Colloques en ligne

Marine Siguier

 Sexe, lecture et vidéo : figures de la lecture érotisée en régime audiovisuel 

1La sensualité inhérente à l’acte de lecture constitue un motif récurrent, circulant et particulièrement « médiagénique »1 dans les modes de représentation (audio)visuels, de la peinture classique jusqu’aux vidéos publiées sur YouTube. En contexte numérique, l’érotisme associé à l’activité de lecture rencontre l’érotisme associé à la pulsion scopique, au regard (essentiellement masculin) porté sur les corps (essentiellement féminins), donnant lieu à des scénographies contemporaines qui réactivent des imaginaires séculaires.

Erotisme ontologique de la lecture  

2Dans un article intitulé « La lectrice ou la révélation du désir »2, Clélia Anfray identifie un double aspect érotique du livre, à la fois comme discours pur et comme simple objet : « en tant que texte, il préside au discours amoureux, il formule le désir; en tant qu’objet, il entretient avec le lecteur un rapport physique de proximité et d’intimité »3. Nous proposons de revenir dans un premier temps sur les deux facettes de cette sensualité ontologique.

3Ainsi, la sensualité inhérente à la lecture résulte d’abord d’une union entre l’objet livre froid et inanimé4 et le corps chaud et vivant du lecteur. Cette hybridation nécessite alors une ritualisation caractéristique de ce que Barthes nomme « érotisme de la lecture »5, qu’il lie à la nécessité d’un enfermement, « un état absolument séparé, clandestin, en quoi le monde entier s’abolit »6. Cet isolement rapprocherait alors le lecteur de deux autres êtres volontairement coupés des exigences prosaïques du réel : le sujet amoureux et le sujet mystique. Ici la lecture est présentée comme une forme de communion, qui ne peut s’effectuer que derrière des portes closes, dans l’équivalent d’une « chambre à soi », réelle ou symbolique.

4Cet imaginaire de la lecture comme une activité solitaire et privée, aujourd’hui largement dominant, s’est en réalité démocratisé au XIXe siècle, remplaçant peu à peu des représentations davantage associées à des pratiques collective de textes lus à l’église, déclamés par le troubadour, récités en famille, etc7. Marcel Proust, dans un court texte intitulé Sur la lecture, nous livre ainsi une description symptomatique de cet isolement, relatant ses souvenirs d’enfant lecteur solitaire. Le narrateur y fait le récit d'une journée ponctuée d’une succession de fuites et de cachettes pour échapper successivement à la bonne Félicie, au déjeuner familial, à l'heure du goûter, et pouvoir, enfin seul, s’adonner au plaisir de lire. La lecture y est alors dépeinte comme une activité coupable et clandestine, quasi-masturbatoire : une « vie secrète » qu’on a « le sentiment d'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec elle dans les grands draps blancs qui vous montent par dessus la figure »8.

5Cet imaginaire d’une fusion érotique, presque transhumaniste, entre corps vivant et objet inerte, où le livre devient métaphore du sexe féminin, se prolonge aujourd’hui en contexte numérique, les plateformes Tumblr et Instagram regorgeant d’images mettant en scène cet appareillage singulier :

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7A cet érotisme du livre comme objet que l’on tient contre soi, avec lequel on s’enferme et dans lequel on se fond, s’ajoute l’érotisme du livre comme discours pur, où la sexualisation n’émane plus du contexte lié à la pratique, mais du récit lui-même.

8Dans Les femmes qui lisent sont dangereuses, Laure Adler rappelle que la lecture a longtemps été associée à l’hystérie féminine, au dérèglement sexuel et à l’éveil érotique, menaçant l’ordre social bourgeois :

Les hommes vont s’alarmer des femmes qui lisent, avant de les marginaliser, de les désigner comme différentes, atteintes de névroses diverses, affaiblies, exténuées par un excès de désir artificiel, propres à succomber, proies rêvées d’un monde décadent et déliquescent, mais si vénéneux et si puissant érotiquement qu’il pourrait entrainer un brouillage d’identité sexuelle, une dévalorisation des codes moraux, une destabilisation de la place assignée à chacun dans un monde où le propriétaire est le père, le bourgeois, l’époux; et la femme ne peut qu’être épouse et non transpercée de désirs9.

