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Abdourahman Waberi

Entretien avec Abdourahman Waberi (17/09/2016)

1Abdourahman Waberi est un écrivain franco-djiboutien, né en 1965 à Djibouti. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans parmi lesquels on citera Transit (2003), Aux États-Unis d’Afrique (2006), La divine chanson (2015), ainsi que d’un récent recueil poétique Mon nom est aube (2016).

  

2AT : Commençons cette rencontre par la lecture d’un extrait du roman Transit, paru en 2003 chez Gallimard. Ce roman pourrait être lu comme une sorte de transition entre la trilogie de Djibouti, qui se déroule dans la corne de l’Afrique, et d’autres œuvres plus nomades ou « mondialisées ». Le passage par lequel nous aimerions commencer est prêté à la voix féminine d’Alice, une Bretonne installée à Djibouti avec son époux revenu au pays. Elle s’adresse ici à leur fils Abdo-Julien :

On dit chez tes petites mères (tes tantes de la langue d’ici) que la forme d’une tête indique souvent et sûrement le type de rêveries, de chimères, de desseins qui s’y déroulent. Est-ce vérité ou chimère ? Je connais tout type de caboches que je ne saurais être affirmative et catégorique, il y en a même qui ont une tête pour deux, on les appelle les lunatiques et les fleurs de leur esprit sont éparpillées en de nombreux mondes et ciels divers. Il y a des ciboulots qui étouffent et souffrent de surpeuplement d’idées noires, d’autres restent à jamais encalminés comme on dit en Bretagne de la mer étale, vides et dépeuplés. Incongruité, fraîcheur ou justesse de l’image, à toi de décider. Il y a des chefs adonnés à la joute des coudes et des courbes, à l’awele de mots jetés aux quatre vents et jusqu’au Pays du Dragon céleste (la Chine dans la langue de chez nous, le français de France même pour moi à demi bretonne). Des chèches qui ont entrepris de collationner les menus faits et gestes du pays ensablé. Il y a des chercheurs d’Afriques, des traqueurs d’évidences rapides. D’autres zigues qui ont l’espoir entre les dents et le ventre inoccupé. Des histoires refilées à longueur de temps leur sauvent la vie, les tirent du coma social, donnent un véhément coup de sang à leur corps végétatif. Alors ils entrent dans les livres et les histoires comme dans une pyramide. Le destin de nos hommes n’est pas soutenu par les muscles sociaux ou les révolutions industrielles mais par le commerce des songes, l’imaginaire. De nuit, ils butent contre la porte du soleil une fois qu’ils ont franchi la porte des larmes. Mais loin, très loin, est le cap de l’espérance, ses parfums de paradis, ses victuailles en veux-tu en voilà, ses banquets à toute heure, ses salades de fruits, ses ruisseaux de nectar et de miel, ses savons au laurier, ses lotions à tous les maux, sa forêt de bois-bandé, sa broussaille de pistes, ses lierres grimpants, ses vignes vierges, ses oliviers généreux, ses palmiers royaux riches en dattes, ses ronces doucereuses qui accueillent les jeunes martyrs lancés vaillamment dans la mort, ses chardons écossais, ses arômes des mers du Sud, ses soulèvements de montagne, ses sources de jouvence fluide, feutrée et frémissante, l’abracadabra de ses plaisirs. Je t’embrouille, je le sais. Pardonne-moi. (p. 108-109)1.

3Il me semble qu’il y a beaucoup de votre poésie, de votre lyrisme dans ce jeu – à la fois jeu de perspectives qui, dans plusieurs de vos romans donne successivement la parole à plusieurs personnages, jeu de cet « awele des mots jetés aux quatre vents », jeu de hasard et d’euphonie, jeu enfin de cache-cache avec cette broussaille de pistes et ce constat à la fin d’un lecteur perdu, embrouillé au beau milieu du paradis. Sans espérer forcément retrouver notre chemin, nous aurions voulu vous poser quelques questions qu’a soulevé en nous la lecture.

4Vos premiers textes ont été regroupés par l’éditeur sous le nom de « Trilogie de Djibouti ». Si la corne de l’Afrique y est omniprésente, elle est cependant présentée comme ignorée des cartes et des explorateurs. L’écriture vise-t-elle donc à remplir un vide, à laisser une trace ? J’ai l’impression que l’une de vos préoccupations est d’éviter l’écueil de l’exotisme : vous écrivez d’ailleurs que « le seul exotisme qui vaille est celui de la curiosité » (p. 145).

