Colloques en ligne

Marc Escola

Lignes de suite. Deux ou trois conseils pour amender Manon Lescaut

1Pour distinguer une « fin intermédiaire » dans le plus bref des romans de Prévost, il faut sans doute beaucoup d’audace ou de mauvaise foi. Je ne manque ni de l’une ni de l’autre : dira-t-on que c’est pour m’être mis à l’école Des Grieux ? C’est plutôt et surtout que j’ai fait mes classes auprès de Jean-Paul Sermain, dont j’ai appris à me méfier de la rhétorique enjôleuse des narrateurs de roman.

2Manon Lescaut compte certes deux parties mais publiées dans une même livraison en 1731, comme t. VII surnuméraire des Mémoires d’un homme de qualité : on ne saurait donc regarder ce supplément comme un roman périodique ; et la partition qui interrompt l’histoire au début du second séjour des deux amants à Chaillot peut paraître arbitraire, à peine motivée par le besoin de ménager une pause à Des Grieux dans la longue narration orale destinée à Renoncour et son élève.

« Le chevalier Des Grieux ayant employé plus d’une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche, et de nous tenir compagnie à souper. Notre attention lui fit juger que nous l’avions écouté avec plaisir. Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suite de son histoire, et lorsque nous eûmes fini de souper, il continua en ces termes. »

3Si Prévost est revenu par ailleurs sur son roman pour l’édition séparée de 1753, ce fut pour en réviser le texte plus minutieusement qu’aucun autre de ses titres1, en amender les passages à tendances jansénistes, et l’augmenter de l’épisode du prince italien au début de la seconde partie — nullement pour le continuer au-delà de la seconde rencontre entre Des Grieux et Renoncour qui est tout à la fois l’occasion du récit et le terme de la narration : le roman le plus bref est aussi le plus complètement dénoué, aux yeux de son auteur au moins, comme de son narrateur (la mort de Manon laisse Des Grieux effondré) et de son narrataire (Renoncour ne reprend pas la parole au terme de la seconde partie). On doit donc dire, en toute rigueur, que la fin du roman ne peut pas davantage être considérée comme un dénouement provisoire que la clausule de la première partie n’est à regarder comme une fin intermédiaire.

4Il s’est pourtant trouvé très tôt des lecteurs pour refuser de se satisfaire du dénouement du roman, c’est-à-dire pour envisager résolument l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut comme inachevée — parce que tout lecteur du roman peut-être se console difficilement de la mort de Manon. On connaît au moins deux suites apocryphes, dont la lecture éclaire d’un jour paradoxal les choix conclusifs de Prévost : ces continuateurs ont manifestement su relire Manon avec l’œil dont le romancier lui-même relisait les premières livraisons de son Cleveland pour en imaginer l’improbable tome VI que l’on sait après cinq ou six ans d’interruption. L’existence même de ces suites institue le dénouement original en fin intermédiaire.

5*

« L’Amérique ? Nous n’y sommes jamais allés ! ». La Suite Dumas (1851)

6On doit la seconde en date de ces continuations à Alexandre Dumas fils, qui ne s’est donc pas contenté d’offrir à Manon une seconde vie sous les traits de Marguerite Gautier dans La Dame aux Camélias (1848) : trois ans plus tard, il publia en feuilleton dans Le Pays2, et en volume séparé sous le titre Les Revenants3, une suite des aventures de Manon, reprise avec quelques modifications sous le titre Le Régent Mustel4. Elle vaut à Manon et Des Grieux une rencontre décisive : celle de Paul et de Virginie, dûment mariés, vivant en Allemagne non loin du couple adultérin formé par… Charlotte et Werther.

Une forgerie à la puissance deux

7Dumas se lança dans cette forgerie à la puissance deux (trois ?) dans l’intervalle qui sépara pour lui la rédaction de la version dramatique de La Dame aux Camélias des premières représentations de la pièce éponyme, un temps interdite : façon peut-être de continuer à vivre avec sa défunte héroïne. Posant donc en principe que Bernardin de Saint-Pierre aussi bien que Prévost ou Goethe ont créé leurs tragiques personnages à partir de personnages réels restés pour leur part bien vivants, Dumas s’autorise à interpoler les destins des trois couples (on conçoit que dans pareil carrousel, Julie et Saint-Preux eussent été de trop) : Des Grieux tombe amoureux de Virginie, qui l’éconduit vertueusement (on ne la change pas), en l’acculant au désespoir puis au suicide ; Manon s’éprend secrètement de Paul et périt noyée au large de l’Île-de-France ; Charlotte est déportée en Amérique, où Werther la suit et où elle trouve la mort dans des circonstances que l’on peut reconnaître…

8Éliane Lecarme-Tabone qui évoque en passant ce « curieux roman » dans une minutieuse étude sur ce que La Dame aux Camélias doit à Manon Lescaut5, commente ainsi ces chassés-croisés :

« Par un plaisant jeu d’interactions, Dumas fils tend à faire de cette Manon (restée, cependant, gaie et primesautière comme l’avait imaginée Prévost) un double de Marguerite Gautier qui, peu à peu, va également s’identifier à Virginie. Comme Marguerite, Manon éprouve un sentiment de culpabilité aigu qui lui fait refuser le mariage avec des Grieux et craindre la fréquentation d’une femme trop pure comme Virginie. L’amour qu’elle conçoit pour Paul l’élève progressivement à un niveau de perfection telle qu’elle préfère ne jamais avouer cet amour à l’intéressé pour ne pas nuire à une famille qu’elle respecte. Aussi noble que Marguerite dans son sacrifice, elle parvient, contrairement à elle, à persévérer dans son nouveau désir de pureté, ce qui l’entraîne à préférer mourir noyée plutôt que de se dévêtir. […] Dans ce vertigineux exercice de récriture, où Manon imite Virginie mais aussi Marguerite qui, elle-même imitait Manon, tout se passe comme si Dumas fils déployait une indulgence renouvelée pour sa courtisane (néanmoins toujours vouée à la mort) afin de mieux accabler la femme adultère dans la personne de Charlotte, soumise à d’affreux sévices : démarche qui annonce le mouvement et les véhémences perceptibles dans la postface écrite en 1867 pour la version dramatique de La Dame aux Camélias6. »

9On se donnera le plaisir transfictionnel de relire simplement quelques pages de cette continuation, pour observer que Dumas a su trouver la voie la plus courte pour remettre le roman de Prévost en route et son héroïne sur le droit chemin : il suffit d’annuler tout l’épisode américain.

Manon dans le droit chemin

10Lorsqu’il fait la rencontre de Des Grieux et Manon (sur la route de Brunswick où il se rend à la rencontre de Paul et Virginie sur la recommandation de Bernardin de Saint-Pierre en personne…), Mustel doit apprendre aux deux amoureux que Prévost a mis leur histoire par écrit.

« Comment ! L’abbé Prévost a écrit cette histoire ! s’écria la jeune femme.
— Oui, madame.

— Et elle est imprimée ?
— On ne lit que cela en France. C’est un des plus beaux livres qui aient été faits.
Le jeune homme et la jeune femme se regardèrent.
— Est-ce que vous l’avez lu, ce livre ?
— Oui, monsieur.
— Que raconte-t-il ?
Mustel répéta en quelques mots l’histoire de Manon et de des Grieux.
— Comment l’abbé Prévost a écrit toutes ces aventures [!], reprit le jeune homme.
— Vous ne le saviez pas ?
— Pas le moins du monde. Nous venons de l’étranger.
— On dirait que ce que je vous apprends là vous contrarie, madame.
— En effet, ce n’est pas amusant.
— Pourquoi ?
— Pour les héros du livre.
— Ils sont morts.
— Ils vivent parfaitement.
— Vous en êtes sûre ?
— Je le crois bien. C’est nous. » (p. 33-34).

11Comment donc Prévost a-t-il pu ainsi méconnaître l’issue de l’histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ? Mustel pose aussitôt la question qui brûle les lèvres du lecteur :

« — Mais comment vous êtes-vous sauvés d’Amérique ?
— Nous n’y sommes jamais allés.
— L’abbé Prévost le dit dans son livre.
— Il pouvait le croire en effet, car je lui ai raconté mon histoire au Havre au moment de m’embarquer avec Manon, mais heureusement l’embarquement n’a pas eu lieu.
— Contez-moi cela. […] » (p. 35)

12L’hypothèse fait certes bon marché du rôle de Renoncour et de la seconde rencontre à Calais — et même de la première à Passy, puisqu’elle postule un unique entretien sur le quai du Havre : le marquis ne serait donc que l’alter ego fictionnel du romancier ; la conjecture suffit toutefois à démontrer la fragilité de l’épisode américain dans le texte premier, qu’il est aisé de traiter comme une interpolation, soit comme une intrigue librement affabulée par Prévost pour donner une suite passable à l’histoire « vraie » recueillie de la bouche même de son héros.

« [Prévost] a quitté Le Havre avant le départ du vaisseau qui devait nous emmener, presque immédiatement après le récit que je lui avais fait, et il a pu croire que nous étions partis et perdus pour le monde. Le fait est que je le croyais aussi. Heureusement ma lettre à Tiberge avait fait son effet. Ce fidèle ami alla trouver mon père, pria, supplia, obtint, partit à franc étrier et nous apporta, deux heures avant qu’on levât l’ancre, à moi le pardon de mon père, à Manon sa grâce. Nous étions déjà sur le bâtiment. » (p. 36)

13Il s’en est fallu de deux heures à peine, et la suite de l’histoire n’eût pas été la même… Le rapide « effet » prêté ici à la lettre à Tiberge n’est au fond pas plus invraisemblable que l’arrivée de celui-ci à la Nouvelle-Orléans dans le roman de Prévost ; et la palinodie paternelle n’est pas plus difficile à motiver que l’indulgence paradoxale de Tiberge dans bien des épisodes originaux :

« Devant la dernière preuve d’amour que j’allais donner à ma maîtresse, mon père, convaincu qu’il allait me perdre à jamais, et que cette passion était sans remède, s’était laissé attendrir, et avait consenti à nous laisser vivre ensemble à la condition que nous vivrions hors de France […] et que je vinsse tous les ans passer un mois avec lui. » (p. 36)

14Sans Manon apparemment : le préjugé nobiliaire demeurant immuable ; la générosité du père va toutefois jusqu’à assurer « douze mille livres de rente » aux amoureux, en leur permettant de s’aimer paisiblement au vrai pays des amoureux : l’Italie, qui n’est peut-être déjà, sous la plume de Dumas, que l’autre nom de la Stendhalie.

15Libérés de toute promesse au lendemain de la mort du père, dont Des Grieux hérite le titre de comte, les deux amants sont à cette heure en route pour Paris, où Manon a « envie de retourner ». Mustel les en dissuade aisément, en se faisant l’interprète des exigences de la continuation :

« votre histoire a fait du bruit, surtout depuis la publication de ce diable de livre. Vous allez trouver là bien des souvenirs douloureux d’une part, de l’autre des préjugés invincibles » (p. 38).

16Donner aux personnages de Prévost un futur suppose en effet d’éviter que le passé narratif puisse venir les rattraper. Mustel voudrait donc entraîner les amants à Brunswick, mû par une « inspiration » soudaine : « seriez-vous fâché d’avoir, vous, chevalier, un ami sérieux comme Tiberge ? vous, madame, une compagne charmante ? ». On aura reconnu Paul et Virginie, qui ne sont pas tout à fait des inconnus pour Manon et Des Grieux :

« — Ceux de Bernardin de Saint-Pierre ? Car si je n’ai pas lu ma vie, j’ai lu la leur. Ils ne sont donc pas plus morts que nous ?
— Non ». (p. 40)

17Mais Manon croit d’abord devoir décliner l’invitation :

« […] Si vertueux que nous soyons devenus, ajouta-t-elle en riant, ces gens-là sont trop vertueux pour nous, ou nous ne le sommes pas assez pour eux. Et puis je me fais l’idée que mademoiselle Virginie, ou plutôt madame Paul, avec ses principes rigoureux, ne doit pas être toujours bien amusante, et que l’austère M. Paul, ce fils de la nature, ne nous distraira que médiocrement. Qui sait même s’ils consentiront à nous recevoir, quand ils nous connaîtront ? Or, toutes réflexions faites, je ne crois pas que nos quatre existences soient destinées à se réunir, elles partent de points trop différents. Paul et Virginie sont ravissants en livre, mais je doute qu’il en soit de même en réalité. […] Ils ne comprendront pas notre amour, si différent du leur. » (p. 41-42)

18Mustel a tôt fait de dénoncer dans ce jugement une erreur, en ravivant au passage la thématique gémellaire chère à Bernardin :

« Il n’y a entre ces deux amours que la différence d’éducation, et l’un est à l’autre ce que les exigeantes nécessités des villes et de la civilisation sont aux tranquilles leçons de la solitude et de la nature. » « Élevés comme eux, vous vous fussiez aimés de même. Vos deux amours sont […] frères, seulement en se rencontrant au premier abord, ils ne se reconnaissent pas plus que ne se reconnaîtraient deux jumeaux, séparés dès leur enfance, et se retrouvant, parlant une langue différente dans laquelle cependant ils peuvent se dire les mêmes choses. » (p. 43)

19Comme le présent article est destiné à recevoir une suite et peut-être plusieurs, on diffèrera le compte rendu de cette double scène de reconnaissance, et on abandonnera Manon et Des Grieux sur la route de Brunswick, en replaçant pour l’heure la forgerie de Dumas dans la bibliothèque, entre la version romanesque de La Dame aux Camélias et sa version scénique (qui compte aussi son lot de variantes).

20*

Une suite de suites

21La première continuation nous retiendra davantage, en nous obligeant à courir quelque peu : publiée à « Amsterdam chez Marc-Michel Rey » en 1762, comme troisième et quatrième parties de Manon Lescaut7, puis « à Liège » en 17778, elle a d’abord été attribuée à Prévost, puis un temps à Laclos, mais l’on considère généralement, depuis une affirmation isolée de Quérard, qu’elle est due à un certain « de Courcelles »9 ; remaniée par Arsène Houssaye, elle est parue dans les livraisons de juin et juillet 1847 de la Revue de Paris, puis chez Sartorius la même année et en 1851 encore chez Havard, l’éditeur de… La Dame aux Camélias10 ; elle a été étudiée par Angus Martin dans un bref article paru en 1965 mais qui n’a pas pris une ride11, et on peut la lire commodément dans l’édition de Manon Lescaut procurée naguère par Pierre Malandain12.

22Ce tranquille sommaire s’accommode de quelques inexactitudes et masque une série de problèmes difficiles à élucider tant les exemplaires des éditions concernées sont rares ; on proposera ici une manière de mise au point.

231. La Revue de Paris a cessé de paraître en 1845 ; reprise en mains par A. Houssaye, elle est absorbée dans une autre revue, L’Artiste, rachetée par lui la même année, si bien que c’est sous ce titre qu’il faut aller chercher en juin et juillet 1847 les six livraisons de la Revue de Paris qui donnent une première Suite de l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux sous la forme de mémoires laissés par le chevalier devenu « Comte du… » à la mort de son père. On y lit les errances et mésaventures de l’inconsolable Des Grieux qui retrouve une première fois son amante pour la perdre aussitôt de vue, la dernière séquence promettant une « suite au prochain n° »13.

24La première livraison s’ouvre sur une manière d’avertissement, qui tient en trois brefs alinéas :

« Une trouvaille littéraire très précieuse est celle de la suite de l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux (livres troisième et quatrième), imprimée à Amsterdam en 1760 par Marc-Michel Rey, l’année même du dernier voyage en Hollande de l’abbé Prévost. Rien d’ailleurs dans cette édition, dont nous possédons un exemplaire à peu près unique, ne prouve que cette troisième et quatrième partie soient de l’abbé Prévost ; mais, si l’on n’a pas de preuves matérielles, ne peut-on pas se décider sur le style ? L’abbé Prévost avait une manière toute personnelle d’enchaîner la vérité à l’imagination.
[…] Depuis Régnier, Molière et La Fontaine, on n’avait jamais vu de plus franche gaieté, de plus vive satire, de plus profonde passion.
Nous laissons à nos lecteurs le droit de décider si cette suite d’un chef-d’œuvre est de l’abbé Prévost. Peut-être trouvera-t-on ces pages détestables : l’abbé Prévost en a signé d’excellentes ; peut-être les trouvera-t-on excellentes : l’abbé Prévost en a signé de détestables. On jugera. Tout ce qui se rattache à un chef-d’œuvre est digne de la curiosité littéraire. »

25Les trois livraisons de juin formant un « livre troisième » pour prendre la suite des deux parties que compte le texte original de Prévost, la livraison du 4 juillet (tome X) vient offrir un « livre quatrième » où Manon, une nouvelle fois retrouvée, fait à la première personne le récit de sa résurrection, narration qui s’interrompt à la veille de son départ pour le Vieux Continent ; la mention « La suite au prochain n° » est suivie de cette note :

« À propos de cette suite d’un roman qui est dans tous les cœurs, des journaux ont crié au pastiche ; on a même cité des noms. Nous croyons que ceux qu’on indique comme coupables eussent imité plus fidèlement l’abbé Prévost que l’abbé Prévost lui-même. Du reste, nous l’avons dit, ce roman, imprimé à Amsterdam par Marc Michel Rey, en deux volumes in-24 [sic], n’est pas un mystère. Il a été feuilleté par tous les rédacteurs de L’Artiste, et l’imprimeur du journal, M. Gerdès, en conserve les pages détachées. [sic] »

26La livraison du 11 juillet donne la suite du récit de Manon, à commencer par ses aventures maritimes ; celle du 18 juillet mène le lecteur jusqu’aux retrouvailles tant attendues, Des Grieux reprenant alors la plume pour un « livre V » beaucoup plus court, qui conduit l’histoire en quelques pages jusqu’à son dénouement conjugal et mélancolique. La livraison s’achève sur cette mention, qu’on doit regarder comme appartenant encore à l’édition hollandaise que le périodique est supposé reproduire :

« Ici se terminait le manuscrit intitulé : Suite de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. »

27Ce livre V peut surprendre dès lors que l’Avertissement en tête de la première livraison promettait les livres « troisième et quatrième » seulement et que la livraison du 4 juillet rappelait encore la partition « en deux volumes » de l’édition hollandaise.

28Les lecteurs du 25 juillet sont invités à lire en outre, « à propos de La Suite de l’histoire de Manon Lescaut, qu’il faut plutôt attribuer à Choderlos de Laclos », un essai intitulé « Manon Lescaut a-t-elle existé ? », laissé sans nom d’auteur mais qu’Arsène Houssaye a très vite revendiqué, comme on va voir.

292. L’éditeur parisien de L’Artiste et donc de la Revue de Paris est à ce moment-là Ferdinand Sartorius ; sous ses presses paraît dans la même année 1847 un volume intitulée Suite de l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux (livre III, IV et V). Cette édition Sartorius se contente de réunir les livraisons de la Revue de Paris14, partagées en trois « livres » et sans plus de traces de la partition périodique ; elle en révise seulement la ponctuation et les usages typographiques, pour les discours enchâssés notamment.

30Cette édition Sartorius offre toutefois un « Avant-Propos » de trois pages (p. 5-7) laissé sans signature, qui prolonge les trois alinéas du préambule imprimé en tête de la première livraison de la Revue de Paris en condensant les épisodes les plus marquants de la vie de Prévost ; il s’achève sur ces remarques :

« Cette suite de l’histoire de Manon Lescaut a paru dans la Revue de Paris. On a jugé en général qu’il fallait attribuer ces trois dernières parties à Chanderlos de La Clos [sic], l’auteur des Liaisons dangereuses. On y a cru reconnaître son style un peu déclamatoire. Quoiqu’il en soit, ces trois dernières parties renferment assez de pages qui ont l’accent du cœur, assez d’intérêt romanesque, assez de sentiments bien exprimés pour mériter l’honneur d’une édition durable. Ce qu’on ne saurait nier, c’est qu’on y retrouve la vraie Manon et le vrai Desgrieux, non pas sans doute dans toute la grâce adorable des vingt ans, mais toujours illuminés par cette passion charmante et fatale, toujours emportés par les battements du cœur. Qui sait ? Peut-être Desgrieux a-t-il existé sous le nom du comte de P…, et ces trois dernières parties de son histoire sont-elles, comme le dit la préface, écrites par lui-même ! ».

31L’hypothèse doit s’entendre cum grano salis : cette façon d’enlever à Prévost la paternité de la Suite est encore une façon de rendre hommage à la puissance d’invention du romancier, comme l’a bien vu P. Malandain15.