9La littérature regorge ainsi de mises en garde contre l’attrait sensuel qu’exercerait la lecture de romans sur les jeunes femmes, de Rousseau (qui prévient dans sa préface à la Nouvelle Héloïseque « jamais fille chaste n’a lu de roman »10) à Zola (qui dans un article intitulé Moralité en littérature, déplore que « chez une femme qui prend un amant, il y a toujours au fond la lecture d’un roman idéaliste »11) en passant par Flaubert (dont le plus célèbre roman a donné lieu à une antonomase désignant justement la tendance à vouloir vivre sa vie comme un roman : le bovarysme).

Certains vidéastes contemporains ont cherché à se réapproprier cet imaginaire d’une lecture érotique, nécessitant un engagement à la fois spirituel et corporel. Dans son projet Hysterical litterature, publié sur YouTube en 2012, l’artiste Clayton Cubitt filme des femmes qui lisent des livres, face caméra (cadrées en plan rapproché, coupé au buste), avec un vibromasseur entre les cuisses, jusqu’à atteindre l’orgasme :img-2-small450.png

ClaytonCubitt, « Hysterical Literature : Session Four : Stormy », YouTube, 27 septembre 2012

10L’imaginaire traditionnel de la lecture comme activité lubrique et masturbatoire est ici rendu littéral, détournant ainsi les enjeux de condamnation de l’hystérie féminine, qui, ironie du sort, fut longtemps « soignée » avec des vibromasseurs. L’association lecture/masturbation constitue de fait un imaginaire érotique bien défini, dont on trouve de nombreuses déclinaisons au-delà de YouTube (qui obéit à de strictes règles de censure), notamment sur de nombreuses plateformes proposant exclusivement du contenu pornographique.

11Cette sensualité est très majoritairement assimilée à une lecture féminine, longtemps considérée comme plus émotionnelle, plus « premier degré », moins analytique et donc potentiellement plus érotique. Aujourd’hui encore, si la pornographie (régime de l’image) est majoritairement consommée par les hommes, la lecture de romans érotique (régime du texte) semble largement réservée aux femmes12. Cette répartition manichéenne des régimes érotiques serait en réalité intimement liée au motif séculaire de la femme regardée et de l’homme regardant, identifié par Nancy Huston dans son essai Reflets dans un oeil d’homme comme l’un des plus grands paradigmes de notre espèce : « L’homme regarde, la femme est regardée. L’homme appréhende le mystère du monde, la femme est ce mystère. L’homme peint, sculpte et dessine le corps fécond; la femme est ce corps »13. On pourrait ajouter : l’homme écrit, la femme lit ? De ce point de vue, on comprend comment la lecture, considérée comme une activité passive d’un point de vue corporel, fut souvent associée à une certaine idée de la féminité. Il existe cependant quelques exceptions en contexte numérique, où sont publiées des images qui appliquent ce regard sexualisant au lecteur masculin, de manière plus ou moins parodique. Ainsi, sur Instagram, le compte Hot dudes reading propose de publier des photos prises « sur le vif » et à leur insu, de lecteurs dans le métro. Sur Tumblr fleurissent également des comptes à caractère érotique (Manreading, Books and looks), voire ouvertement pornographique (Naked man reading, Nakedbookshelf). Ces anthologies de lecteurs masculins reprennent alors tous les codes de la mise en scène du corps féminin.

12La lectrice érotisée féminine reste cependant majoritaire dans les représentations, jusqu’à devenir au fil des années un motif iconographique incontournable, que l’on retrouve en peinture, au cinéma, en photographie, et sur Internet aujourd’hui. La femme qui lit est une figure particulièrement médiagénique en régime (audio)visuel, du fait de l’importance de la pulsion scopique dans la construction des imaginaires érotiques.