  

5AW : Je n’avais rien planifié. J’étais étudiant en Basse Normandie il y a de nombreuses années, je suis arrivé en France en 1985 pour entamer des études. Je venais de Djibouti qui était une toute jeune nation nouvellement décolonisée et qui n’avait que huit ans d’âge à l’époque : souvent je la toisais – le pays et moi, comme disait Césaire, discutions – j’étais plus vieux que la nation de Djibouti. Ce qui n’a rien à voir avec l’âge du pays, c’est encore autre chose. Mais cette petite nation qui avait huit ans m’avait envoyé étudier en Basse Normandie et la feuille de route était claire, il me fallait revenir au bout de quelques années. Nous ne souhaitions à cette époque pas rester en France, nous étions partie prenante d’une mission, nous voulions « acquérir un savoir » comme dit Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë, passer quelques années chez les Blancs, revenir avec quelques connaissances et en faire profiter la nation. On parlait à cette époque du projet d’édification de la nation. C’était un peu le cas de toutes les jeunesses africaines, même si Djibouti avait deux décennies de retard par rapport aux autres. Je rappelle tout cela parce que quand je suis arrivé en France, j’avais l’ambition de ne rester que quatre-cinq ans.

6Pour la première fois, j’étais éloigné de ma patrie, de ma ville, de mon pays. J’étais un jeune homme rebelle, je voulais m’éloigner de ma famille, donc je me suis trouvé bien dans cette posture-là pendant deux-trois ans. J’ai commencé un peu à m’interroger, et l’écriture est venue d’une manière presque personnelle : je voulais savoir pourquoi j’étais dans cette galère, quelle était la meilleure manière de rendre service à mon pays. Je viens d’une famille très modeste, donc j’avais un « scrupule de classe » comme dirait Annie Ernaux. Je voulais réconcilier tous ces aspects-là. Par un hasard qui n’en est pas un, j’ai trouvé l’écriture. Là aussi, c’est très précis. C’est une écriture qui a deux traits saillants, à la fois une écriture marquée par un souci de la langue – les gens diront plus tard une écriture « poétique » – et une écriture qui voulait se coltiner avec le monde, ce qu’on appellera une écriture politique ou éthique. Très vite, j’ai écrit des petites choses qui étaient très personnelles, mais qui avaient, à chaque fois, comme point commun ces deux aspects, l’attention à la langue et l’attention politique.

7J’étais en fac d’anglais et j’ai failli changer de cursuspour m’inscrire en journalisme au CELSA. Finalement, j’ai eu le pressentiment que le journalisme n’était pas une voie royale, et une petite voix en moi me disait que le journalisme dans une dictature, ce n’était pas terrible – à l’époque je ne l’appelais pas encore comme ça, mais Djibouti n’a rien d’un pays démocratique. Je serais devenu, si j’avais choisi le journalisme, soit un scribe du pouvoir soit un exilé politique – ce que je suis aujourd’hui. Vous voyez, j’ai tourné en rond. Ce qui était bien, c’est que j’ai trouvé une forme très vite : cette forme-là, je l’ai expérimentée quasi-méthodiquement, consciencieusement, en écrivant de courtes nouvelles. Ce sont les conseils que je donne aux jeunes écrivains qui viennent me voir, je leur dis d’écrire vite, de profiter de l’offre, de ce qu’il y a – les concours, les journaux. À l’époque il y avait le concours interafricain de la nouvelle RFI que l’écrivaine Michèle Rakotoson dirigeait : elle est devenue par la suite une amie. J’ai méthodiquement choisi de participer trois années de suite et à chaque fois, j’étais dans le dernier carré : je ne gagnais pas le prix de la meilleure nouvelle africaine, mais j’étais à chaque fois tout près. Je participais aussi à des collectifs et à des revues, et cela également, je le faisais de manière très consciente. Le Pays sans ombre et le Cahier nomade sont le produit de cette période-là. Alors évidemment ce ne sont pas des nouvelles à la Maupassant, ce sont presque des fragments, parfois des vignettes poétiques, parfois des instantanés poétiques, parfois des éditoriaux. Ce ne sont pas des nouvelles au sens générique du terme, au sens romanesque. Je n’avais pas le talent de Maupassant donc j’ai fait ce travail au sens artisanal du terme.

8J’avais effectivement, comme vous l’avez dit, ce souci de dire le monde : pour moi, c’était à partir de Djibouti, mon lieu d’ancrage, ma source, mon Tout-Monde comme disait Glissant que je lisais cette époque. Glissant m’a aidé d’une certaine manière puisqu’il m’a fait prendre conscience qu’on pouvait dire le monde à partir depuis n’importe quel lieu, même le plus minuscule, et qu’il n’était pas nécessaire de voir le jour à Vienne ou à Trieste pour avoir le droit d’écrire de la poésie. Tout lieu était habitable poétiquement et tout lieu était fécondable, digne d’être porté poétiquement.

