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Hemley Boum

Entretien avec Hemley Boum (30/01/2017)

1Hemley Boum est née en 1973 au Cameroun. Elle est l’auteur du Clan des femmes (2010), de Si d’aimer (2012) et des Maquisards (2015), couronné en 2016 par le Grand Prix littéraire d’Afrique noire.

  

2AT : Votre dernier roman, Les Maquisards, est une fresque consacrée à la décolonisation du Cameroun : célébrant des héros nationaux tels qu’Um Nyobè, ce texte interroge la mémoire de l’histoire coloniale autant que l’amnésie des sociétés postcoloniales. Vous êtes également l’auteur de deux autres romans, Le clan des femmes (2010) et Si d’aimer (2012), qui traitent respectivement de la polygamie et de la situation des individus confrontés au sida. Dans tous ces textes, l’examen de la place des femmes tient un rôle essentiel : elles sont résistantes, amantes, prostituées exploitées dans Si d’aimer, trompées ou indisciplinées. C’est par exemple le cas de la petite Esta qui refuse, dans les premières pages des Maquisards, la morale toute faite des fables de La Fontaine :

Plus tard à l’école, Esta apprit la fable de La Fontaine, Le chêne et le roseau. Elle demanda à Amos ce qu’était un chêne, il l’ignorait, n’en ayant jamais vu, mais il lui expliqua que c’était une sorte de baobab. La petite fille éclata de rire. « Ils sont en train de nous expliquer qu’un roseau donne des leçons à un baobab pour résister à la tempête ? Où as-tu déjà vu un roseau vivre plus longtemps que cet arbre ? D’ailleurs es-tu bien sûr qu’il s’agisse d’une espèce de baobab ? » Il n’avait pas vu les choses comme ça. « Entends-le comme un conte si tu veux, tenta Amos, il nous signifie qu’il vaut mieux être un peu flexible parfois, se laisser porter par le courant, plutôt que de résister au point de se briser. » Elle trouva son explication encore plus incongrue : « Les baobabs ont des racines profondément ancrées dans la terre, des feuilles qui dansent avec le soleil. Certains d’entre eux sont centenaires. Tous vivent bien plus longtemps que le plus malin et le plus flexible des roseaux. Ne trouves-tu pas comique qu’un roseau donne des leçons de survie à un baobab ? » Amos s’amusa de sa véhémence. (p. 28)1

3Beaucoup de vos livres sont des livres de combat – contre la maladie, contre la colonisation, contre la société machiste et les violences qu’elle impose : il s’agit alors de savoir si l’on cède ou si l’on plie. J’ai l’impression que vos personnages sont plutôt taillés dans le chêne – à moins que ce ne soit le baobab – puisqu’ils s’efforcent de résister à la tempête, et parfois s’y brisent...  

  

4HB : C’était intéressant d’ouvrir le livre par cette discussion entre des enfants issus d’un village africain et confrontés à un savoir, à une vision du monde qui ne correspond ni à leur expérience ni à leur environnement. La fable les interroge, ils se l’approprient à leur manière : un roseau, ils savent ce que c’est, un chêne, ils n’en ont jamais vu, et ils se l’imaginent comme un arbre énorme, une sorte de baobab. Au fil du roman, les personnages évoluent. La complexité de leurs existences d’adultes et des combats qu’ils choisiront de livrer feront d’eux alternativement des chênes ou des roseaux, au gré des circonstances.

  

5AT : Cette façon de contester la leçon donnée à l’école revient aussi à introduire des points de vue alternatifs, comme vous le faites vous-même dans vos romans : vous donnez voix à des paroles ordinaires ou des pans oubliés de l’historiographie.

