Colloques en ligne

François Lecercle et Clotilde Thouret

Introduction. Une autre histoire de la scène occidentale

1« Je pense que le scandale est ce qui fait la vitalité du théâtre. Le théâtre ne peut être vivant sans scandale1. » Par cette déclaration, Heiner Müller exprimait sa volonté de faire du théâtre un moyen d’intervention politique mais on peut la prendre comme un simple constat, tant les scandales ponctuent toute l’histoire du théâtre : La Prise de Milet de Phrynikos (ca 493 avant notre ère), The Isle of Dogs (1597), Eastward Ho (1605), Le Cid (1637), L’École des femmes (1662), Le Mariage de Figaro (1784), L’Ami des lois (1793), Hernani (1830), Reigen (La Ronde, 1921), Der Stellvertreter (Le Vicaire, 1963), Galileo (La Vie de Galilée, 1966), Blasted (Anéantis, 1995), Golgota Picnic (2011), Sul concetto di volto nel Figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu, 2011), Exhibit B (2014), etc. La liste en est virtuellement infinie. Mais si le scandale est loin d’être un objet neuf2, peu d’ouvrages ont été consacrés au seul scandale de théâtre3.

2En rassemblant les études qui suivent4, notre objectif était de comprendre pourquoi, en Occident du moins, le théâtre a été depuis ses origines l’un des arts qui a le plus continument suscité des réactions violentes. Pour y parvenir, le meilleur moyen était a fortiori de scruter des cas exemplaires – et c’est à quoi s’emploient la plupart des articles ici réunis. Il ne s’agit pas pour autant de composer une anthologie de scandales célèbres mais bien de chercher à mieux comprendre ce qu’est un scandale, si on peut en repérer différents types, comment ils fonctionnent et ce qu’ils disent des rapports que le théâtre (ou l’opéra) entretient avec la société.

3Le scandale constitue en apparence un objet de recherche évident. C’est un phénomène circonscrit dans le temps ; les protagonistes le désignent comme tel ; on en perçoit donc d’emblée l’existence et il est facile, pour chaque occurrence, de réunir un « dossier », composé de « pièces », comme pour un procès. Mais l’apparence est trompeuse, et le scandale – si tant est qu’on puisse en parler au singulier – est un phénomène complexe et protéiforme. En attestent les définitions du mot, avec leurs méandres, leurs nuances et leurs évolutions, sur lesquels il convient, pour commencer, de revenir.

Skandalon, scandale, scandaleux, scandaliser : une notion complexe aux contours incertains

4Les entrées des dictionnaires anciens, comme celui de Furetière, et des dictionnaires historiques permettent de distinguer cinq sens principaux. Le premier est une « occasion de péché » : il est hérité de la racine grecque (skandalon qui devient en latin scandalum : « obstacle », « ce qui fait trébucher »), le mot étant pris dans un sens figuré, notamment dans ses emplois bibliques. Ce sens est encore en usage aux XVIIe et XVIIIe siècles : « Action, ou exemple qui donne aux autres occasion de pécher. Tout ce qui est cause que d'autres se portent au péché. » (Richelet, 1680) ; « Ce qui est occasion de tomber dans l'erreur, dans le péché » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). Dès le XVIIe, le terme se laïcise (Merlin-Kajman) ; en témoigne le dictionnaire de Furetière, qui donne comme premier sens : « Action ou doctrine qui choque les mœurs, ou la commune opinion d'une nation ». Mais le sens religieux reste très présent, voire parfois envahissant comme en Espagne, alors même qu’il y a peu d’éclats publics (Teulade). Le deuxième sens est le sens laïcisé, « scandale » désignant alors un fait, un acte ou des propos considérés comme contraires à la morale ou aux usages, un acte qui provoque la réprobation publique. Dès le XVIe siècle, le scandale signifie une calomnie, une atteinte à la réputation de quelqu’un. Le dictionnaire français-anglais de Cotgrave (1611) glose « scandale » par « an imputation or slander; also a flurre, tumult, uprore » et « scandalizer » par « to slaunder, defame, or lay an imputation on ».

5Mais le scandale – et c’est le troisième sens – renvoie aussi à un effet fâcheux ou choquant : à l’émotion que provoquent des actes ou des propos de mauvais exemple, et qui correspond au verbe « se scandaliser ». À partir de là, se décline un quatrième sens, à la fois plus précis et plus usité, celui qui renvoie à une réaction publique face à l’objet délictueux (« esclandre »)5. En fait, un scandale (aux deux premiers sens) suscite un scandale, une offense entraîne une censure ou une punition.

6Aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour désigner ce qui provoque une réaction publique, on recourt à des termes, comme « bruit public », « désordre », « trouble », « embarras » (Connors). Ce n’est qu’à partir du début du XIXe siècle que le mot « scandale » désigne une grave affaire qui émeut l’opinion publique – cinquième et dernier sens, sens « moderne », celui qui nous apparaît le plus évident quand on parle de théâtre. En outre, le terme n’est plus forcément péjoratif, comme aux XVIe et XVIIe siècles, où il se situe presque toujours du côté du condamnable6 et ne désigne pas un événement situé. La langue enregistre ici une évolution des conditions de possibilité de l’expression de l’indignation, ainsi que la constitution d’un espace public où le désaccord peut s’exprimer sur des questions morales et politiques.

7Si tous les sens évoqués impliquent un même phénomène, ou un même fait, celui d’une transgression des normes, « scandale » apparaît néanmoins comme un mot particulièrement complexe. Cela tient, au tout premier chef, à ce qu’il peut désigner à la fois la cause et le résultat, le fait scandaleux et la réaction indignée, l’offense et sa punition, la cause du mal et le mal lui-même. Ainsi « scandaliser » est-il un mot de sens contraires : c’est l’action de celui qui offense et la réaction de celui qui est offensé (Furetière : « donner du scandale et en recevoir »). Là réside un paradoxe du scandale, essentiel dans la pensée, les réactions et les discours tenus à propos d’objets scandaleux aux XVIe et XVIIe siècles : dénoncer publiquement une action répréhensible risque de répandre le mal en incitant le public à pécher (Merlin-Kajman), se scandaliser d’un fait délictueux est susceptible d’en multiplier la nocivité7. Du reste, ce paradoxe n’est limité ni à la conception théologique du scandale ni aux XVIe et XVIIe siècles, car protester c’est faire de la publicité à ce qu’on veut dénoncer8. Cette complexité sémantique répond aux contours flous du phénomène, à sa propension au paradoxe.