32L’allusion à « la préface » d’une édition hollandaise datant de 1760 demeure toutefois lettre morte : l’Avant-Propos est suivi de deux « fragments » des essais de Jules Janin et de Sainte-Beuve sur Prévost (p. 8-11), avant de donner à lire directement le « Livre troisième » de la Suite de l’histoire du chevalier Desgrieux et de Manon Lescaut (ordre mieux conforme au titre original et surtout plus logique, si l’on considère que Des Grieux est donné comme l’auteur du texte), qui s’ouvre sur le même abrupt incipit que la première livraison de la Revue de Paris :

« À mon retour d’Amérique, mon frère me conduisit vers la tombe de mon père ; mais, le dirai-je ? sur cette tombe ce fut encore Manon, ma chère Manon, que je pleurai. »

33 L’édition Sartorius se referme (p. 143-152) sur un appendice titré « Manon Lescaut a-t-elle existé ? », signalé ici comme « Extrait des Portraits du XVIIIe siècle de M. Arsène Houssaye » — dont la 4e édition « revue et augmentée » date de la même année 184816 —, déjà imprimé dans la livraison du 25 juillet de La Revue de Paris. Ce supplément recueille et interpole ce qui reste de l’essai sur Prévost repris des Portraits, d’abord mis à profit pour forger le préambule. On y trouve une nouvelle allusion (p. 150) à « la préface de ce livre curieux, Suitede l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, car on a osé, lui ou un autre, peut-être Laclos, continuer ce chef-d’œuvre »17. Le texte offre une lecture entièrement biographique du roman de Prévost, en brodant sur l’ultime rencontre, « sur le Pont-Neuf, par un grand vent d’automne », entre le romancier de retour après six ans d’exil et sa première maîtresse, modèle de Manon… Il s’achève sur deux parallèles qui se trouvaient à l’ouverture de l’essai sur Prévost dans le recueil original des Portraits : le premier, clairement refusé, avec Marion de Lorme (le drame de V. Hugo date de 1831 mais le personnage était bien vivant en 1847 encore, dans le cœur de Nerval et de Nodier notamment, qui l’ont très vite prouvé ensuite) ; le second, résolument entériné, avec Virginie :

« Bernardin de Saint-Pierre fait naître son héroïne dans un paysage pareil à celui où l’abbé Prévost fait mourir la sienne. Ces deux romans se tiennent par la même poésie de l’amour et du paysage. Virginie qui meurt dans toute sa pureté est pourtant la sœur de Manon Lescaut qui meurt sous la couronne de roses profanées, mais qui se sauve à force d’amour » (p. 152).

34L’auteur des Revenants et du Régent Mustel s’en est manifestement souvenu, comme déjà peut-être celui de La Dame aux Camélias.

353. Dans la Revue de Paris comme dans l’édition Sartorius, Arsène Houssaye signale donc comme « à peu près unique » l’exemplaire « imprimé à Amsterdam en 1760 par Marc-Michel Rey » qu’il prétend reproduire, en faisant valoir que cette date est celle de « l’année même du dernier voyage de Prévost en Hollande », et accréditer ainsi son authenticité. Aucune édition portant cette date, répétée par Quérard et bien d’autres après lui, ne s’est jamais retrouvée, comme le signalait Max Brun dans son enquête déjà ancienne sur les éditions du roman de Prévost18, et il est plus que probable que l’édition de 1762 étudiée par Martin Angus soit bien la première.

364. Houssaye décrit la prétendue édition de 1760 comme divisée en deux « livres » ou deux « volumes » : or le texte qu’il donne à lire dans la Revue de Paris comme dans l’édition Sartorius offre les « troisième, quatrième et cinquième livres », réputés prendre logiquement la suite des deux « parties » du roman original de Prévost assimilées aux deux premiers « livres ». L’édition « M. M. Rey » de 1762 est bien quant à elle en deux volumes in-12, donnant les « Troisième » et « Quatrième partie » ; M. Brun a signalé que le filigrane du papier de l’exemplaire en sa possession est identique à celui de l’édition de 1759 des Mémoires d’un homme de qualité, « à Amsterdam et à Leipzig, chez Arkstee et Merkus », en huit tomes in-12, où les deux parties de Manon Lescaut sont données dans les « Tome septième » et « huitième » ; de fait, les deux tomes de la Suite se trouvaient « reliés avec les huit tomes de l’édition précédente », dans une reliure « incontestablement d’époque », et « marqués au dos : T. IX et T. X », prenant donc exactement le relais des deux parties originales de Manon Lescaut, s’inscrivant elles-mêmes à la suite des six « tomes » des Mémoires de Renoncour ; les deux volumes de 1762 présentaient en outre des titres en rouge et noir, comme l’édition de 1759 des Mémoires d’un homme de qualité, les fleurons des pages de titre reprenant des éléments typographiques offerts par les culs-de-lampe de cette même édition : l’ouvrage a donc pu être imprimé par Arkstee et Merkus pour être commercialisé ensuite sous la fausse adresse « chez Marc Michel Rey ».

37Les deux rééditions de la Suite signalées encore par M. Brun « reproduisent exactement l’édition de 1762 » et présentent donc la même partition dans le même format, comme nous avons pu le vérifier : celle de « Liège » datée de 1777 déjà indiquée19 comme celle de 1786 à La Haye20, avec une pagination toutefois légèrement différente dans les trois cas, ce qui signale des états différents.

385. Les éditions du XIXe siècle donnent ainsi un « livre » surnuméraire : c’est en réalité qu’elles proposent un dénouement différent des éditions du XVIIIe siècle attribuées uniformément à « Courcelles » quand elles ne sont pas regardées comme authentiques21 : si le texte peut d’abord paraître semblable pour qui en prend une connaissance cursive, la version d’Arsène Houssaye diffère par bien des endroits de la Suite de 1762, et en diverge franchement pour ce qui formait l’épisode conclusif de la « quatrième partie » : alors même qu’il prétend imprimer la suite originale datée par lui de 1760, Arsène Houssaye aménage le seul texte de 1762 pour pouvoir donner une suite à la suite, sous la forme d’un livre V doublement apocryphe. Il faut donc regarder les deux ensembles comme deux continuations différentes, et les examiner séparément.

396. Le texte donné par la Revue de Paris et celui offert par l’édition Sartorius, imprimés la même année et par le même éditeur, ne présentent pas de différences notables. P. Malandain, qui ne fait pas état de la version de la Revue de Paris, ne précise pas quel texte il retient parmi les deux éditions séparées de 1847 et 1851 : vraisemblablement la dernière, imprimée par Havard22, car son texte diffère à chaque ligne ou presque de la version fournie par l’édition Sartorius. Il présente à l’incipit une phrase surnuméraire en regard de toutes les autres éditions : « Dans mon chagrin, je me parle à moi-même des misères de mon cœur. Ne se console-t-on pas à force de larmes ? ». Il se caractérise par le soin particulier apporté à la segmentation en brefs alinéas comme à la ponctuation, mais aussi et surtout à la linéarité de l’intrigue, expurgée scrupuleusement de ses histoires annexes et de tout élément jugé accessoire ou scabreux ; mieux encore : en regard des autres versions datant du XIXe siècle, cette version abrège, simplifie et rationalise tous les épisodes qui peuvent l’être, au prix de plusieurs incohérences locales23 — de sorte que le texte de la Suite aujourd’hui le plus accessible offre une version édulcorée, et doublement infidèle : à la continuation originale de 1762 et à celle mise en circulation en 1847…

40 La confrontation des deux éditions séparées de 1857 et 1851 fait donc apparaître que l’édition Sartorius doit être considérée comme la plus proche des éditions du XVIIIe siècle — ce qui rend plus remarquables ses nombreuses omissions et interpolations — jusqu’au dernier tiers de son « livre IV » exclusivement, comme on le dira mieux plus loin.

41Récapitulons pour les lecteurs qui auront accepté de nous suivre jusqu’ici : on doit traiter séparément de la « Suite 1762 » en deux livres (ou « Suite Courcelles » ou « Suite hollandaise »), dans ses quatre impressions identifiées (1762, 1775, 1777 et 1786)24, et de la « Suite A. Houssaye » (ou « Suite parisienne ») en trois livres, dans ses deux versions connues (en feuilleton dans la Revue de Paris, repris dans l’édition Sartorius en 1847, et dans le texte de l’édition Havard de 1851, reproduit par P. Malandain dans son édition de Manon Lescaut)25.

42*

La Suite Courcelles (1762) : Manon sauvée des sables

43Cette Suite de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, s’ouvre donc sur un « Livre troisième », dont un premier alinéa raille d’abord l’inanité des « avertissement, préface, discours préliminaire, avis de l’éditeur ou du libraire », pour déclarer aussitôt au lecteur qu’un préambule est néanmoins « nécessaire à l’intelligence de ce qui va suivre ».

« Je ne distinguerai même ce préambule d’avec le corps de l’histoire, par aucune marque, de peur que vous n’y couriez bien vite : mais je serai court.
À la mort de M. le comte du… qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, on vient de trouver, parmi ses papiers, la suite de l’histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux : c’est le chevalier des Grieux lui-même qui, après avoir perdu son père et son frère aîné, peu de temps après son retour de l’Amérique, a pris le nom de sa maison, et aucun de tous ceux qui l’ont connu particulièrement sous le nom de comte du… n’a jamais su qu’il était le même, dont l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité avait donné les premières aventures : il en a écrit la suite de sa main. Si dans le style on ne retrouve pas cette plume élégante qui sait donner un attrait enchanteur à tout ce qu’elle produit, on trouvera dans le fond de l’histoire des situations rendues par celui qui les a senties, des changements dans les mœurs et dans le caractère ; changements que la différence de l’âge, et les sentiments nés avec l’homme de condition bien élevé, opèrent infailliblement, quand les grandes passions sont amorties. Au reste, je ne sais pourquoi j’ose le juger ; c’est au public à apprécier ces mémoires.
Le chevalier des Grieux lui-même disait énergiquement, dans un avertissement fort long, que les égards dus aux vivants m’ont obligé de supprimer (quoi qu’il eût peut-être été meilleur que le mien), qu’il était plus aisé de plaire et d’intéresser par un roman que par une histoire ; parce que dans une histoire on était obligé de peindre l’homme tel qu’il avait été, et que dans un roman on était le maître de le peindre tel qu’il doit être. C’est tout ce que j’avais à dire, comme éditeur ; et c’est à présent le chevalier des Grieux, devenu comte du… qui va parler. » (p. 4-5).

44Cet « avertissement » original nous est ainsi dérobé par l’éditeur supposé des « papiers » du chevalier devenu comte, qui invite donc le lecteur à regarder l’insuffisance du style comme un signe de l’authenticité du texte et un gage des changements intervenus dans les mœurs et le caractère du héros.

Les mémoires de Des Grieux

45Vient immédiatement à la suite de ce « préambule » le vrai début des mémoires de Des Grieux ; celui-ci fait d’emblée un sort aux affabulations antérieures qui ont couru le monde en son nom mais par la volonté d’un autre :

« Je passe l’éponge sur tout ce qui a été dit de moi dans les deux premières parties de ma vie : j’aurais beau vouloir me justifier sur quelques faits, on ne me croirait pas, parce que l’aveu que je ferais de quelques-uns me ferait toujours croire coupable des autres : ainsi je ne nie rien, et je n’approuve rien ; je suis un homme tout neuf pour le public, parce que je sais ce que je suis par moi-même : si j’ai plu, fabriqué par un autre, j’intéresserai peut-être par ma propre existence. » (p. 5)

46Habile formulation qui achève de jeter le trouble sur le statut du texte antérieur : dans la scénographie que déploie la continuation, tout se passe comme si Renoncour, dépositaire d’une première narration orale, était le véritable auteur de cette Histoire du chevalier des Grieux sur la rédaction de laquelle l’intéressé n’a pas eu son mot à dire, et qu’il n’entend pas cautionner dans le récit pleinement autodiégétique qu’il entreprend pour dire le reste de son histoire. Nulle place ici pour le romancier ou l’imagination romanesque, dès lors que le personnage est supposé jouir d’une existence autonome.

47Souvenons-nous : on avait laissé le chevalier à Calais, tout juste informé par une lettre de son frère de « la triste nouvelle de la mort de [s]on père, à laquelle [il] trembl[ait], avec trop de raison, que [s]es égarements n’aient contribué » ; on le savait en route vers la maison d’« un gentilhomme de [s]es parents », où son frère attendait son arrivée. La continuation nous offre de le retrouver parvenu à la maison paternelle :

« Quand, à mon retour de l’Amérique, je me fus rendu à la maison paternelle où Tiberge voulut bien m’accompagner, je n’eus rien de plus pressé que de demander à mon frère comment mon père avait terminé sa vie. Ce cher frère m’apprit qu’un accident avait failli les en priver tous les deux ; qu’une poutre d’un vieux bâtiment, qu’ils avaient été visiter ensemble, s’était dérobé sous eux ; qu’ils avaient fait une chute énorme ; que lui n’avait eu qu’une contusion à la tête dont il ressentait encore quelques douleurs ; mais que notre père avait eu une cuisse cassée, et qu’il n’avait survécu que trois jours à ce malheur […]. » (p. 5)

48Le texte de Prévost supposant que les deux frères devaient faire ensemble le trajet vers la demeure familiale, il est assez invraisemblable que le chevalier n’ait pas appris en chemin les circonstances de la mort de leur père… Disons que le continuateur, qui n’a manifestement pas le texte original sous les yeux pour ce commencement, expédie le chevalier tout droit de Calais à la maison paternelle, sans marquer l’étape prévue. Passons aussi sur la présence de Tiberge, dont on ignorait le sort au lendemain du débarquement au Havre-de-Grâce mais qui n’avait apparemment pas fait le voyage de Calais aux côtés de Des Grieux… Quoi qu’il en soit, on voit assez la fonction de cette explication inaugurale, que l’auteur de Cleveland n’aurait peut-être pas désavouée : elle dédouane le chevalier de toute responsabilité dans la disparition du père26 ; l’on croit pouvoir deviner qu’elle achemine la mort prématurée du frère, depuis lors souffrant, en précipitant l’héritage et donc l’accès à l’idéale autonomie du héros dont la suite a besoin.

Le fantôme de Manon

49Le continuateur ne fait toutefois pas preuve d’un tel empressement : il permet au chevalier de détailler (longuement) ses accès de douleur, en assurant au fantôme de Manon une manière de rédemption.

« […] Partout Manon s’offrait à moi prête à être couverte de sable.27 […] Je l’avais perdue dans le temps que, parfaitement convaincue de toute la force de ma tendresse, elle m’avait à son tour prouvé la vérité de toute la sienne ; dans le temps qu’elle ne semblait plus désirer, pour être tout à fait heureuse, que les occasions de me faire quelqu’éclatant sacrifice, pour me convaincre qu’il n’y avait plus rien qui la pût séparer de moi. […] Je ne la vois plus volage, ingrate […] mais je la vois sage, fidèle, et mourant de l’excès de ses craintes pour moi. » (p. 6-7).

50On savait le jeune Des Grieux prompt à pasticher, aussi bien que Manon, telle réplique d’Iphigénie : on découvre qu’au soir de sa vie le mémorialiste n’a rien oublié des tirades de Phèdre (II, 5 : « Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers, Volage… Mais fidèle… »). Dira-t-on avec Angus Martin que Des Grieux « se livre à sa douleur avec une frénésie toute préromantique »28 ? Toujours est-il que son désespoir croît de jour en jour, jusqu’à l’acculer au suicide : il se jette dans un canal, faute de lac sans doute ; alerté par les jardiniers qui « bêchaient à cent pas de là », son frère « qui ne savait point nager » plonge à son tour, « de sorte que les jardiniers eurent deux hommes à secourir au lieu d’un ». L’incident a deux conséquences : Tiberge promet de ne plus quitter d’un pas le suicidaire ; et le frère, au terme d’une nuit de réflexions, se propose de renoncer à « tous les engagements »29 et de se défaire de son droit d’aînesse au profit de Des Grieux, formellement invité à « soutenir » leur nom en perpétuant leur race. Pourquoi suspendre la suite du récit à cette exigence fraternelle, au lieu de libérer le héros de toute sujétion en hâtant la mort de l’aîné ? L’idée autorise un développement paradoxal, dès la réponse du chevalier qui subordonne son assentiment à la possibilité… d’épouser Manon :

 « Ne me parlez, je vous prie, ni des biens que je déteste, ni du projet criminel d’oublier pour une autre tout ce qui a dû me paraître adorable. Voulez-vous me plaire, parlez-moi de Manon ? trompez ma raison même, et faites-moi croire, s’il est possible, qu’un Dieu protecteur pourra faire un miracle pour me la rendre un jour. Ce n’est qu’à ce prix que j’accepte le partage des biens que vous m’offrez. Tiberge […] ne manqua pas de flatter ma faiblesse ; toute sa religion, toute sa théologie vinrent à son secours pour me prouver que l’apparition de Manon ne lui paraissait pas impossible. […] Il me fit recommencer le récit de toutes les particularités de l’enterrement de Manon, pour essayer de trouver des possibilités à sa résurrection : elle pouvait n’être qu’évanouie quand vous la mîtes dans le sable. La déclaration que vous en fîtes tout de suite aura pu donner à Synnelet le temps de l’exhumer avant qu’elle fût morte. » (p. 11-12)

51Manon sauvée des sables… La nouvelle relation de la mort de Manon requise ici par Tiberge, qui prétend détourner définitivement Des Grieux du suicide, n’est qu’une figure de la relecture à laquelle le continuateur a dû se livrer pour pouvoir imaginer les conditions de la « résurrection » de Manon. Le lecteur sait dès lors à quoi s’attendre, même s’il lui faudra patienter jusqu’au livre IV, pour découvrir le détail de ce « miracle », narré par la miraculée en personne.

Le Grand Tour de Des Grieux

52Une fois le chevalier revêtu du titre de « comte du… » et détenteur de la fortune familiale, après le décès du frère — imputable aux seules suites de l’accident survenu avec le père et nullement au bain forcé avec son cadet, est-on prié de croire30 —, les décisions antérieures suscitent une difficulté dont le continuateur s’avise apparemment après coup : si l’on a rendu à Des Grieux l’espoir de retrouver Manon, et si on lui conseille de « quitter des lieux remplis de deuil » en l’invitant à voyager « pour essayer de dissiper » sa mélancolie, comment le dissuadera-t-on de s’embarquer aussitôt pour la Nouvelle Orléans ?

« […] Vous m’avez tant de fois représenté, lui dis-je [à Tiberge], que Manon y pourrait vivre encore, que je me ferais toute la vie un reproche sanglant de n’avoir pas fait les dernières tentatives pour m’en assurer. » (p. 13)

53Tiberge doit faire marche arrière, et la continuation revenir maladroitement sur son programme initial :

« Je vous trompais moi-même, quand je vous laissais entrevoir là-dessus quelque espoir ; mais vous m’avez démontré cette catastrophe, et depuis le fidèle récit que vous m’en avez fait, j’en ai lu moi-même la conviction sur le visage de votre rival. Synnelet, quand vous fûtes arrêté au Nouvel Orléans, fut très longtemps malade : il a pensé mourir lui-même du chagrin de la mort de Manon : y a-t-il rien de plus fort pour vous convaincre ? »

54Au lieu d’embarquer le héros pour une deuxième traversée vers le Nouveau Monde, on l’invitera donc avec Tiberge à adresser quelques lettres à la Nouvelle Orléans par l’intermédiaire d’« un négociant de Paris qui a de sûrs correspondants dans ce pays » pour y diligenter une discrète enquête, et, dans l’attente de la réponse, on l’engagera, sur proposition du même Tiberge, dans un Grand Tour qui doit le conduire d’abord en Italie.

55Ici commencent pour le continuateur les vraies difficultés : si l’on ne peut pas installer le héros durablement à Paris, ce « théâtre [des] amours et [des] folies » antérieures de Des Grieux où trop de mauvaises rencontres sont à craindre, et faute de pouvoir recourir aux artifices et séductions de Manon, quelles péripéties imaginer qui se lisent comme une suite exacte de l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut et non comme les aventures inédites d’un personnage neuf ? La solution consistera à engager l’irréprochable comte dans de nouvelles intrigues au sein desquelles la désastreuse réputation du chevalier viendra interférer.

56Telle est la recette du premier épisode, lors du séjour lyonnais qui marque la première étape des deux personnages : introduits dans « tous les cercles » par « un ancien camarade de Saint-Sulpice qui était venu prendre possession d’un canonicat à Saint-Jean », Des Grieux et Tiberge sont accusés du vol des diamants d’une « marquise de B. » ; ils n’auraient nulle peine à s’innocenter si l’ancien chevalier n’avait été « reconnu » par « un jeune étourdi » :

« Ce jeune homme […] avait dit que le comte du… lui paraissait un homme suspect ; qu’il l’avait connu à Paris sous le nom du chevalier des Grieux ; qu’il l’avait vu en liaison avec des gens mal famés ; qu’il l’avait vu [sic] tantôt superbe et tantôt sans habit ; que l’air d’opulence soutenu d’un nom emprunté, l’association d’un abbé, le prétexte de voyager pour dissiper des chagrins, sans être adressé [sic] aux supérieurs d’une ville, que tout cela sentait terriblement son aventurier. […]
Dans l’intervalle, on avait écrit à M. le lieutenant de police de Paris ; […] on avait trouvé des notes très analogues à ce préjugé sur les registres de la police, et […] toute la ville était très convaincue que nous avions fait le larcin. » (p. 19-20)

57Seuls les aveux d’un criminel repenti parviendront à laver les deux personnages de ce soupçon. La rumeur ne s’éteint toutefois pas aussitôt : elle les précède sur la route d’Avignon où ils prétendent se rendre au sortir de Lyon, nonobstant la perte de leurs fonds emportés par le greffier ; la rumeur, ou plutôt une autre version de leur mésaventure, qu’ils entendent par hasard de la bouche d’un officier à la table d’hôte d’une auberge, « dans un petit endroit par-delà la Lizère » [sic] dont le mémorialiste a « oublié le nom » (comme un autre oublia naguère celui de telle bourgade de la Mancha). Ce récit grossit leurs crimes en les montrant aussi comme dupés par le pouvoir judiciaire lyonnais. En dépit de la médiation de Tiberge, la scène donne lieu à un accès de colère de Des Grieux, qui se précipite l’épée à la main sur le diffamateur, et l’étend du premier coup « sur le carreau ».

