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Marie Darrieussecq

Entretien avec Marie Darrieussecq (27/02/2017)

1Marie Darrieussecq est l’autrice de nombreux romans. Cet entretien est essentiellement consacré à l’un d’entre eux : Il faut beaucoup aimer les hommes (2013). Elle est également depuis 2019 la traductrice de James Baldwin (Chroniques d’un enfant du pays).

  

2AT : Nous sommes d’autant plus heureuses que Marie Darrieussecq soit là avec nous ce soir qu’elle avait accepté de participer l’année dernière au séminaire « Habiter » organisé par Claire Collard et Zoé Courtois. Cette première rencontre avait été l’occasion d’explorer une veine géographique de votre écriture – ancrée dans le pays basque, mais pas seulement – et vous aviez évoqué alors la connaissance que vous aviez d’un continent africain dont vous souligniez l’extrême variété. Vous parliez aussi du goût que vous aviez pour le jeu sur les collusions d’espace, les globes qu’on fait tourner et les faisceaux horaires. C’est précisément sur ce que vous appeliez l’année dernière des « effets de délogement » qui nous font percevoir la planète autrement que nous aurions voulu nous arrêter avec vous aujourd’hui, en revenant sur l’expédition africaine qui fait le cœur de votre roman Il faut beaucoup aimer les hommes, paru en 2013 chez P.O.L. Ce roman, qui a obtenu le Prix Médicis, examine le fonctionnement d’un couple mixte et propose une relecture du stéréotype africain dans l’imaginaire occidental. Sous l’auspice de ces amours « insupportables » qu’évoquait Marguerite Duras, la rencontre que nous proposons sera donc l’occasion de revenir sur les enjeux d’un traitement littéraire de l’altérité – qu’elle soit géographique, animale, humaine, ou fantomatique.

3 Pour donner une idée de cette Afrique si ce n’est fantôme du moins fantomatique, de ce pays – pour citer les toutes premières pages du roman « impossible, avalancheux et débordant », nous proposons de lire les quelques lignes qui évoquent l’atterrissage de l’héroïne, Solange, partie rejoindre l’homme qu’elle aime, Kouhouesso, au Cameroun, où il tourne une adaptation du roman de Conrad, Au cœur des ténèbres. Le voyage commence comme un rêve entrecoupé de quelques éveils cotonneux :

Elle se réveilla au-dessus du Mali. Se rendormit. Elle se réveilla au-dessus de Kano pour le plateau petit-déjeuner. Le sol était orange vif. Elle apprenait le nom des lieux sur l’écran de vol. À Jos il y avait une rivière et un grand triangle sombre, dont elle ne savait dire si c’était un lac ou un massif rocheux. Puis des barres grises, parallèles, se succédant. Puis des nuages. Soudain le mont Cameroun, une île rouge dans la mer blanche. Puis on amorçait la descente sur Douala. On ne voyait rien, ni la mangrove promise par Google Earth, ni l’avancée du fleuve dans la mer. On se posait dans le nuage. Un nuage d’eau chaude. (p. 189)1

4On a l’impression d’atterrir dans le rêve et le coton, loin des contours clairs promis par les écrans et la géographie. Parler d’Afrique aujourd’hui, sans renouer avec les antiennes du roman de voyage, est-ce parler comme le suggère Kouhouesso, de ce qui n’existe pas ? Comment avez-vous construit le regard qu’avec le personnage de Solange vous portez sur l’exotisme ?

  