8Il importe donc pour l’analyse de distinguer, autant que faire se peut, le scandaleux (l’offense) du scandale (l’indignation et/ou la sanction), notamment parce que tout fait scandaleux n’implique pas un scandale, la sanction n’allant pas de soi. Autrement dit, il y a beaucoup de faits scandaleux sans scandale, ce dernier étant moins lié aux faits ou aux transgressions qu’aux mobilisations et à la possibilité de transformer une indignation en cause publique9. Comme l’ont souligné nombre d’études sur la question, le scandale ne doit pas être assimilé à un phénomène naturel, qui surgit mécaniquement et obéit à ses propres lois ; c’est un phénomène construit, il est « forgé par des actions collectives qui se répondent et se répandent, par l’affrontement entre des prises de positions et des accusations publiques au nom de valeurs10 ». De là aussi son caractère volatile, mouvant, multiforme11, souvent relevé par les auteurs de ce volume (Albert, Camet, Goursolas, Ogura, Teulade, Thouret, Viala, Zanin).

Les dimensions du scandale

9Pour analyser un scandale, il est bien sûr nécessaire de s’intéresser à ses enjeux, qu’ils soient esthétiques, religieux, moraux, politiques, etc., autrement dit de se demander quelles normes sont mises en cause, et éventuellement déplacées. Mais il convient aussi d’identifier ses « acteurs », au sens sociologique du terme, c'est-à-dire les protagonistes, ceux qui manifestent publiquement leur désapprobation ou leur soutien, éventuellement en prenant la plume ou en donnant des ordres. Qui sont les adversaires engagés dans le scandale ? une partie du public ? le dramaturge ? les comédiens ? des groupes extérieurs au monde du théâtre ? quelles institutions ou quels pouvoirs institués ? Car, comme le fait remarquer Rayner, ce ne sont pas les bagarres qui font le scandale mais la pluralité des intervenants qui décident de se mobiliser et leur appartenance à des univers sociaux différents (Arlaud, Lecercle, Naugrette, Thouret, Tricoire). La question se pose alors de savoir quelles stratégies ils adoptent, et quels usages ils font du scandale : par exemple, contre-attaquer et asseoir son statut de vedette sur le refus d’une disqualification morale, comme le fait la comédienne Raucourt (Marchand), ou tenter de s’imposer dans le champ théâtral du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à la Comédie-Française, comme le fait Olympe de Gouges (Wyslobocki).

10Les espaces du scandale constituent un troisième paramètre important de l’analyse. Espaces physiques et géographiques : le théâtre, la scène, le café, la rue… Espaces de l’imprimé : traités, mémoires, tracts, articles, presse, mais aussi romans, pièces… Espaces médiatiques : télévision, réseaux sociaux… Espaces socio-politiques : espaces publics, espace mondain, lieux du pouvoir… Espaces institutionnels : académies, tribunaux, Assemblée… Il s’agit alors d’observer comment le scandale circule dans ces espaces et de se demander si cette circulation provoque une modification des discours et des mobilisations (Tricoire).

11Ces différents éléments permettent d’approcher la dynamique du phénomène et d’en comprendre le déroulement, souvent erratique et imprévisible. Les principales étapes peuvent se schématiser ainsi : une première expression de l’indignation, éventuellement forgée par un groupe, aboutit à la formation d’un « camp », auquel s’oppose ensuite un autre camp, avec une forte polarisation des positions et un débordement dans l’espace public, qui peut s’accompagner d’un appel aux autorités. Un tel « récit » laisse cependant dans l’ombre les évaluations que les acteurs font de la situation et qui gouvernent leur mobilisation ou leur démobilisation12. Quand il s’agit de théâtre, un « motif » revient fréquemment, celui de la focalisation sur une scène : ainsi de la scène finale du sac dans A Game at Chess (Thouret), de la rencontre entre Rodrigue et Chimène dans l’appartement de celle-ci après la mort du Comte (Merlin-Kajman), de la scène du « le » dans L’École des femmes, ou encore de la scène des pets pour Les Paravents (Lecercle).

12Prendre acte du scandale comme phénomène construit permet également de comprendre tout l’intérêt qu’il y a se pencher sur le scandaleux qui ne fait pas scandale (Zanin, Ogura), sur les scandales évités, étouffés ou désamorcés (Connors, Cederna), sur ceux que l’on présuppose mais qui ne sont pas vraiment attestés (Wagniart), sur les scandales possibles mais non survenus (Albert, Debard), sur les scandales préparés et attendus (Lecercle, Naugrette), et sur les scandales imaginés par les dramaturges et inscrits dans la représentation (Navaud). Ils sont riches d’enseignements sur les médiations nécessaires à sa construction, sur les institutions qui sont partie prenante dans son déroulement, sur l’état singulier d’une réception qui provoque le conflit (Schweitzer), sur l’utilisation stratégique et polémique du mot lui-même (Teulade), sur les tentatives des dramaturges pour imposer leur dramaturgie et changer les formes du théâtre (Kempf, Wagniart), ou encore sur les mécanismes de censure détournés (Cederna).

13On le voit, le scandale est un objet qui se situe au carrefour de plusieurs disciplines : l’histoire – histoire sociale, histoire culturelle, histoire de l’art – la sociologie, l’anthropologie, les sciences politiques, mais aussi les études littéraires et théâtrales. L’attention au texte, à la dramaturgie ou à la mise en scène – aux formes donc – est souvent nécessaire tant pour expliquer le scandale, avec ses modalités, que pour identifier ce qu’il révèle (ou ce qu’il ne révèle pas) d’une œuvre, d’une réalité scénique, ou de la capacité d’action, voire d’émancipation, du théâtre. Si la rhétorique polémique est évidemment une composante importante de la compréhension d’un scandale, l’analyse des formes permet également de repérer d’autres éléments décisifs. Elle montre par exemple qu’un scandale peut occulter ce que les textes cherchaient à dévoiler, comme le « mythe de la victime » et les processus politiques de refoulement de la période nazie en Autriche (Sarfati-Lanter). Elle identifie des scandales oubliés et d’autres survalorisés dans la vie d’un auteur comme Hugo (Naugrette). Elle montre que le scandale d’une œuvre tient parfois à un traitement textuel et scénique particulier, qui soumet au jugement populaire, avec l’efficacité du rire, la politique royale (Thouret), ou qui tend à faire disparaître le cadre moralisant habituel, la réaction scandalisée ayant alors pour fonction de le réaffirmer (Schweitzer, Zanin). À cet égard, on peut faire l’hypothèse que l’absence de médiations symboliques, c'est-à-dire l’abolition de la distance entre le réel et la représentation, ou entre la réalité et le théâtre, éventuellement sous la forme de la performance, est un ingrédient souvent présent dans le « cocktail » scandaleux (Arlaud, Marchetti). C’est aussi un élément essentiel des suites judiciaires, les tribunaux peinant à reconnaître au théâtre un statut de fiction qui interdise d’attribuer directement au dramaturge la responsabilité de ce qui se dit sur scène (Tricoire).