58Cette malheureuse péripétie, qui contraint les deux personnages à la fuite, pourrait être le point de départ d’une longue chaîne causale. Le continuateur l’interrompt curieusement, en obligeant ses personnages à revenir sur leurs pas pour obtenir des autorités lyonnaises un « arrêt qui [les] rétablissait dans tout [leur] honneur », puis à prendre des nouvelles de l’officier qui, réchappé de ses blessures, « paraissait le plus repentant de tous les hommes », « sur les bruits qui étaient déjà parvenus » jusqu’à lui de la complète « justification » de Des Grieux et Tiberge ; la réconciliation intervient très vite après, lors de leur retour dans la même auberge. C’est l’occasion d’un long récit de l’officier, qui narre les circonstances de sa ruine, et le détail de ses déconvenues inaugurées, quatre ans plus tôt, par la perte de cinquante premiers louis à la table de jeu de… « l’hôtel de Transilvanie ». De fait, le mémorialiste avait indiqué par deux fois qu’il avait le sentiment d’avoir déjà vu « ailleurs » ce personnage de rencontre31.

« Il ne nous eut pas plutôt quittés, que je me jetai dans les bras de Tiberge. Eh bien ! cher ami, lui dis-je, voilà encore un nouveau poison que ce jeune homme vient de verser dans mon cœur. À tous les pas que je ferai, j’aurai donc à rougir de moi-même ; je vous ai dit que ses traits m’étaient restés gravés dans la mémoire ; je viens de le reconnaître tout-à-fait à son récit, et c’est moi qui lui ai gagné les cinquante premiers louis qu’il a perdus à Paris. Je me souviens qu’on le badina sur ce qu’en arrivant d’une province qui passait pour donner, sur le jeu, des leçons à toutes les autres, il en recevait lui-même à Paris. C’est donc moi qui suis la cause première de ses malheurs, et qui lui ferai traîner des jours languissants, tandis qu’il aurait pu s’avancer dans le service ? Non, Tiberge ! Je n’ajouterai point ce remords à tous ceux qui me dévorent ; je veux lui rendre son état, il ne me reconnaît pas ; ce que ferai pour lui, n’aura pas l’air d’une restitution, et je ne sais si je ne ferais pas bien, pour avoir à mon tour à rougir devant lui, de lui avouer que je lui dois tout le bien que je veux lui faire. (p. 37).

59Convaincu par Tiberge de laisser le bénéficiaire dans l’ignorance des motifs de sa générosité, Des Grieux offre alors à l’officier la somme et les appuis nécessaires pour retourner à Paris et « obtenir la première compagnie de cavalerie vacante. » Le mémorialiste achève de régler le sort du personnage, en bousculant « l’ordre du récit » pour « rapporter ici ce qu’il fit dans les suites » et ne plus avoir ainsi à « revenir à lui ». Le procédé est résolument étranger à Prévost romancier, qui ne se prive jamais de son plein gré des ressources offertes par le retour toujours possible d’un personnage.

Manon au couvent

60On s’étonne surtout que le continuateur ne tire pas un meilleur parti de la coïncidence : nul doute que l’auteur de Manon Lescaut, qui ne s’interdit pas pareils hasards, eût mené son héros assez loin sur la base d’une telle rencontre, en liant pour un temps les deux personnages. Au lieu de quoi on suivra Des Grieux et Tiberge jusqu’à Avignon, et de là à la fontaine de Vaucluse et au tombeau de Laure, auprès duquel le comte relit le « tendre » poème de Pétrarque au risque de voir « redoubler » sa propre mélancolie. La visite nous vaut ce parallèle pour le moins inattendu :

« Mais non, Pétrarque ! disais-je quelquefois, tu n’as pas tout dit ! j’ai senti plusieurs fois mon âme dans des situations dont je ne vois point la vive peinture dans tes ouvrages ; il te fallait mon cœur avec ton esprit ; ou il aurait fallu, sans doute, que Manon eût été ta Laure ! » (p. 40-41).

61Tiberge doit arracher Des Grieux au charme délétère du tombeau, en le contraignant à reprendre la route par un pieux subterfuge ; le même Tiberge écourte ensuite leur séjour à Aix, dont la bonne société est agitée d’un « fameux procès entre la Dlle Cad. et le père G… », Jésuite (le texte porte : « J… ») de son état32 ; en chemin vers Marseille, il convainc Des Grieux d’entrer dans la première église « qui se trouvera sur [leur] passage » à l’entrée de la ville pour « demander sincèrement » à Dieu « la grâce de chasser l’infortunée Manon de [son] souvenir ».

« […] Ce fut moi le premier qui, après avoir traversé quelques rues de la ville, criai d’arrêter là où je voyais plusieurs carrosses assemblés, et un édifice qui m’annonçait un lieu de prières33.
Je sautai plutôt que je ne descendis de la voiture : mes entrailles, dis-je à Tiberge, commencent à s’agiter ; ce Dieu que je vais implorer commence-t-il à me répondre ? […] Nous entrâmes ; l’église était fort pleine34 ; nous nous prosternâmes, et je fis la prière la plus ardente, et je la fis du plus profond de mon cœur35.
Après nous être relevés, nous demandâmes dans quelle église nous étions ? quelle fête on allait y célébrer ? pourquoi, en un mot, nous y apercevions tant de monde pour un jour ordinaire ? Un suisse vint à nous, nous reconnaissant pour des étrangers ; et au lieu de nous répondre, il nous offrit de nous conduire au premier rang pour voir la cérémonie. Nous le suivîmes ; et quand nous fûmes arrivés à la grille du chœur, nous reconnûmes que nous étions dans un couvent de filles ; et que c’était une religieuse qui devait prononcer ses vœux.
Voyez, me dit Tiberge, il est toujours des âmes qui se vouent à l’Éternel, et vous allez voir régner la paix d’un cœur touché, sur le visage de la novice qui va bientôt se découvrir. Pendant que Tiberge lâchait ces dernières paroles, la religieuse levait son voile pour prononcer publiquement les expressions de son sacrifice.
 Dieux, m’écriai-je avec la voix la plus forte, c’est Manon… ! arrête… ! tu vas faire un faux serment… ! Manon, car c’était elle-même, jeta les yeux du côté qu’elle entendait ma voix ; elle avait reconnu aussi mes traits, et s’évanouit. […]
Je me saisis des barreaux de la grille, et je ne pouvais plus les quitter ; mes regards se fixaient sur Manon, sans vouloir écouter personne. Je voyais cette tendre fille ; je ne pouvais douter que ce fut elle-même ; et je la voyais entre la mort et la vie : j’ouvrais la bouche pour l’appeler, et semblable à l’homme qui se réveille pendant l’une de ces maladies qui oppressent pendant le sommeil, qui se croit poursuivi par son ennemi le plus cruel, et qui ne peut appeler du secours, je faisais des efforts vains pour faire entendre la foule d’expressions que mon cœur voulait faire articuler à ma bouche. ; enfin, je vis emporter Manon, qu’on ne pouvait faire revenir ; et une religieuse venant annoncer que la cérémonie serait remise à un jour qu’on ferait savoir, je fus contraint de sortir avec un convoi de curieux que Tiberge avait bien de la peine à écarter, pour m’entraîner à notre carrosse. » (p. 47-48)

62Le passage est saisissant, et témoigne d’un sens de la scène dont le continuateur semblait jusque-là à peu près dépourvu. On en reste troublé si l’on songe qu’à la probable date de rédaction de ce texte, aux alentours de 1760, Diderot compose de son côté une première version de La Religieuse restée longtemps inédite, qui comporte une semblable scène de vœux interrompus. Le continuateur a manifestement en tête deux autres exemples fameux : dans Les Illustres françaises de R. Challe, constamment réédité depuis 1713, l’amant de Mlle de Bernay vient interrompre opportunément la cérémonie des vœux forcés, pour la demander publiquement en mariage36 ; et dans Les Malheurs de l’amour de Mme de Tencin, qui comptait parmi les romans les plus lus dans les deux décennies qui suivirent sa parution (1747)37, le trouble occasionné par la présence de l’indigne comte de Blanchefort interrompt la cérémonie des vœux de Mlle de Joyeuse38.

63Cette scène proprement providentielle laisse Tiberge à court d’arguments, face à un Des Grieux impatient de revoir celle qui lui est ainsi rendue.

« Je fis toutes les tentatives imaginables pour voir ma chère maîtresse ; on me ferma tous les parloirs ; et ce qui m’assomma comme un coup de foudre, j’appris que c’était Manon elle-même qui refusait de se présenter à ma vue » (p. 52)

64Des Grieux s’interrogera longtemps sur « cette étrange résolution », en s’arrêtant à la seule hypothèse pour lui vraisemblable — Manon chercherait à honorer une promesse faite à Dieu au moment où elle s’est découverte ensevelie sous le sable du désert américain — sans parvenir à « deviner » les « véritables raisons » de la rescapée, sur lesquelles le mémorialiste refuse ici d’anticiper. Dépêché une nouvelle fois à la rescousse, Tiberge parvient au prix de quelque mensonge jusqu’à Manon :

« Tiberge m’a avoué depuis, qu’à son aspect ses sens s’étaient troublés ; qu’il s’était trouvé dans une agitation qu’il n’avait pas encore éprouvée : qu’aucun objet dans la nature ne lui avait fait une impression si vive ; cependant, il s’était remis, après avoir tourné avec son adresse ordinaire ce qu’il avait à lui dire. Il me rapporta, qu’en prononçant mon nom, Manon était devenue furieuse ; qu’elle l’avait traité d’ingrat, d’infidèle, et qu’elle l’avait quitté avec toutes les marques de l’indignation et de la colère. » (p. 55).

65De quoi Des Grieux veut conclure que « c’était moins son zèle religieux que le dépit qui la faisait renoncer au monde » et qu’il lui serait donc « aisé de la désabuser ». « Courte joie », d’une nuit seulement : au matin, il s’avère que Manon a déjà quitté la ville. L’interrogatoire de l’abbesse mené sous l’autorité de l’évêque local donnera toutefois à Des Grieux les informations susceptibles de relancer l’intrigue :

« elle nous dit que le sieur M…, capitaine de navire marchand, la lui avait amenée l’année précédente comme sa nièce ; qu’elle avait pris l’habit du monastère ; que l’année de son noviciat s’était passée de façon à faire désirer à toute la communauté de l’acquérir ; qu’on n’avait jamais démêlé en elle qu’un fond de mélancolie qui pouvait s’attribuer au tempérament ; mais que le jour des vœux, la scène que j’avais donnée au public, et l’évanouissement de Manon, lui avaient fait soupçonner qu’il y avait dans tout cela une intrigue qui l’avait beaucoup dégoûtée de mademoiselle Lescaut, et qu’elle était fort aise que son oncle le capitaine, qui la lui avait donnée, fût venu la reprendre, qu’elle n’avait fait aucune difficulté de la rendre le soir précédent, et qu’elle ne s’était pas même informée de ce que cette fille pourrait devenir. » (p. 57)

66Le personnage est assez complaisant aux besoins de la continuation, au détriment peut-être de la constance de son caractère : attachée à Manon tant qu’il s’agit de gager la durée du noviciat, l’abbesse s’en « dégoûte » aussitôt que la suite requiert l’émancipation de la novice. Muni du nom du « ravisseur », Des Grieux peut ainsi se rendre « à l’amirauté », pour apprendre que le capitaine avait « mis à la voile à la pointe du jour » à destination de Livourne, mais qu’il devait « s’arrêter huit ou dix jours à Gênes ».

Les nuits de Gênes

67Des Grieux et Tiberge affrètent aussitôt une « tartane », et accostent bientôt à Gênes, où ils cherchent puis attendent vainement, plusieurs jours durant, le navire marchand (les nuits de Gênes sont les plus longues, il faut en croire P. Valéry). Quelle est donc la fonction de ce contretemps, qui maintient la diégèse à quai avec les personnages ? Le continuateur hésite manifestement sur la suite à donner à la quête. Aura-t-il l’audace de faire surgir du passé un personnage susceptible de traverser la quête des Des Grieux : pourquoi pas le prince italien de la seconde partie, puisque nous voilà en Italie ? Fera-t-il des « mémoires du comte de… » un roman d’aventures maritimes, à l’instar de La Jeunesse du Commandeur ? Mais surtout : maintiendra-t-il toujours Tiberge aux côtés de Des Grieux ? C’est en effet le moment choisi pour donner libre cours, pour la première fois, aux soupçons de Des Grieux à l’égard de Tiberge — motif pour le moins latent dans le texte de Prévost : quel lecteur ne s’est pas interrogé sur les motivations de l’indéfectible ami du chevalier ?

« Tiberge ne me conseillait plus rien, il semblait que cet ami se fut ralenti depuis que nous avions retrouvé Manon. Je ne savais à quoi attribuer ce changement, il était devenu rêveur, taciturne, hébété, pour ainsi dire : j’étais bien loin d’en soupçonner la cause : il me passa mille idées vagues par la tête, et je ne m’arrêtais à pas une ; il me vint une réflexion cependant, qui me fit frémir ; je me rappelai ce qu’il m’avait dit sur la beauté éclatante de Manon, le jour qu’il s’était présenté à elle. Ciel ! en serait-il amoureux, m’écriai-je ! Tiberge, ce modèle de vertu ! […] Serait-il possible que les charmes de Manon t’eussent touché, toi qui n’eus jamais le moindre désir ? toi qui mets ton triomphe à les réprimer dans les autres ? toi que la probité, la religion, la candeur, l’amitié trouvent toujours prêt à faire les plus grands sacrifices ? toi, tu serais devenu sensible ?… Mais de quoi ne sont pas capables ces charmes enchanteurs, de qui personne n’a pu jusqu’à présent se défendre ; n’en ai-je pas trop fait jusqu’ici la cruelle expérience ? […]
Cependant, venant à réfléchir ensuite que si Tiberge se fût laissé enflammer pour elle, il serait le premier à me conseiller de marcher sur ses traces, je l’excusais, et je me savais mauvais gré de l’avoir accusé ; puis ma jalousie devenant plus forte : Tiberge est plein d’honneur, me disais-je, il se résiste à lui-même, il fait des efforts pour vaincre une passion naissante, mais il y succombera : Manon ne fait pas ses conquêtes à demi. » (p. 59-60)

68À lire ces spéculations qui achèvent de faire de Manon une moderne Circé, on se défend mal de l’idée que le continuateur pose ici une solide pierre d’attente, et que, selon toute vraisemblance, la rivalité des deux amis est appelée à devenir plus loin le ressort même de l’intrigue. De fait, s’engagent alors de longues conversations au fil desquelles le soupçon de Des Grieux se voit toujours mieux confirmé… avant de se trouver brutalement infirmé par les formelles déclarations de l’incriminé.

« Tranquillisez-vous, mon cher comte, puissiez-vous n’avoir de votre vie d’autre malheur à craindre : si vous n’avez jamais d’autre rival, Manon est à vous sans partage. […] Continuez donc à l’aimer de tout votre cœur, mon cher comte ; j’ai clairement démêlé que vous ne pouvez voir régner dans votre âme les sentiments de l’honnête homme, et les y établir sur de solides principes, qu’en vous livrant au penchant que vous me promettez de rendre légitime [Des Grieux a plus haut déclaré ne rechercher Manon que pour pouvoir lui offrir le mariage]. Ne croyez pas que j’ai pu former le projet de vous abandonner ; je vous suivrai, s’il le faut, aux extrémités de la terre ; je ferai tout pour vous rendre Manon, et pour vous unir à elle ; je saurai bien vous justifier dans le monde : jugez à présent si c’est de moi que vous devez être jaloux. » (p. 66)

69La scène qu’on aurait pu croire (ou voulu) décisive s’achève sur cette promesse exigée de Des Grieux par Tiberge :

« Attendez, me dit Tiberge […], je mets une petite condition à notre marché, donnez-moi votre parole que vous l’exécuterez. Quelle est-elle, lui répondis-je ? […] C’est, ajouta-t-il, si le ciel vous accorde des fils de votre mariage avec mademoiselle Lescaut, que nous ne confierez qu’à moi le soin de leur éducation ? Va, nous les élèverons ensemble, lui dis-je, car je ne crois pas que nous nous séparions de la vie. J’exige à mon tour que tu m’en fasses une promesse solennelle ; je ne sais si je ne parviendrai pas à t’aimer autant que ma maîtresse. » (p. 67)

70Nonobstant l’hypothèse finale qui pourrait nourrir une relecture queer de l’histoire de Manon, Des Grieux et Tiberge — qui se prêtait déjà à l’exercice dans les bornes (textuelles) voulues par Prévost —, cet échange promet un dénouement pleinement moral : si le continuateur a peut-être hésité un temps sur la promotion à accorder au personnage de Tiberge, il opte ici pour la reconduction ad vitam de l’amitié entre les deux hommes, en se privant des ressorts qu’aurait pu lui procurer la duplicité de Tiberge.

71Où trouver maintenant les ressources nécessaires pour relancer l’intrigue ? Il y faut sans doute une péripétie amenée par un nouveau personnage. Le continuateur choisit curieusement de faire revenir un personnage d’un épisode antérieur de son propre texte : un financier véreux fugitivement croisé à la table de l’auberge « près de la Lizère », et qui reçoit ici le nom de « Derval ». Regardant toujours Tiberge et Des Grieux comme des chevaliers d’industrie, il vient leur proposer une association pour « dévaliser » la ville de Gênes dont il dit connaître les « bonnes maisons ». Une « leçon » de Tiberge rapelle le personnage à plus de vertu, et la scène reste sans lendemain : la continuation a décidément opté pour un tournant moral, qui coupe régulièrement court à l’élan romanesque.

72Il est plus que temps d’embarquer pour Livourne, au terme d’un épisode particulièrement mal affabulé et à l’égard duquel le continuateur éprouve un repentir qu’il délègue à son narrateur, selon un procédé constant dans les romans de Prévost :

« Je fus étonné d’y être sitôt rendu, et je me repentis mille fois de n’y avoir pas envoyé un exprès pendant que nous étions à Gênes : nous nous serions épargné peut-être bien des peines, mais nous n’y avions pensé ni l’un ni l’autre. […] Nous allâmes au plus vite aux informations sur le compte sur sieur M… Nous apprîmes qu’il y était venu depuis peu de jours ; qu’il y avait laissé quelques marchandises, qui s’étaient déchargés avec bien de la précipitation ; qu’il n’y avait séjourné que deux fois vingt-quatre heures, et qu’il était reparti pour la France. […] On nous dit qu’il avait avec lui deux femmes, dont une faisait l’admiration de tous ceux qui la regardaient ; qu’on ne savait si c’était sa femme ou sa fille ; qu’il les avait emmenées toutes les deux.
Ah, Manon ! Ma chère Manon, m’écriai-je, vous m’êtes donc encore ravie ! Où courir ? Où la chercher ? Quels sont donc les desseins d’un homme qui t’amène ici, qui te remène ? Où va-t-il te conduire. » (p. 71-72)

73Pas d’autre issue que d’appareiller pour… Marseille dans l’espoir d’apprendre de l’armateur quelques nouvelles, après un second séjour à… Gênes et une attente aussi inutile que la précédente ; nulle autre péripétie ensuite qu’une scène de tempête, elle-même sans conséquences39 : on ne saurait mieux montrer que le roman tourne en rond.