5MD : J’aime beaucoup les personnages candides : ils sont très nombreux dans mes romans. Ce sont surtout les femmes, parfois des femmes au foyer, des femmes sans fonction, sans insertion dans le tissu social. Solange est actrice, elle a donc un vrai job, une carrière – mais comme toutes les actrices, elle a des moments d’attente et de rêverie. C’est une starlette : l’Afrique, elle s’en fiche, c’est une sorte d’accident dans sa vie. Comme elle dit à un moment, l’Afrique elle n’y pensait que pour envoyer un chèque désinvolte suite à une image choquante. Elle est, comme beaucoup d’entre nous et comme moi il y a quelques temps, la proie d’un certain exotisme, de certains clichés. J’aime les personnages candides parce littérairement, ils m’autorisent à dialoguer, en quelque sorte, par-dessus leur tête, avec les lecteurs. Je le fais avec tendresse : je crois que je maltraite très rarement mes personnages, je les aime bien, je les ai à la bonne – sinon, je n’ai pas envie de passer trop de temps avec eux. L’archétype, c’est Truismes : de tous mes personnages, l’héroïne est celle qui en sait le moins, qui est la moins outillée pour comprendre le monde dans lequel elle est jetée. Grâce à sa petite voix non informée, je peux vous proposer une sorte de décapage du monde. Au fond, je crois que je fais toujours ça. Solange est beaucoup plus éduquée, plus affûtée, mais l’Afrique est vraiment pour elle une terra incognita. Pourtant, elle tombe amoureuse d’un homme qui est né en Afrique, au Cameroun : le Cameroun, elle ne sait pas le situer et quand elle zoome dessus, elle voit que c’est compliqué, comme pays. Elle se retrouve obligée de s’y intéresser et, avec un certain courage, elle finit par y suivre cet homme. Dès qu’elle touche le sol, à Douala, le contraste est assez fort : on passe du coton de sa vie à la gadoue de la mangrove. Au fond, mes personnages, c’est moi si je n’avais pas écrit et si je n’étais pas venue dans cette École, si je n’avais pas eu accès à des savoirs, à des outils intellectuels. Il m’est arrivé d’avoir cette idée saugrenue, un jour où j’avais atterri à Douala et où j’avais un problème de connexion d’avion : je me suis dit « je vais prendre ma valise et je vais partir à pieds ». Ce n’est pas une chose à faire… mais elle le fait, alors que je ne suis pas allée jusqu’au bout. C’est ça qui est formidable avec le roman : on s’autorise à avoir des vies qu’on n’a pas eues, y compris dans des incidents de cet ordre.

  

6AT : Votre roman n’est pas simplement un roman du voyage en Afrique, c’est surtout un roman de la relation et des amours mixtes. La quatrième de couverture de l’édition de poche l’indique sobrement : « Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? ». Alors s’ouvre la faille des imaginaires collectifs marqués par le racisme, les stéréotypes, la peur de l’autre. Solange est un personnage très réflexif, qui se pose beaucoup de questions et a toujours peur de se montrer raciste. Ce faisant, elle déconstruit beaucoup de choses…

  

7MD : Absolument, c’est une intellectuelle qui n’a pas lu Derrida, qui n’a pas eu la chance d’accéder à ce que nous connaissons. Elle est très obstinée, très courageuse : elle se met même à lire… Quand Kouhouesso lui indique Soyinka, Achebe, Fanon et tous les autres… elle s’y colle, alors que rien ne l’amenait à ça ! Vous avez donc raison, elle est réflexive... elle l’est aussi parce qu’elle est narcissique, comme beaucoup d’actrices, mais cela la fait avancer.

  

8AT : Les personnages se rendent compte qu’ils sont toujours en décalage : l’histoire coloniale n’a pas du tout la même mémoire en France et au Cameroun…

  

9MD : Ou aux États-Unis où le roman démarre…

  

10AT : Ils se rendent compte du décalage de la mémoire des histoires coloniales. Solange est toujours candide et Kouhouesso doit toujours lui apprendre des choses. On a l’impression que plus le roman avance et plus elle sombre dans le stéréotype…

  

11MD : Oui, c’est parce qu’elle n’a absolument pas envie d’en sortir. Elle est tombée amoureuse, par accident comme tous les coups de foudre. Au début, elle voudrait faire comme d’habitude : s’enfermer dans une bulle avec un homme. C’est comme chez Lelouch : un homme, une femme, chabadabada. C’est son stéréotype de l’amour : une bulle complètement apolitique. Mais cet homme-là est très politisé, et parce qu’il hérite de siècles de domination, parce qu’il veut tourner un film à partir de Conrad, il oblige Solange à penser leur histoire de façon politique, et même à voir que quand ils sont tous les deux dans un lit, isolés du monde comme elle aimerait le croire, leur histoire reste politique. C’est aussi un roman un peu pathétique au sens grec du terme : c’est un personnage qui se débat, qui est, comme le dirait Aristote, pris sous un rocher. Par un hasard des choses, elle est tombée amoureuse d’un homme à la peau noire et elle est obligée de se confronter à des siècles de violence coloniale. Comme c’est une femme, elle s’y connaît en domination : elle aussi hérite de siècles de domination, mais ce n’est pas la même. Ils se rencontrent et ne se rencontrent pas. On dit que c’est un « couple mixte » mais c’est vraiment une expression figée, car tous les couples, structurellement sont « mixtes », composés de deux éléments différents…

