Colloques en ligne

Gilles Bonnet

Spectralités de la littéraTube

1L’expérimentation vidéo sur YouTube ressortit à la performance, d’abord par son goût de l’improvisation. Appuyer sur « On » et laisser venir le réel et l’étrangeté du monde et de soi, accueillir1:

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2Le corps, ensuite, omniprésent. Au début de YouTube, fondé en 2005, était la talking head, celle du vlog, ou journal filmé : face caméra, esthétique DIY, réalisation technique approximative. Si les vidéos mises en ligne frappent aujourd’hui par une maîtrise technique croissante, le dispositif frontal demeure souvent une référence, base de détournements et de variations, comme se le propose Pierre Guéry, dans sa série de « Talking Heads », précisément, ou comme s’y prêtent sous l’œil-caméra de Jean-Paul Hirsch, les auteurs de P.O.L. La vidéo YT impose le corps de l’auteur, et sans doute est-ce l’un de ses stylèmes forts, qui va déterminer une pluralité de réponses, comme une tension entre présence frontale et trace d’un effacement. Une présence superlative parfois, des voix et des corps de ceux qui face caméra, créent des contenus proches, donc, de cette performance artistique ou littéraire. Que l’on pense à Guillaume Cingal traduisant sans filet sous la neige, jusqu’à ce que sa page même devienne illisible, dans une pratique de l’exténuation typiquement performancielle. Ou à Charles Pennequin, déclamant dans la rue, dans les gares SNCF, en concurrence avec les annonces de retards de trains, ou avec les valses d’Amélie Poulain martyrisées par les pianos mis à disposition du public. Corps surprésents, et dès lors perçus comme incongrus, pas forcément à leur place, qui veulent justement porter le geste littéraire en dehors de la traditionnelle chaîne du livre, ce à quoi contribue, en lui-même, le geste de publication sur une chaîne YouTube. De là aussi des débats sur la pertinence de l’intervention technique, et en particulier du montage, qui détourne la présence vers la construction d’une représentation. Ailleurs le corps demeure, quand la part de captation d’un corps en performance s’atténue au profit de la fictionnalisation de soi, mais un corps alors volontiers effacé : sensible partout, mais éloigné ou recouvert par d’autres couches de signifiants. Les vidéos de Stephen Urani, Gracia Bejjani ou Milène Tournier résonnent ainsi de voix off, de corps aperçus par les bords de leur ombre, de textes disposés en surimpression et glissant-s’effaçant à la surface des choses comme autant d’empreintes2; chez Gwen Denieul, seules demeurent les traces, et des maisons vidées, ruinées. De cette tension entre présence et effacement du corps et des voix, qui structure la création littéraire sur YouTube, me semble-t-il, il est possible de décrire les degrés pour appréhender la LittéraTube comme parcours dynamique de degrés de spectralité.

Identités numériques flottantes et sujet spectral

3La série de François Bon, « Jean Barbin », incarne cette tension, en créant un grotesque nouveau, en malaxant une tête obsédante, quand elle malaxe déjà ses mots et ses morts. Dès la première apparition, ce personnage, venu de l’œuvre papier de François Bon, excède en effet le simple burlesque corporel pour proposer un grotesque audio-visuel où sont mises à contribution les fonctionnalités basiques de transformation de l’image sur iPhone3.

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4Ou comment la technologie réinvente le jeu du Fort-Da cher à Freud, quand c’est la bobine de François Bon qui se trouve jetée au loin puis ramenée. Antonio Dominguez Leiva a remarqué l’omniprésence du morphing dans les vidéos postées sur la plateforme, trace selon lui d’une fascination de YouTube pour « toutes les formes d’instabilité morphologique de l’image ». Les deux saisons consacrées à Jean Barbin illustrent cet « univers protéiforme, vision extrême du flux contemporain des consommations, des informations, des discours et des corps »4. Jean Barbin, ce personnage revenu d’outre-tombe, colonise d’ailleurs l’œuvre vidéo de son auteur. Ce sont en effet souvent des effets de surimpression, et par conséquent de transparences, qui autorisent le surgissement inattendu de Jean Barbin. Telle lecture de Lovecraft, par exemple, s’ouvre sur une spectralisation de Bon, lecteur devenu translucide5 :