74Loin d’obtenir de l’armateur marseillais les nouvelles espérées, Tiberge et Des Grieux lui apprennent que le navire marchand n’a pas suivi sa feuille de route : le capitaine est dès lors soupçonné d’avoir détourné la cargaison, encore qu’on ne puisse écarter l’éventualité d’un naufrage ou d’un acte de piraterie ; ces deux dernières hypothèses conduisent Des Grieux à l’évanouissement puis à la maladie, occasion d’une curieuse digression du mémorialiste sur le caractère des Provençaux40. Faute d’informations plus précises sur le sort de Manon et pour ne pas « choisir au hasard parmi tous les ports où le sieur M… aurait pu l’avoir conduite », Tiberge convainc Des Grieux de s’embarquer avec les « P.P. de la Merci, qui vont de temps en temps à la rédemption des captifs » et qui « allaient incessamment partir pour Alger, Tunis et Tripoli. »

75Le continuateur se décide ici pour… la prétérition :

« Si je faisais un roman, j’aurais beau champ pour placer ici un épisode qui, augmentant le nombre de mes pages, augmenterait aussi l’ennui du lecteur, et diminuerait la bourse de ceux qui seraient assez sots pour m’acheter ; il serait même de règle de ne pas mener impunément mon héros en Barbarie ; j’aurais mille scènes tragiques ou voluptueuses à rapporter : cette différence de mœurs, ces sultanes lascives, ces cruautés, ces esclavages, tout cela mis en contraste avec mes inquiétudes et ma douleur, avec l’état de Tiberge, quoi qu’il n’en portât pas l’extérieur ; tout cela, dis-je, me fournirait une matière intarissable : mais comme j’amuse ici mes loisirs dans la seule vue de me rappelle à moi-même les différents événements de ma vie, ou comme ceux qui trouvent de la douceur à raconter leurs maux passés, je ne m’écarterai pas de mon sujet. Je ne sais pas même si je ne passerai pas les petites aventures qui ont pu m’y arriver, et qui, si on a pris quelqu’intérêt à Manon, et qu’on désire de la retrouver bien vite, éloigneraient ce plaisir, et feraient languir le lecteur.
Quoiqu’il en soit, nous parcourûmes les trois royaumes, sans qu’il nous arrivât rien de bien particulier, et sans avoir rien pu découvrir qui nous marquât les traces de Manon […]. » (p. 77)

76Retour à Marseille, au terme prévu des pérégrinations des Pères de la Merci. Et nouvelle péripétie inutile : Des Grieux est pris à partie sur le port par une « troupe de gens mal vêtus », et malgré l’intervention de Tiberge, qui met maladroitement l’épée à la main, jeté en prison ; on apprendra à la page suivante qu’il s’agit d’une initiative des créanciers de Des Grieux, les traites tirées par lui lors de son précédent séjour étant restées impayés à la suite de la banqueroute de son banquier parisien.

Repasser par Calais

77Une fois encore, l’épisode — développé sur deux pages pour donner lieu surtout à des réflexions sur le commerce et le traitement réservé aux débiteurs en France et en Angleterre, mais aussi à nouveau sur les Provençaux — demeure sans effets sur la suite, si ce n’est qu’il « dérange » le « projet de faire le tour de la méditerranée » en obligeant Des Grieux à « revenir à Paris et même dans [s]a province, pour rétablir l’ordre de [s]es correspondances pécuniaires. »

« Nous avons le tour du monde à faire, me disait Tiberge, peu importe par où nous commencerons. C’est le hasard qui doit nous faire retrouver Manon ; il n’y a pas plus de certitude à commencer plutôt par un endroit que par un autre ; de la Picardie, où sont vos terres, nous nous embarquerons pour l’Angleterre ou la Hollande ; il y a même à parier que si le sieur M… a voulu s’approprier le bien de ses commettants, il sera sorti de la Méditerranée, et aura été dans ces pays de liberté, où il est de la politique de donner asile aux malheureux mêmes qui viennent de s’enrichir de la dépouille des autres. » (p. 81-82)

78À Paris, Des Grieux entre en possession d’un « gros paquet » de lettres accumulées depuis son précédent séjour (à quelle date ?), qu’il entend d’abord « jeter au feu sans les ouvrir, bien résolu à ne conserver aucune de [s]es anciennes liaisons. » Tiberge l’en dissuade, en lui « représentant qu’il pouvait y en avoir d’intéressantes », évoquant l’éventualité d’une lettre de M. de T. par exemple (tout lecteur de Prévosten voudrait au moins une).

« Nous les ouvrîmes donc l’une après l’autre ; justes dieux, m’écriai-je ! en voici une de la main de Manon ; je portai à la bouche ces chers caractères, comme si j’avais tenu celle qui les avait tracés ; je déchirai précipitamment le cachet, et je lus ces étonnantes expressions du dépit et de la colère de mon infortunée maîtresse.
Monstre unique dans ton espèce ! si tu respires encore, si le ciel ne t’a pas écrasé pour te punir des forfaits les plus incroyables, s’il te laisse vivre pour te laisser en proie, sans doute à de plus grands mots, puisse l’épouse pour laquelle tu m’as trahie, devenir une infâme, et te trahir à ton tour ! […] Puisse-t-elle, après t’avoir mille fois couvert d’ignominie, t’enterrer un jour tout vif, et puisses-tu survivre assez longtemps dans ta tombe, pour t’y reprocher la noirceur de tes crimes, avant la mort même […]. Pour moi, loin d’imiter ton inconstance, détestant pour jamais tout ce qui portera le nom d’homme, je vais consacrer la vie, que tu n’as pu ravir, à l’Éternel. […]
La lettre était datée du couvent de Marseille et des premiers mois de l’année du noviciat de Manon. » (p. 82-83).

79Des Grieux et Tiberge forment « mille conjectures » sur les raisons qui ont pu amener Manon à croire son amant marié, supputent l’intervention de quelque rival, « Synnelet peut-être », mais la lettre rendant par ailleurs assez évidente la fidélité amoureuse de la jeune femme, ils ne renoncent pas à la chercher… en Angleterre : destination assez illogique, comme le fait remarquer Des Grieux, compte tenu du désir affiché par Manon de finir ses jours dans un couvent catholique, mais Tiberge a tôt fait de faire valoir que Londres est la seule ville où le sieur M… peut espérer « jouir en paix du fruit de ses rapines ».

80Et c’est ainsi Calais qui sera une fois de plus le théâtre du hasard ; les deux hommes se voient obligés d’y passer la nuit dans une auberge en attendant de s’embarquer pour Douvres ; Tiberge, qui fait ce soir-là chambre à part41, entend la voix de Manon à travers la cloison de planches qui le sépare de la chambre voisine, selon un procédé inspiré de l’Histoire d’une Grecque moderne aussi bien que du Paysan parvenu de Marivaux, et entame avec elle un dialogue pour l’assurer de la fidélité de Des Grieux. Il faut alors au continuateur beaucoup d’artifices pour différer pendant une dizaine de pages l’instant des retrouvailles42. Si Tiberge s’éloigne pudiquement au moment des premiers embrassements, Des Grieux n’a de cesse qu’il l’associe à ce « premier état de volupté » :

« Que je baisai Tiberge à son tour de bon cœur, quand nous nous fûmes rendus dans ma chambre : la voilà donc retrouvée, lui disais-je, et c’est encore à tes soins, c’est à tes conseils […] que je la dois… viens que je t’embrasse… que je t’embrasse encore… cher ami, ne m’abandonne pas dans ces instants fortunés ! Je crois que je mourrai de l’excès de mon plaisir, si tu ne le partages.
Tiberge ne se livrait pas au même transport ; mais ce cher ami goûtait une autre sorte de plaisir […] ; il me rendait ce que j’avais de plus cher au monde, il me rendait à moi-même […] ; nous allions retrouver nos foyers paisibles, où nous n’allions nous occuper que de notre bonheur, dans le sein de la vertu, de l’amour et de l’amitié ; il m’en peignait sa satisfaction d’avance : “nous les élèverons donc, me disait-il, ces chers gages de votre amour légitime, (car, cher comte, tu n’oublieras pas tes promesses), nous les chérirons, nous les instruirons, nous les caresserons dans cesse : des bras de la mère, vous vous jetterez dans les bras de vos enfants ; de ceux de vos enfants à ceux de l’ami, de l’ami vous retournerez à la mère ; je vous promets, cher comte, que vous désormais toutes vos vingt-quatre heures seront pour vous vingt-quatre nouveaux plaisirs.” » (p. 92-93)

81Il faut en effet des enfants à ce ménage à trois, qu’on pourrait désigner comme un trouple : quel lecteur ne s’interrogerait pas autrement sur cette chaîne qui voit Des Grieux passer des bras de sa femme à ceux de son ami pour y renouveler ses plaisirs ?

82La tomaison peut logiquement s’achever par le sommaire de la narration exigée de Des Grieux par Manon (« j’employai à cela toute la matinée avec toutes les circonstances qu’on vient de lire »)43, et la promesse du récit symétrique :

« Nous dinâmes, et comme j’avais la même impatience de savoir les événements étranges qui avaient pu rappeler Manon à la vie, et me rendre cette chère fille, quand je m’y attendais le moins, je la priai de me satisfaire ; elle le fit à peu près de la manière suivante. »
Fin de la neuvième partie.
(p. 94)

83Le tome et livre suivant donne donc la parole à Manon (enfin), dans un discours pleinement adressé, le mémorialiste prévenant le lecteur que « pour ne lui point faire perdre le fil de cette narration », il s’est abstenu de « la couper dans les endroits qui ont dû émouvoir [le] cœur des deux amants » (p. 3).

Sous le sable

84Manon reprend l’histoire depuis le lieu où on l’avait laissée : sous le sable.

« Il faut, mon cher Comte, que je me remette sous le sable où vous m’aviez enterrée, pour ne vous faire perdre aucune des situations où j’ai été réduite depuis ce jour fatal qui nous a séparés. […]
Je ne sais combien de temps avait duré ma léthargie ; mais quand je retrouvai mes sens, je ne pouvais comprendre ma situation, et mon âme s’égarait pleine d’étonnement, sans s’arrêter à aucune idée qui pût la satisfaire ; accablée d’un poids considérable, mais incompréhensible, puisqu’il prenait régulièrement tous les contours de moi-même, j’essayais de faire des mouvements, qui étaient toujours comprimés ; mes deux mains étaient croisées sur la poitrine ; et vos habits, qui me couvraient le visage et le cœur, avaient laissé par leurs plis quelques vides, où le sable ne s’était point introduit. Je sentis que je pouvais agiter les mains dans un petit espace ; je fis des efforts plus grands, pour leur donner plus d’essor ; je m’aperçus que ce qui me pressait était mouvant en quelque sorte ; je ne doutai plus que je n’eusse été couverte d’une terre qui n’avait pas encore eu le temps de se consolider ; mes mains gravissaient en s’élevant [sic], jusqu’à ce qu’enfin elles se firent un passage qui me fit comprendre que je n’avais pas plus de sept à huit pouces de terre sur le corps. Je sentis renaître mes espérances, et je travaillai avec un courage et une peine inconcevables, à me dégager, au moins de la tête, afin qu’il me fût possible de recevoir la respiration qui commençait à me manquer. » (p. 4)

85Comme A. Martin l’a bien vu44, ce récit ne montre pas seulement que le continuateur a relu de très près les pages consacrées à la mort de Manon : il fait la complète démonstration que Prévost s’est au moins ménagé la possibilité d’une suite45 ; le récit de Des Grieux dans le texte premier demeure en effet très flou, et s’en tient au strict point de vue d’un amant qui a perdu tout espoir. En mettant à profit le détail de l’ensevelissement de Manon — ces vêtements dont Des Grieux l’a recouverte « pour empêcher le sable de la toucher », qui lui ont ménagé une suffisante poche d’air ; cette terre assez sablonneuse pour que le chevalier ait pu creuser à mains nues une fosse plus « large » que profonde et dont l’ensevelie parvient à s’extraire seule — la Suite vient révéler qu’il n’était finalement pas plus difficile de ressusciter Manon que Synnelet, lui aussi laissé un temps pour mort dans ce même épisode américain, ou Mme Riding dans Cleveland.

86Quelles furent les pensées de la jeune femme ainsi exhumée ? Sa première idée fut que « l’oncle de Synnelet avait fait poursuivre » les amants et les « avait immolés tous deux à sa vengeance ». L’absence d’un tertre, qui eût signalé une seconde sépulture, plonge Manon dans une perplexité vite interrompue par l’arrivée de « l’aumônier avec les gens de Synnelet », aux yeux desquels elle ne parvient pas à se soustraire en « s’enterr[ant elle]-même toute vive ». Enfermée plusieurs jours durant dans une « maison isolée et dans les bois » (il y a donc des forêts dans le désert américain), Manon tente en vain d’obtenir des nouvelles de son amant :

« J’essayai cependant plusieurs fois de séduire quelques-uns de mes gardes pour les envoyer à la ville savoir de vos nouvelles ; je n’en trouvai qu’un prêt à me servir ; mais, juste ciel !, à quelle condition ! Vous le dirai-je… non ! j’en fus trop humiliée moi-même, pour n’en avoir pas perdu jusqu’au souvenir ; cependant, elle m’affecta pour lors le plus singulièrement, et elle me livra à d’étranges combats : je m’en occupai toute une nuit ; je me rappelai tout ce que j’avais entendu dire en pareil cas ; je me regardais comme votre épouse ; je me comparais à toutes celles qu’on avait mises à pareilles épreuves pour sauver leurs maris ; je me dis tout ce qu’il y avait à dire pour et contre ; si vous existiez, je ne vous sauvais pas en commettant une action qui, quand vous l’auriez apprise, vous aurait fait souffrir plus que la mort même ; et si vous n’existiez plus, ma honte restait en pure perte. Cependant, l’ardente envie que j’avais d’être instruite de votre sort me fit imaginer une alternative ; je promis à ce malheureux tout ce qu’il me demandait, s’il m’apportait des preuves qu’il vous eût parlé, et qu’il vous eût instruit de ma retraite, bien persuadée que, si vous l’appreniez, vous seriez aussitôt que lui à ma défense [sic], et que vous me débarrasseriez de mon infâme promesse ; s’il me rapportait que vous n’existiez plus, je n’avais que le désespoir pour ressource, et je me serais moi-même soustraite par la mort à ses brutales prétentions. Je me munis à cet effet d’un couteau que je serrai précieusement dans ma poche. » (p. 6-7).

87Manon se montre ici fidèle, si l’on ose dire, à ce que Des Grieux voulait qu’elle soit devenue dans les dernières semaines de son existence américaine — a contrario on mesure mieux, à lire à la première personne l’exposé de son dilemme moral, les vertus du silence de Manon dans le texte original, où ses dilemmes nous sont régulièrement dérobés46.

88Reconnaissons toutefois que le continuateur se montre en ce début de livre IV un peu plus inspiré que dans le livre précédent : une Manon dramatiquement isolée constitue un personnage plus riche de potentialités romanesques qu’un Des Grieux perpétuellement flanqué d’un Tiberge moralisant ; ou plutôt : tout se passe comme si la transvocalisation libérait enfin l’épigone de la tutelle de son prédécesseur. La complexité de l’épisode qui suit en donne un bon exemple, en rendant périlleux l’exercice qui consiste pour nous à rendre compte du développement de la Suite en évaluant les décisions successives du continuateur. L’intrigue à venir s’y noue à la faveur d’une concurrence d’explications quant à l’absence du chevalier : autant d’hypothèses qui interfèrent efficacement avec ce que le lecteur de Prévost sait de la situation de Des Grieux à ce moment de la diégèse. Sur le rapport du garde revenu de la ville, et dont elle remet à la nuit suivante « l’infâme » récompense, Manon peut d’abord croire son amant en prison (où le sait tout lecteur de Prévost), sûr toutefois d’obtenir bientôt sa grâce d’un Synnelet qui a survécu à ses blessures. Mais au terme d’une entrevue avec l’aumônier, Manon est en revanche invitée à regarder le chevalier comme ce « monstre » qui l’a « enterrée toute vive pour se débarrasser [d’elle] », « forfait abominable » aussitôt « puni par le ciel » qui a livré le criminel en pâture « à des bêtes féroces » :

« Il n’a survécu qu’autant de temps qu’il en fallait pour nous avouer son crime, et nous vous cherchions partout pour vous donner une sépulture honorable, quand nous vous avons trouvé pleine de vie. » (p. 8).

89L’infortunée a tôt fait de démasquer l’imposteur :

« si le chevalier était mort, comme vous me le dites, pourquoi ne m’auriez-vous pas menée droit à la ville quand vous m’avez trouvée ? Réponds, si tu l’oses, à cette preuve convaincante de ton imposture ? D’ailleurs, un de tes gens, qui vient de la ville, m’a rapporté que le chevalier était en prise, et qu’il allait avoir sa grâce. Quelle foi puis-je donc ajouter à tes discours ? » (p. 9)

90La première « preuve » est sans réplique possible ; la seconde allégation condamne le commissionnaire à une mort prochaine, en privant Manon de la possibilité d’informer en retour le chevalier de sa situation. Il faudra toute l’habileté de Synnelet pour accréditer durablement dans l’esprit de Manon l’idée d’un chevalier vivant et coupable, en contaminant les deux versions concurrentes.

« Il ne mérite pas de posséder un cœur comme le vôtre, c’est le monstre le plus abominable que je connaisse ; et je reproche bien à ma générosité d’avoir imploré sa grâce, vous seriez vengée, il aurait subi le châtiment de ses noirceurs ; le décret des tribunaux vous aurait convaincu de sa perfidie ; mais j’ai cru qu’il suffisait d’avoir été aimé de vous, pour mériter de la pitié. […] Ignorez-vous que c’est lui qui vous a enterré toute vive ? […] Quel autre que lui pouvait avoir intérêt à le faire ? Avez-vous ici un seul ennemi ? M’en avez-vous cru capable, moi !, qui vous ai pleurée, et qui n’ai pas de plus grand espoir que celui de vous conserver ? En un mot, soit rage en craignant de vous perdre, soit envie de se défaire de vous, il a avoué que c’était lui ; et comment l’aurions-nous su ? Comment aurais-je envoyé pour vous donner les honneurs de la sépulture, si nous ne l’avions appris de sa propre bouche ? Quel autre criminel eût pu commettre cette action, pour nous la venir déclarer ? » (p. 13-14)

91Les questions tiennent leur force de rester sans réponses : le continuateur affiche par elles que son imagination est restée à peu près stérile sur ces différents points…

92Manon peut dès lors se perdre en conjectures sur les motivations de son amant, comme elle l’avoue au destinataire de son récit :

« Il fallait, mon cher comte, pour le moment, se rendre à l’évidence de ces raisons, sans pouvoir pénétrer votre motif : en effet, pensai-je en moi-même, je n’étais point blessée ; un ennemi m’aurait porté des coups avant de m’enterrer ; mais comment mon amant aurait-il pu changer en une minute ? Le dépit de perdre ce que l’on aime peut-il porter un homme à tant de cruautés ? Je m’y perdais, mon cœur voulait toujours que vous fussiez innocent ; mais ma raison commençait à vouloir que vous fussiez coupable.
Je priai Synnelet de me laisser quelques jours de réflexion, pour méditer sur toutes ces choses […]. Il y consentit, c’était toujours autant de temps de gagné pendant lequel le Ciel pouvait vous envoyer à moi ; car je n’étais pas convaincue de tout ce que je venais d’entendre, mais vous étiez bien loin d’y songer vous-même, puisqu’on vous avait caché qu’on m’avait retrouvée vivante. […]
Vous ne sauriez vous représenter toutes les tortures que je donnai à mon esprit [les jours suivants], toutes les combinaisons différentes que je fis pour vous excuser, quand vous me sembliez coupable ; et pour vous plaindre, et déplorer notre malheur, quand je ne pouvais vous retrouver innocent ; tantôt je me disais, il n’y a en effet que le chevalier qui ait pu me mettre sous la terre ; ce n’était pas simplement pour me cacher, puisqu’il prévoyait bien que je devais étouffer sous ma charge ; si c’eût été par un excès de rage qui naît quelquefois d’un excès d’amour, il se serait enterré lui-même à mes côtés, encore aurait-il la précaution de trancher avant le fil de mes jours et des siens, pour nous épargner de longues souffrance. Quoi ! m’aurait-il voulu survivre après cette barbarie ? En effet, lui serais-je devenue à charge ! L’aurait-il fait pour ne me pas céder à son rival, et pour jouir en paix d’une vie que ses remords devraient empoisonner : il ne me vint jamais dans l’idée que vous aviez pu me croire morte. Tantôt je me rappelai la conduite de Synnelet, et je disais : Si le chevalier des Grieux a voulu me faire périr, que tout le monde en ait été convaincu, Synnelet ne devrait plus me faire éviter la présence d’un amant qui a commis cette perfidie, et pourquoi m’en tient-il éloignée avec tant de soins ? ce mystère me sera toujours suspect ; mais comment le dévoiler ? » (p. 14-16)

93Le continuateur délègue ici encore au personnage ses propres atermoiements : comment Manon pourrait-elle se convaincre non pas tant de la « perfidie » de son amant, mais bien de l’inutilité d’en chercher auprès de lui la confirmation, dès lors qu’elle le sait vivant et non loin d’elle ?

94La difficulté ne sera jamais vraiment résolue : la singularité, et pour tout dire la faiblesse, de la Suite tient précisément au fait que la culpabilité de Des Grieux devra paraître durablement établie sans que les motivations pour lesquelles il a enterré sa maîtresse soient jamais éclaircies… Le continuateur n’a pas su déverrouiller le texte original sur ce point décisif : si Prévost a ménagé la possibilité d’une méprise sur la mort de Manon, son ensevelissement hypothèque lourdement la continuation de l’histoire. Comment dédouaner le chevalier d’avoir ainsi, fût-ce à son corps défendant, condamné sa maîtresse à une mort certaine ?