Les trois ou quatre phases du scandale

14Pour qu’il y ait scandale, dans le sens moderne du mot, il faut que trois éléments soient réunis. Tout d’abord un facteur déclencheur : au théâtre, c’est la représentation – voire simplement l’annonce de la représentation – d’un spectacle susceptible de choquer, pour des raisons esthétiques, morales, religieuses ou politiques. Il faut également une réaction effective de rejet, de la part de spectateurs qui s’indignent (« se scandalisent ») – des spectateurs réels ou potentiels, car le scandale peut se déclencher avant même la représentation ou loin du théâtre. Il faut encore une réaction à cette réaction : que la réprobation s’élargisse au point de se déverser dans l’espace public. Il n’y a pas de scandale sans amplification sociale, qui peut déboucher sur un appel aux autorités, voire sur un recours aux tribunaux.

15Dans le cas du théâtre, on pourrait même distinguer quatre phases, lorsque le scandale éclate au cours d’une représentation. Une salle de théâtre est en effet un lieu public et si un spectateur exprime à haute voix son indignation, il y a déjà un esclandre public13. Mais il n’y a véritablement scandale que si cette indignation trouve un écho parmi les spectateurs et surtout si elle devient une affaire dont on parle, au-delà de la salle de spectacle et du jour de la représentation. Tout récemment, lors d’une représentation, à l’Odéon, de la pièce d’Ibsen Un ennemi public, une spectatrice s’est indignée que l’acteur principal, Nicolas Bouchaud, sorte de son texte pour haranguer le public réel, par un écart soigneusement programmé par le metteur en scène, Jean-François Sivadier : on ne pouvait pas, disait-elle, maltraiter Ibsen ainsi. L’interpellation a tourné au conflit car le ton est monté, la perturbatrice continuant ses invectives, au point que l’acteur l’a sommée de le laisser faire son travail, tandis que d’autres spectateurs lui enjoignaient de se taire. Il y avait là tous les éléments d’un scandale – le facteur déclencheur (une pièce « altérée »), l’indignation d’une spectatrice attachée au respect des grands auteurs, une réaction qui s’exprime publiquement (dans la salle) et suscite d’autres réactions (de l’acteur, suivi d’autres spectateurs qui interviennent dans le conflit). Mais s’il y a eu un esclandre assez retentissant, il n’y a pas eu à proprement parler de scandale puisqu’il n’y a pas eu de relais : à notre connaissance, aucune mention dans les médias, l’incident n’est pas devenu une « nouvelle » et seuls en ont eu connaissance le public de cette soirée et ceux qui en ont recueilli quelques échos14.

16Dans tous les cas, pour qu’il y ait scandale, il faut une communauté, avec ses normes et ses valeurs, et un événement à dimension publique. Selon les sociologues15 – pour qui c’est devenu un domaine de recherche important – un scandale est une « contradiction devenue publique et visible de tous16 ». On peut dès lors le considérer comme un test : la provocation initiale et les réactions qu’elle suscite mettent à l’épreuve le sens du juste et de l’injuste. Quand quelque chose contrevient à un ensemble de valeurs dont on imaginait qu’il faisait consensus, le scandale permet de réévaluer collectivement l’adhésion aux normes – éventuellement pour constater qu’il n’y a plus d’attachement ou qu’il y a dissensus. Le scandale a donc de nombreuses fonctions : il permet à une communauté de mettre à l’épreuve l’attachement à ses valeurs, d’éprouver ses frontières, voire de les redessiner, car la dénonciation est un moyen d’exclure le perturbateur ou de le forcer à réintégrer la norme.

17Les sociologues ont introduit une distinction forte entre deux types de fonctionnement, en opposant une « forme scandale » à une « forme affaire ». Lorsque le scandale suscite une réaction adverse, que la dénonciation est à son tour dénoncée, ils ne parlent plus de scandale mais d’affaire : dans la « forme scandale », la réprobation est unanime, tandis que dans la « forme affaire » la réprobation se retourne contre son initiateur, suscitant un conflit entre deux clans antagonistes qui finit parfois devant les tribunaux17. Ces deux formes sont des types idéaux : les sociologues précisent qu’ils se rencontrent rarement purs18. C’est particulièrement vrai pour le théâtre où rares sont les spectacles qui aient suscité un scandale au sens strict, c’est-à-dire une réprobation universelle. Le seul peut-être est le plus ancien cas connu : la violence réaction suscitée, à Athènes, en 493 avant notre ère, par La Prise de Milet (Miletou alôsis) de Phrynichos. Cette tragédie relatait le supplice de la cité grecque de Milet, alliée d’Athènes, tout récemment asservie par les Perses. Devant l’évocation de ce malheur, le public athénien avait fondu en larmes, ce qui avait valu une énorme amende au dramaturge, dont la pièce avait été interdite19. C’est, à notre connaissance, le seul cas de condamnation unanime, en matière de théâtre, mais peut-être n’est-ce un scandale « pur » que parce que notre information est lacunaire et que les historiens n’ont pas gardé trace des soutiens de Phrynichos. Tous les cas dont il est question dans ce volume sont des cas conflictuels, donc des « affaires ».

18Quand le conflit prend un tant soit peu d’ampleur, ce ne sont pas trois ou quatre phases qu’il faut distinguer, mais cinq ou six. Le conflit s’élargit avec l’appel lancé aux autorités pour qu’elles interviennent, ce qui peut se faire dans les deux sens. D’un côté, les protestataires demandent l’interdiction du spectacle par les pouvoirs publics (Fazio, Henke, Goursolas, Lecercle, Tricoire, Ziegler), à moins que les pouvoirs publics n’interviennent d’eux-mêmes (Thouret). De l’autre, les défenseurs ou la direction du théâtre demandent que la police neutralise les perturbateurs et permette la reprise du spectacle. Une nouvelle phase s’ouvre quand le conflit débouche sur la scène judiciaire où, de tribunal correctionnel en cour d’appel et cour de cassation, l’affaire peut se prolonger pendant des années. Le spectacle de Romeo Castellucci, Sur le concept de visage du fils de Dieu, interrompu par des activistes intégristes d’extrême droite, à Paris, en octobre 2011, a connu des prolongements judiciaires jusqu’en juin 201720.

19Ces différentes phases suivent la progression du scandale dans l’espace public. L’émergence du scandale, au sens moderne du terme, va de pair avec la constitution d’une sphère publique : le théâtre est, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’un des lieux où prend corps une « opinion publique », car ce qui se dit dans une salle de spectacle a un impact plus large que ce qui se publie dans les gazettes, même au XVIIIe siècle où la diffusion de la presse commence à croître. À la fin du XVIIIe siècle, Schlözer, directeur d’un journal politique allemand à large diffusion, mesure un abîme entre l’audience de la presse et celle du théâtre : quand le savant agit sur dix penseurs et le journaliste sur cent personnes cultivées, le dramaturge exerce son influence sur « dix mille personnes du peuple » (Jaubert). Ce rôle de forum est particulièrement clair dans les monarchies autoritaires, où le théâtre est l’un des lieux où peut s’exprimer une dissidence politique : c’est flagrant au XIXe siècle, où se diffuse la pratique de l’application, qui permet d’utiliser une pièce pour lancer des allusions à l’actualité et où les théâtres deviennent des lieux de meeting politique21.