9Ce souci de dire le monde qui m’habitait, il allait de pair avec le fait que mon monde n’était pas connu. Je veux dire par là que l’intrusion du monde, l’arrivée du monde dans ma région, la Corne de l’Afrique, passe le plus souvent par l’Éthiopie, que j’appelle l’Abyssinie. C’est ce pôle-là qui a attiré l’Occident pour des raisons géopolitiques, historiques mais aussi pour des raisons mythiques et religieuses ; l’Éthiopie ou l’Abyssinie est considérée comme le pays le plus ancien, le plus honorable, un pays qui est censé avoir forgé une histoire qui ressemble à celle des Européens – ce que l’on va appeler rapidement les noces de la reine de Saba et de Salomon. C’est un mythe qui ressemble aux mythes fondateurs des nations européennes, ce qui rendait plus facile pour elles de reconnaître qu’il y avait là une civilisation. Le hic pour moi, c’est qu’on arrivait là et qu’on sautait par-dessus nos têtes pour plonger dans le mythe ! Si vous lisez Rimbaud, vous le voyez, il parle toujours de Harar... C’est cette souffrance-là qui était mienne et que j’ai dramatisée pour la rendre plus intéressante. En même temps, c’est aussi vrai, la colonisation s’est faite de cette manière-là : ce que l’on appelle maintenant l’archive, la « bibliothèque coloniale » est attirée, happée, par le grand centre magnétique qu’est l’Éthiopie, et Djibouti – ou ce que l’on appellera les « Basses Terres » de la Corne de l’Afrique – n’est qu’un lieu de passage. Pour moi, c’était cetinconnu qu’il fallait lever. La manière de le lever, c’était de le brancher sur la littérature coloniale française. Rimbaud n’est pas forcément le plus colonial, mais prenez par exemple Louis Viaud – autrement dit Pierre Loti – ou plus tard Joseph Kessel : j’en étais lecteur, mais aussi commentateur. Le premier texte que j’écris, c’est un palimpseste. Dès lors qu’on trafique avec la littérature coloniale, il est évident que l’on parle de vous en utilisant un tiers. Il y a un toujours un risque que le regard soit dévié. L’écueil de l’exotisme est toujours là, mais je joue avec exprès, je danse avec en restant toujours sur le fil. Comment l’éviter entièrement ? Je n’ai pas la réponse. C’est ce que j’appelle en tous cas « le regard éthique ».

  

10AT : L’une des manières d’éviter cet écueil de l’exotisme, c’est de recourir à des procédés d’inversion. Dans Aux États-Unis d’Afrique, vous renversez totalement les rapports de forces en imaginant une Afrique puissante qui assujettit une Europe dévastée par les guerres et la pauvreté…

  

11AW : Ce roman est publié bien plus tard, en 2006, et il a pour ressort principal l’inversion du monde, dans un champ discursif très différent des fragments dont nous parlions à l’instant. Avec Aux États-Unis d’Afrique, j’ai déjà vingt ans d’écriture derrière moi, je suis « sujet postcolonial » depuis vingt ans, je suis à la fois Djiboutien et Bas-Normand. Lors des tables-rondes et des plateaux, on me demandait toujours des diagnostics sur l’« Afrique » en son entier, alors qu’à ce moment-là de ma vie, je voulais être Bas-Normand, lecteur de Michel Onfray qui était un ami de cette époque, ou de François de Cornière. J’avais toujours cet étonnement lorsqu’on me renvoyait à une africanité supposée tandis que je voulais écrire sur le bocage, ce que l’on appelle bocage en Normandie c’est-à-dire ce triangle très précis du côté de Lisieux, de Bernay et de la plaine de Caen : c’est le pays d’Auge – qui est d’ailleurs, en passant, le pays de Maupassant et de Flaubert. Je pourrais très bien être de ce territoire, me disais-je à cette époque, c’était mon obsession. Je me disais que j’avais tout à fait le droit d’écrire sur ce territoire, où j’enseignais depuis douze ans, mais on me demandait toujours mon diagnostic sur l’Afrique.