95Manon date curieusement de « ce temps-là », et de ses réflexions sur la « bizarrerie » de l’amour — celui du chevalier comme de Synnelet —, son « dégoût pour le monde » et la résolution de se « soustraire pour jamais au commerce des hommes », si elle pouvait « s’échapper un jour par miracle et [se] rendre en France ».

96Un pas décisif est franchi avec l’annonce par Synnelet du départ de Des Grieux :

« Enfin, il vint m’apprendre que vous étiez parti pour la France. Un certain Tiberge, me dit-il, est venu le chercher ; ils se sont embarqués ensemble ; j’ai cru devoir jusqu’à ce jour vous soustraire aux regards d’un furieux, dont je devais craindre les extravagances ; je ne voulais pas d’un autre côté me rendre coupable de sa mort, ni m’en défaire ainsi, surtout après avoir obtenu sa grâce ; mais à la fin il est parti, je ne dois plus hésiter à vous faire revenir à la ville. […] [Il] s’en alla encore, en m’abandonnant au désespoir que devait me causer votre départ.
C’est donc fait ! je ne le verrai plus, me disais-je, et je ne saurai pas si ce départ confirme son crime, ou s’il me quitte avec son innocence. Mais non, ajoutai-je, ou le chevalier est coupable, ou il m’aimait faiblement, ou son amour n’approchait pas du mien : car si je le croyais mort, comme il doit me le supposer, je ne survivrais pas à sa perte ; le nom de Tiberge qu’on venait de citer, et que personne n’aurait pu connaître, s’il n’était pas venu lui-même, me fit entrevoir qu’il y avait du vrai dans tout ce qu’on venait de me dire ; mais, pensai-je tout de suite, j’en apprendrai plus par la voix publique, que je ne pourrai faire dans ma retraite : retournons à la ville, puisqu’on me le propose. » (p. 17-18).

97Le pas suivant tient dans la production d’une lettre supposée, révélée à Manon par l’oncle de Synnelet désireux de hâter le mariage de son neveu.

« Je prétends, mademoiselle, que mon neveu vous épouse la semaine prochaine, et pour vous faire voir qu’on ne cherche point à vous séduire [i.e. tromper] et à vous détourner injustement d’un amour ridicule [pour le chevalier], lisez vous-même une lettre que je viens de recevoir de France ; il était arrivé la veille une de ces frégates en course qui avait apporté des ordres de la Cour concernant le service du pays. […]
Je lus une lettre maudite qui avait été fabriquée sans doute pour la produire dans cette occasion. Elle était signée d’un vieil ami du gouverneur, homme de condition, dont le nom m’a échappé, qui mandait que le chevalier des Grieux, devenu riche par la mort de son père, lui avait demandé sa fille en mariage ; qu’il avait appris que c’était un maître libertin ; que ses fredaines l’avaient forcé d’aller au Mississipi ; mais qu’il paraissait corrigé ; que le chevalier lui-même avait avoué que l’amour seul qu’il avait eu pour une certaine petite Manon, lui avait faire faire bien des sottises, mais que, pour les oublier, et pour l’en punir, il l’avait enterrée toute vive. Ce vieil ami demandant dans la suite de sa lettre, comme vous vous étiez comporté au nouvel Orléans, et si on avait trouvé en vous ce repentir sincère de vos fautes, et ce changement de caractère nécessaire pour un établissement plus solide, etc.
Cette lettre, où l’on avait imaginé la mort de votre père au hasard, puisqu’on vous y nommait toujours le chevalier des Grieux, ne me parut cependant pas fabriquée ; et vous conviendrez qu’elle était bien faite pour me jeter dans le désespoir ; je m’y voyais méprisée par vous, autant qu’abandonnée ; vous y faisiez vous-même l’aveu du crime que vous aviez commis contre moi ; le dépit m’inspira du mépris à mon tour […]. » (p. 25-26)

98Dans l’intervalle entre ces deux moments qui viennent accréditer la thèse d’un Des Grieux criminel en séparant pour longtemps les deux amants, le continuateur a su affabuler une péripétie susceptible de nourrir pleinement l’intrigue à venir : Manon se découvre un amant inattendu en la personne de l’aumônier, qui plaide mieux sa cause que celle de Synnelet. On se défend mal de l’idée que le continuateur exploite avec cet évident substitut de Tiberge un possible narratif dès longtemps inscrit dans la lettre du texte original, mais auquel il s’était finalement refusé dans la troisième partie, comme on l’a vu.

99La narratrice confesse avoir éprouvé pour lui une « sympathie » irraisonnée, en dépit de l’hypocrisie du personnage.

« Eh que voulez-vous que je fasse de l’amour que vous me portez, lui répondis-je ? Je ne vous aime point, mais je n’ai pas pour vous cette horreur que j’ai pour Synnelet et tous les hommes ; où cela nous mènera-t-il ? Votre état ! notre situation ! Qu’appelez-vous mon état, reprit-il, j’ai celui-là ici parce qu’il m’y fait vivre ; mais dans un autre hémisphère, je n’en ai plus ; débarrassé de mon habit, je ne suis plus qu’un homme.
Mais ce Dieu, m’écriai-je, à qui vous avez promis !… Sortez de l’erreur, me répondit-il… là-dessus, il me tint des discours d’une force surprenante, et auxquelles une raison plus faible que la mienne se serait laissée prendre, pour me persuader que toutes nos idées sur notre culte et sur nos mystères n’étaient que des conventions de ceux d’entre les hommes qui s’étaient les premiers arrogés le droit de commander aux autres ; qu’il était du secret, ainsi que tous ceux de sa profession, et que je ne devais pas m’arrêter à ces bagatelles ; il me fit frémir, et admirer tout ensemble comment j’en étais réduite à me servir, pour retourner moi-même à ce Dieu que j’adorais dans mon cœur du bras d’un homme qui le reniait hautement, ou qui s’efforcer de me donner les plus convaincantes que, s’il en existait un, il ne se mêlait en aucune manière des actions des autres. (p. 21)

100Les voies du Seigneur sont décidément impénétrables… C’est avec l’aide de cet esprit fort que Manon parviendra à s’embarquer pour l’Europe — mais il faut d’abord songer à « gagner du temps », en différant le mariage avec Synnelet désormais exigé par son oncle. L’aumônier suggère un recours, dont Manon avoue qu’il lui « roulait par la tête depuis quelques jours » déjà : feindre une préférence pour l’oncle pour amener celui-ci à ajourner le mariage et éloigner le neveu. C’est afficher une solidarité assez problématique entre la droite Manon et l’hypocrite abbé.

101Le continuateur semble s’aviser aussitôt du soupçon qu’il fait ainsi peser sur la moralité de l’héroïne, sinon de la contradiction à laquelle il a acculé son personnage : comment excuser la confiance placée par Manon, en connaissance de cause, dans un personnage ouvertement hypocrite ? Cela vaut au lecteur l’un de ces développements où se laisse deviner une manière de pénible réglage :

« Cependant […], je veux que vous me juriez de me dire la vérité sur une question que je vais vous faire. Comme il ne croyait à rien, les serments de lui coutèrent guère, il en fit d’exécrables, et j’en profité pour lui demander sincèrement qui est-ce qui m’avait enterrée. Le chevalier est parti, me répondit-il, je n’ai plus d’intérêt à vous déguiser la vérité de cette aventure, je crois bien que vous n’y songez plus, je pourrais bien le justifier même, s’il était innocent, sans craindre de vous faire reprendre pour lui des sentiments contraires aux miens ; mais je vous affirme, avec toute la candeur possible, que nul autre que lui n’a commis le forfait : je n’ai jamais su comment, ni par quel motif, mais toute la ville pourra vous en instruire ; il n’y a là-dessus qu’une opinion, et c’est la véritable.
Je lui dis de me laisser, et après avoir donné à votre action toutes les accusations et toutes les excuses encore que je croyais lui devoir, je ne pus m’empêcher de réfléchir aux faiblesses qui maîtrisent un cœur dévoré par l’amour ; car, me disais-je, cet aumônier est une grande dupe, si avec l’esprit le plus fort, il peut se persuader que Manon, la trop sensible Manon, va se jeter entre les bras d’un prêtre renégat, ou peu s’en faut, pour aller courir le monde avec lui, et s’associer à ses crimes et à sa misère, tandis que je refuse opiniâtrement Synnelet, homme riche, bien fait, le fils de mon supérieur [sic], et le maître de mes actions et de ma vie ! n’importe, profitons de son aveuglement pour partir d’ici : car rien ne m’est si insupportable que ce séjour. (p. 23).

102Manon fera encore la « même question » à un « secrétaire du gouverneur », silencieusement amoureux d’elle, à la sœur de celui-ci et à quelques autres encore, pour obtenir toujours la même réponse.

« Tous ceux qui pouvaient m’aborder, me confirmaient dans cette opinion, qui était en effet celle de tout le pays, puisqu’elle était fondée sur l’exacte vérité. » (p. 24)

103Où donc se trouve attestée cette « vérité » ? Dans le texte publié sous le nom de Prévost mais imputable au seul Renoncour (selon les données de la fiction seconde), ou bien dans le récit oral donné par le comte au jour des retrouvailles, comme indiqué au terme du premier volume de ses « mémoires » ? Dans un cas comme dans l’autre, il est bien « vrai » que nul autre que Des Grieux a enterré Manon.

104L’ultime « confirmation » de la culpabilité du chevalier viendra d’une nouvelle lettre supposée, révélée toujours par le gouverneur et attestant que l’infidèle est désormais marié à la fille du gentilhomme susmentionné.

105Passons sur la séduction de l’oncle de Synnelet, qui ne demande guère d’efforts à Manon, ainsi que sur la maladie du vieux gouverneur qui laisse craindre un moment que le neveu devienne le maître du pays, et embarquons-nous sur le premier navire marchand accosté, dont le capitaine se trouve être un ami de l’aumônier.

« Sortons donc enfin de l’Amérique. »

106Pour être à couvert des audaces de l’aumônier « qui regardait déjà [l]e navire comme le champ où il allait cueillir le fruit de ses services », suffira-t-il à Manon de faire mettre son lit dans la chambre du capitaine et de son épouse, à l’instar de l’héroïne de Cleveland ? De sermonner longuement l’abbé en lui « représent[ant ses] devoirs » ? De lui « abandonner » une partie des « cinquante mille francs de diamants ou de bijoux » emportés du gouverneur ? Il y faut plus d’audace : que les deux fugitifs prennent enfin le temps de se déclarer leur nom et d’avouer leur commune origine dijonnaise pour se découvrir… oncle et nièce !

« Je ne m’étonnais plus des penchants intérieurs qui me l’avaient fait supporter malgré ses vices ; il attribua aussi à la force du sang toute celle de son amour ; nous scandalisâmes un peu l’équipage par nos embrassements redoublés ; mais on nous rendit toute notre gloire, quand on fut éclairé : car nous nous empressâmes aussi de rendre notre reconnaissance publique. » (p. 36)

107De chastes embrassements suffiront donc à apurer la dette de l’héroïne… Reste à ramener l’abbé à la religion : Manon s’y emploie avec une éloquence qu’on ne lui connaissait guère, et avec un succès qui doit beaucoup à la propre histoire de l’aumônier, promis à la prêtrise depuis sa plus tendre jeunesse, poussé à l’exil vingt ans plus tôt à la suite d’une « scène éclatante » advenue à son frère — le propre père de Manon — , puis gagné par les idées libertines d’un « capucin défroqué » débarqué en Amérique « cinq ou six ans plutôt ». L’allusion à l’ascendance de Manon s’accompagne de cette authentique prolepse :

« Quelle est donc cette scène éclatante qui est arrivée à mon père, lui dis-je ? On ne m’en a jamais parlé : il me la conta, et je vous la garde, mon cher comte, pour la fin de mes propres aventures ; elle est des plus singulières. » (p. 38)

108Il faudra en effet attendre le terme de la narration et du livre quatrième pour pouvoir lire, sous le titre « Histoire de Cécile », le récit de… la naissance de Manon, rédigée à la troisième personne de la main même de l’intéressée.

109Vent constamment favorable, et bon voilier : voilà Manon et son oncle débarqués à Marseille, où il ne fallut pas plus d’un mois à la jeune femme pour trouver « une retraite conforme à ses souhaits » et y prendre l’habit, l’oncle s’éloignant alors pour « travailler à sa justification » auprès des autorités religieuses.

110L’on pourrait rejoindre ainsi très vite la scène de la cérémonie des vœux interrompue, n’était la nécessité de rendre compte ici des circonstances de rédaction de la lettre adressée à Paris durant l’année de noviciat, et tardivement lue par Des Grieux :

« Je ne passai pas, comme vous pouvez le croire, mon année de noviciat sans me livrer de cruels combats ; vous ne sortiez point de ma mémoire, vous m’étiez toujours présent, mille songes vous offraient à moi avec toute votre fidélité, et mon réveil me retraçait vos prétendus crimes ; trois mois s’étaient passés dans ces agitations violentes ; j’avais même prié mon oncle l’aumônier de s’informer auprès de vous à son arrivée. Apparemment que pour lors, tout pénétré encore de mes propres sermons, il jugea que mon repos dépendait entièrement de votre oubli ; il m’écrivit qu’il avait su que vous jouissiez dans votre ménage d’une paix parfaite. Je vous avoue que je trouvai à mon tour du plaisir à la troubler ; et ce fut après avoir reçu cette lettre de mon oncle, que je pris le parti, dans un moment de fureur, de vous écrire celle où je vous souhaitais tout le mal possible. Ce qu’il y a encore de singulier, c’est que je n’oubliais jamais, dans mes instants de ferveur, de demander à Dieu qu’il accomplît tous les horribles souhaits que j’y formais, et qu’il me soutînt dans ces exécrables sentiments contre vous jusqu’à la fin de mes vœux. » (p. 39-40).

111On entre alors dans une séquence où le continuateur se trouve devoir rapporter du point de vue de Manon des événements déjà narrés par Des Grieux dans la troisième partie : faute de s’être ménagé de confortables ellipses qui pourraient être comblées après coup par de souples paralipses47, le continuateur doit affabuler ici les motivations de l’attitude, somme toute assez illogique, de Manon lors de la rencontre inopinée de Des Grieux puis au lendemain de la cérémonie interrompue :

« Je me traînai toute tremblante à l’autel ; vous jetâtes un cri, je me tournai vers vous, je vous reconnus, sans pouvoir entendre ce que vous me disiez ; il n’en fallait pas tant dans ma situation pour m’accabler : je perdis connaissance, et je ne la retrouvai que quand on m’eut reconduite dans ma chambre.
Vient-il ici, me dis-je, insulter à ma misère ? Cette voix sourde me disait que vous veniez peut-être vous justifier, et tout de suite je pensais que cela n’était pas possible, puisque vous étiez marié. » (p. 40-41)

112Un simple entretien eût pu suffire à lever le malentendu. Si Manon s’y est dérobé, c’est que s’agitait dans l’ombre dès ce moment-là un mauvais génie, qui (re)prend d’abord les traits du capitaine du navire, le Sr. M…, et de sa femme, « accouru[s] au bruit du scandale ». Pour des motivations qui apparaissent d’abord mal, le capitaine s’emploie à plonger Manon dans un surcroît de panique :

« Le moment d’après même que Tiberge, qui venait de me parler de vous, m’eut quitté, le Sr. M… vint me dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre, que vous aviez apporté des ordres du ministre, que vous aviez montrés au commandant et à l’évêque, et qu’il ne s’agissait que de me faire retourner à l’Hôpital, où j’avais été mise plusieurs fois ; il m’ajouta tout de suite qu’il partait le lendemain pour Livourne ; que si je voulais, il m’y conduirait […], et que j’y pourrai suivre ma vocation, puisqu’on professait dans cette ville la religion catholique. Je ne pensais qu’aux horreurs de l’Hôpital ; tout ce qu’il me disait cadrait avec cette visite annoncée de l’évêque, quel autre que Des Grieux d’ailleurs aurait pu répandre dans cette ville que j’avais été deux fois dans cet infâme séjour ? J’acceptai l’offre du Sr. M… tout de suite. » (p. 41)

113Nous est ainsi dérobé l’effet sur l’héroïne de l’intercession de Tiberge : tout à sa hâte d’armer le ressort suivant de l’intrigue, le continuateur ne sait manifestement pas quoi faire de l’entrevue dans cette seconde narration.

Devant la glace

114Qui donc est à la source de « la plus noire des trahisons » ainsi tramée contre Manon, laquelle prend l’alarme sans trop sonder la vraisemblance des allégations du capitaine ? « L’auteur du complot » se tient caché à bord du vaisseau qui appareille de Marseille pour Livourne, puis de là vers une destination inconnue :

« J’allai frapper à la porte de [l] chambre [du capitaine], où sa femme était verrouillée ; elle vint m’ouvrir, elle en sortit, en m’y faisant entrer précipitamment. Je m’aperçus qu’elle m’y enfermait, je crus que c’était une badinerie, et je lui parlais à travers la serrure, quand je sentis tirer ma robe en dedans de la chambre ; je me retournai, je vis un homme vêtu superbement, qui me tirait d’une main, et qui tenait une glace de l’autre ; il ne me fut pas difficile de reconnaître le prince Italien à qui j’avais fait à Paris la mauvaise plaisanterie du miroir […]. Il me présenta la glace à son tour : regardez-vous, me dit-il, belle Manon, et voyez si vous n’êtes pas faite pour réduire un homme épris de tant de charmes aux dernières extrémités ; il se jeta à mes genoux. » (p. 42)

115Manon retrouve en la personne du prince italien, pourtant définitivement humilié dans l’épisode interpolé par Prévost pour l’édition de 1753, un amant absolument soumis à ses volontés. Pareil respect présente l’avantage de ménager la vertu de la nouvelle Manon — et l’inconvénient de priver la péripétie de tout allant. D’autant que l’héroïne trouve aussitôt en la personne du « second capitaine » du navire un adjuvant aussi sûr que désintéressé : ce « jeune homme de bonne famille » lui révèle, outre leur commune destination — l’Angleterre —, l’approche d’une violente tempête. Un savoir que Manon sait mettre à profit, en digne disciple de Cleveland, pour prédire aux deux « scélérats » leur prochaine punition par ce « ciel qui protège l’innocence », puis obtenir d’eux, au plus fort de la tempête, la promesse de lui rendre sa liberté si la colère divine les épargnait par l’intercession de « sainte » Manon.

116Voilà donc Manon maîtresse à bord. La simple cohérence en regard des affirmations antérieures voudrait qu’elle « fasse retourner le navire à Livourne », pour se réfugier dans quelque couvent, au lieu de laisser le navire poursuivre sa route et entrer « dans la Manche ». Le continuateur, qui s’est apparemment décidé pour un épisode anglais et qui sait que les trajectoires de Manon et Des Grieux doivent se rejoindre à Calais, peine une nouvelle fois à motiver l’attitude de son héroïne.

« Je remercia Dieu de nous avoir tous protégés, car je n’avais pas l’orgueil de croire qu’il avait tout fait pour la gloire ; […] tout l’équipage me révérait comme une protectrice aimée des cieux […] ; l’encens nous flatte, j’en respirai tant, que je m’en laissai sans doute entêter, j’oubliai apparemment de rapporter tout à la main souveraine qui avait tout conduit, et il y a apparence que le grand-maître m’oublia à son tour ; car il aurait pu m’inspirer alors de profiter de la soumission qui régnait dans tous les esprits, pour faire retourner le navire à Livourne ; mais sans doute que ce Dieu n’était pas content, qu’il voulait me faire éprouver encore d’autres malheurs, ou qu’il voulait me ramener ici ; l’idée ne me vint donc point en mer de faire rétrograder le vaisseau, et les vents étant redevenus aussi favorables qu’ils avaient été contraires, nous avancions à grande journée, et déjà nous étions dans la Manche […]. » (p. 49)

117Ici comme ailleurs, la Providence est l’autre nom d’une imagination défaillante, ou plus exactement : d’un défaut d’anticipation. Mais s’il faut libérer bientôt Manon pour une (més)aventure anglaise au moins, reste à éclairer d’une suffisante analepse l’initiative du prince italien — que le hasard eût pu mettre plus vraisemblablement sur le chemin de Manon à Gênes ou Livourne, comme on l’a plus haut suggéré, plutôt qu’à Marseille… Ce supplément d’information est délégué à la femme du capitaine, dont la fiabilité ne souffre pas le doute désormais.