20Le théâtre est un cadre idéal pour le scandale parce que la salle fonctionne comme une caisse de résonance : la scène agite les passions d’un peuple rassemblé qui réagit à l’unisson ou de façon conflictuelle. Sous l’Ancien Régime, en l’absence du « quatrième mur », le public est particulièrement réactif et traditionnellement indocile, depuis l’Antiquité (Navaud) ; il est donc d’autant plus prompt au conflit. La salle offre au scandale un lieu d’incubation : un conflit peut se cristalliser dans une atmosphère de passions surchauffées, et il déborde dans l’espace public, si les enjeux sont assez forts et les adversaires suffisamment déterminés. Le débordement peut se faire au sens le plus physique du terme : jusqu’au XIXe siècle, les abords des théâtres sont sous surveillance car ils sont censés être particulièrement propices aux troubles et, en France, dès le XVIIe siècle, le pouvoir interdit les attroupements, par des ordonnances aussi impérieuses qu’inefficaces puisqu’elles sont constamment reprises22. Le débordement se fait surtout par le cheminement de l’information, dès qu’il existe un espace public avec les relais et médiations qui permettent à des groupes de s’opposer entre eux – voire de s’opposer aux autorités.

L’efficacité du scandale

21La question essentielle est peut-être moins ce qu’est un scandale que ce qu’il fait. Son efficacité n’est pas douteuse, surtout si on considère à quel degré de violence il peut aller. On objectera qu’il y a rarement mort d’homme, mais c’est pourtant le cas en 1809, à l’Odéon, où le Christophe Colomb de Népomucène Lemercier provoque, par ses hardiesses shakespeariennes, des troubles qui, lors de sa deuxième représentation, tournent à l’émeute et font un mort, les représentations continuant sous la protection de la police (Naugrette). De nos jours, les vies sont épargnées, mais l’intervention de la police est fréquente. Les représentations du Vicaire de Hochhut, à Bâle, en 1963, suscitent des menaces d’attentat et des menaces de mort contre l’auteur et les acteurs (Fazio). Celles des Paravents, à Paris, en 1966, font des blessés parmi les acteurs (Lecercle).

22Il ne faudrait pas croire que, dans un scandale de théâtre, seuls sont visés le spectacle « offensant » et ses promoteurs. L’action d’un scandale est généralement double. Assurément, la plus visible est celle des détracteurs, qui vise l’auteur de la pièce, les acteurs, le metteur en scène, la direction du théâtre, bref tous ceux qui ont contribué peu ou prou à l’organisation du spectacle. Mais le scandale profite aussi au dénonciateur, même si sa dénonciation est retournée contre lui, car, qu’il le veuille ou non, le dénonciateur – que ce soit un individu ou un groupe de pression – est le premier bénéficiaire de l’opération, puisqu’il se pose en défenseur des valeurs que le spectacle bafoue.

23Le scandale qualifie donc autant qu’il disqualifie : il n’y a pas seulement double action mais double face. Apparemment, le dénonciateur veut avant tout s’insurger contre une transgression des normes et des valeurs communément admises. Mais la disqualification est parfois très secondaire par rapport à la volonté de se faire reconnaître. C’est la puissance qualifiante du scandale, que l’on pourrait dire aussi publicitaire, et que De Blic et Lemieux appellent la « force instituante23 ». Il suffit de s’indigner pour se qualifier comme instance légitime de jugement, et l’on n’a même pas besoin d’un scandale pour cela : ainsi, Georges de Scudéry s’indigne, à propos du Cid, qu’il n’ait pas fait scandale (Merlin-Kajman). La protestation suffit à qualifier le dénonciateur comme défenseur du bien – de la vertu, de la justice, de la foi, etc.

24Il ne faudrait pas croire que la protestation serve seulement les intérêts de celui qui en prend l’initiative : le scandale est qualifiant aussi pour sa victime. C’est surtout vrai depuis le milieu du XIXe siècle, où le véritable artiste se doit d’épater le bourgeois, de bousculer les conventions et d’être poursuivi pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». Depuis 1857, qui veut être reconnu comme l’émule d’un Flaubert ou d’un Baudelaire se doit d’être poursuivi par un procureur Pinard. Il y a une positivité du scandale qui devient de plus en plus éclatante à la fin du siècle : scandaliser le bourgeois devient une composante habituelle sinon nécessaire d’une carrière théâtrale. Ainsi, Gide est outré, en 1922, que son Saül, qui insiste beaucoup sur le lien homosexuel entre Saül et David, ne suscite aucune réaction effarouchée. Il trouve, en dépit de nombreux comptes rendus, que l’apathie de la critique équivaut à un « four », preuve que le scandale est devenu à ses yeux la garantie du succès (Debard). Nombreux, au XXe siècle, sont les dramaturges ou hommes de théâtres, comme Carmelo Bene (Marchetti), Dario Fo (Henke) ou Thomas Bernhard (Sarfati-Lanter), qui ont fait du scandale le moteur de leur carrière ou même leur raison d’être. Mais il ne faut pas attendre le XXe siècle, ni même le XIXe, pour que le scandale fasse partie de la stratégie des artistes. Dès le XVIIIe siècle, défrayer la chronique est devenu un instrument de carrière, tant pour les acteurs (Jaubert) que pour les actrices, comme Mlle Raucourt, qui retourne le scandale de la révélation de ses penchants homosexuels en argument publicitaire et instrument de reconnaissance (Marchand). Il l’est également pour les auteurs : Hugo use de toutes les formes de scandale, en les provoquant ou en retournant ceux dont il est victime (Naugrette). Et bien avant lui, Molière avait su jouer des querelles et doser habilement les provocations24 pour accroître sa réputation, tout en veillant soigneusement à ne pas pousser la hardiesse trop loin, pour ne pas s’aliéner la protection du roi.