12À un moment, j’en ai eu marre, et j’ai décidé de livrer mon diagnostic sur l’Afrique, mais en inversant les paramètres. J’imagine donc une guerre ethnique entre Bretons et Normands, d’où une migration qui va mettre les Européens sur les routes. Exilés, ils vont aller jusqu’à Alger, en Afrique septentrionale : vous voyez le schéma. C’était polémique, bien sûr, comme manière de commenter le monde avec malice et jouissance, en essayant de prendre textuellement au sérieux le panafricanisme que le roman nous propose. Comment un dirigeant panafricaniste se comporterait-il ? Comment appellerait-on l’École Normale Supérieure panafricaine : Aimé Césaire, Édouard Glissant ? Il s’agissait de mettre ensemble tous ces grands noms pour savoir lesquels auraient droit à une rue, à une école, à un hôpital… C’était la partie jouissive du projet. La partie sérieuse, c’était la proposition politique. Le personnage principal est une Normande blanche de souche qui est adoptée par de riches africains et va revenir sur ses traces, dans ce pays d’Auge que je connais bien. Cette femme est une artiste qui est exposée dans les plus grandes galeries du monde. Le roman peut se lire aussi comme une proposition artistique, pour laquelle j’ai travaillé à la façon d’un curator.

13L’ironie, la bonne affaire, c’est que ce roman est de plus en plus pris au sérieux. C’est la dernière lecture que je proposerais : Aux États-Unis d’Afrique peut se lire comme un conte moral, comme Voltaire ou Swift. J’adore le Swift de la Modeste proposition qui se demande comment régler la famine : il faut manger les enfants des pauvres ! C’est de cet ordre-là, Aux États-Unis d’Afrique, mais cela comporte également une part de réalité puisque plusieurs milliers de Portugais sont revenus en Angola. Le mouvement qui va du Nord au Sud ou du Sud au Nord peut s’inverser au cours du temps. Ne prenons pas ce qui est visible pour évident ! La migration et la pauvreté ne sont pas des faits naturels : l’Europe n’est pas riche naturellement de même que l’Afrique n’est pas pauvre naturellement. Gardons-nous des évidences !

  

14AT : Vous citez à juste titre Voltaire, mais on ne retrouve pas chez vous le style sec et incisif du conte philosophique. Au contraire, vous associez à l’apologue une prose qui a pu être qualifiée de poétique. On pourrait donc dire que vous proposez une sorte d’apologue poétique : a-t-il pour vous des spécificités ? Vous êtes-vous posé la question de son style à ce moment de votre écriture ? Le lyrisme est-il lié à ce personnage d’artiste ?

  

15AW : Je m’engage dans un projet quand j’en ai trouvé la langue. Cela peut vous paraître un exercice d’auto-conviction, mais c’est comme ça. Pour chaque roman, je dois trouver une économie narrative qui lui est propre, une langue, une forme. Je m’explique. Dans les États-Unis d’Afrique, ce qui est travaillé très clairement, c’est le conte philosophique, mais ce travail se fait dans l’ordre de la rémanence. Je n’ai pas voulu calquer mon écriture sur celle de Swift ou de Voltaire : c’étaient des souvenirs scolaires inconscients ou lointains. Je jouais avec le code du récit de voyage, ce qu’on appelait autrefois la relation. En anglais, le genre du travel writing est plus développé. En français, si l’on cherche, on va trouver Maspero, Rolin, mais c’est tout de même un genre assez délaissé. Une « relation », c’est le récit d’un retour d’un personnage. Un autre exemple, ce sont Les lettres persanes évidemment. Je jouais avec ces codes : Maya, mon personnage, lorsqu’elle va au Ghana, envoie une sorte de lettre à son amoureux, Adama. De même, lorsqu’elle va en Normandie et à Paris, c’est la lettre, la « chose vue », la « relation » qui est travaillée dans le texte.

16Tout en ayant des socles constants – je veux parler de mon double intérêt pour la langue et pour le monde – à chaque roman, j’essaie de remettre tout en cause et de trouver une nouvelle forme, en me méfiant de mes réflexes. Au début d’un projet, j’ai une période euphorique où j’écris de l’ancien, je suis heureux, cela avance vite. Et au bout d’un moment, je me rends compte que je fais le deuil d’un ancien roman, une sorte de sequel comme on dit en anglais. En général, cela me déprime un peu, puis j’arrive à effacer la trace de l’ancien. Avec Passage des larmes, je travaille le genre du thriller ou du roman d’espionnage. Dans La divine chanson, je travaille plutôt la vie de saint et la littérature spirituelle. Pour l’écrire, je suis allé lire Rûmî et Thérèse d’Avila. J’essaie toujours de changer les codes. En ce moment, je travaille sur un roman d’enfant. Alain Mabanckou en a fait plusieurs par exemple, mais je lis aussi Albert Cohen. Chaque début de projet m’amuse beaucoup, parce qu’avant de commencer je relis les autres : en ce moment, je suis dans Dany Laferrière, qui est aussi un ami, comme Mabanckou. C’est donc un étrange sentiment de lecteur, mais il me porte dans l’écriture. J’oublie le reste, et je refais mon apprentissage dans le code du genre.