  

6HB : L’indépendance du Cameroun a été le prétexte d’une guerre violente et meurtrière. Elle continue de faire l’objet d’une omerta : même le terme « guerre » est discuté alors que les faits ne prêtent à aucune confusion. Aujourd’hui, la majorité des archives sont disponibles et plusieurs ouvrages de référence ont été publiés. Mais il n’existe pas de version officielle enseignée à l’école, pas de démarche mémorielle ni de vulgarisation historique. Nous parlons d’une période qui s’étend de la fin des années quarante jusqu’à la fin des années soixante-dix. Une période pas si ancienne. Plusieurs protagonistes sont toujours vivants et silencieux, la jeune génération ne connaît l’histoire que par bribes. On ne peut qu’imaginer les conséquences de ce silence anxiogène sur les imaginaires. Ce roman m’a permis de mettre des mots, des visages et des noms sur ce silence, de remplir les blancs, de restaurer la mémoire des hommes et des femmes ordinaires qui ont sacrifié leur vie.

7Ruben Um Nyobè est le père et l’architecte du combat pour la décolonisation du Cameroun. Il est bel et bien présent dans le livre, mais il n’en constitue pas le cœur. Ce fut probablement le cas dans la vie quotidienne de ces gens-là : ils ne devaient pas le voir tous les jours. Les intellectuels aussi étaient engagés, mais par définition, le gros des troupes était constitué des individus sur le terrain, des villageois peu ou pas éduqués. C’étaient des gens qui n’avaient pas la moindre idée de la manière dont fonctionnait le monde : la Conférence de Berlin, qui établissait le protocole selon lequel l’Europe allait se partager l’Afrique, était totalement abstraite pour eux. D’ailleurs, dans le roman, un personnage souligne l’absurdité géographique de la chose ! En revanche, ces gens étaient assez lucides pour constater l’injustice du traitement qui leur était infligé. Ils avaient une compréhension aiguë de ce que la quête de liberté signifiait dans ce contexte et ils avaient la force de se battre pour l’obtenir. Si Ruben Um Nyobè les a inspirés et a été le porte-parole de leurs revendications, le mérite d’abord revient à ces gens-là.

  

8AT : Ce personnage de Ruben Um Nyobè, perçu au prisme des admirations ou des haines qu’il suscite, demeure en tout état de cause mystérieux dans le roman – soit qu’il se cache pour échapper aux poursuites, soit qu’il se nimbe d’une aura impalpable.

  

9HB : Il est surtout fragile à ce stade de l’histoire. Le livre s’ouvre sur le moment où, traqué par ses ennemis, déclaré hors-la-loi, il est obligé de se réfugier dans la forêt. Les siens et lui ont pensé qu’ils pourraient mener un combat pacifique, un combat de droit, gagner grâce à des élections mais l’occasion ne leur en a pas été laissée et Ruben Um Nyobe s’interroge sur la suite à donner au combat. C’est le crépuscule d’un chef, d’un homme qui a tout parié sur une bataille et qui réalise qu’il est en train de la perdre. Il l’a perdue de la pire des manières parce que l’indépendance sera octroyée, mais ce n’est pas du tout celle que Ruben et ses partisans avaient espérée.

  

10AT : À la fin du roman, le personnage de Gérard le Gall, fils de colon, revient sur les rôles joués par chacun des personnages :

Nous n’étions rien dans la main du destin, à peine des grains de sable essayant vaillamment d’infléchir la mécanique. Nous étions des personnes ordinaires, rêvant d’un avenir meilleur, de la liberté comme d’un droit inaliénable, seul socle véritable d’une amitié sincère. Nous étions là, même si tel est, pour ce qui me concerne, le seul fait d’armes, nous étions présents. (p. 369)2

11Comment concevez-vous cette attention au minime, au petit fait anecdotique, au rouage de l’histoire ?

  

12HB : Un regard échangé, une incompréhension, la détresse d’un enfant, la trahison d’une femme, le départ d’un homme, le poids des secrets familiaux : autant de détails qui influencent l’action de l’individu dans la société. Bien qu’ils n’apparaissent pas dans les reconstitutions historiques, ces petits faits infusent le destin commun. Quand le roman s’ouvre, la plupart des personnages vivent leurs dernières heures, avant la capture de Ruben : l’intrigue dévoilera les évènements qui ont conduit à une telle issue. Je pense que nous sommes tous des fils dont est tissée l’histoire : je m’attache ici à décrypter la trajectoire individuelle de chaque fil.