Les paradoxes du scandale

25La capacité du scandale à associer des visées contradictoires en fait un phénomène volontiers paradoxal. On a déjà vu deux de ces paradoxes. D’une part, la réversibilité, qui transforme le scandale en affaire, quand la dénonciation entraîne une réaction inverse et que l’arroseur se retrouve arrosé – ce qui est presque toujours le cas. D’autre part, l’absence de scandale qui devient un scandale quand un moraliste sourcilleux s’indigne que personne ne se soit indigné (Merlin-Kajman). Un autre paradoxe est l’auto-validation. Thomas Bernhard s’est voulu, tout au long de sa carrière, aussi bien romanesque que théâtrale, l’homme par qui le scandale arrive. En 1988, deux ans après l’affaire Waldheim, il dénonce, dans Heldenplatz, la rémanence d’une idéologie nazie qui, plusieurs décennies après la fin de la guerre, continue d’imprégner l’Autriche. Sa rage déclenche une campagne des médias et du personnel politique autrichien dont la violence justifie a posteriori ses invectives (Sarfati-Lanter). Dans un tel cas, on a affaire à un enchevêtrement de scandales. Le premier est le fait du dramaturge, qui s’indigne que, en entretenant le mythe de la victime de l’Allemagne, l’Autriche ait pu éviter tout examen de son adhésion au nazisme. Le second est la réaction de la presse et des politiciens autrichiens dénonçant une odieuse trahison. Le troisième tient à la virulence de cette campagne : la presse allemande note qu’elle donne raison aux accusations de Bernhard, si outrancières qu’elles puissent paraître au premier abord.

26Un autre paradoxe est ce qu’on pourrait appeler le retour de manivelle. Le point de départ est identique : un dramaturge indigné monte un spectacle pour dénoncer un péril. Mais l’aboutissement est presque opposé, puisque le spectacle offre un tremplin à ce qu’il entend combattre. C’est le cas du FEAR de Falk Richter qui, en 2015, s’efforce d’alerter contre la menace de l’extrême droite mais qui, en fin de compte, lui fournit l’occasion de s’emparer des médias (Arlaud). En exposant la montée de la haine, entretenue par l’AfD et Pegida, afin d’exhorter son public à ne pas laisser ces discours dominer les médias, la pièce a paradoxalement poussé les sympathisants d’extrême droite à s’engager. Et l’AfD et Pegida profitent du scandale pour augmenter leur audience et accroître leur visibilité, bien au-delà de leur public habituel.

27Il y a une plasticité essentielle du scandale : très sensible au contexte historique et idéologique, il est prompt à se retourner contre ceux qui l’orchestrent et à susciter impasses, contradictions et paradoxes. On pourrait être tenté de prêter au théâtre un pouvoir singulier puisqu’il fait réagir si vivement. Mais en vérité, le scandale n’est si fréquent que parce qu’il s’offre à toutes les instrumentalisations. C’est pourquoi un même spectacle, comme Le Vicaire de Hochhut connaît un sort très différent d’un lieu à l’autre, car il est utilisé dans des sens totalement opposés. En Allemagne, la pièce mobilise la hiérarchie catholique indignée par l’outrage fait à Pie XII ; en France, elle mobilise les catholiques traditionnalistes qui y voient un procès à l’Église ; en Italie, le tollé est suscité non par la pièce mais par son interdiction et tourne à l’affrontement entre la gauche laïque et le pouvoir démocrate-chrétien (Fazio). Ce n’est pas que la pièce soit totalement indifférente pour les adversaires, mais le message que le dramaturge veut faire passer ne joue aucun rôle dans ces conflits.

28Dans bien des cas, l’indignation n’est qu’une pose et les protestataires ignorent tout de ce qu’ils condamnent avec véhémence car le spectacle, au fond, leur importe peu : seule compte l’occasion de faire avancer leur cause. Dans le cas des Paravents de Genet, rares sont les adversaires qui ont une connaissance même partielle de la pièce (Lecercle). À quelques exceptions près, ils n’ont tout au plus entendu parler que d’un moment : la célèbre scène des pets, où les soldats français s’accroupissent autour d’un camarade mourant pour lui faire respirer une dernière fois l’air de la terre natale. Peu importe que le metteur en scène ait rapidement renvoyé dans les coulisses ce moment litigieux, il suffit à nourrir une haine qui vise moins Genet que Barrault et, à travers lui, Malraux et le Général de Gaulle, qui ont fait du Théâtre de France le haut lieu culturel de la Cinquième République.

Formes modernes, formes contemporaines 

29À considérer les études ici rassemblées, on ne peut qu’être frappé par la variabilité historique du phénomène. Elle est liée à toute une série de facteurs. Tout d’abord l’émergence d’une sphère publique – à laquelle le théâtre contribue fortement, aux XVIIe et XVIIIe siècles – et la place que le théâtre y occupe. On pourrait croire que, importante au départ, cette place est, de nos jours, modeste, mais il suffit de comparer le retentissement des affaires, dans le domaine du spectacle et dans celui des arts plastiques, pour se convaincre que le théâtre reste un lieu de forte exposition : les activistes intégristes qui, à Paris, en octobre 2011, ont interrompu Sur le concept de visage de Castellucci, ont bénéficié d’une couverture médiatique tout autre que le faible écho qu’ils avaient rencontré, en avril précédent, quand ils avaient saccagé deux photos d’Andres Serrano à la Fondation Lambert en Avignon. Même si, de nos jours, le théâtre peut sembler noyé dans une scène médiatique infiniment diversifiée, il garde une forte visibilité, sans commune mesure avec le nombre assez restreint de ses spectateurs.

30Autre facteur, les circuits de médiation. L’amplification de l’indignation prend une autre tournure avec le développement de la presse, déjà sensible au XVIIIe siècle (Jaubert) mais décuplé au XIXe. Et le changement est encore plus frappant de nos jours, où les réseaux sociaux ont non seulement amplifié les scandales mais surtout modifié leur mécanisme, en créant des formes nouvelles de censure de fait (Arlaud, Tricoire, Viain).

31Les derniers facteurs25 tiennent à la variabilité des interdits (Albert) et à la force des contraintes idéologiques : le scandale n’a pas le même retentissement, selon que l’on est dans une société de consensus ou dans une société qui tolère certaines formes de dissensus. Dans une société plus contrainte, comme sous l’Ancien Régime, où l’adhésion à une idéologie commune – religieuse, morale et politique – est considérée comme allant de soi, le scandale sert à conjurer les menaces de rupture. Dans une société plus libérale qui laisse s’exprimer des divergences, le scandale sert à les négocier. Il signale qu’une ligne rouge a été franchie par un groupe, que celui-ci était légalement libre de franchir, mais qu’un groupe adverse veut faire reconnaître comme un interdit. En 1963, on est libre de critiquer le silence du Pape Pie XII, pendant la guerre, sur le sort des juifs, mais l’Eglise catholique allemande ou les catholiques traditionnalistes français s’efforcent d’empêcher cet examen pour eux intolérable (Fazio).