  

17AT : Pour revenir sur la question de langue, vous évoquez souvent le double rapport qu’on entretient avec elle. Dans Aux États-Unis d’Afrique par exemple, le narrateur dit à Maya que les gouvernements devraient œuvrer à la diffusion des histoires et des récits entre les peuples pour apaiser les conflits : la langue devient alors un vecteur de pacification. Mais en même temps, dans ce fameux conflit entre les Bretons et les Normands, les uns et les autres sont capables de s’entretuer pour des questions de déplacements d’accents ! Dans ce cas, la langue est le lieu d’une crispation identitaire qui peut être féroce…

  

18AW : Bien sûr, mais ces crispations sont simplement évoquées en passant, pour nourrir la satire. Ma position – idéologique, mythologique presque – est celle de la croyance dans la langue. Je suis convaincu que le salut de l’humain est dans la médiation artistique, dans la traduction. Nos traditions, nos mythologies, nos religions racontent en fait à peu près les mêmes histoires. On utilise ensuite nos différences pour satisfaire des appétits de pouvoir, mais je crois que nous ne sommes pas si différents que cela, les uns et les autres. Pour Levinas, dès que je vois un autre visage humain, il m’engage : j’oublie toutes les différences et je me sens responsable de mon frère humain. Dans les traditions religieuses également, la langue, l’art sont des socles pour sortir de la violence et s’efforcer de créer une humanité commune. Je dis souvent à mes enfants que finalement je n’ai jamais changé ou grandi : je suis passé des bancs de l’école à l’autre côté de la classe… J’ai fait un mouvement d’un mètre à peine pour passer du statut d’étudiant à celui d’enseignant et je suis en fin de compte toujours dans une classe d’études. Mais c’est parce que je crois foncièrement au commerce des mots, au langage, à la médiation. Je crois qu’il faut que deux humains se parlent pour qu’ils fassent humanité commune. J’ai bien conscience qu’il y a des mots-écrans qui peuvent créer des conflits, mais la traduction est pour moi la langue principale des humains.

  

19AT : Je m’interroge beaucoup sur la trajectoire de l’héroïne d’Aux États-Unis d’Afrique qui choisit de partir pour l’Europe à la recherche de ses origines. Elle finit par prendre la fuite, saisie d’horreur à la vue d’un objet infâme, indicible au point qu’il n’est pas nommé dans le texte.

Il te devance, t’invite à le suivre. Tu hésites un instant. Ce n’est pas loin, te dit-il. Une bonne affaire nous attend au coin de la rue. Tu ne sais comment prendre ce mot « affaire », très élastique sous toutes les latitudes mais tu n’as pas de temps à perdre pour les élucubrations, tu n’es ni touriste, ni ethnologue, encore moins un de ces écrivains qu’on dit voyageurs et qui sillonnent la planète en quête d’utopies, d’oasis célestes et d’histoires à dérober. […] Tu referas ce cauchemar en boucle. Sur la table basse, le baluchon couleur de suie. Les deux énergumènes moustachus l’ouvrent devant toi, avec des précautions de commissaires-priseurs, tandis que le troisième surveille les allées et venues, les yeux rivés sur la porte. Et soudain, cette odeur. Ah, cette odeur d’ail et de momie ! Tu n’as pas le temps de bouger les lèvres pour expulser un mot de cri ou d’effroi. Tu cours vomir. (p 176-178)2

20Il y a dans ce passage une forme de mystère qui n’est pas levé – quelle cette « affaire », ce baluchon mystérieux ? Est-il reconnaissable, ou est-ce simplement un lieu de perdition pour le personnage comme pour le lecteur ?

  

21AW : Je sème un peu des mystères aussi dans La divine chanson, où une « chose » traîne comme ça dans la fiction. Ici, je faisais très concrètement référence à un tourisme morbide : au Rwanda, on me racontait des histoires de gens qui cherchaient à acheter des crânes, des ossements… Dans Aux États-Unis d’Afrique, il y a cette artiste normande qui retrouve son pays d’origine, en guerre (on peut imaginer Grozny), et quelqu’un la prend par la nuque pour lui montrer quelque chose qu’elle pourra acheter et revendre plus tard. « La chose affreuse à acheter », c’est cela. Bien sûr, je n’ai pas voulu la décrire pour que cela reste une suggestion et que la peur fonctionne. J’étais marqué par cette anecdote : des Rwandais auraient vendu des crânes dans un marché tanzanien et des gens auraient volé des ossements pour les écouler sur un marché. C’est cette folie qui habite l’humanité dès lors qu’il y a de l’argent en jeu.