  

13AT : Ce qui serait la mission de la fiction plus que de la « grande histoire » ?

  

14HB : C’était une vraie question. Je tenais à ce que l’histoire, la Grande Histoire, soit au service de ma fiction. C’est pour cela que l’essentiel des personnages – à deux ou trois exceptions près – sont des personnages de fiction. Il s’agit malgré tout d’un réel tout à fait concret : cette forêt existe, ce combat a vraiment eu lieu. La trame romanesque n’est pas le réel mais elle est parfaitement vraisemblable.

  

15AT : Vous revenez sur la question de la fin de Ruben, dont l’histoire dit qu’il aurait été trahi. Vous infléchissez cette histoire en introduisant le personnage de Muulé qui vole presque la vedette à la figure historique tant il est présent et suscite l’empathie. Dans cette nouvelle version des faits, il n’y a plus trahison, mais sacrifice du leader, sacrifice si grand que Muulé ne le supporte pas et choisit de se donner la mort. Est-ce pour vous une façon de réécrire l’histoire ?

  

16HB : La mort de Ruben reste un mystère : a-t-il été trahi ? On a désigné quelques coupables, mais jamais personne de façon définitivement prouvée. Cet homme a mené son combat aussi longtemps qu’il l’a pu dans une forme de légalisme obstiné. Ses partisans et lui sont restés trois ans dans le maquis. La forêt est un personnage à part entière du livre, car elle fait à la fois office de refuge et de prison. Si les maquisards ont pu demeurer aussi longtemps dans cette forêt, c’est que les habitants les ont protégés, souvent au risque de leur vie. Il y a eu des villages détruits, des déplacements de population dans des « zones de pacification » qui étaient en réalité des camps de concentration au grand air. Ce furent trois années durant lesquelles tout le pays était en ébullition, avec un nombre de morts encore indéterminé aujourd’hui. J’ai imaginé que cet homme-là avait pris le parti d’arrêter le combat. Il s’est dit : puisque c’est moi qu’ils cherchent, peut-être que si je me livre, les choses évolueront différemment. C’est le parti pris que j’ai choisi, en l’absence de version officielle. Le fait que ce soit Muulé, un combattant de la première heure, qui le trahisse est un malentendu tragique qui se joue entre le désir qu’a Muulé de le sauver au risque même de sa vie et le chemin de mort auquel s’astreint Ruben. Ces deux désirs de mort vont se rencontrer dans ce qu’on pourrait appeler un quiproquo du sacrifice. L’avenir qu’on propose aux personnages n’est pas porteur de vie, ni d’espérance, ils choisissent donc la mort. En tant que romancière, je comble les blancs : je ne réécris pas l’histoire dans le sens où ce n’est pas un livre d’histoire mais vraiment une fiction historique. Je me nourris de l’histoire et je prends aussi des libertés, oui.

  

17AT : Je voudrais revenir sur ce que vous disiez tout à l’heure : dès le début, le destin des personnages est joué. Cela m’inspire une question sur les effets de composition dans vos livres. Au-delà de la fluidité du texte, il y a dans vos romans un goût affiché pour le découpage, la fragmentation : elle est chronologique dans Les Maquisards, avec un éclatement de l’histoire, des retours en arrière fréquents, elle est polyphonique dans Si d’Aimer avec une prise de parole qui alterne entre les personnages. Que signifie pour vous ce travail de composition ?

  

18HB : C’est un choix qui s’impose à moi parce que je veux aller au plus près des choses, être dans une intimité totale. J’ai alors besoin de découper les séquences pour étudier chaque composante dans son unicité et mettre ensuite en évidence le lien. Dans cette volonté d’être au plus près d’une certaine complexité, je ne peux pas tout raconter d’un bloc. Au début des Maquisards, je présente tous les personnages qui vont être développés dans le reste du livre : après seulement se mettent en place les décompositions, les différents styles d’écriture – lettres, poésies. Chaque choix me permet de grossir un détail. L’ensemble de ces petits points mis bout à bout révèle la toile finale.