32Les différences les plus sensibles entre scandale ancien et scandale contemporain tiennent au dispositif théâtral. Dans le théâtre ancien, tout favorise le débordement. Le public est d’autant plus agité que les frontières entre scène et salle sont brouillées : il n’y a pas de quatrième mur, le spectacle est aussi dans la salle, qui est éclairée, et quelques spectateurs privilégiés encombrent la scène, en France du moins. Un public remuant est constamment prêt à intervenir pour donner bruyamment son avis en interpellant les acteurs et ceux qu’on appelle « les plaisants du parterre » ne résistent jamais au plaisir de lancer un bon mot. Dans un tel contexte, le scandale n’est que la manifestation un peu plus exacerbée d’un état endémique de perturbation. Ce d’autant plus que le théâtre vit sous la menace d’un mouvement théâtrophobe qui fait de l’existence même du théâtre un scandale (au sens théologique), ce qui relativise ce qu’a d’intolérable un spectacle particulier26.

33À partir de 1850, la cause est entendue : le spectacle est devenu une industrie prospère et lucrative, et l’hostilité au théâtre devient tout à fait marginale en Occident. Parallèlement, le public muet est plongé dans l’ombre, séparé de la scène par la barrière du quatrième mur – du moins jusqu’aux pratiques relativement récentes de rupture. Les débordements ne disparaissent pas pour autant car c’est à peu près au moment où le théâtre n’est plus jugé intrinsèquement scandaleux que s’amorce une véritable injonction au scandale, avec un retournement spectaculaire du négatif au positif. Comme Artaud le dira plus tard, le théâtre se doit d’être une peste : c’est toute sa force, car, selon une idéologie élitiste et anti-bourgeoise qui se répand au moment où l’aspiration au suffrage universel s’impose en Europe, le scandale est la vocation même de l’art, qui doit faire éclater le consensus. Cette vocation a pris parfois des formes potaches et bon enfant, comme pour Ubu Roi ou Les Mamelles de Tirésias (Beauchamp). Aujourd’hui, elle a changé de forme, en perdant ses connotations anti-démocratiques : depuis quelques décennies, le scandale fait partie des attentes du public et certains, comme Falk Richter, en jouent (Arlaud).

34Le scandale est finalement un bon marqueur historique. Non seulement ses formes évoluent avec le temps, mais il peut servir de scansion de l’histoire du théâtre, voire de l’histoire littéraire : en créant des succès ou des échecs retentissants, il fait date et signale des évolutions importantes dans les pratiques dramatiques (Kempf), la dramaturgie elle-même (Beauchamp, Wagniart), ou les attentes des publics (Camet, Schweitzer). Il peut cependant également servir à imposer une vision trompeuse et idéologiquement très marquée de l’histoire, comme c’est le cas pour le romantisme, censément inauguré en France par la « bataille d’Hernani » et clos par le prétendu échec des Burgraves (Naugrette).

Scandale et censure

35Le scandale a évidemment partie liée avec la censure mais leurs rapports changent selon le sens des mots et avec le temps. Si on prend les mots dans leurs premiers sens, un scandale est un acte qui provoque la réprobation publique, une offense qui entraîne une punition, donc une censure. Mais si l’on considère le scandale de théâtre à proprement parler, scandale et censure s’excluent, du moins tant qu’il existe un véritable appareil de contrôle. Car une pièce scandaleuse ne trouve en principe pas le chemin de la scène ; si elle le trouve quand même, ce qui arrive, et qu’elle provoque une réaction indignée de la part d’acteurs religieux ou politiques, l’instance politique concernée intervient pour interdire et il ne peut y avoir de débat prolongé, sinon sous la forme d’une querelle littéraire. Ce fut le cas avec Eastward Ho (1605), A Game at Chess (1624), ou Le Tartuffe (1664-1669). En revanche, quand l’appareil de censure montre des signes de faiblesse et ne fait plus consensus, le scandale peut avoir une efficacité insoupçonnée. Ainsi, en 1965, Saved, d’Edward Bond, provoque à Londres un immense scandale à cause d’une scène de lapidation d’un bébé dans sa poussette. Le Board of Censors demande au Royal Court de couper la scène, mais le théâtre refuse d’obtempérer. L’affaire sera décisive pour l’abolition de la censure théâtrale, trois ans plus tard, par le Theatres Act. Il n’est pas exagéré de dire que, en Angleterre, c’est un scandale qui a eu raison de la censure théâtrale.

36Lorsque la censure est abolie27, tombée en désuétude ou inexistante, le scandale apparaît comme un moyen de forcer l’interdiction. C’était déjà l’un des objectifs des détracteurs de La Ronde à Vienne, en 1921 : la stratégie de tumulte dans la salle cherchait ainsi à contraindre les autorités à interdire le spectacle pour trouble à l’ordre public (Zieger). Au moment de la création de Roberto Zucco au TNP de Villeurbanne, les protestations des syndicats de policiers et des familles de victimes ont obtenu la déprogrammation du spectacle au théâtre de Chambéry28, à proximité, donc, des lieux – Annecy et les Alpes – où s’était déroulée l’affaire dont Koltès s’était inspiré. Nombre de mobilisations contemporaines visent elles aussi une censure des spectacles, au prix le plus souvent d’un double discours comme celui de l’organisation Civitas au moment du scandale Castellucci : les intégristes mettent en avant des valeurs de respect, dénoncent une forme de discrimination et une prétendue « christianophobie », pour se présenter en minorité opprimée, alors qu’ils agissent par intolérance doctrinale et en cherchant à restaurer à toute force une France chrétienne29.

37Il arrive alors que le scandale remplace le spectacle, non pas simplement parce qu’il obtient son interdiction, mais aussi parce que c’est le désordre provoqué par les individus mobilisés qui crée le spectacle et attire l’attention. Comme autrefois les frontières entre scène et salle se brouillaient, la frontière entre action théâtrale et interruption protestataire devient floue : en 2011, quand les activistes intégristes sont montés s’enchaîner sur scène pour interrompre Sur le concept de visage, le public a d’abord cru que cela faisait partie du spectacle. Dans bien des cas, la « scène » se déplace ainsi vers le public, en amenant les spectateurs à prendre position et devenir acteurs (Arlaud). Pour les protestataires, adopter une forme théâtrale est le meilleur moyen de capter l’espace médiatique et donner une visibilité au discours des « scandalisés » (Sarfati-Lanter). À Toulouse, en 2011, les intégristes défilaient contre le Golgota Picnic de Rodrigo García, avec bannières, images saintes, capes à l’effigie du Christ-roi, drapeaux vendéens ; lors de processions nocturnes avec lumignon, ils s’agenouillaient en pleine rue, en s’inspirant des manifestations de la Ligue à Paris au XVIe siècle. Cette théâtralisation politique de cérémonies dévotionnelles archaïques était destinée à prouver, selon un de leurs slogans, que « la France est chrétienne et doit le rester ».