  

12AT : À propos de pierres justement… L’année dernière, lorsque vous étiez venue au séminaire Habiter, vous aviez eu cette phrase que j’ai trouvée très intéressante à propos des clichés : « J’aime cette idée de les soulever comme des pierres pour voir ce qui grouille dessous ». L’interrogation du cliché comme façon de parler de l’autre tient une place importante dans votre discours – et c’est particulièrement vrai dans Il faut beaucoup aimer les hommes, où on retrouve Benetton, Banania, le fantasme d’une sexualité débridée ou même d’un cannibalisme amoureux. Dans le roman même, j’ai relevé cette expression que je trouve très frappante pour parler de la rémanence du cliché : vous parlez d’une « gelée de phrases, tremblotante et translucide »… Comment concevez-vous ce geste de lever les clichés comme des pierres ? Quel rôle assignez-vous à leur énonciation renouvelée, qu’elle soit littéraire ou cinématographique ?

  

13MD : J’y insiste : j’hérite de toute notre culture et de tout ce que cette École m’a apporté. Je viens d’un milieu où on n’avait vraiment pas l’habitude de penser comme ça et de penser les livres comme ça. Après mes études, quand j’ai commencé à publier des livres, je suis retournée dans un agréable bain d’« inconscience ». Je ne me dis jamais quand je commence un livre : « quel cliché vais-je débusquer aujourd’hui ? » Je me le dis, mais pas comme ça. Je ne les choisis pas, ils arrivent tout seuls : j’en ai moi aussi une valise, le milieu où je suis née n’était pas raciste mais il y avait toute une frange de la famille qui était formée de petits colons revenus de Kinshasa et de Dakar, gorgés de l’amertume des indépendances. C’étaient des cousins éloignés que je considérais, depuis mon village du pays basque, avec un certain étonnement. Mes parents n’étaient pas racistes, mais comme mes personnages : l’Afrique c’était très loin et il n’y avait pas de Noirs au village ! Tout le monde était blanc, catholique : c’était plutôt nous qui étions un peu particuliers parce que nous étions athées et socialistes ! J’étais dans une situation très dynamique qui m’a permis à la fois d’hériter de clichés et de les mettre un peu à distance. Ils me reviennent : Michel Leeb, je me rappelle être devant la télé et rire de ses blagues Banania avec mes parents. Elles faisaient partie de la culture française des années 70-80. Il prenait l’accent soi-disant africain, roulait de gros yeux, avançait ses lèvres : c’était aussi une sorte d’insupportable ignorance…

14Quand j’écris un roman, je me mets très facilement dans la peau de mes personnages : je suis Solange pour toute la durée du roman. Et même si vous prenez un autre de mes livres, Le Bébé, strictement autobiographique, là encore c’est l’histoire de comment je suis tombée dans un bain de clichés lors de ma première maternité. Le plus beau, que je raconte souvent, c’est le moment où je remonte dans ma chambre de jeune accouchée, où j’allume mon ordinateur pour terminer le roman en cours, et où la sage-femme entre et me dit : « Fermez ça tout de suite, ça va arrêter la montée de lait ! ». Je tombe dans ce bain de lait et de clichés… ça m’amuse, ça m’énerve, et j’en fais des bouquins. C’est comme les clichés sur les jeunes filles, que je traite dans mon roman Clèves : Judith Butler nous a appris avec sa notion du performatif que quand on dit d’une jeune et fille qu’elle est pure et innocente, on ne la décrit pas, on lui donne un ordre. Une fois que j’ai compris ça, j’ai relu toute mon adolescence et ces phrases toutes faites que j’ai tant entendues, comme : « il ne faut pas se baigner quand on a ses règles ». Si vous allez lire les forums des adolescentes, vous constatez que ces croyances demeurent, qu’elles sont d’une solidité extraordinaire. Je travaille donc avec tout ce matériel qui est à la fois le mien et le bien – ou le mal – commun. En ce sens, ce livre n’est pas différent des autres : le réservoir de clichés sur les Africains est malheureusement très riche.