La lectrice érotisée dans les arts visuels

13Depuis le Moyen Age, lecteurs et lectrices ont souvent été l’un des sujets privilégiés des beaux-arts. Au XIXème siècle, le motif de la lectrice a inspiré de nombreux artistes plus ou moins célèbres14. Laure Adler souligne que bien souvent, ces représentations avaient pour but explicite de condamner la lecture, considérée comme une activité frivole, mais qu’elles constituaient en réalité un prétexte pour autoriser un certain voyeurisme, donnant à voir des jeunes femmes dans des poses lascives. De la Sainte Marie Madeleine en pénitence de Friedrich Heinrich Fuger à la Jeune femme nue lisant de Paul Sieffert, il existe ainsi une longue tradition de tableaux représentant des lectrices alanguies et dénudées, un livre à la main.

14Plus tard, on retrouvera ce motif de la lectrice érotisée en photographie, à travers des mises en scène d’actrices ou de mannequins en posture de lectrices, parmi lesquelles on peut citer la célèbre image de Marilyn Monroe lisant Joyce, que la photographe Eve Arnold clame avoir saisie sur le vif, mais dont l’authenticité reste encore aujourd’hui sujet à polémique. Plus surprenant encore, l’existence de cartes postales « Pin up lectrice », en vogue dans les années 1920 - 1930, qui semblaient déjà constituer un genre érotique à part entière. Au cinéma, la figure de la lectrice vénéneuse et tentatrice a connu de mémorables incarnations, de la Lolita de Kubrick qui fait sa première apparition à l’écran dans une scène de lecture en maillot de bain, à Uma Thurman un livre à la main, une cigarette dans l’autre, sur l’iconique affiche de Pulp Fiction.

15Mutatis mutandis, une certaine homogénéité scénographique semble traverser à la fois les siècles et les médiums : permanence d’une même gestuelle, d’une même posture à moitié allongée, d’un même cadre privé (des lits, des salles de bain, des jardins). Dans toutes ces images la lecture repose sur un simulacre : les femmes représentées font semblant de lire. Elles prennent la pose, elles jouent la comédie, en un mot elles simulent. Or le changement de régime sémiotique, le passage du visuel à l’audiovisuel, autorise parfois la mise en scène de pratiques de lecture effectives, puisqu’on peut alors entendre les jeunes femmes performer le texte.

Du simulacre à la performance de lecture : circulation d’un motif médiatique

16Pour Paul Zumthor, la lecture performée, donc le texte lu, à voix haute et en public, est par essence érotique, dans la mesure où l’interprète « en même temps qu’il fait entendre sa voix, exhibe son corps »15, et s’offre ainsi au contact, réel ou fantasmé, avec son public. On trouve en régime audiovisuel de nombreux formats qui mobilisent cet érotisme de la lecture à voix haute.

17C’est d’abord la télévision qui, en 2008, standardise ce format avec la création de l’émission Voyage au bout de la nuit, diffusée en nocturne d’abord sur D8 puis sur C8. On y voit des jeunes femmes légèrement vêtues lire des « classiques » de la littérature. Le choix du répertoire des oeuvres (Zola, Dostoïevski, Flaubert, Céline…), toutes issues du panthéon de la « culture cultivée », n’est pas anodin. Nous avons vu plus tôt qu’en peinture, l’érotisme des représentations de la lectrice était dissimulée derrière un prétexte moralisant, celui d’une dénonciation des méfaits de la lecture. On assiste ici à une forme d’inversion axiologique : montrer des femmes dénudées non plus sous prétexte de dénoncer l’activité littéraire mais d’en faire l’éloge.