  

19AT : Vous évoquez un désir de complexité dans l’écriture romanesque : effectivement, les personnages sont multiples au point que vous faites figurer au début de l’ouvrage un arbre généalogique…

  

20HB : C’est mon éditeur qui en a eu l’idée car les liens familiaux et les parentés étaient peut-être un peu difficiles à comprendre… Certains lecteurs me disent que ça leur a servi, d’autres qu’ils n’en ont pas eu besoin.

  

21AT : Cette polyphonie fondée sur plusieurs personnages permet d’aller au-delà des évidences et d’une vision manichéenne de l’histoire coloniale. On discerne des pôles : le personnage de Pierre Le Gall, colon sanguinaire, « sale porc » du roman d’une part et le sauveur charismatique d’autre part. Au milieu du spectre on trouve cependant des zones d’ombre, des nuances : comment avez-vous construit cette galerie de personnages ?

  

22HB : Le but n’était pas de faire complexe mais d’embrasser la complexité, de ne pas se détourner de la difficulté et d’entrer dans le détail de cette histoire. Certains lecteurs m’ont reproché de ne pas avoir nuancé le personnage de Pierre Le Gall, de ne pas avoir instillé de clair-obscur. Pourtant, même en ayant décrit cet homme comme je l’ai fait, je suis encore en deçà d’une certaine réalité coloniale et cette réalité-là ne pouvait être édulcorée ni minimisée. La seule chose que je me suis permise pour humaniser ce personnage, pour le maintenir dans une communauté humaine, est de le faire sombrer dans la folie.

  

23AT : Vous êtes-vous appuyée sur une ample documentation pour écrire ? Je pense à l’une des rares interventions de Ruben…

  

24HB : Quand il y a des apparitions officielles de Ruben dans le roman, ce sont ses discours, si ce n’est dans le verbe du moins dans l’esprit. Je n’ai pas pris de libertés par rapport à cela, mais pour le reste du roman si. Lorsqu’il interagit dans l’intimité ou est perdu dans ses pensées, je lui ai prêté mon imaginaire. J’ai mis à la fin du livre une partie de ma documentation, mais ce n’est qu’une mince comptabilité. Il existe aujourd’hui une large bibliographie rassemblée par des historiens, des sociologues, des universitaires qui travaillent depuis longtemps sur le sujet.

  

25AT : Dans Si d’aimer, vous faites dire à l’un de vos personnages, qui exerce d’ailleurs la profession de gynécologue :

J'ai une belle relation avec les femmes, c'est surprenant mais c'est comme ça. Je les trouve attachantes, dans leur force insoupçonnable et leurs tristes mesquineries. Je me passionne pour les histoires d'enfants qui grandissent, les régimes, la mode, les histoires de boulot, les hommes... Toutes ces choses dont on peut parler des heures entières sans s'ennuyer une seconde. Souvent, les hommes m'ennuient, je veux dire dans la vie sociale. Je me lasse vite de la fanfaronnade jamais loin. Les femmes m'amusent, m'intéressent, m'attirent et m'émeuvent. (p. 133)3

26Diriez-vous la même chose ? Avez-vous plus de facilité à animer vos personnages féminins ?

  

27HB : Oui, clairement. Pour Si d’aimer, mon but était d’écrire un roman choral qui offre à des femmes dont la rencontre était improbable une parole désentravée. La démarche était différente pour Les Maquisards : je ne dirais pas que c’est un roman féminin car il y a autant de personnages de femmes engagées que d’hommes. Mais leur présence a tant surpris qu’on ne me parle que de ce surgissement des femmes dans la lutte pour l’Indépendance, comme si on ne s’attendait pas à les trouver là ! Même au Cameroun la question m’a été posée de savoir si ce n’était pas une invention, ce qui constitue une preuve s’il en fallait que notre histoire est méconnue.