  

15AT : Vous insérez dans le roman de longs passages du discours de Dakar, dont la tristement célèbre sentence « Le drame de l’Afrique, c’est que l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Quelle est pour vous la portée politique de ces imaginaires, toujours véhiculés au XXIe siècle ?

  

16MD : Si je me souviens bien, les personnages n’ont pas passé une excellente soirée et ils prennent un taxi : on est en 2007 et ils entendent soudain à la radio le discours de Dakar. C’est un texte stupéfiant, qui fait une quinzaine de pages : si on fait un montage de citations tout à fait honnête, on aboutit à une suite insoutenable de clichés. Il y a eu une adaptation de ce roman au théâtre et tous les extraits que je cite sont dits sur scène : c’est encore plus insoutenable de les entendre dans la bouche des acteurs. D’ailleurs, à ce moment-là, les personnages se rendent compte que leur chemin est pavé d’embûches, que leur histoire d’amour ne va pas être évidente.

  

17AT : Il a donc toujours ces « mises à feu de l’histoire » (p. 23) qui viennent perturber l’intimité du couple…

  

18MD : Pas tout le temps… J’ai isolé des moments critiques, mais il y a tout de même une histoire d’amour qui avance malgré tout. Il y a des « zones grises » dans cette histoire en noir et blanc : au cours de cette soirée par exemple, Solange veut présenter Kouhouesso à ses amis et l’hôte au moment d’accueillir le nouveau-venu s’écrie « Oh ! » avant même de saluer. Solange en est interloquée, elle se demande si elle aurait dû avertir ses amis, mais les avertir de quoi ? Est-ce que cet ami doit être accusé de racisme ? Il a peut-être pu s’exclamer, se dit-elle, parce que Kouhouesso est beau, parce qu’il est grand, parce qu’il est imposant… En tous cas, c’est un « oh ! » maladroit. C’est ce que j’aime dans les romans : je vous laisse entièrement juges, c’est à vous d’en savoir, éventuellement, davantage que mes personnages. Le saint patron de cette méthode, c’est Nabokov dans Lolita : tout au long du roman, il fait parler l’abominable Humbert Humbert, qui s’exprime avec une grande naïveté, mais nous, lecteurs et lectrices, nous savons qu’il viole une gamine de douze ans… J’aime bien vous inviter à avoir un petit temps d’avance sur les narrateurs ou les narratrices. C’est pour ça qu’en publiant ce livre j’étais un peu inquiète : si on isole avec mauvaise foi des passages, on peut se dire que Marie Darrieussecq est raciste. Mais personne ne m’a fait ce reproche : il y a eu une bonne foi de lecture générale qui a accompagné le livre, comme si l’époque était prête à réfléchir un peu plus sereinement… Si on le lit de bonne foi, un roman est un espace de réflexion serein. C’est pareil pour la pièce de théâtre adaptée du roman, qui joue tout de même avec de la dynamite.

  

19AT : Parmi les suggestions inconscientes que fait surgir l’Afrique, vous évoquez un thème récurrent : l’association du continent africain aux safaris, aux grands fauves et aux grands mammifères, aux premiers rangs desquels se détache évidemment l’éléphant. Celui-ci est l’occasion d’une maladresse inaugurale de Solange, à l’orée de sa relation avec Kouhouesso :

« J’ai entendu dire – elle change à peine de sujet – que les éléphants – que les éléphants – sont les seuls animaux à avoir un rite autour de leurs morts ». Elle est pleine d’espoir. L’espoir qu’il lui parle. Les éléphants se balancent en berçant dans leur trompe les blancs ossements camarades. L’espoir qu’il lui explique, qu’il l’emmène, qu’il l’emporte façon éléphant. Mais son visage est redevenu impassible. Presque pierreux.
« Je n’y connais rien en éléphants. » Il a répondu un peu sèchement. » (p. 33)2

20Les animaux reviennent dans le roman : ainsi le pilote du bac à traille raconte-t-il avoir vu une fois un lion, mais au zoo. Surtout, il y a cet épisode assez fabuleux du pangolin mort, exposé, dépecé. Que représente pour vous, au-delà du cliché, cette présence animale ?

