotisme.

  

34AT : Dans Les Grands, l’exotisme a partie liée avec le passé : c’est la mélancolie et l’allégresse de toutes ces fêtes irrémédiablement révolues. C’est un peu pareil dans votre dernier roman, Légende, une enquête à la recherche d’une discothèque disparue, la Chou, près d’Aigues-Mortes. La fête, est-ce toujours le temps révolu de l’insouciance ? Faites-vous des croisements entre les atmosphères festives de ces deux romans ?

  

35SP : Moi-même je vois bien qu’il y a dans les deux cas cette évocation d’un passé particulièrement festif. Mais je ne suis pas particulièrement nostalgique, ce n’est pas du tout une déploration du fait que ce passé ne soit plus. En fait, ce qui me touche et ce que j’ai toujours envie de raconter, ce sont des êtres dans le temps, des êtres sur lesquels le temps a passé. Il y a souvent des personnes âgées dans mes romans ; c’est profondément ça qui me donne envie d’écrire, le regard qu’après coup on peut porter sur la trajectoire d’un être, de quelqu’un qui a vécu, qui a fait des choix, qui est passé par des hauts et par des bas. Pour redéployer son parcours, il faut nécessairement donner de la profondeur de champ. J’en viens à être un peu émerveillé par ça, par le spectacle de quelqu’un, n’importe qui, d’un peu âgé : j’aime voir ce qu’il a osé vivre, comme un arbre qui porte la mémoire de toutes les branches qui sont perdues, avec des moments qui ont été des floraisons formidables. C’est pour ça qu’on raconte des histoires, des vies d’hommes et de femmes. Où est-ce qu’on met notre liberté ? Qu’est-ce que ça veut dire de vivre ? Mes personnages sont souvent plus vieux, parce que ça me fascine de voir ce temps vécu déroulé.