38Ce phénomène de translation du spectacle, de la scène vers l’espace du scandale, est en vérité fort ancien. L’efficacité de la menace du moine Hypatios (Ve siècle), qui se propose de venir mourir dans le théâtre pour empêcher les jeux, tient en partie au caractère frappant de la scène qu’il propose de jouer : contre le spectacle, il mobilise les ressources du spectacle (Goursolas). Le théâtre, en outre, attire le scandale parce qu’il est un lieu hautement symbolique30. Cette prégnance symbolique du lieu joue un rôle essentiel dans certains scandales, comme celui des Paravents, et c’est elle qui pousse militants, étudiants et artistes à occuper l’Odéon en 1968, ce « Théâtre de France », récemment illustré par la bataille des Paravents, plutôt que d’autres lieux institutionnels comme le Louvre ou les Académies (Camet).

La translation des enjeux

39Dernière question à soulever : les enjeux. Étudier un cas exige de démêler le réseau souvent complexe des déterminations, où la conjoncture historique, le contexte socio-politique et la trajectoire personnelle se croisent, comme dans la rupture éclatante, en 1907, entre le metteur en scène Meyerhold et l’actrice et directrice de théâtre Kommissarjevskaia (Kempf). Au fil des siècles on a assisté à une lente translation. Dans l’Antiquité chrétienne, les enjeux ont été surtout religieux, car c’est la crainte d’un retour au paganisme qui pousse à dénoncer jeux et spectacles (Goursolas)31. Ils ont été ensuite moraux car, aux XVIe et XVIIe siècles, l’immoralité fait partie des accusations couramment lancées contre le théâtre en général ou un spectacle en particulier. Mais ces enjeux sont rarement purs : morale et esthétique sont étroitement mêlées dans les reproches adressés au Cid (Merlin-Kajman). Néanmoins, à considérer l’ensemble des cas analysés ici, force est de reconnaître que l’enjeu le plus fréquent est la politique, car il n’est guère de cas où elle n’apparaisse comme une dimension fondamentale. Mais le rapport à la politique varie beaucoup.

40Le scandale peut opérer comme un révélateur idéologique : le tollé qui a accueilli La Ronde de Schnitzler, à Vienne, met en évidence le profond antisémitisme de la société autrichienne (Zieger). Mais le scandale n’est pas seulement un révélateur, il peut également être une arme. On l’a déjà vu pour La Ronde : dans une Autriche où la censure a été abolie et qui se trouve écartelée entre deux systèmes juridiques, celui, en principe caduc, de l’ancien empire et celui, en cours d’élaboration, de la nouvelle république, organiser un tumulte dans la salle est un moyen de forcer les autorités à intervenir. Le scandale est un excellent instrument de pression : il permet de contraindre les autorités et de forcer ainsi la loi, au moins provisoirement, dans l’espoir que le public intégrera la nouvelle donne et que les artistes, pour éviter des déboires prévisibles, pratiqueront l’autocensure.

41S’en prendre à un spectacle est un moyen de faire avancer une cause politique. Ainsi, Le Vicaire qui, en Italie, sert à régler des comptes entre la gauche laïque et le pouvoir démocrate-chrétien (Fazio). On ne saurait parler pour autant de simple instrumentalisation, car l’interdiction des représentations romaines n’a pas suscité une indignation feinte, mais le sort de la pièce importe moins que la volonté de secouer le joug idéologique de l’Église. Dans le cas des deux scandales de l’automne 2011, déclenchés à Toulouse puis Paris, par Golgota Picnic et Sur le concept de visage, l’objectif essentiel des activistes intégristes était, en obtenant leur interdiction, de transformer le blasphème en un délit, contre la loi française (Tricoire). Le scandale permet de faire bouger les lignes32.

42Si les lignes bougent, une pièce peut perdre une bonne partie de sa virulence. Cela explique une certaine précarité du scandale. Le Blasted de Sarah Kane, qui provoque un tollé lors de sa création, en 1995, est célébré dix ans plus tard comme un chef d’œuvre par les critiques qui l’avaient accablé de leur mépris outragé (Schweitzer). Mais ce n’est pas toujours le cas : certains spectacles ne perdent rien de leur capacité à mobiliser leurs adversaires, parce qu’ils constituent un véritable point de fixation. Celui de Castellucci a continué, après le tumulte parisien, à mobiliser les intégristes contre lui en Italie (Milan, janvier 2012 ; Rovereto, avril 2016), et en France (Le Mans, avril 2018) ; celui de García a fait de même en Pologne (Poznan, juin 2014).

43Pour faire bouger les lignes, les réseaux sociaux ont été, ces dernières années, un puissant instrument, comme le prouve le cas du blackface où le maquillage d’un acteur blanc en noir, qui ne renvoyait pas, en Europe, à une tradition de dérision, est devenu, en quelques années, intolérable à des groupes de militants qui ont largement réussi à faire évoluer les pratiques, en dénonçant la discrimination dans le spectacle vivant et la très faible représentation des minorités dans les professions du théâtre (Viain). Dans de tels cas, le scandale devient un levier politique à part entière et il est capable de produire des effets à bien plus long terme que la perturbation d’un spectacle.

44Le théâtre s’est souvent pensé à l’époque contemporaine comme intervention politique. C’est ainsi qu’il a été amené à intégrer le scandale comme une composante intrinsèque de son action, la preuve même de son efficacité et la marque de sa condition de « théâtre engagé » (Arlaud), car c’est par le scandale que le spectacle entre dans l’action33. Mais ce n’est pas seulement le dramaturge, dans sa volonté de provocation, qui fait acte politique, ce sont aussi les adversaires. Si Genet, avec une ambivalence caractéristique, a tout à la fois redouté et voulu le scandale, ce sont les nostalgiques de l’Algérie française qui ont fait des Paravents le dernier acte de la guerre d’Algérie (Lecercle). Au moment où tous les protagonistes savent bien que l’indépendance est acquise et qu’on ne saurait revenir en arrière, le scandale est pour eux un baroud d’honneur qui permet de rejouer le conflit qui avait divisé la France entière. Il ne faudrait pas croire pour autant que cet impact politique direct de la pièce et du scandale qu’elle provoque soit un phénomène essentiellement contemporain, car, en 1624, A Game at Chess, de Thomas Middleton, marque une intolérable effraction dans la politique étrangère, prérogative absolue du roi : les gens de théâtre osent jeter un regard acide sur les tractations secrètes avec l’Espagne et le public ose leur faire un triomphe (Thouret).

45La politique est donc un enjeu particulièrement fort du scandale. Mais elle n’opère pas seule, au point qu’il y a souvent un conflit des déterminations, car les enjeux politiques et esthétiques ont des effets parfois contradictoires qui font éclater les camps. Le meilleur exemple est sans doute Les Mamelles de Tirésias (Beauchamp), car Apollinaire est un héros de la guerre et une figure exemplaire de patriotisme, mais son spectacle est esthétiquement choquant, si bien que les réactions ne sont pas exactement celles que l’on attendrait. En effet, les plus graves attaques ne viennent pas des patriotes outrés mais des artistes, et en particulier des cubistes. Cela tient aux circonstances politiques : la rupture esthétique vaut à ces peintres, pour la plupart étrangers, assez de réactions xénophobes pour qu’ils aient tout à redouter d’un tumulte qui ne fera qu’enflammer l’hostilité. Les réactions aux Paravents sont un autre exemple : la question algérienne devrait opposer massivement droite et gauche. Mais les hardiesses esthétiques bouleversent la donne, suscitant un article hostile du Canard enchaîné et un article élogieux du Figaro Magazine.