  

21MD : Je tiens beaucoup aux animaux et je suis malheureuse de leur disparition. Dans mes romans, il y a assez souvent, pour citer Deleuze, un « devenir-animal ». Et puis, cette histoire d’éléphants est assez légitime : quand on est comme Solange ou comme moi élevée dans un village de province, l’Afrique c’est les éléphants. Je ne suis pas sûre que ce soit raciste. Je pense que c’est peut-être candide, mais c’est aussi une espèce de bonne volonté : on aimerait que l’Afrique soit pleine d’éléphants, on aimerait y croire, aux éléphants. La première fois que j’ai mis les pieds en Afrique, à Abidjan, j’ai voulu faire la conversation avec le chauffeur de taxi et c’est effectivement l’une des premières choses que je lui ai demandées s’il avait déjà vu des éléphants. Il m’a dit « non » et je lui ai demandé, pleine d’espoir comme Solange, s’il avait déjà vu des lions et il m’a dit « oui, une fois, au zoo ». Là, j’ai compris que ce type était un citadin comme moi. C’est un exemple typique d’inspiration directement issue de la vie… Pour voir des éléphants, ce n’est pas si simple : comme vous savez, la plupart sont dans des parcs, et quand j’étais dans la forêt au Cameroun, j’ai seulement vu des traces des éléphants. Le pangolin, avant d’aller au Cameroun, je ne savais pas ce que c’était : c’est un animal d’un mètre quarante environ, avec des toutes petites pattes devant et des grandes pattes derrière un peu façon kangourou, ça tient en équilibre sur une grande queue, et c’est couvert d’écailles. Ils ont un museau qui est une ventouse et leur sert à attraper les termites. Malheureusement, il y a des Chinois pour croire que leurs écailles sont magiques et le braconnage décime les pangolins moi, ça me rend malade. Les animaux me servent aussi à nous interroger sur l’humain, à la limite entre l’humain et l’animal : le discours antispéciste m’intéresse. Comment parler intelligemment de l’animal ? Depuis Brigitte Bardot, on a tout de même progressé. Ce sont des réflexions qui nourrissent mes romans. Derrida disait que nous menons « une guerre totale » aux animaux : les animaux sauvages vont disparaître, il restera des poulets, que l’on fabrique, et des vaches laitières. Il se trouve que ce qui disparaît interroge la littérature : il y a un lieu de la littérature qui est le lieu de la disparition. C’est comme pour les fantômes au cinéma : ça m’appelle et ça me fait écrire…

  

22AT : Kouhouesso refuse donc de parler des éléphants, il prend de la distance et adopte une posture professorale dont il est coutumier dans le roman. Il instaure ainsi lui-même une relation de domination, de sujétion, que Solange remarque parfois mais sur laquelle elle ne s’arrête pas.

  

23MD : Elle est trop amoureuse… Elle est subjuguée, comme dans les histoires d’amour un peu toxiques. Je l’ai souvent dit aux journalistes et j’y crois : il y a pour moi une grande différence entre l’amour, qui aide à vivre, et la passion, qui empêche de vivre. Solange, par accident, est tombée dans une passion : elle avait une vie, une carrière et cet homme l’a accidentée. Soudain elle interrompt tout, elle annule ses cours de yoga, elle renonce à des rôles dans Urgences pour pouvoir l’attendre. Solange est une spécialiste de l’attente, elle attend ses textos comme on l’a tous fait, et lui n’a jamais demandé à être attendu ainsi. C’est le mauvais scénario de la passion amoureuse. Je suis d’une époque pas si lointaine où quand on écrivait une lettre, c’était normal de s’inquiéter au bout de trois semaines quand on n’avait pas de réponse. Avec un texto vous savez comment c’est : au bout de cinq minutes on hésite à le renvoyer, à le reformuler, au bout d’une heure c’est l’angoisse ! Mais sur le plan romanesque, la forme texto, c’est très dynamique.