« Cette femme, enthousiasmée par ce qu’elle avait vu [l’arrivée de la tempête prédite par Manon], ne m’aurait pas plus menti qu’à son confesseur : elle m’avoua que le prince, revenant de Paris, avait fait séjour à Marseille, dans le temps que mon aventure du couvent […] faisait un bruit surprenant dans la ville ; qu’il avait su, sans lui dire comment, que c’était son mari et elle qui s’intéressaient à mon sort, et qui m’avaient fait entrer dans cette communauté ; qu’il était venu leur conter qu’effectivement nous avions été intimement liés ; qu’il avait appris par eux mes desseins ; qu’il leur avait recommandé de me proposer d’aller à Livourne ; qu’ensuite il leur avait promis de faire leur fortune, s’ils voulaient passer en Angleterre, […] pensant bien que je ne voudrais pas le suivre dans un autre navire ; que quand nous serions arrivés à Londres, le capitaine reconduirait son vaisseau à sa première destination, le capitaine reconduirait son vaisseau à sa première destination […] » (p. 49-50)

118Trop confiante dans la « docilité » du prince, et assurée de loger à Londres auprès du capitaine et de sa femme, Manon ne prend pas suffisamment garde au manège des carrosses sur le quai : la voilà enlevée par le prince et bientôt enfermée dans une chambre d’auberge.

« Le prince ne m’y eut pas plutôt fait entrer, qu’il me déclara, en termes fort clairs, qu’il prétendait voir la fin de toutes mes rigueurs cette nuit-là même ; que je ferais de vaines tentatives pour lui échapper ; que tout était à sa dévotion dans cette maison ; que les portes en étaient scrupuleusement fermées ; et qu’il allait donner des ordres pour notre souper.
Voici l’instant de ma vie, mon cher comte, où j’ai le plus frémi ! Les grands périls, la mort, les Synnelets, les aumôniers, votre inconstance même, rien n’avait encore fait sentir à mon cœur la révolution convulsive qui agita tout mon intérieur. » (p. 52)

119Nul secours à attendre pour Manon, sinon d’une brusque inspiration qui lui fait saisir un « gros flambeau de cuivre » et le jeter « de toutes [s]es forces » à la tête du prince, qui s’effondre. La tentative de fuite tourne court : le pied de la fugitive « s’embarrassa[nt] dans un des plis de [l’]habit » de l’Italien, elle heurte dans sa chute un « bras de fauteuil » et perd connaissance. L’aubergiste se sent tenu de « donner avis à la justice » de l’aventure, et voilà Manon livrée à un sheriff d’emblée sensible à ses charmes, puis conduite « fort civilement » à Newgate, dont une note informe le lecteur qu’elle constitue la « prison criminelle » londonienne. L’intéressée accueille comme un secours du Ciel cette intervention de la justice.

« Le prince était mortellement blessé ; il ne fut pas témoin de toute la joie que je ressentais de l’avoir mis en cet état, et d’aller partager plutôt le lit des criminels que le sien.
L’entrée de cette prison me parut un palais ; j’ai tué le prince, me disais-je, en défendant mon corps ; le Sieur M… ne sera pas reparti sans attendre sa récompense ; j’aurai dans le vaisseau des témoins de mon enlèvement de Livourne, de ce dernier [sic], du serment faussé, etc. J’aurai bonne justice, je serai rendue à moi-même. » (p. 53-54)

120Manon se trouve en effet rapidement « justifiée », non pas par le témoignage du capitaine, qui a pris la fuite le jour même, mais par la confession du prince se sachant à l’article de la mort ; dans l’intervalle, elle s’est assurée au sein même de la prison les services d’une française, qu’elle a reconnu « pour avoir été autrefois à [s]on service à Paris » (ce ne peut être que chez M. de T., si Des Grieux qui la voit aux côtés de Manon lors des retrouvailles ne la reconnaît pas…), et qui reçoit ici le nom de « Marianne » ; le continuateur lève le voile sur les raisons qui l’ont fait passer de Paris à Londres, en esquissant donc une rapide Vie de Marianne (p. 35). Pourvue de la somme correspondant à sa dot conventuelle, remise par le capitaine après la tempête, Manon prétend gagner Paris pour retrouver « [s]on oncle l’aumônier ». C’est une fois de plus compter sans les effets dévastateurs de son charme : Manon est enlevée (pour la troisième fois) sur le chemin de Douvres, puis enfermée dans une maison de campagne (encore), Marianne partageant évidemment son sort. Dans l’attente du ravisseur dont l’identité lui demeure énigmatique, Manon propose à Marianne d’échanger leur rôle avec leurs vêtements ; la soubrette s’y refuse, ce qui nous vaut un dialogue assez embarrassé : « suis-je faite d’un autre limon que vous ? », demande Marianne, « Tout ce que vous envisagez de terrible ne doit-il pas encore être plus effrayant pour moi qui suis moins aguerrie ? » (p. 62). La servante cèdera in fine à une sorte de chantage au suicide. À l’arrivée du ravisseur, le lecteur n’éprouve guère la « surprise » affichée par Manon en reconnaissant par la fenêtre « le petit commissaire qui [l’]avait arrêtée dans l’auberge où [elle] avai[t] cassé la tête du prince. » La surprise est plutôt que le travestissement péniblement décidé doit demeurer logiquement sans effets : « Il n’y avait plus à feindre vis-à-vis de cet homme, qui ne pouvait me méconnaître » (p. 63), souligne la narratrice avant d’exposer le nouveau stratagème que lui a suggéré « le ciel ».

121Dans le bref intervalle que leur laisse le dialogue du commissaire avec les domestiques restés au rez-de-chaussée, les deux femmes reprennent les vêtements conformes à leur état respectif, Manon conservant toutefois le teint préalablement « terni et jauni en quelques places par le secours des pommades de Marianne ». Après quoi l’héroïne fait au commissaire un accueil ouvertement aguicheur.

« Il s’attendait à trouver en moi une héroïne de vertu et ces résistances qui ne font qu’irriter les cœurs délicatement libertins, et il n’entendait que le jargon de ces filles, pour lesquelles, plus on est voluptueux, plus on a de répugnance ; il me voyait pâle et livide ; il demeura quelque temps interdit, et déconcerté même. Il n’était pas au bout, je devais le mener plus loin […]

122Où donc tout ceci doit-il nous mener ? Au développement le plus inattendu et à la plus improbable continuation en regard du texte original comme des péripéties apocryphes qui précèdent : l’attitude de Manon ne tend qu’à accréditer l’idée qu’elle est une prostituée, dès longtemps gâtée par l’une des maladies susceptibles de décourager le libertin le plus décidé. Il y faut aussi un récit, où la jeune femme retrace ses débuts dans la vie, ses premières amours pour un comédien désargentée et violent, puis ses relations vénales, sans omettre de mentionner… « un fils de famille » qui contribua à son luxe mais « fut arrêté par ses parents », à la suite de quoi elle « essuya […] quelques mois de punition » sur ordre de « M. le lieutenant de police », avant de reprendre le « même train », la « récidive » lui valant d’être « renfermée de nouveau, et pour le coup condamnée à partir pour le Mississipi ». Et c’est en mentionnant « le gouverneur du nouvel Orléans » que Manon fera incidemment état de ses « douleurs secrètes » qui ont « dérangé la santé » de son protecteur… La fable, « forgée à moitié sur des vérités, à moitié sur le mensonge » (sic) s’accommode mal de la violence exercée contre le prince italien, qui eût fait un miché passable ? Qu’à cela ne tienne : l’affabulatrice confessera avoir pris un temps le parti de « renoncer au monde », vocation seulement « passagère » dès lors qu’elle retrouve dans le commissaire « un galant homme qui paraît bien vouloir prendre soin de [s]a personne ». Le prince italien est, si l’on ose dire, tombé sur un mauvais jour…

123L’aveu ne décourage pas d’emblée le commissaire, désormais nommé « M. Trichman », qui se propose de conduire Manon chez un médecin pour « éclaircir [s]on état » et la « tirer d’affaire ». Le continuateur se montre visiblement embarrassé du caractère scabreux de la scène à venir, et l’examen médical est donc différé deux fois, avant que Manon obtienne du médecin, secrètement catholique, une entrevue avec l’aumônier de l’ambassadeur de France, un Jésuite digne de confiance qui obtient très vite sa délivrance et la met à couvert des poursuites du sheriff. Il ne reste plus qu’à prendre le chemin de Douvres et à s’embarquer sur quelque « Packet-Boat » pour gagner Calais et retrouver le chevalier48.

124Ici finissent les aventures du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, dont le destin conjugal est ensuite tout tracé selon les vœux constants de Tiberge. Les gens heureux n’ont plus d’histoire, et le mémorialiste peut « achever » en quelques mots.

« J’achèverai […] de dire au lecteur que nous partîmes le lendemain de Calais pour nous rendre dans une de mes terres ; […] Tiberge mit le dernier sceau à notre union ; que nous y avons vécu tous les trois dans la plus parfaite intelligence ; que Manon m’y a donné un fils et une fille qui partagent toute notre tendresse ; que la paix de nos âmes et le bonheur de nos cœurs sont au-dessus de toutes les peintures que j’en pourrais faire. » (p. 74)

Mme Lescaut mère : un antépisode

125Le livre IV offre toutefois un développement surnuméraire, annoncé comme on l’a dit par Manon elle-même, et qui relève non pas de la continuation mais du prequel ou de l’antépisode. Sous le titre « Histoire de Cécile », on lira donc maintenant l’histoire de la mère de Manon rédigée à la troisième personne par sa descendante, dans le temps même où Des Grieux écrivait ses mémoires ;

« Dans nos moments de loisir, elle a voulu que je m’amusasse à écrire la fin de ma vie, depuis l’endroit où le premier auteur l’avait laissée ; elle m’avait racontée l’histoire de sa mère, de façon à me faire penser que cette petite aventure singulière aurait plus de grâce, si elle voulait l’écrire de son côté : elle y consentit. On s’apercevra aisément de la différence des deux styles, et la gaieté qu’elle y a répandue, me fait croire que cette aventure pourra servir ici comme de petite pièce à l’espèce de tragédie qu’on vient de lire. C’est donc Manon elle-même qui écrit, je n’y ai pas changé un mot de ce qu’on va lire. » (p. 74-75).

126En fait de comédie, on va voir que le récit ne déparerait pas le recueil des Contes sadiens… Cette « Histoire de Cécile » forme au vrai une nouvelle autonome49, nonobstant les réflexions morales adressées de loin en loin par Manon à « [s]on cher comte », et les précisions apportées au début du récit, pour signaler qu’elle « porte « [l]es mêmes traits » que Cécile, et à la toute fin, pour dire la naissance de son frère « Lescaut, le garde du roi » qui « n’est venu qu’après [elle] »50, rappeler au passage que l’événement conté est celui « qui fit passer [s]on oncle l’abbé, frère [de son] père à l’Amérique » (encore que le lien ne soit pas si clair, l’oncle en question ne jouant aucun rôle dans l’histoire…), et invoquer enfin l’atavisme qui a fait d’elle une amoureuse passionnée…

127Née de « parents honnêtes mais qui ne jouissaient pas d’une grande aisance », la belle Cécile est courtisée par un jeune médecin auquel ses propres parents interdisent cette alliance ; elle finit par se donner à son amant, dont elle se découvre très vite enceinte. Arguant de l’opposition familiale, mais soucieux surtout de se dérober à ses responsabilités, le médecin, dont les feux se sont progressivement éteints, propose d’abord à la jeune femme des « remèdes » susceptibles de prévenir son déshonneur. La « liqueur » administrée par trois fois demeure sans effets. Il n’est pas si fréquent à cette date qu’une fiction évoque ouvertement l’avortement, et les complaisances du milieu médical à l’égard d’une pratique sévèrement condamnée par la morale religieuse et punie de mort par les lois civiles. La suite est plus scabreuse encore :

« […] Elle le menaça de le contraindre à remplir des serments, sur lesquels seuls elle s’était abandonnée. Il imagina le tour le plus perfide pour se débarrasser de Cécile, et pour rendre vaine sa menace ; dès le lendemain, il lui dit qu’il avait, à l’occasion de leur mariage, des choses de la dernière importance à lui confier. » (p. 82)

128Sur le lieu du rendez-vous, Cécile trouve « une table de quatorze couverts délicieusement servie, et avec son amant, douze jeunes des plus élégants de la ville, parmi lesquels elle n’eut aucun mal à reconnaître plusieurs de ses adorateurs rebutés », et auprès desquels son amant la présente comme sa future épouse. La cène se prolonge, les toasts se multiplient, et…

« Quand le médecin la vit au point de déraison et d’éblouissement où il la désirait : allons, Cécile, lui dit-il, en la prenant par la main, rien ne doit nous contraindre, montrons à ces messieurs que nous sommes d’heureux époux. La pauvre Cécile n’y voyait plus : elle se laissa conduire sur un lit qui était dans un des coins de la chambre. Autel des plus parfaits plaisirs, devais-tu devenir celui du crime ? Cécile ouvrit les bras à son mari ; à demi-évanouie par le poison qu’elle avait pris, ses sens voluptueux encore la plongèrent dans le plus grand égarement. Le médecin saisit ce moment délicieux pour faire place à un des convives, à auquel un autre se substitua, puis un troisième, un quatrième ; enfin, jusqu’à ce que la trop célébrée Cécile revint de son désordre ; mais il n’était plus temps de s’en apercevoir, Cécile n’avait plus de forces à opposer.
Violence ! doit-on vous nommer douce ou cruelle ? car je ne sais point si dans ces moments forcés, nos sens ne sont pas obligés de se prêter, sans notre consentement même, aux biens qui ne semblent faits que pour eux ; si cela est, trop heureuse Cécile, vous pûtes compter vos plaisirs par le nombre de vos convives, car aucun ne voulut vous faire grâce. » (p. 83).

129On peine à prêter, fût-ce sous le sceau de la fiction, cette dernière réflexion à une femme, a fortiori la fille de celle qui est montrée ici comme la « trop heureuse » victime d’un viol collectif… On le devine : le « tour perfide » imaginé par l’amant consiste à répandre aussitôt dans tous les cercles de la ville de Dijon que « la trop fière Cécile » s’était enfin « humanisée »,

« […] que son début dans la galanterie valait bien les grands exploits d’une ancienne ; convenu encore que tous les chevaliers se nommeraient, qu’on chanterait, comme impromptus, des couplets préparés depuis quelques jours pour cette scène, afin que cet éclat réduisît la misérable Cécile au dépit seul de son ivresse, et qu’après avoir été prostituée à douze étourdis, elle ne pût être reçue en justice à forcer le médecin de l’épouser. » (p. 84)

130Nul autre issue pour l’infortunée que de se jeter aux genoux de son père pour implorer sa grâce, en lui confiant les trois fioles de la « liqueur » abortive données par le médecin, mais sans lui parler « de la dernière aventure de la guinguette ». Il suffit alors au père de menacer l’amant coupable de le dénoncer à la justice et de « le faire pendre comme destructeur du genre humain et de sa propre race » :

« Le médecin sentit bien que la justice ne pouvait pas lui faire grâce avec des preuves aussi manifestes ; il fit venir son père et son oncle, à qui il exposa l’extrémité où il était réduit ; ses parents aimèrent mieux lui voir épouser une fille sans biens, que de l’exposer à la rigueur de lois. » (p. 85)

131Mariage vite conclu : contrat passé le jour même, bénédiction huit jours plus tard, sous les brocards de ceux-là mêmes auxquels le jeune marié avait procuré les faveurs de son épouse… Et départ du couple pour une autre ville (Arras sans doute ?) « pour se soustraire aux risées de tous [leurs] compatriotes »… Pas un mot sur la présence de l’oncle lors de la cérémonie ou sur son sort au lendemain de ce départ forcé.

132Père imposteur et libertin, mère ingénue mais tôt initiée aux multiples plaisirs de l’amour : au terme de cet antépisode à plus d’un titre inédit, nous faudra-t-il relire les aventures de Manon à la lumière de cette double ascendance ?

133*

La Suite Arsène Houssaye (1847)

134On conçoit qu’Arsène Houssaye, qui fut apparemment l’un des premiers à lire cette Suite exhumée par Quérard, ait pu d’abord la qualifier de « mauvais livre » dans la première version de son essai sur Prévost (1844), repris dans le volume des Portraits du XVIIIe siècle (1845), sans songer à lui donner alors la moindre publicité ; s’il la présente trois ans plus tard comme une « trouvaille littéraire très précieuse » en la publiant en feuilleton dans la Revue de Paris en juin 1847, c’est sans doute pour fournir de la copie sans frais au périodique qu’il vient de racheter… Mais c’est peut-être aussi qu’il sait l’extraordinaire regain d’intérêt que la Dame aux Camélias va conférer quelques mois plus tard au roman de Prévost. On voit assez ce qui commande les principales modifications apportées au texte pour sa première publication en revue: au fil du texte, l’éditeur se montre de plus en plus soucieux de régler les incohérences manifestes et de pallier autant que faire se peut l’impression de piétinement qui se dégage souvent des épisodes improvisés par le premier continuateur ; il n’hésite pas à arbitrer à nouveaux frais les hésitations de son prédécesseur, à affabuler autrement ses épisodes les plus hasardeux, à promouvoir un nouveau personnage, et ultimement à athétiser les deux moments les plus scabreux de la continuation : la fin de l’épisode anglais, où Manon se donne comme une prostituée « gâtée » par la syphilis, et le viol en réunion qui fait la principale péripétie de l’« Histoire de Cécile », à laquelle se trouve substituée un livre V doublement apocryphe et tardivement affabulé, comme on l’a indiqué par anticipation.

135L’édition Sartorius parue dans la même année 1847 donne à lire le même texte dans une ponctuation révisée mais sans variantes majeures : c’est à ce texte-là qu’on s’intéressera maintenant, dans une sorte d’analyse au carré puisqu’il s’agira d’observer comment un continuateur second traque les possibles d’une continuation première elle-même déduite (tant bien que mal) des possibles du texte original51… En autres vertus, l’exercice permet aussi de mesurer la distance qui sépare un récit improvisé d’un récit révisé : le premier continuateur s’engage dans l’entreprise sans bien savoir par où ses personnages devront passer avant de se rejoindre à Calais (il invente en avançant, en digne héritier de Prévost) ; le second continuateur révise une intrigue dont une lecture préalable lui a révélé les incohérences locales et les faiblesses constantes (il corrige un texte qu’il regarde comme un brouillon). On s’en tiendra aux seules opérations qui infléchissent le cours de l’intrigue, sans entrer dans le détail des modifications stylistiques, dont le nombre décourage le relevé52.

136La première intervention consiste à lever d’emblée l’hypothèque que fait peser sur la continuation l’ensevelissement de Manon dans le texte de 1731 : les cauchemars de Des Grieux lui feront revoir Manon couverte « d’un peu de sable » seulement, et ses rêves lui montreront « la morte soulev[ant] le sable » sans efforts ; lors de sa résurrection, l’amante n’aura pas à se demander pourquoi son chevalier l’a ensevelie vivante.

Au bord de l’étang

137La seconde décision vise à rationaliser un peu le séjour initial dans la maison paternelle, sensiblement raccourci : on verra Des Grieux courir d’abord au Havre-de-Grâce, avant de renoncer à s’embarquer pour le nouvel Orléans ; et au lieu de se précipiter dans un canal, c’est dans un étang que glissera l’inconsolable amant, pour s’être trop penché sur « l’image de Manon » aperçue « dans le miroir flottant » (sic). Le second continuateur a bien perçu aussi que la logique profonde, si l’on ose dire, de cette noyade consistait à rendre Des Grieux responsable de la mort de son frère : de fait, c’est en cherchant à sauver le chevalier que le frère perd ici la vie.