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47La portée politique de la majorité des scandales peut être comprise comme la forme la plus visible d’une « propriété » du théâtre occidental, celle d’être un lieu alternatif pour les conflits politiques. Cela tient à sa dimension publique, qui donne une visibilité immédiate aux discours et aux mobilisations ; cela tient aussi à sa situation singulière, à la fois dans la société et à côté d’elle. Ce statut particulier avait conduit Foucault à l’associer au cinéma et au jardin, dans lesquels il voit des hétérotopies, « sortes de contre-emplacements », où « tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés34 ». Dans les sociétés d’Ancien Régime, où l’espace du politique empêche l’expression du dissensus, il se présente comme un lieu où les contradictions, les prises de positions différentes et concurrentes deviennent possibles, bref un lieu déplacé des débats sur la politique35. À cet égard, il faut se garder de simplifier et de faire du théâtre le lieu de la subversion de l’idéologie dominante (aristocratique, patriarcale…), tout autant que d’en faire le vecteur de sa transmission. Il convient bien plutôt de le concevoir comme un espace de négociation et de lutte entre différentes idéologies et différents groupes sociaux36. Aussi n’est-il pas surprenant de constater que des femmes, qu’elles soient comédiennes, personnages, ou spectatrices, se trouvent souvent au cœur de bien des scandales évoqués (Cederna, Kempf, Marchand, Viala, Wyslobocki) : un début d’émancipation ou la tentative de conquérir une place légitime dans le champ dramatique, la revendication d’un traitement plus équitable, ou une pièce qui bouscule les normes ou les rapports de genre, sont autant d’étincelles qui peuvent allumer le feu du scandale. Mais il n’est pas dit que l’effet soit un gain d’émancipation et le scandale peut au contraire aboutir à la réaffirmation de l’ordre patriarcal.

48Etudier les scandales est donc le moyen d’écrire une autre histoire du théâtre, plus attentive au jeu des déterminations multiples – non pas seulement esthétiques et idéologiques mais aussi économiques et politiques – et à l’étonnante capacité du spectacle vivant à polariser les hostilités : susciter des réactions qui le concernent vraiment mais aussi servir de bouc émissaire en offrant une caisse de résonance à de tout autres conflits qui y trouvent le moyen de s’exprimer avec le plus d’éclat.

SOMMAIRE

49François LECERCLE et Clotilde THOURET, « Introduction. Une autre histoire de la scène occidentale »

I. DU SCANDALE

50Scandale et espace public

51Hélène MERLIN-KAJMAN, « Un scandale peut en cacher un autre : la querelle du Cid. »

52Elsa JAUBERT, « De la polémique au scandale : théâtre et émergence de l’espace public en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle »

53Sylvie CAMET, « Bannissons les applaudissements, le théâtre est partout… (Odéon, 1968) »

54Agnès TRICOIRE, « Contestations, irruptions, interruptions, modifications… Réflexions sur le blasphème religieux et le blasphème artistique »

55Du scandaleux sans scandale ?

56Enrica ZANIN, « La nudité sur la scène de la première modernité : une vision scandaleuse qui ne scandalise point ? »

57Anne TEULADE, « Scandale et fantasme dans les anecdotes de la controverse espagnole du XVIIe siècle »

58Anne WAGNIART : « L'Urania (1666) de Johann Christian Hallmann : le scandale à l'origine de la fin de l'école théâtrale silésienne »

59Camilla CEDERNA, « La fermeture de la Comédie-Italienne de Paris (1697) : vrai ou faux scandale? »

60Logan CONNORS, « Éviter un scandale au XVIIIe siècle : Anne Dacier, Houdar de La Motte et la dramaturgie sociale de la marquise de Lambert »

61Zoé SCHWEITZER, « La scène cannibale de Blasted à Thyestes : le scandaleux fait-il scandale ? »

II. AUX SOURCES DU SCANDALE

62Scandale et religion

63Marie-Hélène GOURSOLAS, « “J'ai décidé de mourir dans le théâtre” : le zèle théâtrophobe comme cliché hagiographique, étude du cas d'Hypatios (Ve siècle). »

64Sophie ALBERT, « La Judiada dans le Misteri d’Elx : un scandale ? »

65Mara FAZIO, « Les scandales du Vicaire »

66Robert HENKE, « Histrionic Blasphemy: Dario Fo’s Mistero Buffo and the Catholic Church »

67Scandale et politique

68Clotilde THOURET, « Pouvoirs de l’allégorie. Le scandale de A Game at Chess de Thomas Middleton (1624) »

69Karl ZIEGER, « Reigen (La Ronde) d’A. Schnitzler : chronique d'un scandale… politique. »

70Hélène BEAUCHAMP, « Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Un scandale en temps de guerre »

71François LECERCLE, « Continuer la guerre par d’autres moyens : l’exemple des Paravents »

72Judith SARFATI-LANTER, « “Pays de la musique et des chevaux blancs” : Elfriede Jelinek, Thomas Bernhard et le public autrichien »

73Elisabeth VIAIN, « Le scandale du blackface sur les scènes de théâtre : le nouveau regard des publics contemporains en Allemagne, en France et en Angleterre »

74Sylvie ARLAUD, « Scénographes du scandale. De Heiner Müller à Hans Neuenfels, Falk Richter et Frank Castorf, questions de représentations »

III. DE LA SALLE AUX COULISSES  

75Scandale et dramaturgie

76Guillaume NAVAUD, « Le spectateur perturbateur : une figure idéologique et dramaturgique »

77Hirotaka OGURA, « Évocation ou action : le nô et la tragédie classique française »

78Sylvie KEMPF, « Celui par lequel le scandale arriva... Les mises en scène de Meyerhold au Théâtre dramatique de V.F. Komissarjevskaia (1906-07) »

79Clara DEBARD, « Les créations françaises au Vieux-Colombier (1913-1924) : entre innovation et provocation »

80Scandale et stratégie de carrière

81Sophie MARCHAND, « Mademoiselle Raucourt : scandale et vedettariat féminin au XVIIIe siècle »

82Tomasz WYSLOBOCKI, « Olympe de Gouges à la Comédie-Française : un naufrage dramatique »

83Alain VIALA, « Les actrices galantes »

84Florence NAUGRETTE, « Hugo le scandaleux »

85Marta MARCHETTI, « La théâtralité scandaleuse de Carmelo Bene au Teatro Laboratorio »