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5La voix/voie est dès lors libre pour que Jean Barbin, au nom des « gens morts »6 dont il charrie têtu la parole, apparaisse inopinément :

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6Lire sera toujours donner libre cours à autre que soi, comme l’attestent ici le passage au noir & blanc, l’altération de la voix et la déformation du visage. Surgit l’autre en soi, ce « monstre du dedans » comme se plaît à se définir Jean Barbin, spectre de soi lié à l’imaginaire, au pulsionnel, à l’archaïque. Si le spectral s’impose avec tant d’insistance au sein des productions relevant de la littéraTube, c’est bien qu’il constitue l’expression idoine, dans ce média-maelström de clips en tous genres, d’une parcellisation du sujet contemporain, conscient de ne plus pouvoir s’arroger d’identité une et définitive. Un tel défaut d’assignation ouvre à l’errance de l’identité et au flottement du moi. Ainsi de ces voix diffractées qui lisent en le déconstruisant un même texte, mais en canon7. De même, au fixisme de la photographie d’identité, la capsule vidéo préfère de loin la démultiplication :

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7Il faut alors, dixit Jean Barbin encore, aller explorer les recoins avariés de soi, ces strates ou « étagères de soi-même », sur fond de nuit intérieure :

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8C’est qu’« on ne sait pas qui parle en soi », écrit Gracia Bejjani dans sa série de vidéos intitulée « Petite fantôme », comme en écho aux interrogations des auteurs de vlogs, si friands de jeux d’ombres. Michel Brosseau, auteur d’un journal vidéo quotidien, filme ainsi « des êtres dont le spectateur ignore les visages, tout au plus une ombre, ou un reflet de temps en temps, une voix parfois »8, parmi lesquels Michel Brosseau lui-même :

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9C’est aussi par là que Gracia Bejjani avait ouvert sa chaîne YouTube, avec l’errance d’une ombre comme projection d’un sujet lunaire insaisissable9 :

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10Milène Tournier, dont l’ombre projetée rencontre une voiture bien réelle, en une fiction de collision que crée la bande sonore de crissements de pneus, crée fictivement un accident de personne qui se révèle n’être l’accident de personne10.

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11Ombres projetées ou silhouettes réfléchies par un miroir d’eau renvoient à un sujet filmant qui se constitue en son propre objet, et se constate tel au moment même, sans diffèrement, de son autofilmage. De tels choix illustrent pleinement la qualité propre du geste vidéo tel qu’a pu le définir Vilém Flusser, qu’il importe de citer ici :

Le moniteur est un miroir. Mais il y a des différences entre le moniteur et les miroirs classiques. Il est sonore. Il ne renverse pas les côtés gauches et droits, donc il devient, dans ce sens, l’exact contraire du miroir. […] Le moniteur est une surface de verre comme le miroir, mais, comme il renverse le miroir, il ressemble plutôt à la fenêtre. En cela, il est comme la T.V. et différent de la toile de peinture et de cinéma, lesquelles sont des murs. La projection des diapositives et du film contre le mur est, génétiquement, un développement de la peinture dont l’origine se trouve sur les murs de Lascaux et d’Altamira. Le moniteur, comme la T.V., est un développement des surfaces réflexives et transparentes dont l’origine est la surface d’eau observée par l’homme dit « primitif ». La vidéo se trouve sur une branche différente de l’arbre généalogique que celle du cinéma. […] Par sa généalogie, le film se localise sur la branche suivante : fresque-peinture-photographie ; et la vidéo sur la branche suivante : surface d’eau-lentille-microscope-télescope.11

12Mais les travaux de vidéo-écriture de François Bon, Stephen Urani12 ou Arnaud Maïsetti13 regorgent également de murs, témoignent même d’une fascination pour ces surfaces ouvertes aux projections et inscriptions, y compris de soi. La littéraTube, qui conjoint caméra et écran(s), paraît fructueusement tiraillée entre le geste de la vidéo et celui du cinéma, quand l’autofilmage retourne la caméra vers soi, ou fait de la surface d’eau une surface opaque où l’ombre va pouvoir se projeter, ou bien encore quand par le jeu de la surimpression, du surtitre, l’image même devient toile-écran sur laquelle projeter la matière textuelle14, pour tagger un mur comme on signa un urinoir, saisi dans sa banalité même :

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13De cet entre-deux entre fenêtre ouverte sur la captation du réel et mur de projection, naît la spectralité même de la littéraTube, en contact direct avec certains des outils numériques les plus massivement utilisés. Comment ne pas songer ici à une verticalisation murale – la présence des voitures garées y invite par métonymie – des routes devenant supports d’écritures dans les clichés de Google Street View ?