28Quand j’écrivais Les Maquisards, j’avais en tête le personnage d’Esta : je voulais un personnage féminin puissant, non seulement dans la sphère privée où il est admis que les personnages féminins soient forts, mais aussi dans la sphère publique, politique et sociale. En faisant mes recherches, j’ai découvert l’ordre féminin du Kôô : en pays bassa, où se passe toute l’action, le Mbok rassemble les patriarches, les juges, les soldats – le groupe d’hommes qui dirige la communauté – tandis que le Kôô constitue en quelque sorte la chambre féminine du pouvoir. Le mot en bassa veut dire « escargot » et c’est aussi une métaphore pour désigner le clitoris. Le respect et la place des femmes en pays bassa sont essentiellement fondés sur des unions exogamiques et sur la maternité, et pourtant, le mot pour désigner le pouvoir des femmes n’est pas « ovaire », ce qui serait logique, mais bien « clitoris ». Il s’agit d’un essentialisme non plus lié à la fonction de reproduction mais à la féminité. Le Kôô ainsi connoté a été très vite disqualifié par les forces conjointes de l’administration coloniale et des églises chrétiennes. Appréhender la façon dont ces deux pôles de pouvoir à la fois complémentaires dans la gestion des affaires de la cité et cloisonnés dans leurs pratiques et leurs prérogatives ont influencé le déroulement des évènements est essentiel pour comprendre l’implication des femmes dans la lutte décoloniale. Dans une telle société, il est exclu que l’action des maquisards ait eu lieu sans le concours plein et entier des femmes. Quand Ruben est tué, il y a des femmes tuées avec lui : ils étaient six, dont trois femmes, des combattantes de la première heure, engagées avec lui.

29 Il y a quelque chose d’extrêmement lourd et amer dans la mémoire tronquée de ce récit, dans la douleur, la culpabilité, la rancœur générée par ce silence imposé. Les hommes qui se sont battus ont été oubliés et mis de côté, relégués dans les oubliettes de l’histoire, alors que dire des femmes ?

  

30AT : Ces personnages féminins sont souvent extrêmement malmenés : la scène d’ouverture du Clan des femmes est choquante, puisqu’on assiste viol d’une enfant de neuf ans, mariée à un vieil homme. De nombreux autres récits dans Les Maquisards évoquent des relations pédophiles. Le corps de la femme devient dans vos textes le lieu de l’oppression, de l’imposition du pouvoir. Pourtant, les femmes réagissent, prennent la parole : je pense par exemple, dans Le Clan des femmes, au personnage de la première épouse qui entre dans le champ d’action des hommes et s’implique dans la répartition de l’héritage. Comment écrivez-vous cette douleur du corps féminin ?

  

31HB : Ce que j’essaie de raconter livre après livre, c’est la force des femmes et la capacité qu’elles ont à s’approprier leur environnement. Les sociétés sont patriarcales et la domination des hommes ne peut être niée, elle engendre la violence qui lui est coutumière. Pourtant, dans ces sociétés communautaires, claniques et plutôt paysannes, il y a de la place pour une revendication féminine assise sur la nécessité pour tous de participer au bien-être commun. Se développe aussi une forme de toute puissance féminine liée à une addition de facteurs : les femmes participent à la vie politique de la société, elles sont économiquement actives et la maternité leur confère un pouvoir quasi-mystique auquel les hommes n’ont pas accès et qui leur vaut de la considération.

32J’ai été élevée par des femmes qui n’avaient aucun doute sur leur force, et ce même lorsque les évènements du quotidien venaient les détromper. C’est une certitude qui est à mon sens une réminiscence de la place dévolue aux femmes dans les sociétés traditionnelles et qu’elles ont plus ou moins perdue avec la modernité. Il s’agit moins de liberté que d’un pouvoir indiscutable et inaltérable.

33Dans le contexte dont il est question dans Les Maquisards, le pouvoir des femmes n’est pas utilisé pour leur émancipation propre comme cela a pu se dessiner dans le processus de libération des femmes occidentales. Il n’est pas non plus mis au service de l’homme, considéré comme un obstacle : il est toute entier dédié au bien-être et à la survie de la communauté. Ce don entraîne des souffrances et des frustrations dont mes livres se font l’écho, mais il garantit aussi une cohérence, une assurance et une légitimité dans l’action. C’est cette assurance qui a incité les femmes à se lever, sans arme, contre la toute puissance coloniale.