Rival d’un jour

138Le départ pour l’Italie intervient ensuite sans variante notable, le second continuateur ne parvenant pas mieux que le premier à habiller d’un prétexte plausible le renoncement paradoxal de Des Grieux, désormais libre de toute tutelle, à une nouvelle traversée de l’Atlantique. Arsène Houssaye suit fidèlement le texte de 1762 pour le séjour lyonnais ; à peine doit-on relever une addition, qui introduit un trait de malignité : le « jeune étourdi » responsable de l’arrestation de Des Grieux et Tiberge reçoit ici le nom de… « M. de Vigny »53. L’épisode suivant, qui voit Des Grieux tirer l’épée contre un officier qui colporte la rumeur de la mésaventure lyonnaise, se déroule à l’identique, mais le second continuateur ne se laisse pas tenter par la scène de reconnaissance qui clôt la péripétie dans la Suite de 1762 : si la Suite de 1847 mentionne toujours « l’hôtel de Transylvanie » (p. 35), l’officier n’est plus donné ici comme l’une des victimes parisiennes du chevalier, qui n’a donc pas à entendre le récit du jeune homme, ni à réparer sous le sceau de l’anonymat ses malversations passées. Le second continuateur donne en revanche plus d’ampleur et de solennité à la scène où Des Grieux retrouve Manon sur le point de prononcer ses vœux dans une église marseillaise (p. 42) ; il condense quelque peu le compte rendu par Tiberge de son entretien avec la novice, mais il ne cherche pas à abréger un peu plus loin l’accès de jalousie dans lequel le premier continuateur embarrassait vainement de Des Grieux ; ce long dialogue (p. 53-60), où le chevalier cherche à piéger son ami, s’achève ici non plus sur un éclat de rire de Tiberge susceptible de tranquilliser définitivement le chevalier, mais sur cet aveu pathétique, autrement riche de potentialités :

« Tiberge me prit tristement la main et me regarda en silence. Ses yeux étaient troublés. J’y vis briller une larme. Voilà, lui dis-je, une réponse éloquente, mais je n’y entends rien. Parlez-moi sans détour. Pourquoi vous avouer ma faiblesse ? murmura Tiberge. Ainsi vous l’aimez ? m’écriai-je furieux, attendri, perdant la tête. Écoutez-moi, reprit Tiberge, comme s’il cherchait à lire dans son cœur ; je ne sais si je l’aime encore, mais je l’ai aimée. Ne vous ai-je pas dit qu’au parloir du couvent où j’allai lui parler de vous, je ressentis une agitation surnaturelle quand je la vis apparaître plus belle que jamais, parce que sa beauté avait pris dans cette sainte maison un caractère de noblesse et de gravité. Elle me parla de vous avec indignation ; je n’écoutais pas : toute mon âme était dans mes yeux. Sans doute Dieu voulait me punir d’avoir trop compté sur ma force.
Tiberge ne put arrêter ses larmes. Ne suis-je pas bien à plaindre ? Me laisser aller à la tentation, aux joies de la terre, moi qui ne vivais qu’en Dieu ! aimer d’un amour périssable avec cette âme faite pour amer le ciel ! aimer Manon, le crime en personne ! aimer la maîtresse de mon ami !
Je n’avais plus le ressentiment de la jalousie, je plaignais Tiberge, je ne pensais plus à moi-même. Mais, rassurons-nous, me dit-il en essayant un sourire ; j’ai tant prié, j’ai tant banni les songes coupables, que peu à peu Manon s’est éloignée de mes esprits. Je dégagerai mes pieds des épines fleuries ; votre rival d’un jour redeviendra votre ami de tous les âges. (p. 60)

139Après quoi l’ami fidèle peut s’engager, comme dans le texte de 1762, à « suivre » le chevalier « aux extrémités de la terre » et à « tout » faire pour lui rendre Manon et le « justifier dans le monde »… Rival d’un jour, rival toujours : le dialogue constitue la pierre d’attente de l’épilogue que le second continuateur entend substituer à l’« Histoire de Cécile ».

140La continuation de 1847 se montre régulièrement soucieuse de donner un nom aux personnages secondaires : le capitaine venu reprendre Manon dans le couvent marseillais est dénommé « Marsaing » au lieu du « sieur M… » ; et « Turcuing » le personnage véreux reconnu à Gênes comme ce financier naguère côtoyé « dans l’auberge près l’Isère », dont le long discours n’est pas épargné au lecteur. L’édition Sartorius ne nous évite pas non plus le second passage à Gênes, aussi vain que le premier, après un aller-retour à Livourne aussi bref qu’inutile, et nous ramène encore à Marseille « où peut-être Marsaing était retourné ». Pour ce séjour « provençal », le départ avec les « Pères de la Merci », le périple méditerranéen, le retour et les péripéties du troisième séjour marseillais, le second continuateur met ses pas dans ceux du premier, sans prendre d’autre initiative que des corrections locales. Il donne en revanche un tour plus sobre à la lettre décisive de Manon lue tardivement à Paris, exempte de toute invective :

« Adieu. Vous m’avez trahie comptant sur ma mort ; je vis et je vous pardonne. Je vais demander à Dieu la force de vous oublier. Que votre femme vous accorde des enfants comme ceux que j’attendais du ciel ! » (p. 74)

141On l’aura compris : le second continuateur accorde peu d’importance aux aventures de Des Grieux qui constituaient le livre III de 1762 : le vrai travail de révision commence pour lui avec les retrouvailles des deux amants (p. 76 sq.), impatient d’en venir au livre IV, et au destin parallèle de Manon.

De l’autre côté

142La rencontre n’aura pas lieu à Calais mais à Douvres : c’est le signe que l’épisode anglais qui doit clore le livre IV et le récit de Manon est appelée à connaître une puissante interpolation. Si Tiberge et Des Grieux couchent ici encore dans deux chambres séparées, c’est bien le chevalier qui entend la voix de Manon derrière la « cloison de planches » — la solution adoptée par le premier continuateur privait en effet le lecteur des premières impressions du principal intéressé. Aussi la scène de réconciliation intervient-elle beaucoup plus vite, Tiberge se voyant réduit au rôle de spectateur, aussi bien que la « fille » logée avec Manon, que Des Grieux « reconn[aît] pour une ancienne amie de Manon, nommée Marianne, surnommée la Bouquetière, parce qu’elle avait vendu à tout le monde les roses de sa bouche » (p. 77) ; on n’en saura pas plus à ce stade sur l’identité exacte de ce personnage épisodique, qui n’appartient pas au passé commun des deux héros dans le texte de Prévost. Le livre III se referme sur une double prolepse, suffisamment appuyée pour annoncer un dénouement dysphorique :

« Nous arrangeâmes que nous passerions cette journée-là à Douvres sans sortir de l’auberge et que le lendemain après la traversée, nous reprendrions le chemin de mes terres ; que Manon choisirait celle qui lui serait le plus agréable et que nous y fixerions notre séjour. Mais nous n’étions pas à la fin de tous les dangers. Qui peut répondre d’un jour de paix et de bonheur dans la tempête des passions ? » (p. 80)
[…] C’était à qui raconterait la suite de nos tristes aventures. […] Manon […] ne voulut pas me détailler tous ses chagrins sans avoir appris les miens. Elle me supplia de commencer. […] [Mon] récit était souvent interrompu par nos embrassements. Tiberge n’était pas là. Ce pauvre ami avait peut-être, qui le sait ? retrouvé toutes les agitations de son cœur. Pour nous, redevenus, malgré les leçons du malheur, aussi fous ou aussi enfants qu’autrefois, nous prenions la joie comme il faut la prendre, sans regarder ni en arrière ni en avant. (p. 81)

143Cherchant à s’exempter du spectacle de ces « embrassements », Tiberge s’est logiquement dispensé de la narration de Des Grieux, qui eût occasionné pour lui de pénibles redites, mais aussi du récit de Manon, entièrement inédit pour lui, et sans nul doute riche d’enseignements pour le personnage « agité » de passions qu’il n’a jamais cessé d’être (depuis 1731).

La course d’Olympe

144Si le second continuateur reprend mot à mot à son prédécesseur le récit par Manon de sa résurrection, il abrège autant que possible les réflexions subséquentes par lesquelles la jeune femme commençait à s’interroger sur les motivations de son amant et fossoyeur : quand la continuation de 1762 requérait que Manon se persuade toujours davantage de la culpabilité du chevalier, le texte de 1847 doit s’employer à diluer sa responsabilité quant au fait même de l’ensevelissement. Le premier séjour de Manon, retrouvée ici encore par « les gens de Synnelet » accompagnés de l’aumônier, puis retenue « dans une maison isolée au bord d’un bois », se déroule à l’identique. La nouvelle version écourte toutefois l’exposé du dilemme de Manon face à la « condition » mise par l’un des gardes qu’elle entend soudoyer pour obtenir des nouvelles du chevalier, en lui épargnant une « promesse » aussi « infâme » que fallacieuse : tous les moments où le texte de 1762 se faisait l’écho des scrupules moraux de Manon se trouveront ainsi révisés mot à mot. Ainsi de la péripétie que constitue la pendaison de ce même « malheureux qui [l’]avait voulu servir ». La Suite Courcelles portait : 

« M. le gouverneur, pour donner un exemple de l’exactitude avec laquelle il voulait qu’on servît les indignes amours de son neveu, l’avait condamné à la mort : l’aumônier l’exhorta très cavalièrement, et ses camarades le pendirent presque sous mes yeux, avant que j’eusse eu le temps de demander sa grâce, que les mêmes menaces de me livrer au désespoir [i.e. en retournant contre elle le couteau qu’elle a réussi à dérober] m’auraient pu lui faire obtenir.
Il n’était donc plus possible de rien tenter pour vous faire savoir ce que j’endurais, l’amour le plus industrieux (et le mien se flattait de l’être) n’aurait rien imaginé de sa position. [sic, comprendre : n’aurait rien su imaginer pour sortir de cette situation]. » (p. 11 de l’éd. de 1786 retenue).

145On lit dans l’édition Sartorius comme dans la Revue de Paris :

« […] ses camarades le pendirent presque sous mes yeux, avant que j’eusse eu le temps de demander sa grâce ; mais l’aurais-je demandée ? Il n’était donc plus possible, après cet exemple, de rien tenter pour vous faire savoir où j’étais » (p. 89).

146Si Synnelet demeure en 1847 invariablement respectueux et dissimulé tout à la fois, la première vraie interpolation porte cependant sur ses insinuations, qui visent à « persuader » Manon du « crime » de son amant. Le texte de 1762 imputait au chevalier la responsabilité de l’ensevelissement, comme on l’a vu :

« Ignorez-vous que c’est lui qui vous a enterré toute vive ? […] Quel autre que lui pouvait avoir intérêt à le faire ? Avez-vous ici un seul ennemi ? M’en avez-vous cru capable, moi !, qui vous ai pleurée, et qui n’ai pas de plus grand espoir que celui de vous conserver ? En un mot, soit rage en craignant de vous perdre, soit envie de se défaire de vous, il a avoué que c’était lui ; et comment l’aurions-nous su ? Comment aurais-je envoyé pour vous donner les honneurs de la sépulture, si nous ne l’avions appris de sa propre bouche ? Quel autre criminel eût pu commettre cette action, pour nous la venir déclarer ? » (p. 13-14 de l’éd. de 1786)

147La nouvelle version rend un tout autre son de cloche :

« Quel est-il donc [ce crime] ? lui dis-je en l’interrompant. Hélas ! reprit [Synnelet] d’un air triste, n’avez-vous donc pas remarqué, pendant votre traversée du Havre-de-Grâce au Nouvel-Orléans, que le chevalier Desgrieux s’est souvent entretenu avec une des malheureuses qui vous accompagnaient dans votre exil. On la nommait, je crois, Olympe : il paraît qu’elle était aussi infortunée que vous : beaucoup de faiblesses et beaucoup de désordres, c’était tout son crime ; mais elle était plus jolie et moins coupable que toutes ces pauvres créatures que Paris rejetait de son sein. Eh bien [?] dis-je à Synnelet avec impatience. Eh bien ! continua-t-il, en revenant de pleurer sur la fosse où il vous avait enterrée toute vivante, le chevalier Desgrieux rencontra cette fille en prison et lui conta son chagrin ; elle pleura avec lui… Achevez ! m’écriai-je toute pâle. Vous ne devinez-vous pas, belle Manon, qu’ils se sont consolés ensemble ? C’est impossible ! dis-je avec colère : je réponds du cœur de mon amant. Ah ! mademoiselle, poursuivit Synnelet, vous ne connaissez guère les hommes : celui-ci vous a aimée, mais le tombeau met un siècle de distance entre les cœurs les plus passionnés. Non seulement le chevalier Desgrieux a pris goût à la belle Olympe, mais il s’est embarqué avec elle pour la France, où il espère la faire rentrer à la faveur d’un nom de guerre. J’ai moi-même prié mon oncle pour lui faciliter les moyens de retourner dans son pays. Nous nous sommes quittés sans rancune en nous donnant la main.
J’étais confondue, j’étais plus morte que sous le sable où vous m’aviez enterrée. Je ne trouvai pas un mot à répliquer. Une voix plaidait pour vous dans mon cœur, mais une autre voix affirmait à mon esprit que tout ce roman était vrai : vous m’aviez quelquefois parlé de cette fille avec faveur pendant la traversée, pourquoi ne l’eussiez-vous pas aimée après ma mort ? Le cœur est si fragile ! C’est un abîme, on s’y perd. » (p. 92-93)

148Ainsi le second continuateur parvient-il à accréditer l’infidélité du chevalier, en plaçant Manon à peu près dans la situation qui fut souvent celle de Des Grieux dans le texte original de 1731, et en s’épargnant la mention ultérieure de l’arrivée de Tiberge pour expliquer le départ de l’amant. Une affirmation unique, plusieurs fois réitérée54 mais qui ne pourra être démentie que par le chevalier lui-même, vaut apparemment mieux que la gradation que le premier continuateur a vainement tenté de mettre en place. La version de 1847 rend ainsi plus plausible « la sainte effusion » de Manon qui « prom[et] à Dieu de lui consacrer [s]es jours ». L’invention autorise à précipiter ensuite l’exigence du gouverneur qui entend que Manon épouse son neveu « dans quinze jours ».

149La surprise est plutôt que le second continuateur n’introduit que des corrections de détail dans les deux séquences suivantes, moralement périlleuses qui voient Manon faire de l’hypocrite aumônier son allié, puis entreprendre de séduire l’oncle pour mieux différer les noces avec le neveu : ces deux éléments forgés par le continuateur de 1762 étaient apparemment les mieux à même de précipiter la fuite de Manon avec l’aumônier, en inaugurant un long épisode maritime.

Manon et Marianne

150L’appareillage du navire sur lequel s’ouvrait la livraison du 11 juillet de la Revue de Paris55semble alors libérer le second continuateur — à moins de supposer que l’établissement du texte ait changé de mains au début de l’été 1847… Le capitaine (« Marsaing » donc) n’y est plus donné comme un « ami » de l’aumônier, mais comme un « fieffé coquin », soit : un mari infidèle qui déserte tous les soirs la chambre conjugale (où loge pourtant Manon…) pour visiter une passagère clandestine dont l’héroïne ne tarde pas à découvrir l’existence.

« [Je me promis] d’avoir la clé de cette énigme. Une heure après, j’entendis le capitaine qui descendait chez sa femme. Dès que je jugeai qu’il était endormi, je retournai bravement sur le pont et j’allai frapper à la porte mystérieuse. On ne me répondit pas ; je frappai encore. Cette fois on vint ouvrir. Je vis apparaître une jeune femme à peu près nue, qui, ne s’attendant pas à ma visite, poussa un cri d’effroi. Ne vous effrayez pas, lui dis-je d’une voix amie ; je connais votre secret et je ne le trahirai point. » (p. 105).

151On aura compris qu’il s’agit de cette « Marianne la Bouquetière » aperçue aux côtés de Manon dans l’auberge de Douvres, à la fin du livre III de 1847, et que Des Grieux « reconn[aît] pour une ancienne amie de Manon » comme on l’a souligné (et on ne la confondra pas avec le personnage éponyme dont l’héroïne s’assure les services au sein de la prison londonienne dans la Suite de 1762…). L’étrange est ici que cette Marianne reconnaît Manon comme si toutes deux s’étaient côtoyées au Nouvel-Orléans, alors même cette rencontre n’a pas plus sa place dans un épisode antérieur du texte de 1857 que dans la Suite de 1762 — et a fortiori dans le texte de Prévost qui, sauf erreur, ne singularise aucune des figures féminines débarquées en Louisiane en même temps que les deux amants.

« La bonne rencontre ! dit-elle en me tendant la main. Nous étions dans la nuit la plus profonde. La bonne rencontre [?], dis-je avec surprise, je ne vous comprends pas. Allons donc, répliqua-t-elle, vous êtes Manon et je suis Marianne, autrement dit La Bouquetière. Nous n’espérions pas retourner si vite en France. Cette fille me raconta qu’elle avait vu le capitaine dans un cabaret ; qu’il l’avait trouvée jolie, qu’elle s’était montrée rigoureuse sur le point d’honneur, qu’elle n’avait consenti à tomber en son pouvoir qu’à la condition de partir avec lui soit pour retourner en France, soit pour aller ailleurs, mais loin d’un pays où elle vivait dans l’esclavage. Après bien des débats, il avait bien voulu la prendre dans son bâtiment, mais à la dérobée, car il était marié, et sa femme voulait être tout à fait sa femme. » (p. 106)

152Tout se passe ici comme le second continuateur s’était convaincu que le personnage avait été suffisamment introduit parce que la fin du livre III en faisait déjà mention, sans tenir compte du fait que cette première occurrence requérait une explication rétrospective : une analepse complétive susceptible de combler une manière de paralipse56. Pareil dysfonctionnement pourrait venir étayer l’hypothèse qu’une seconde main a pris en charge l’établissement du texte pour la Revue de Paris à compter de cette séquence maritime et à dater de la livraison du 18 juillet. Toujours est-il que cette Marianne-là est destinée à accompagner Manon comme son âme damnée : elle prendra régulièrement sur elle les péchés qu’un déroulement vraisemblable de l’intrigue n’aurait pu autrement épargner à l’héroïne (« Je lui fis quelques représentations sur ses tristes folies. Mais elle n’avait pas comme moi entrevu le ciel et elle se moqua de moi »).

153Donnera-t-on un autre rôle à l’aumônier dès lors que Manon semble avoir trouvé en Marianne une nouvelle alliée ? Le second continuateur ne semble pas même entrevoir la possibilité d’une interpolation : l’héroïne entreprend de « représenter ses devoirs » à l’hypocrite dans les termes mêmes de la Suite de 1762, et la scène de reconnaissance entre l’oncle et la nièce intervient aussitôt sans vraies variantes57, — si ce n’est que le « récit des circonstances de sa vie » que fait alors l’oncle à sa « nièce » ne porte plus mention d’une « scène éclatante arrivée à son frère », au père de Manon donc, mais d’une « scène éclatante qui lui était arrivée [et qui] l’avait pour ainsi dire exilé depuis une vingtaine d’années en Amérique ». On ne connaîtra jamais le détail de la dite « scène » qui n’éveille pas davantage la curiosité de l’héroïne, et conséquemment : nulle prolepse de la narratrice ne vient nous en promettre le récit « pour la fin de [s]es aventures », dès lors que le second continuateur entend biffer avec l’« Histoire de Cécile » les inconduites de M. Lescaut père.

154Lors du débarquement à Marseille puis de l’entrée de Manon au couvent, le second continuateur n’a pas un mot sur Marianne, dont il semble avoir oublié jusqu’à l’existence. Il ne sera pas davantage question de la Bouquetière lorsqu’on verra reparaître le sieur Marsaing, au lendemain du scandale suscité par l’irruption de Des Grieux au cours d’une cérémonie des vœux que le second continuateur expédie ici en quelques lignes, comme il a abrégé plus haut les tourments moraux endurés par Manon durant son noviciat. La nouvelle Suite s’emploie plutôt à accréditer les raisons que peut avoir Manon de fuir le couvent marseillais, en rappelant… l’épouse supposée de Des Grieux.

« [Le capitaine et sa femme] m’assurèrent savoir que vous n’étiez venu à Marseille que pour me faire un mauvais parti, que votre femme voyageait avec vous et parlait de moi avec indignation. » (p. 114)

155Toutefois, dès lors que Manon reprend la mer sur le même vaisseau « depuis peu de retour d’une autre traversée au Nouveau-Monde », le second continuateur semble retrouver la mémoire :

« [Marsaing] me mena droit à son bord, où je retrouvai la Bouquetière, que le capitaine tenait rigoureusement sous sa loi sans que sa femme y prît garde ; cette pauvre Marianne avait peur d’être ressaisie par les archers et reconduite au désert. Elle attendait une occasion pour recouvrer sa liberté en Italie ou en Angleterre. Dès que le jour parut nous fîmes route pour Livourne. » (p. 115)

156L’alternative est celle-là même qui s’ouvre pour la continuation elle-même, obligée à un périple italien avant une ultime péripétie anglaise. Mais dans l’épisode du prince italien, qui se déroule tout entier à bord du navire et avec la complicité de Mme Marsaing, l’existence de deux figures féminines secondaires s’avère embarrassante : il faut abréger les remontrances adressées par l’héroïne à la femme du capitaine, longuement développées dans le texte de 1762, et redonner la parole à Marianne.

« La Bouquetière vint vers moi [qui faisait semblant de lire sur le tillac pour montrer que la tranquillité d’âme me mettait au-dessus de la crainte] : Eh bien ! Mademoiselle, est-ce que vous lisez votre bréviaire ? me demanda-t-elle en se penchant au-dessus de mon livre. Je lui contai en peu de mots mon aventure. Elle se prit à rire : Soyez sans inquiétude et sans crainte, mademoiselle ; si le prince persiste, je me jetterai entre vous et lui. » (p. 118)

157La livraison de la Revue de Paris datée du 11 juillet 1847 s’achevait sur cette piquante hypothèse, qui a le mérite d’esquisser un vrai rôle pour la Bouquetière.

158Si le texte offert par la livraison du 18 juillet diverge toujours davantage de l’épisode correspondant dans la Suite de 1762, c’est bien parce qu’il s’agit de donner un semblant de place à à ce personnage surnuméraire.