18Rapidement, des extraits de cette émission sont remédiatisés sur YouTube, et en 2012 est créée la chaine YouTube Lectures glamour, qui reprend le même format pour produire un contenu nativement numérique. Le caractère immuable de la scénographie de l’interprétation transparait une fois encore par la gestuelle et le cadre choisis (qui varient finalement assez peu entre la lectrice figurée dans les tableaux du XVe siècle et sur Youtube aujourd’hui) mais également par le choix du point de vue adopté. Alors que sur YouTube règne l’esthétique du « face caméra », de la « talking head »16 filmée en plan rapproché et convoquant ainsi un imaginaire de subjectivité assumée, ici au contraire toutes les vidéos de la chaine sont filmées en plan large, simulant un regard externe, une médiation neutre, ce qui permet de renforcer l’illusion de voyeurisme, et plus prosaïquement de donner à voir l’intégralité du corps de la femme lectrice :

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Lectures Glamour, « Jean-Jacques Rousseau : Les confessions », YouTube, 28 février 2013

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Lectures Glamour, « Balzac : Le colonel Chabert », YouTube, 13 janvier 2015

Pour boucler ce circuit de circulation médiatique, en septembre 2017, le très populaire Youtuber Kemar parodie ce type de format dans une vidéo intitulée « La lecture »17, qui comptabilise désormais plus de deux millions de vues :img-5-small450.png

Kemar, « La lecture », Youtube, 23 septembre 2017

19Le vidéaste reprend ici les codes de mise en scène de la lectrice, pour tourner en ridicule l’hypersexualisation des corps. Il s’agit alors d’utiliser l’imaginaire de l’émission littéraire pour créer un décalage comique en y produisant des discours sur des objets considérés comme triviaux, en témoigne ici le choix de lecture (Star Wars), qui contraste avec la ligne éditoriale de Voyage au bout de la nuit et Lectures glamour. Loin d’être un signe de rejet, cette reprise semble constituer au contraire un signe ultime d’intégration de ces pratiques de lecture à une plus large culture « youtubesque ». La parodie témoigne ici de la forte circulation médiatique de ce topos scénographique, issu d’une culture visuelle séculaire, et réapproprié dans l’espace audiovisuel numérique qu’est YouTube.

Ce mécanisme d’appropriation littéraire de certaines formes et standards spécifiques d’une certaine « culture YouTube » se manifeste également dans un phénomène émergent sur cette plateforme : la lecture ASMR. De fait, il existe sur YouTube de nombreuses vidéos qui font la part belle au son davantage qu’à l’image. Les vidéos « ASMR », acronyme d’ Autonomous Sensory Meridian Response, technique de relaxation, consistent ainsi à écouter des sons spécifiques (de tapotement, de mastication d’aliments, etc) qui stimuleraient différentes zones du cerveau, pour un effet relaxant. L’équivalent littéraire de ces pratiques n’a pas tardé à émerger par le biais de lectures chuchotées, qui subvertissent le principe même de la vidéo, puisqu’il s’agit souvent de lire sans se donner à voir (vidéos filmées en gros plan sur la bouche, voire écran totalement noir) :img-6-small450.png

20La dimension érotique se trouve paradoxalement renforcée par la singularité de ce dispositif. La sensualité de la voix lectrice fait écho à la sensualité du corps dérobé : l’érotisation de l’acte de lecture passe ici largement par le son, par le grain de la voix qui occulte à la fois le grain de la page du livre et le grain de la peau du lecteur. Le signifiant y fait alors écho au signifié, dans une forme de cratylisme numérique : il n’est pas rare que les titres de certaines de ces vidéos précisent la nature d’une forme de paratexte audible visant à renforcer l’effet de réel du texte (« whisper », « kissing sounds », « wet mouth sounds », etc.).

Conclusion

21Thématique universelle, l’érotisme produit du lien : associé à la lecture, il redonne à cette dernière une nouvelle puissance de circulation sociale. S’il peut paraitre futile, superficiel, voire parfois ouvertement misogyne, ce mode de transmission littéraire nous permet d’identifier un fonctionnement socialisant du lieu commun, et constitue à ce titre un objet d’analyse passionnant. Les représentations de la lectrice sexualisée contribuent à exalter une fonction communicationnelle de la littérature, par le partage de stéréotypes et de normes visuelles, qui participent pleinement à l’inscription et à la circulation du littéraire dans l’espace public.