  

34AT : Souvent leur mobilisation est collective…

  

35HB : Oui, leur force réside dans la mobilisation collective, dans leur capacité à percevoir les nuances qui vont faire évoluer les choses. Dans Le Clan des femmes, la connaissance parfaite qu’elle a de son univers aide la Première épouse à infléchir le destin. Dans Si d’aimer, une situation terrible de maladie pousse les femmes à sortir des sentiers battus, à s’interroger et à se réinventer : elles ont une capacité à résister, à faire preuve de flexibilité, comme dans la fable du chêne et du roseau, qui est une sorte d’intelligence de la vie. Plus fondamentalement, il existe l’idée d’une sororité, d’une solidarité féminine. L’organisation quotidienne explique que, sauf dans l’intimité, les hommes et les femmes vivent, travaillent, évoluent chacun de leur côté, bien qu’ils partagent le même espace géographique. En cas de dissension majeure, la loyauté des femmes n’est donc pas forcément acquise aux hommes.

  

36AT : Pour revenir à cette fable du chêne et du roseau, on a l’impression que les personnages féminins, dans vos textes, ne sont pas seulement des personnages roseaux, ce sont aussi des personnages chênes, qui résistent et qui parfois se brisent, dans un terrible déploiement de violence. J’ai été très marquée par la scène de la mort d’Esta et, dans Si d’aimer, par la scène de l’ordalie, qui est très représentative de la violence faite aux femmes. La mère de la narratrice s’est appropriée une somme d’argent qu’on imagine assez importante et que son époux dépensait inconsidérément : soupçonnée du larcin, elle est battue, violentée, avant qu’on fasse appel à un devin qui lui fait subir une ordalie. Ce passage est d’une cruauté toute particulière, dans la mesure où la violence s’abrite derrière la tradition et la science. Il m’a fait penser à un portrait de femme que vous connaissez peut-être, celui de Doguicimi chez Paul Hazoumé – avec là aussi une ordalie truquée, et une fustigation d’une rare violence du corps de la femme héroïque. Est-ce une lecture que vous avez faite et qui a pu vous inspirer ?

  

37HB : Non, je ne me suis pas appuyée sur ce texte-là… En revanche, j’ai beaucoup lu Werewere Liking, qui a étudié les spiritualités typiquement féminines comme le Kôô. Ce qui est intéressant dans le passage que vous avez choisi, c’est que ce déferlement de violence ne va pas la faire bouger d’un pouce. Pourtant, elle est parfaitement consciente qu’elle risque sa vie, que la colère de son mari pourrait la tuer. On ne peut pas nier la violence, mais il faut savoir ce qu’on en fait. Il ne s’agit pas pour moi de dire « Voyez ces pauvres femmes comme elles se font maltraiter ! ». La maltraitance existe mais au-delà de la maltraitance, ce qui m’intéresse c’est ce que les femmes arrivent à faire de leur vie malgré tout. Dans ce passage, c’est encore une conjuration de femmes qui arrive à sauver mon personnage.

  

38AT : Le propre de la violence que vous décrivez est qu’elle se transmet aux générations suivantes, même si les personnages n’en ont pas l’intention. Dans Les Maquisards, vous introduisez ainsi le paragraphe suivant :

Les enfants savent, même s’ils ne comprennent pas. Leur immaturité ne leur donne pas accès à la compréhension mais ils débusquent les mensonges et en souffrent. Ils lisent directement dans nos cœurs les mots que l’on pense, si contradictoires avec ceux que l’on prononce. Ils devinent au-delà du geste, l’intention. Ils ont l’intuition des secrets que l’on fait peser sur eux. Les enfants savent toujours, mais déchiffrent mal. (p. 184)4

39Parce qu’ils comprennent mal, ces enfants en arrivent à des drames, comme dans la scène initiale des Maquisards : le mensonge sur le nom du père engendre la colère aveugle du jeune Kundè qui devient fou de rage et tue son camarade Joseph. Le secret, le silence, le mensonge se transmettent inévitablement à la génération suivante, condamnée à « déchiffrer mal » les gestes des adultes. Je voudrais avoir votre avis sur ce constat assez pessimiste d’une transmission des tabous et des traumatismes de génération en génération, à tel point qu’on peut avoir l’impression que les destinées tragiques sont déjà tracées par le trauma colonial.