  

24AT : Pour revenir à cette position très professorale que prise Kouhouesso, est-ce lié à la position de truchement qu’il entend occuper entre l’Afrique et l’Occident ? On a presque l’impression que pour parler d’Afrique, il faudrait nécessairement se placer dans cette position didactique…

  

25MD : Vous avez raison, il est très professoral… Il y a un certain type d’hommes  et moi, je suis assez sensible à leur séduction  qui aiment expliquer des choses aux femmes. Évidemment, l’objectif à terme est de coucher avec elles… Moi, j’aime bien ce genre d’hommes : dans cette École, j’en ai écouté beaucoup – en physique quantique par exemple… En contrepartie, les femmes ont un certain talent pour faire la dinde. Il y a là un jeu féminin/masculin de séduction et mon rôle de romancière est de déconstruire et de reconstruire les positions de domination, du moins de vous amener à les voir. Kouhouesso n’a pas reçu tant d’éducation, il n’est pas diplômé, mais, en tant qu’acteur, il a eu accès à Hollywood, un monde de lumières. Il voit qu’il a son propre plafond de verre, on ne lui propose que des rôles de boxer, de dealer, de flic… Le roman est situé en 2007, aujourd’hui ça a un peu progressé. Kouhouesso a décidé de passer derrière la caméra : il fait exactement ce que dit Achebe, we’ve got to tell our own stories. C’est un autodidacte, mais il bosse. C’est aussi un peu une damnation : il serait Blanc à Hollywood, il n’aurait pas besoin de réfléchir autant.

  

26AT : On s’est posé la question de ce choix que vous aviez fait d’imaginer des personnages hollywoodiens, comme ce fameux « George ». Ce sont des individus surexposés, qui focalisent tous les regards : qu’a apporté à votre roman cette dimension hollywoodienne ?

  

27MD : Le roman démarre à Hollywood et il démarre sur un coup de foudre. Hollywood, c’est la grande machine à fabriquer des stéréotypes : c’était excitant de commencer au cœur de la machine. J’écris aussi sur ce que je connais : j’étais allée à Hollywood pour cette fameuse adaptation de Truismes, qui ne verra peut-être jamais le jour et je me suis aperçue que c’était un tout petit milieu, où tout le monde se connaît et travaille très dur. Solange et Kouhouesso sont deux personnages secondaires qui se rencontrent : tous les deux travaillent en soute, n’arrivent pas tout à fait à percer. Solange est Parisienne : pour moi, physiquement, elle est un mélange entre Audrey Tautou et Julie Delpy. Elle est abonnée aux seconds rôles de romantique sacrifiée ou de petite salope à hauts talons dans l’imaginaire américain. Kouhouesso n’est pas un Noir-Américain, un descendant d’esclaves : c’est un Africain qui porte sur tout cela un autre regard. Il a une espèce de liberté dans cet univers : c’est une piste possible du roman que je n’ai pas tellement développée…

  

28AT : Vous emmenez donc ce fameux « George » au Cameroun dans la forêt…

  

29MD : Pour trois jours seulement, pour satisfaire la compagnie d’assurance, qui ne le couvrira pas au-delà… Georges est la seule possibilité réaliste de financement du film. Je me suis beaucoup intéressée à la façon dont on produit un film dans cette grande forêt primaire où il n’y a pas d’eau potable. Une équipe de film, c’est une soixantaine de personnes : le projet demande une régie très complexe ! J’ai été voir des producteurs pour les interroger – des petits, des gros, des Américains, des Français, des Belges. Ils me disaient tous que le film était impossible à réaliser.

  

30AT : Vous leur faites faire des choses étonnantes, par exemple déverser des litres de bouteilles d’Evian…

   

31MD : Ah, mais ça c’est une histoire vraie ! Will Smith, la grande star hollywoodienne noire, a tourné une scène en Afrique, qui devait être une scène de pluie, avec une machine à pluie. Quand son agent a réalisé que la pompe à eau plongeait directement dans un fleuve, il a estimé que c’était impossible et ils ont importé sur le lieu du tournage des litres et des litres d’eau minérale pour en gorger la machine et en arroser Will Smith… À ce propos, j’ai beaucoup assisté aussi au retour des bourgeois Noirs-Américains sur le sol africain : en général, c’est drôle parce qu’ils ont assez peur de l’Afrique. C’est une histoire que raconte très bien Chimamanda Ngozi Adichie dans Americanah.

  

32Public :Est-ce que vous pourriez revenir sur le titre de votre roman ?

  

33MD : À un moment, Solange lit Marguerite Duras et envoie à son Kouhouesso cette phrase que j’ai placée en exergue : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. » Kouhouesso n’est pas du tout amusé. Au départ ce n’était pas le titre. C’est mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens qui a eu la bonne idée d’en faire le titre. J’ai réalisé après coup que Marguerite Duras avait elle aussi écrit à sa façon, dans L’Amant, une histoire de couples mixtes.