22Dans La moisson des crânes, j’ai proposé une œuvre de fiction sur le Rwanda : elle était composée en partie de trois nouvelles et en partie de trois courts récits ou « relation ». En 1996, il y avait une opération qui s’appelait « écrire par devoir de mémoire » autour du génocide des Tutsis : nous étions une douzaine d’écrivains africains venus au Rwanda pour partager leur deuil, témoigner pour eux. L’une de mes conclusions était que je ne pouvais pas affronter la question du génocide des Tutsis frontalement par l’écriture. J’étais un témoin tiers, mais pas plus. Le recueil de nouvelles exprime cela, cette mauvaise posture. Je n’étais ni Burundais ni Rwandais, je ne pouvais pas sérieusement entrer dans la peau ni d’une victime ni d’un bourreau. Jean Hatzfeld l’a fait, mais ce n’était pas ma place. J’ai écrit récemment un texte intitulé « La première couche d’encre » où j’expliquais que cette opération avait au moins permis de poser une première couche d’encre sur les événements. La souffrance était encore vive, il y avait à peine quatre ans d’écoulés depuis le massacre brutal d’un million de Tutsis. Il me semblait que les voix rwandaises étaient habilitées à écrire, même de manière désinvolte, négligente, peu importe. Pour cette raison-là, je lirai bientôt Gaël Faye. C’est un sujet très compliqué, mais je continue d’avoir une attention vive pour cette région du monde et les écritures qui viennent de là.

  

23AT : Nous avons peu parlé de La divine chanson. C’est un roman musical, consacré à la figure de Gil Scott-Héron, mais aussi un roman animalier. La thématique animale surgit à de multiples reprises – d’abord, de façon particulièrement évidente, dans la voix du narrateur qui n’est autre que le chat de l’artiste et par conséquent son plus proche et intime compagnon. Ce que je trouve intéressant, c’est que la présence animale ne s’arrête pas à cette seule inflexion de la perspective : le récit est aussi émaillé de contes de la tradition soufie, par exemple celui du vieil âne dans le puits, que son maître tente d’enterrer. Plus encore, le récit est scindé en deux par un intermède berlinois qui met en scène une sorte de conte moderne, celui de l’ourson Knut. Voici ce qu’en dit le narrateur :

Je suis jaloux de cet ourson. Sammy me l’a fait sentir tout de suite. Bien sûr, j’ai nié l’évidence, pas pour longtemps. Le phénomène que la presse mondiale a baptisé la Knutmania met à rude épreuve ses concurrents les plus directs. Ces idiots de journalistes répètent que sa notoriété éclipse le renom de la reine d’Angleterre, la fortune du pape à Rome ou l’éclat de Michael Jackson. (p. 151-152) […] Le 23 mars 2007 a été baptisé le jour de l’Empereur Knut ou plus prosaïquement le Knut Day. Des milliers d’enfants, de Boston à Bangkok, s’endorment le lendemain soir avec un ourson en peluche de la même taille et de la même couleur neige que Knut. On peut parier que ces enfants seront des vieillards et avant que la mort ne les saisisse ils demanderont qu’on les porte en terre avec leur petit Knut en peluche. (p. 157)3

24Il est surprenant de voir comment l’anecdote autour de Knut se transforme en véritable méditation sur la tendresse humaine et sur le passage du temps, sans pour autant se départir d’une pointe d’humour. J’aurais donc aimé vous demander ce qui signifiait cet intermède animal et enfantin, et quelle valeur poétique, narrative ou critique on pouvait assigner à cette figure.

  

25AW : La musique, tout comme la langue, est pour moi véritablement le lieu de réconciliation des humains. Les personnes qui sont les mieux habilités à nous rapprocher, celles qui m’interpellent le plus, sont souvent engagées dans des aventures artistiques, qui ne sont pas loin des aventures spirituelles. Quand Gil Scott-Heron est mort – lui qui était devenu pour moi un ami –, j’ai été évidemment touché. Quand un tel événement arrive, on peut être dévasté. Il y a une émotion planétaire – comme pour David Bowie – et soudainement vous ressentez la même émotion qu’un Zimbabwéen ! Gil avait traversé les enfers : je voulais lui rendre un hommage dans la presse et c’est devenu un roman. Je ne voulais pas écrire une biographie linéaire, puisque lui-même était écrivain et avait déjà raconté sa vie. Le moyen que j’ai trouvé, c’est le genre de la vie de saint, tout en gardant le thème de la musique.