  

40HB : Gérard Le Gall le dit dans sa dernière lettre : on a fait ce qu’on a pu, il faut simplement témoigner pour les nouvelles générations, leur dire que nous avions rêvé d’autre chose, que quelque chose d’autre était possible.

41Lorsque le livre est sorti, petit à petit la parole s’est déliée autour de moi. Des inconnus parfois sont venus me parler de cette période terrible, de ce qu’ils ont vécu. Tant de familles se sont tues : il y a eu des patronymes changés, des gens déplacés… Le plus tragique, c’est que l’indépendance a été octroyée : les combattants ont été assassinés et le pays a eu droit à une indépendance factice, biaisée. Alors s’ajoute à la défaite un sentiment de honte diffuse qui vient d’on ne sait où, puisque l’histoire est méconnue. La spoliation ne trouve plus les mots pour s’exprimer, elle doute même de son bien-fondé et finit par évoluer en une colère que l’on retourne contre soi-même dans une forme d’autodestruction pathologique. À mesure que le temps passe s’amenuisent les chances d’en déchiffrer l’origine. Je dis cela, mais je n’oublie pas que cette histoire finit toujours par rejaillir : les maquisards refusent de mourir. Et peut-être que le temps permettra de leur rendre un hommage plus apaisé.

   

42AT : La littérature a-t-elle selon vous la mission de dire si ce n’est l’indicible, au moins le non-dit, le tabou, l’oublié ?

  

43HB : J’écris mue par un besoin fondamental de briser les solitudes et de tisser des liens. Toute ma vie, la littérature m’a apporté ce secours-là, elle m’a raccordée aux autres, elle m’a permis d’affuter mon esprit, d’embrasser des univers aux antipodes du mien et qui pourtant semblaient n’exister que pour cette rencontre avec moi. D’une façon intime et très concrète, la littérature m’a libérée, voire sauvée. La littérature, l’art c’est ainsi que je les conçois – un cadeau que l’on fait, un peu de soi que l’on offre : est-ce désiré, cela sera-t-il accepté, c’est une autre question… J’écris pour être lue. On écrit toujours pour être lu : même lorsqu’on tient un journal intime, ou qu’on gribouille dans du sable, dès lors qu’on exprime sa propre interprétation du réel, on espère la partager afin qu’elle rencontre, le temps de cette dissociation vertigineuse qu’entraîne la lecture, une autre humanité. Après, il y a l’esthétique, le fond, ce qu’on choisit de dire, les mots utilisés, mais la finalité reste le lien.

  

44Public : On sent que vous avez beaucoup travaillé l’histoire, et en même temps vous ne prenez pas la place de l’Histoire avec un grand « H ». La question que je me suis posée, c’est celle de savoir comment vous aviez construit tous ces personnages. Quelle a été votre technique ? J’ai eu l’impression de retrouver dans votre roman des vestiges d’oralité, des traces d’entretien que vous auriez conduits… Le personnage d’Esta par exemple m’a rappelé le personnage de Léonie Abo dans le maquis de Pierre Mulele, dans la jeune République du Congo. Est-ce que vous vous êtes inspirée d’autres personnages méconnus ou est-ce que c’est un merveilleux hasard ? Est-ce une rencontre de l’histoire avec votre inconscient, qui fait que votre personnage trouve corps en dehors du Cameroun ?