  

34Public : Pourquoi avez-vous fait le choix de partir du texte de Conrad, Au cœur des ténèbres, pour écrire votre propre roman ?

  

35MD : Je l’ai choisi par esprit pratique. J’ai écrit un roman assez compliqué dans son dispositif : c’est l’histoire d’un tournage. Je me suis dit que si je prenais Au cœur des ténèbres, tout le monde saurait de quoi ça parle même en ne l’ayant pas forcément lu. Et puis il y a eu l’adaptation de Coppola, même si dans Apocalypse Now, il déplace le Congo au Vietnam. D’ailleurs, il arrive à Aurore Clément dans ce film la même chose qu’à Solange : elle disparaît de l’écran, coupée au montage, et on ne la retrouve que dans la version longue ! Il y a donc tout un substrat à la fois hollywoodien et africain. Ici aussi, j’avais besoin de manier un cliché : le cliché Conrad. Solange elle-même souligne que c’est un peu « tarte à la crème » comme sujet, ce qui me donne aussi un peu l’occasion de me justifier. Je veux que ça aille vite, que les gens prennent plaisir à la lecture. Il y a toute une polémique, menée notamment par Achebe, sur le fait que le roman de Conrad est raciste : c’est un livre qui suscite le débat, qui convoque tous les stéréotypes, mais je trouve qu’Achebe est un peu de mauvaise foi parce qu’il oublie ce qu’est un narrateur, il oublie que Marlowe, marin blanc londonien, doit nécessairement hériter de ces clichés. On ne peut pas enlever à Conrad le fait qu’il a vraiment dénoncé la sauvagerie de la colonisation. Pourtant, mon roman n’est pas une lecture de Conrad : il est plutôt fait pour le garder comme une sorte d’objet clos, dont je me sers.

  

36AT : Les situations par rapport au roman de Conrad s’inversent, et c’est Solange qui va chercher Kouhouesso jusqu’au milieu de la forêt… Au terme de ce parcours, elle se demande, saisie de jalousie face à l’irruption de la belle Favour et à sa propre disparition de l’écran, si toute cette mise en scène ne revient pas finalement à une reconduction des stéréotypes :

Favour aussi était à l’image, cette intrigante, aussi flamboyante et sauvage que Solange était pâle et languide, à se demander si Kouhouesso ne tombait pas, à elles deux, dans les clichés qu’il voulait dénoncer. (p. 261)3

37Pensez-vous que cette interrogation de Solange à propos du film soit un constat d’échec de la fiction et des entreprises de déconstruction ?

  

38MD : Kouhouesso ne se pose aucune question sur la condition féminine – et Solange le perçoit. Avec tout son héritage postcolonial, il se transforme en patron noir d’ouvriers noirs : il le fait là aussi dans une espèce d’ignorance de ses actes. L’exploitation continue, même dans un film qui veut dénoncer l’exploitation.

  

39AT : Le thème du couple mixte apparaissait déjà fugitivement dans votre premier roman, Truismes (1996), à travers le personnage récurrent du marabout, qui offre un pendant à l’altérité de la narratrice :

Le marabout a été charmant avec moi. Il m’a emmenée dans son loft des quartiers africains et il m’a dit que ça faisait longtemps qu’il cherchait quelqu’un comme moi. D’abord on s’est un peu amusés, il appréciait beaucoup mon caractère. Moi, j’aime autant vous le dire, j’en profitais. On ne découvre pas de nouvelles sensations tous les jours, d’autant que le marabout avait des spécialités de son pays. Et puis après s’être bien amusé, le marabout s’est mis à faire des trucs bizarres. Il m’a passé des onguents sur le corps, il m’a pour ainsi dire auscultée, on aurait dit qu’il cherchait quelque chose. Ma peau réagissait violemment aux onguents, ça brûlait, ça changeait de couleur, j’avais envie de lui dire d’arrêter. Le marabout m’a fait boire de la liqueur d’œil de pélican. Il a aussi essayé de me mettre sous hypnose. Il m’a demandé si je me sentais malade. […] Le marabout riait beaucoup parce que la différence de nos couleurs, lui si noir et moi si rose maintenant, le mettait de bel appétit. (p. 42-43)4

40Le passage, qui continue avec la description de positions et de cris d’animaux annonce un peu la réflexion sur les couleurs de peau et sur l’altérité d’Il faut beaucoup aimer les hommes. Ce thème des amours mixtes vous poursuit-il depuis longtemps ? Que représente le marabout dans Truismes ?