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14L’image muette appelle, attire le texte, qui lui-même tend à l’iconique, dans un devenir-image qui rappelle le « devenir-corps » comme tension définitoire du spectre15. Texte/image : l’un hante l’autre, comme le nom de la rue pénètre dans la camionnette arrêtée au feu rouge, dans l’exemple ci-dessus, tout comme le spectre, « incarnation paradoxale », pour Derrida, devient « quelque “chose” qu’il reste difficile de nommer : ni âme ni corps, et l’une et l’autre »16. Ces capsules vidéo rappellent bien « l’objectalité du texte », pour parler avec Emmanuel Souchier17, c’est-à-dire cette matérialité graphique et visuelle de l’écriture qui la fait tendre au dessin et à l’image. Dispositif d’ailleurs détourné, sur YouTube, par le projet de l’artiste Yuval Fogelson, « Street View Poetry »18 :

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15Photographié ou filmé, numérisé, le monde devient support de textes qui sont autant de graffitis numériques, et donc d’inscriptions spectrales, présentes-absentes : faut-il dès lors s’étonner de constater que les sites web d’Yves Pagès ou d’Arnaud Maïsetti regorgent de clichés de véritables graffitis, quand écrire à partir d’une image, sur son site ou sa chaîne YouTube, c’est parvenir à ce paradoxe d’une écriture spectrale à même la peau du monde ?

16Dans le même mouvement, le texte s’externalise et s’expose, colonise des friches textuelles du monde, accomplissant performativement le destin de cette littérature hors du livre, contextuelle ou exposée. Peut-être la littéraTube naissante, enfin, se caractérise-t-elle par tant de modalités du spectral parce qu’elle explore avec obstination, vidéo après vidéo, les régimes d’inscription qui lui permettent de dire un pan du réel, parce qu’elle recherche les modalités de son effectivité dans, c’est-à-dire d’abord sur, le monde.

17« D’où vient le spectre ? » s’interroge Stéphane Chaudier, constatant le goût de notre littérature contemporaine pour fantômes et revenants : « Il est engendré par notre capacité de donner une figure – c’est-à-dire une extériorité – à notre intimité »19. De là les murmures qui peuplent le travail de Gwen Denieul, autant de presque silences intérieurs, comparables aux « litanies comme bulles aphones » de Bejjani et où se détache à peine un lyrisme partagé entre soi et l’autre en soi20 incarnés par les personnages de Léo et Hoël, ces jumeaux palindromes que ventriloque l’auteur ainsi présent-absent à l’image. Si de nombreuses capsules vidéo de création privilégient de la sorte des discours relevant du monologue intérieur, c’est sans doute parce que celui-ci gomme la médiation du narrateur, pour offrir la fiction d’une pénétration possible de la psyché par auteur et lecteur. On pourrait d’ailleurs distinguer dans cette littéraTube les avatars contemporains et iconotextuels du monologue, tel que la fin du dix-neuvième siècle, que ce soit sous la plume d’Édouard Dujardin, ou sur les scènes des cabarets de Montmartre21, l’avaient originellement façonné. C’est en effet d’abord un rapport au monde intérieur, celui de la tête et de ce qui bruisse dans le crâne, qui se module et s’affiche, tout de vacance et de disponibilité à l’altérité, intérieure comme extérieure. Le spectral relève, propose en effet Derrida, de ce non-familier au plus près du familier, qui demande à être dit tout en échouant, mieux à chaque fois, tel Jean Barbin apparaissant/disparaissant à longueur de vidéos.