26Il y a une vraie nouveauté dans ce roman, vous avez tout à fait raison, c’est le thème de l’animal. Je le prends comme une marque de la maturité. Chez moi, on ne s’occupait par des animaux : les chiens, on leur donnait un coup de pied ! Maintenant, je pense que le corps de l’animal peut être le lieu de manifestation du salut, de l’épiphanie, et qu’il est lié à l’humain. J’étais auparavant en Allemagne où s’est déroulé cette histoire de Knut et c’est venu très naturellement. Je ne pensais pas le garder, mais le fait qu’il y ait un chat narrateur a laissé la place à l’ourson !

  

27AT : Pourriez-vous revenir sur ce que vous avez appelé la génération des « enfants la postcolonie », dans un article paru dans Notre librairie en 19984 ?

  

28AW : C’est un article qui a fait beaucoup parler de lui. Je faisais un constat très basique, qui renvoie au livre de Salman Rushdie Les enfants de minuit : il y avait une génération d’écrivains qui n’appartenait plus au lieu d’avant – leur pays d’origine – mais qui était en migration. Ils ou elles devenaient des écrivains à identités multiples ; ils ou elles ont désormais un tiret dans leur identité ; ils sont « franco-marocains », « franco-djiboutiens » ou « franco-camerounais ». C’est cette identité dont j’ai essayé de dessiner les contours. Je vais donner un exemple très simple. Mongo Beti a vécu quarante ans en tant que professeur agrégé au grand lycée Pierre Corneille de Rouen et il se disait toujours « écrivain camerounais ». Évidemment, il avait des papiers français mais il était et restait de la génération de « Présence Africaine ». Calixthe Beyala, venue beaucoup plus tard, se dit écrivaine franco-camerounaise et écrit sur les enfants noirs de Belleville, alors que Mongo Beti n’a jamais écrit sur les enfants noirs de Rouen ou de Paris, voyez-vous. C’est cette disposition, ce nouveau regard, cette étrangeté, cette nouvelle géographie que j’ai essayé de théoriser. J’avais fait précisément ma thèse sur les « écrivains transnationaux ». Aujourd’hui, c’est devenu de plus en plus accepté. Auparavant, c’était plus problématique : les écrivains avaient toujours besoin de se justifier d’écrire en français. Kateb Yacine disait qu’il écrivait en français pour dire aux Français qu’il n’était pas Français : c’était très compliqué ! Pour ces écrivains, écrire dans la langue de l’autre était une trahison car ils se plaçaient dans un espace d’édification nationale. Aujourd’hui, on peut écrire dans la langue de l’autre sans que cela soit forcément une souffrance – et je parle là bien entendu des Africains. Le paysage est donc beaucoup plus éclaté, plus contrasté. Il y autant de réponses qu’il y a d’artistes ou d’écrivants. « Afropolitain », « afropéen » sont de nouvelles étiquettes : en tant qu’auteur, je suis pour l’autonomie des auteurs dans leurs définitions. Un artiste peut se définir tout le temps, quitte à se contredire ensuite. Cela étant dit, une partie de ces étiquettes vient d’intérêts commerciaux, nous le savons. Je suis très bourdieusien : on connaît les dessous institutionnels de ces postures et on en joue tous dans une certaine mesure. C’est un piano à deux entrées où chaque artiste peut se définir selon les moments soit comme africain soit comme artiste cosmopolite : c’est le droit de chacun, mais il faut le faire en conscience.

  

29AT : Dans un texte de 2003, intitulé « Comment j’ai écrit mes livres (et autres considérations sommaires) », vous écrivez : « On peut inventer d'un regard empathique et sensuel tout un monde, et ce à partir d'un vieux livre, une carte postale tout droit sortie de la Quinzaine coloniale des années 1930, d'un chant bédouin, d'une photo sépia et racornie, d'un verset du Coran ou de la Bible, d'une citation tirée du sommeil d'un grand livre de la Weltliteratur dont rêvait Goethe. Le fictionnaire impénitent fait ainsifeu de tout bois. Et s'il est comme moi originaire de la plus lointainepériphérie, il aura à cœur de combler qui le sépare des grandscentres littéraires en empruntant des munitions de toute part.5 ». Vous préconisez ainsi une création qui butine, qui emprunte partout à la façon des abeilles – c’est d’ailleurs une image convoquée dans votre recueil poétique, Mon nom est aube. L’image du palimpseste est centrale dans Passage des Larmes, où les caractères de plusieurs manuscrits – ceux de Walter Benjamin exilé, ceux du scribe notant les paroles de son maître – percent les uns au-dessus des autres et se recouvrent mutuellement. J’ai l’impression que cette image du palimpseste est constitutive de votre esthétique, qui recourt beaucoup à des phénomènes d’intertextualité – que ce soit à travers des références explicites ou à travers un système de références plus allusives, par exemple à Dumas et au comte de Montecristo dans Passage des Larmes. Est-ce que faire œuvre aujourd’hui, c’est s’appuyer nécessairement sur ce qui précède ?