  

45HB : Je me suis intéressée à la lutte pour l’indépendance au Cameroun parce qu’une personne dont je suis proche, une vieille dame aujourd’hui décédée, après avoir regardé une émission sur le Rwanda, m’a dit : « tu sais, chez nous aussi, c’était comme ça : mon père a été arrêté, il est mort dans les geôles, ma mère a été arrêtée et torturée, et elle devenue folle. J’ai été élevée par d’autres ». Je suis tombée des nues : je n’avais pas idée que cette histoire avait eu un tel impact dans mon entourage immédiat. J’ai commencé à à enquêter un peu : dans un premier temps, j’ai interrogé les gens autour de moi. Là, je me suis confrontée à une terrible souffrance, comme si ces faits dataient d’hier. Il y avait aussi une manière de récupérer le récit pour soi ou contre soi que j’ai trouvé dérangeante. Le silence, disais-je, a créé un terreau fertile de culpabilité et de rancœur. J’ai arrêté là mes investigations. Nous avons tous en nous, quelle que soit notre origine, le souvenir de la guerre et de ses exactions. J’ai décidé de faire confiance à mon imaginaire pour puiser dans cet héritage commun de violence, dans notre mémoire sanglante collective pour écrire mon roman.

  

46AT : Vous dites dans un entretien que vous avez commencé l’écriture de votre premier roman à partir d’un blog où vous exposiez des fragments de la vie de votre grand-mère, Sarah. Vous dites que l’idée du roman vous est venue en constatant à quel point vous étiez lue, commentée, suivie par des lecteurs réguliers qui se reconnaissaient dans la vie de votre grand-mère. Continuez-vous cette pratique du blog ? Qu’est-ce que cela vous a apporté dans votre écriture, qui ressemble à un peu à un feuilleton ? Est-ce important d’avoir des retours de lecteurs dans votre pratique créative ?

  

47HB : Ces retours ont eu pour conséquence de me faire arrêter le blog pour écrire des romans. J’avais envie de travailler différemment, de ne pas être dans une action/réaction immédiate, de prendre le temps de construire, de ne rester dans l’immédiateté. J’ai pris beaucoup de plaisir à faire ce blog, et cela a déclenché en moi l’envie d’un travail plus solitaire. Est-ce que ça influence ma manière d’écrire ? Je ne sais pas, j’écris les romans que j’aurais aimé lire.

  

48Public : Qu’est-ce qui fait que vous, vous êtes parvenue à aller au-delà du silence, du tabou de cette période dont on ne parle pas ? Est-ce pour cela que vous avez fait une fiction ? Est-ce une manière de prendre de la distance ?

  

49HB : J’écris une fiction parce que je suis romancière. Si j’étais historienne, j’aurais fait autre chose. Je pense que la fiction est un moyen extraordinaire de pénétrer dans l’intimité des choses et de s’approprier toutes ces destinées assujetties les unes aux autres et pourtant plurielles, dissonantes. La réticence à discuter de cette époque reste la norme, d’autant que, comme je l’ai dit, des protagonistes ayant œuvré dans l’un ou l’autre camp sont toujours vivants. J’ai été ravie par l’accueil que le livre a reçu au Cameroun : énormément de jeunes gens l’ont lu, étudié. Officiellement on ne parle pas de ces sujets, mais tous les deux ans à peu près, ils reviennent sur le tapis.

50D’autres pays africains ont perdu des héros et leur ont donné leur juste place dans l’histoire : je pense à Lumumba au Congo, à Sankara au Burkina Faso. Au Cameroun, chaque famille avait son lot de héros et de collabos. Après la mort de Ruben, pendant quinze ans encore, les exactions contre les maquisards ont continué : nous sommes aussi responsables. Aujourd’hui, tous les conflits qui naissent au Cameroun nous ramènent à cette histoire initiale, à des malentendus qui remontent à cette époque : il nous faudra bien traiter la question dans le fond. Mais je suis optimiste car il y a de plus en plus d’actions dans ce sens : des romans, de la musique, des essais, des pièces de théâtre, des documentaires. Dans les interstices du tabou officiel éclot une appropriation inédite de ce matériau, par les nouvelles générations. Il y a un vrai travail mémoriel qui s’amorce, encore de façon éparse, mais il existe et j’en suis heureuse.

  

51AT : Vous percevez-vous comme un auteur engagé ?

  

52HB : J’accepte l’idée qu’une prise de parole officielle fait figure d’engagement : elle vous situe dans une temporalité ou un courant de pensée. Chacun à sa place, selon ses convictions et ses aptitudes fait ce qu’il a à faire. J’ai à cœur de faire ma part.