  

41MD : C’est quelque chose que j’avais complètement oublié et que j’ai relu peu de temps après avoir écrit Il faut beaucoup aimer les hommes. Truismes était une fable sur la montée de Le Pen, ni plus ni moins, et sur le fait qu’on mettait des sans-papiers dans des charters. Ce marabout a du pouvoir dans le système fasciste mis en place par le Président. Il devient une sorte de commandeur des croyants tout en étant lui-même confronté au racisme. Il incarne quelque chose à quoi j’ai longuement résisté, mais j’ai fini par m’y rendre, à force de voyages en Afrique : c’est la magie. On ne peut pas passer à côté quand on est là-bas, y compris dans les villes modernes : la magie est là, les gens en parlent, ils l’utilisent, quand ils tombent malades, beaucoup pensent que c’est parce qu’ils ont été envoûtés… J’aurais eu envie de me dire : ce ne sont que des clichés, c’est pour les présenter comme plus ignorants qu’ils ne le sont. Mais non, la magie fait partie d’une culture présente sur tout le continent, diverse, diffuse, mais toujours là, avec quelques gros trous  par exemple au Rwanda, où j’ai l’impression qu’après le génocide, elle a disparu. Ce marabout finalement n’est pas si cliché que ça : il tente des trucs avec son savoir…et je vous rappelle qu’il s’agit tout de même d’une femme qui s’est transformée en truie !

  

42AT : Il y a une autre présence de la magie, c’est celle de la sorcière qui guérit Kouhouesso quand il est petit. Vous évoquez l’enfant abiku, qui est aussi le thème du roman de Ben Okri, The Famished Road. La mère de Kouhouesso lui donne alors son nom…

  

43MD : En Afrique et en Inde, face à la mortalité infantile, les gens s’appuient sur des mythes selon lesquels les enfants morts sont des démons, nés pour causer du chagrin aux parents. Il faut donc exorciser le couple et faire attention aux noms que l’on donne. Ici, « kou » en yoruba veut dire « la mort ». On reconnaît un enfant vivant qui succède à des abiku à ces noms qui commencent par « kou ». Je me dis que mes parents, quand ils ont perdu leur fils bébé dans les années 1960, à une époque où c’était inimaginable que la médecine moderne permette un tel drame, ne savaient pas quoi faire d’un tel chagrin. Je pense que si on avait été accompagnés par des mythes, si on avait pu faire des manipulations, donner des noms, se réunir, si on avait pu se parler, ç’aurait été plus facile. Je me suis rendu compte que quand ma grand-mère voyait le fantôme de ma tante suicidée, c’était une façon pour elle de dire « il nous est arrivé un drame, on devrait en parler ». Je suis persuadée que l’irruption du fantastique et de la magie intervient dans les familles où on n’arrive pas à parler des morts. Les mythes jouent le même rôle à l’échelle d’une société.

  

44AT : Kouhouesso a aussi toute une série d’autres noms, qui lui confèrent une identité extrêmement singulière. Solange s’en aperçoit quand elle subtilise son passeport :

Ses noms et prénoms occupaient deux lignes entières. Kouhouesso Fulgence Modeste Brejnev Victory Nwokam-Martin. Il n’y avait qu’un seul être au monde à avoir une identité pareille, on pouvait en être sûre. (p. 170)5

  

45MD : C’est aussi l’héritage du communisme en Afrique, et de la colonisation… J’ai un tout petit peu exagéré, mais on n’est pas loin de la réalité !

  

46AT : Pour revenir sur une autre spécificité, il y a tout un passage, à la fin du roman, en camfranglais, avec notamment cette expression récurrente : « on y johnny »

  

47MD : Oui, c’est très joli, ça veut dire « on y va, on marche », parce que Johnny Walker marche. Mes traducteurs s’arrachent les cheveux ! Je pense que la bonne option est de prendre du pidgin nigérian. L’option de prendre du « petit-nègre », de l’anglais mal parlé est absolument exclue. Il faut chercher une langue inventive, une véritable langue, comme là-bas. À mon sens, le petit-nègre est immédiatement raciste : personne ne parle comme ça !