  

30AW : Évidemment, on écrit tout le temps dans le sillage d’autrui. On ne peut pas sérieusement écrire ex nihilo, à moins d’être égotique. Le reste est une question de dosage. Dans l’ordre de l’oralité, c’était déjà le cas : les créations étaient anonymes et on se passait le conte de génération en génération.

  

31AT : Ce que nous voulions dire plus exactement, c’est que tout comme Sami Tchak, vous recourez de manière ludique aux titres de grandes œuvres de la littérature mondiale, parfois pour le seul plaisir du bon mot. Il y a par exemple des jeux de fausses références dans les États-Unis d’Afrique, ou des titres de grands classiques cachés au détour d’une phrase. Au chapitre 9, je retrouve « le faucons maltais » de Dashiell Hammett et « les pêcheurs d’Islande » de Pierre Loti.

  

32AW : Bien sûr, parfois un mot en appelle simplement un autre, un peu comme dans une chanson. C’est par renvois, appels, citations, convocations que l’on travaille. Sami Tchak s’inspire sans doute de Mabanckou avec Verre cassé. Dans les États-Unis d’Afrique, j’avais davantage une visée pédagogique de réflexion sur le panafricanisme, de référencement des grands noms donnés aux bibliothèques, aux rues, aux écoles. Il s’agissait surtout de les mettre en scène, de les inscrire dans cet espace nouveau du panafricanisme. Quand j’écrivais mes nouvelles, c’était autre chose. Je citais Shakespeare en exergue par exemple, c’était une ouverture qui était une indication pour le lecteur.

  

33AT : Pour finir, nous voudrions vous interroger sur votre dernier ouvrage, le recueil de poésie Mon nom est aube, paru chez Vents d’ailleurs en 2016. Souleymane Bachir Diagne, qui en signe la préface, souligne à quel point ces poèmes sont à lire comme des exercices spirituels – c’est d’ailleurs le nom d’une des sections. Ce chemin de poèmes constitue une réflexion sur soi, une tresse de souvenirs, qui aboutit à l’un des plus beaux poèmes du recueil centré sur la figure de la huppe. Dans le Cantique des oiseaux, c’est le personnage de la huppe qui guide les autres vers la foi véritable. Dans le poème, elle devient un oiseau de papier créé par un poète dans un pays lointain (p. 105) :

un jour
un pays lointain – terre de l’encens et des aromates
un pays familier du mouvant de
l’existence
un poète est entré dans un marché
il a acheté une cage artisanale en
bois
et des bouts de ficelle
pour y loger – quoi
un oiseau de papier6

34Quelles relations pensez-vous entre religion et apprentissage de lalecture poétique ? Le poète peut-il aider à inventer des lectures religieuses ?

  

35AW : Vous faites très bien le lien entre La conférence des oiseaux ou Le cantique des oiseaux de Farîd od-dîn ‘Attâr, qui date du XIIe siècle et le dernier poème de Mon nom est aube. C’est en réalité la continuation d’une réflexion initiée dans le roman précédent, La divine chanson, où j’évoquais Rûmî, ‘Attâr, Iqbal... Il s’agissait davantage ici d’écrire à partir du texte coranique, où il y a de nombreux passages narratifs, mais également beaucoup de passages poétiques. Je prétends que le texte coranique est une symphonie qui ne prend sens que lorsqu’il est récité dans des longueurs significatives, ou totalement dans des performances. Le texte est à entendre et cela n’a rien à voir avec des découpages qui le déforment. Je ne prétends pas connaître intégralement le texte mais je me suis permis de prendre quelques motifs, quelques images, que je mettais en parallèle avec d’autres traditions comme Thomas Merton, qui est un trappiste, qui vient de la tradition américaine avec des influences également européennes, mais qui est aussi lecteur des textes du bouddhisme et du Coran ! Il s’agissait de faire une poésie réflexive avec des échos et des images qui empruntent à diverses sources et notamment quelques lumières qui viennent du texte coranique.