« Le vent était bon, la mer favorable, le bâtiment dévorait l’espace. Où allons-nous, demandais-je tous les jours. Nul ne voulait ou ne pouvait me répondre. La Bouquetière croyait que nous allions vers la principauté de mon ravisseur ; elle me conseillait de prendre mon parti ; elle me demandait à devenir ma première dame d’honneur. Elle ne comprenait pas mes airs farouches. Tu n’as donc pas un souvenir dans ton cœur ? lui dis-je un jour avec indignation. Je comprends, dit-elle avec sa philosophie habituelle : mon cœur veut vivre, le vôtre mourir. » (p. 118)

159Conscient que le coup de théâtre qui, dans la livraison précédente, a amené le prince italien à bord du navire manquait de motivations et donc de vraisemblance, le second continuateur s’oblige à anticiper le récit de la femme du capitaine qui rend compte des circonstances dans lesquelles le prince a retrouvé Manon et s’est assuré la complicité du couple Marsaing. Il épargne ensuite au lecteur le long épisode de la tempête surnaturellement prédite par Manon, pour précipiter le débarquement à Londres, le prince faisant opportunément preuve de « la plus grande docilité »… L’enlèvement intervient dans les mêmes circonstances, l’héroïne se trouvant ainsi isolée de Marianne aussi bien que du capitaine et de sa femme. Le second continuateur suit son prédécesseur quant à la lutte avec le prince italien dans la chambre d’auberge « où il prétendait voir la fin de toute [l]es rigueurs » de Manon, les chutes et évanouissements symétriques du suborneur (toujours blessé à la tête par un chandelier) et de l’infortunée (encore embarrassée dans sa fuite par l’habit du premier), et l’intervention d’un shérif dont le texte de 1847 se dispense de gloser la fonction (comme il n’a pas cherché plus haut à traduire l’exclamation du personnel de l’auberge : She is vastly pretty).

160L’épisode suivant mène semblablement Manon dans la prison de Newgate, en ménageant toutefois deux variantes remarquables : le prince italien n’est plus déclaré « mortellement blessé » mais montré seulement « alité », et Marsaing prend le large pour une course… en solitaire :

« Croyant emmener sa maîtresse, il était même parti sans emmener sa femme. Il n’emmena ni l’une ni l’autre ; car Marianne était redescendue lestement dans une nacelle pendant que le navire levait l’ancre au commandement de Marsaing. » (p. 122-123)

161On ne connaîtra pas le sort de l’épouse délaissée, mais on retrouvera bientôt Marianne. Pas avant d’avoir fait connaissance avec une nouvelle figure féminine : la femme de chambre dont Manon s’assure les services au sein même de la prison, et qui ne peut plus recevoir le prénom qui était le sien dans le texte de 1762 — non plus « Marianne » donc, mais « Ursule », semblablement reconnue par l’héroïne « pour avoir été autrefois à [s]on service à Paris », sans que la narratrice ne soit plus autorisée à ajouter : « C’est cette même fille que vous voyez aujourd’hui avec moi », pour la « recommander » à la reconnaissance du comte (p. 55 de l’éd. de 1786 étudiée). Le récit relatif au passé d’Ursule s’en trouve logiquement réduit :

« Ursule me dit qu’en me quittant, lorsque j’avais été enlevée par ordre de M. le lieutenant de police, elle avait servi une demoiselle qui l’avait fait beaucoup voyager ; qu’elle avait fini ses caravanes par Londres ; qu’elles s’y étaient brouillées ; qu’on l’avait mise à la porte sans la payer ; qu’elle avait été bientôt emprisonnée pour dettes. » (p. 123)

162Ce n’est plus ensuite la « peur de la mort » mais, assez mal fondée, la simple peur de… « perdre » Manon qui pousse le prince italien à de complets aveux et à un élan de générosité assurant à l’héroïne de quoi prendre la route pour Douvres en compagnie d’Ursule.

163Viennent alors le nouvel enlèvement, une lieue à peine au sortir de Newgate, dont Manon ne devine pas mieux le commanditaire que dans la Suite de 1762, et l’échange de rôles, qu’Ursule accepte aussi difficilement en 1847 que Marianne en 1762. Mais au lieu du « commissaire » ou sherif, c’est un inconnu, « un homme seul tout encapuchonné » qui se présente, et que le déguisement suffit à abuser sur l’identité respective des deux femmes :

« Le nouveau venu m’ordonna par un signe de lui traîner un fauteuil devant Ursule. La pauvre fille eut bien de la peine à ne pas se lever elle-même pour m’éviter cette servitude. Mademoiselle Manon, dit-il en français travesti d’anglais, je vous aime à la fureur et à la folie. En parlant, il avait découvert ka figure de trente ans la plus flegmatique de la Grande-Bretagne. Il était fort laid : un nez rouge, des oreilles rouges, des cheveux rouges. Monsieur, lui répondit Ursule, je suis vivement touchée de votre tendresse pour moi, mais vous ne m’avez jamais vue ! C’est pour cela que je vous aime ; vous ressemblez au portrait que mon cœur m’avait peint. Si vous voulez, je vous offre mon cœur et mes guinées ; si vous ne voulez pas, je vous enlève. Telle fut sa déclaration d’amour. Ursule ne savait que répondre à cette éloquence. Vous me donnerez le temps de vous aimer ? lui dit-elle. Oh ! Cela m’est égal, vous m’aimerez quand vous voudrez. Il se leva : Mettez votre pelisse, et partons pour Londres. Oui, dit Ursule en soupirant ; mais cette fille qui m’accompagne veut retourner en France, dans sa famille ; donnez-lui en les moyens ; elle viendra nous rejoindre plus tard. Oh ! oui, reprit le galant sans même me regarder ; je lui donnerai beaucoup de guinées. Il prit la main d’Ursule et l’entraîna. Oh ! je suis amoureux, poursuivit-il, comme s’il eût dit : Je vais descendre l’escalier. » (p. 132)

164Et c’est ainsi que Manon, sous ses « habits d’emprunts » et après un court passage par Londres, put gagner Douvres dans la voiture même de l’aristocrate anglais. Et Marianne ? La narratrice aussi bien que le continuateur l’ont une fois encore oubliée :

« Vous savez la fin de mon histoire, mon cher chevalier (sic), puisque vous m’avez retrouvée en cette hôtellerie. J’oubliais de vous dire qu’en y arrivant, j’ai vu la Bouquetière sur le seuil. Elle m’avait cherchée à Londres ; mais craignant la prison, elle n’avait jamais osé me visiter à Newgate. Elle se jeta à mon cou, elle voulait aussi retourner en France, elle me supplia de la regarder comme une compagne de voyage toute dévouée. Je lui aurais demandé volontiers la même grâce, malgré mes principes, tant j’avais peur d’être seule. Vous savez le reste : nous sommes ici depuis deux jours, attendant le départ retardé du paquebot. » (p. 132-133)

Épouser Manon : une suite de la suite

165Au-delà de ces lignes qui font une clausule acceptable, la copieuse livraison de la Revue de Paris datée du 18 juillet offrait, comme on l’a dit, un « livre V » qui vient déborder le dénouement inscrit dans le texte de 1762, et que rien ne laissait vraiment présager (la première livraison n’annonçait que deux livres). Des Grieux y reprend la plume pour narrer la suite de l’histoire désormais commune et bientôt conjugale. À en juger par son double incipit, cette suite de la suite n’a évidemment nul besoin de Marianne, à laquelle il faut donc offrir une sortie acceptable, mais elle a manifestement besoin de Tiberge :

« Manon termina ainsi la seconde phase de son histoire. Nous nous promenâmes un peu par la ville avec Tiberge, qui n’avait pas l’air serein et joyeux que mon bonheur aurait dû lui donner. Une vague inquiétude passait sur sa figure. Il regardait le ciel comme s’il y cherchait un conseil ou une consolation.
Ce jour-là, Marianne, qui depuis la veille avait entamé une aventure dans l’hôtellerie, s’embarqua pour le Havre-de-Grâce, sous le nom de la baronne de Montval, avec une espèce de marquis de fraîche date, dont la vraie position dans le monde était d’avoir un oncle fermier-général. » (p. 134).

166Quel avenir imaginer aux deux amants désormais mariés, dans la plus reculée des terres picardes héritées par Des Grieux, au sein d’un « petit château perdu au fond des bois, qui avait plutôt l’air d’un monastère que d’un séjour d’amoureux ? Comment remédier à la « mélancolie » de Manon, cette maladie apparemment ramenée d’Amérique et cultivée au couvent ? Le ciel se montre « sourd » à la prière de l’époux, qui demande à Dieu « qu’il voulut bien accorder des enfants » à la jeune mariée. Le salut de la continuation, sinon de l’héroïne, ne peut décidément passer que par Tiberge — qu’on ne doit jamais oublier :

« J’oubliais de dire que Tiberge, qui avait été présent à notre union, nous avait quittés pour aller passer une saison dans sa famille. Quand il revint il nous trouva tristes et comme découragés. Nous n’avions plus rien à nous dire ; nous errions, comme des ombres, sous les tilleuls du parc. Manon surtout était silencieuse comme les statues. Nous nous étions tant dit que le bonheur serait avec nous, que nous n’avions plus la force d’être heureux.
Manon sembla se ranimer un peu au retour de Tiberge. […] » (p. 136)

167Car Tiberge lui parle de Dieu, et Manon désormais « aime Dieu » plus que tout. Un hiver à Paris, à quoi Des Grieux la détermine, n’y changera rien. C’est aussi que Paris a changé, plus vite encore que le cœur de Manon :

« On me connaissait d’ailleurs sous le nom du chevalier Desgrieux, un amoureux de vingt ans ; maintenant que j’avais pris le titre du compte de P… et que la passion m’avait vieilli plus vite que les années, nul ne viendrait dire qui j’étais. Je conduisis donc Manon dans les cercles à la mode ; elle y prit d’abord quelque plaisir, parce que la curiosité est presque la moitié de la vie chez les femmes, mais les cercles étaient devenus graves et sentencieux ; la philosophie y avait pénétré, les beaux esprits seuls y trouvaient leur compte. Les femmes avaient beau être jolies, elles y perdaient leur empire. Manon, qui ne s’était jamais amusée par convention, s’y ennuya beaucoup. Ah ! me dit-elle un jour, comme j’aimais bien mieux le petit cabaret où nous soupions si gaiement jusqu’au matin ! Quelle fleur de jeunesse ! Quel oubli du monde où nous sommes et du monde où Dieu nous appelle ! Ah ! mon cher chevalier, où êtes-vous ?
J’étais là triste comme un tombeau. » (p. 137-138)

168Un souper au « petit cabaret de la Pomme d’or », dans lequel les amants d’autrefois s’accordent un temps à placer leur espoir, ne parvient pas à rallumer la flamme des époux, qui en sortent silencieux et défaits.

« Pour expliquer notre abattement, je lui dis qu’à ce souper au cabaret il nous manquait des amis. Oui, dit-elle ; mais où sont-ils ? Ah ! si nous avions rencontré la Bouquetière et ses cinquante amants. Elle m’avoua qu’elle avait averti la Bouquetière de notre séjour à Paris, et que cette fille devait venir le lendemain. Monsieur le comte, me dit-elle en rougissant de cette entrevue promise, ne vous offensez pas de la présence de Marianne ; je ne veux la voir que par curiosité, désirant savoir comment elle a pu recommencer ses folies.
La Bouquetière vint le lendemain. Manon lui fit mille questions ; Marianne éclatait en folie et en gaieté. Voyons, Marianne, lui dis-je à mon tour, donnez-moi le secret de votre bonne humeur. C’est bien simple, dit-elle : je vais de tourbillon en tourbillon, je n’ai pas une heure pour réfléchir et me voir passer. C’est une vie bien malheureuse que la mienne, trahie par l’un, abandonnée par l’autre, jalouse de celui-ci, surprise par celui-là ; mais que vous dirai-je ? je me trouve heureuse de mon malheur comme vous vous trouverez peut-être un jour malheureux de votre bonheur. » (p. 140)

169Rappeler Marianne, c’est ici ressusciter un instant la Manon insouciante d’autrefois — plus philosophe peut-être mais l’air de Paris est décidément à la philosophie. Au cours d’une seconde visite, la même Marianne apporte au seul Des Grieux une « fâcheuse nouvelle » ; elle a reconnu Synnelet à l’Opéra, et vient mettre l’époux de Manon en garde : « Ne lui laissez pas voir Mme la comtesse, car il se porterait à des extrémités ». Une lettre de Tiberge persuade de son côté la mélancolique héroïne de revenir à la campagne. Une autre nouvelle les y attend : Tiberge annonce son choix d’« entrer irrévocablement dans la vie monastique ». Les « prières » de Manon et l’instance de Des Grieux échouent à le détourner de son dessein.

170Une ligne de points de suspension interrompt ici le manuscrit du comte de… Le récit reprend avec cette interrogation : « Aurai-je la force de terminer ce récit ? ». Trois alinéas suffisent ensuite à rapporter l’ultime conversation entre Tiberge et Manon, surprise par Des Grieux :

« Oui, madame, lui dit Tiberge, je pars ; c’est Dieu qui le veut. Vous partez et ne reviendrez plus ! murmura Manon d’une voix étouffée : vous partez ! Mais je vous aime… Ah ! madame, s’écria Tiberge en tombant à genoux devant elle, j’ai été le premier coupable. À Marseille, ne vous rappelez-vous pas mon trouble en vous revoyant ? Dès ce jour, vous êtes venue vous placer entre mon cœur et Dieu.
Après un silence, Tiberge, se relevant, continua ainsi : vous comprenez, madame, pourquoi je veux partir. Je ne vous dirai pas combien je trouvais doux de vivre auprès de vous ; mais c’est une ivresse qui a déjà trop duré. Dieu me la pardonnera-t-il ? Et mon ami le plus cher ! Je voulais vivre pour lui, mais je m’aperçois que je ne vis plus que pour vous. Adieu, madame ! priez Dieu pour moi. Adieu ! murmura Manon en retenant ses larmes ; adieu ! n’oubliez pas que c’est pour moi qu’il faut prier.
Ils ne se sont pas revus : ils ne se reverront pas ; mais pourtant j’ai le cœur plus triste que jamais. » (p. 141-142)

171Si bien des lecteurs de Prévost ont sans doute antidaté ce moment où Manon est venue s’interposer entre le cœur de Tiberge et la divinité, la Suite de l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ne pouvait trouver son issue que dans la promotion d’un autre couple à la fois inédit et impossible, dans ce renoncement qui forme un remake du dénouement de Bérénice : invitus invitam.

172Une nouvelle ligne de points de suspension nous laisse attendre le tout dernier mot de Des Grieux.

« Ah ! Manon ! Manon ! pourquoi n’es-tu pas restée enterrée sous le sable du désert ! »

173Mieux valait peut-être l’y laisser : ce regret annule d’un trait toute la continuation, en enfouissant son principe.

174Comme on l’a signalé, le texte de la Revue de Paris s’achevait sur cette courte rubrique : « Ici se terminait le manuscrit intitulé : Suite de l’Histoire du chevalier Desgrieux et de Manon Lescaut, trouvé dans les papiers de la succession du comte de P…, en 1760 ». L’édition Sartorius y greffe ce supplément encore, qui vient délivrer la moralité de la fable enfin complète :

« On lit dans une lettre du temps : “Le comte de P. est mort sans héritiers ; il vivait seul ; sa femme s’était retirée au couvent, ne voulant vivre qu’en Dieu. Il paraît qu’ils s’étaient aimés jusqu’à la folie, mais ils n’ont pas pu vivre longtemps ensemble, tant il est vrai que l’amour aime l’imprévu et l’impossible” »58.

175Il était du devoir d’un second continuateur d’interdire tout prolongement ultérieur : une suite de la suite n’a de sens qu’à proposer une fin absolue. Ainsi finissent donc les aventures du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut.

176*

Amender Manon Lescaut

177 À moins qu’il ne faille tout reprendre depuis… le début : non pas depuis le dénouement proposé aux lecteurs de 1731 mais depuis les premières pages du texte de Prévost ; il se pourrait qu’une fin soit à trouver avant la fin, et que la suite, c’est-à-dire aussi une autre version de l’histoire, soit à inventer depuis le récit de Des Grieux. Il suffit de supposer que le chevalier a dissimulé au premier destinataire de sa narration l’exacte conclusion de sa liaison avec Manon, comme on en a fait l’hypothèse dans un article récent59, en posant que, s’il dit « vrai » au marquis de Renoncour quant à ses premières aventures, lors de la première rencontre à Pacy et lors de la seconde à Calais, il ment pour cette portion du récit qui couvre l’intervalle entre les deux rencontres — en postulant donc que tout l’épisode américain, depuis le départ de Pacy, est affabulé par un Des Grieux soucieux de dissimuler la fin de l’histoire, et la façon peu glorieuse dont Manon lui a été enlevée. Alexandre Dumas l’a senti à sa façon, qui jugeait l’épisode américain entièrement dispensable : de fait, le périple a si bien l’allure d’une invention émancipée de la plus élémentaire vraisemblance qu’il est difficile de lui accorder le même statut qu’aux épisodes précédents.

178Resterait maintenant à reprendre l’hypothèse échafaudée dans l’article suscité, qui fait de Des Grieux la dupe de M. de T… dès le début de la seconde partie du texte original, en mettant à profit quelques-unes des suggestions offertes par les Suites ici examinées. Il y a toujours dans deux textes de quoi en faire un troisième, a fortiori lorsqu’on dispose de trois continuations.

179Pour l’apocryphe à venir, on se dispensera donc résolument de l’épisode américain : les difficultés dans lesquelles s’embarrasse le premier continuateur de 1762 quant aux motifs de l’inhumation de Manon, que le second continuateur ne résout guère mieux, montrent qu’il vaut mieux laisser l’héroïne à l’air libre, et de ce côté-ci de l’Atlantique — mais peut-être pas de la Manche : on s’expliquerait mieux la présence de Des Grieux à Calais si on le savait finalement revenu de Londres via Douvres.

180On mettra aussi à profit le prince italien, qui méritait peut-être mieux que la scène d’humiliation auquel l’interpolation tardivement décidée par Prévost pour l’édition de 1753 le cantonne. On lui prêtera au moins un désir de vengeance, si le hasard devait remettre Manon ou Des Grieux sur sa route. À supposer que le prince ait entrepris un Grand Tour, on le verrait bien prendre la route de Londres au lendemain de sa déconvenue parisienne.

181S’il faut faire revenir quelques personnages secondaires du passé narratif, on rappellera l’un ou l’autre des domestiques libéralement accordés aux amants par le texte original ; car on a ici l’embarras du choix : « Marcel », le seul des valets à recevoir un prénom, tardivement introduit dans la seconde partie de 1731, et qui pourrait bien avoir joué un rôle assez trouble dans l’ultime péripétie qui condamne l’héroïne à la déportation ; ou bien la jeune fille « de seize ou dix-sept ans » chargée par Manon de consoler Des Grieux après lui avoir remis la lettre lui apprenant qu’elle reste auprès du jeune G…M… (« Tu es jolie, je pourrai peut-être t’aimer à mon tour ») ; ou bien encore ce couple formé par le valet de chambre de Des Grieux et la suivante de Manon, qui ont su dérober à des « maîtres jeunes et faciles » les « gains considérables » amassés à la table de jeu.

182On ne se refusera pas davantage les secours de Tiberge, éternel rival continûment silencieux, qui attend son heure depuis trop longtemps, comme l’ont senti deux de nos continuateurs au moins, et sans doute la plupart des lecteurs avant eux — il n’est pas sûr toutefois qu’il faille lui offrir le fin mot de l’histoire et le cœur de Manon.

183On pariera davantage sur M. de T… auquel la seconde partie du texte original confère un statut d’exception ; M. de T… — dont on se prend à espérer une lettre au moins dans la première continuation de 1762 — est, avec Tiberge précisément, le seul personnage masculin à ne pas se montrer amoureux de Manon — et surtout : à ne rien tenter pour la soustraire à Des Grieux ; c’est peut-être qu’il entend d’abord favoriser le succès d’un rival amené par lui à Chaillot, le jeune G…M…, pour provoquer la catastrophe qui (re)mettra Manon à sa merci. N’est-il pas le fils de l’administrateur de l’Hôpital ?

184Le point décisif consistera à imaginer les conditions dans lesquelles il est finalement parvenu à enlever Manon : non pas au sortir de l’Hôpital comme il l’avait semble-t-il prévu — Des Grieux ne s’est pas laissé abuser par la fausse information reçue quant à la route que doit prendre le convoi, et il a bien mené sur le chemin de Normandie l’infructueuse attaque que l’on sait — mais quelque part entre Pacy et le Havre-de-Grâce — puisqu’il est avéré par le récit de Renoncour que les deux amants ont fait halte à Pacy et qu’il est vraisemblable qu’ils ne sont pas embarqués au Havre…

185Passé un délai de décence, où il faudra s’efforcer de donner un destin solitaire au chevalier — J. Ehrard a un peu songé à cet « avenir de Des Grieux » dans un bel article daté de 197560 —, il nous restera donc surtout un très vaste épisode londonien à affabuler. Quel en serait le narrateur ? Un hasard en valant un autre, une troisième rencontre de Des Grieux et Renoncour ne nous coûterait pas davantage que les deux premières au romancier.

186Suite au prochain numéro…