Accueillir, […] mais tout en appréhendant, dans l'angoisse et dans le désir d'exclure l'étranger, de l'inviter sans l'accepter, hospitalité domestique qui accueille sans accueillir l'étranger mais un étranger qui se trouve déjà au-dedans (das Heimliche-Unheimliche), plus intime à soi que soi-même […]. Or tout ça, cela dont nous avons échoué à dire quoi que ce soit de logiquement déterminable, cela qui vient si difficilement au langage, cela qui semble ne rien vouloir dire, cela qui met en déroute notre vouloir-dire, nous faisant régulièrement parler depuis le lieu où nous ne voulons rien dire, où nous savons clairement ce que nous ne voulons pas dire mais ne savons pas ce que nous voudrions dire, comme si cela n'était plus ni de l'ordre du savoir ni de l'ordre du vouloir ou du vouloir dire, eh bien cela revient, cela fait retour, cela insiste dans l'urgence, et cela donne à penser […]22

18Appelons monovlogue ces avatars contemporains du monologue, souvent liés à une forme diaristique (« vlog »), qui résonnent dans nombre de capsules vidéo de littéraTube. Les surimpressions, qui rejouent la tradition artistique du collage – augmenté d’un vidéo-sfumato propice au fantomatique – permettent alors au réel de traverser l’individu, et/ou l’inverse, sujet dont le corps s’efface partiellement, sujet-fantôme, « entité diaphane […] entre l’invisible et le visible »23.

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19Par cet exemple de la lecture d’autrui (Marie Cosnay, traduisant elle-même Ovide24) qui entraîne une spectralisation du sujet, perdu et potentiellement refondé par cette faille acceptée en soi, on saisit que c’est écrire même qui se fait spectral sur YouTube, dans cette immense lessiveuse à contenus où tout peut virtuellement être abouté à tout autre. Là plus qu’ailleurs, écrit Michael Strangelove dans son essai Watching YouTube, le sujet s’y découvre pluriel, intertextuel et relationnel25. François Bon y insiste, qui veille à souligner qu’on écrit sur YT avec les autres, et par les autres. C’est ainsi que se justifie l’omniprésence de l’exercice de lecture dans notre corpus, toujours acte de création par l’indirection d’autrui, comme en témoignent les voix off qui résonnent, non comme simples bruits de fond, mais comme ferment de re-création, à l’instar de la voix de Marguerite Duras ciselant film et textes de Milène Tournier. Celle-ci donne d’ailleurs l’une des représentations les plus frappantes de cet écrire spectral, où la présence de l’inscription se fait dans le même temps vacance et le texte « présence qui n’empêche pas »26 afin que l’impromptu, l’éphémère phénoménal coexistent avec le texte pérenne27. Parce que le nouvel iconotexte – ou vidéotexte – est bien écriture, mais au pluriel et dans des temporalités qui se contaminent : c’est écrire comme graver, sur papier, les mots ou les lettres, mais c’est aussi écrire avec l’image dans son éphémère. La LittéraTube puise sa force et sa complexité d’inverser fréquemment les valeurs : écrire les textes pour qu’ils s’effacent, étirer l’image pour qu’elle demeure ; et proposer au texte comme à l’image de partager leurs traits définitoires dans une hybridation ici très simplement et fortement scénographiée :

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Mémoire de l’oubli et futur des possibles

20Le spectral de la littéraTube résiderait donc dans cette vacance, mais tensive, sans cesse rejouée, reprise à nouveaux frais, entre image, son et texte. Mort et vivant ; iconique, sonore et linguistique, ce complexe sémiotique qu’est la capsule vidéo de littéraTube périme les anciens rapports ancillaires entre texte et image, en rejetant par exemple toute illustration plate d’un contenu textuel par une image, ou l’inverse. Ce qu’inventent de tels dispositifs ressortit à l’instabilité constante, qui implique qu’à chaque seconde soient renégociées les relations entre les diverses couches de significations. La spectralité d’un texte au simple statut de trace et de persistance rétinienne dit la non-pertinence d’un tel rapport d’illustration redondant et en appelle à une perpétuelle resémantisation de l’ensemble par le jeu des parties entre elles. Décalage et déport des couches de sens nécessitent par conséquent une non-adhérence du texte à l’image, le rejet par exemple de toute légende accolée à une image : la spectralité affiche performativement l’impossible coïncidence des strates sémiotiques, dont les frottements fructueux conditionnent l’apparition éphémère de tel ensemble signifiant et l’effacement tout aussi provisoire de tel autre, etc. Une telle dynamique, inaccessible aux iconotextes figés, contourne la contrainte quotidienne de la dénotation ainsi que les essentialismes ou substantialismes de tout crin pour proposer une resémantisation réciproque et dynamique des divers types de signifiants. Sans doute le paradigme de la mosaïque, si utile pour décrire les complexes polysémiotiques que sont les pages de blogs ou de sites Web, ne suffit-il plus pour métaphoriser ces strates, ces voiles qui se superposent les uns aux autres dans le temps de la vidéo, et plus seulement dans l’espace de la page.

21La spectralité s’affirme donc ici comme un régime d’interaction entre les diverses couches de signes qui trament une capsule vidéo de création littéraire, qui lorgne autant du côté des pratiques amateurs friandes d’hybridation de supports, de médiums et de contenus que des expérimentations multimédia issues de la videopoetry28. Le spectral manifeste le mix et remix, ces pierres d’angle d’une postmodernité friande de « postproduction »29 comme régime de (re)création vive par quoi l’invention acquiert toutes ses strates sémantiques, de la découverte à l’exhumation archéologique d’un pré-existant. La culture YouTube s’inscrit pleinement dans cette pratique de l’appropriation et de l’altération, que Michael Strangelove distingue de la culture Gutenberg, caractérisée par sa propension à « fixer des significations sur des objets statiques et à privatiser des histoires communes via des lois sur la propriété »30. Et Rancière de confirmer que « l’un des caractères dominants de l’art d’aujourd’hui, c’est l’établissement de liens transversaux entre des pratiques normalement séparées »31. Même figée dans une maladroite capture d’écran, une telle pluralité tensive apparaît, lorsque Gracia Bejjani propose à un texte de se faire spectral, entre bruit et silence, car proféré par une voix off…muette, comme entre couleur et n/b32 :

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22Ainsi ni l’image dans son évidence native – ici gazée, floutée – ni le texte dans son autorité première – ici amuïe par le silence qui le porte – ne viennent s’exclure. En passant du régime classique et dominateur de l’inscription à celui de l’incrustation, le texte ouvre la page-écran à des dynamiques multimédiatiques refusant toute hiérarchie définitive qui prétendrait assigner place et rôle aux sons, images et mots. La spectralité comme régime de convergence transmédiatique semble une réponse aux interrogations que partagent certains auteurs de littéraTube, comme dans ce fil de discussion par exemple, prélevé le 29 mai 2019 sur Facebook :

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23Le ressassement caractérise le plus souvent ces œuvres de vidéo-écriture, tel l’« obsédant ressac » que note Gracia Bejjani dans sa série « Petite Fantôme » : c’est que le ressassement serait le fruit d’une énonciation propre au virtuel, si ce dernier comme le souligne Deleuze dans Différence et répétition, se caractérise par la multiplicité des possibles quand l’actualisé, à l’inverse, se réduit à l’unicité de ce qui a pris sa forme définitive. L’épisode 3 de « Petite fantôme », intitulé « Se dira dira pas se dira pas » consiste ainsi en unplan fixe sur un feu et ses braises, ou plutôt sur l’espace entre les bûches en train de brûler. Et le texte en surimpression de confirmer que l’objet de la quête demeure bien « l’absence entre/qui balbutie » (0’23). L’entre-deux, « ni l'apparaître ni le disparu, ni le phénomène ni son contraire »33 s’impose à ce dispositif plurisémiotique comme seul espace d’exploration, dispositif qui, autrement, redit combien la littérature se veut quête vive de se savoir vaine, en manque d’un mot ou d’une image de la fin, à peine aperçus en transparence l’un de l’autre, dans une spectralité indépassable. Nulle fin, mais nul renoncement non plus à cette fin : c’est bien dans cette impossibilité – incarnée par le spectral – d’un deuil toujours encore à faire, que ces propositions iconotextuelles refusent toute assignation définitive34. Le texte, venant se confronter au son et à l’image, renoue avec une intranquillité qui vient, sur un nouveau média, redire de quoi, de quelle fragilité la littérature est dépôt et invention, passive et active à la fois. Les propositions de Stephen Urani scénographient ainsi l’éphémère d’une textualité prompte à s’effacer, quand le plan fixe s’étirant se charge, lui, de donner corps à une durée35.

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24Déjouer la prétendue évidence de l’image enregistrée très – trop – vite associée à une  indicialité incontestable; remotiver l’arbitraire du signe linguistique :  autant de pratiques qui déboîtent notre expérience du présent de ses ornières, en préférant à l’ontologie la derridienne « hantologie » , mieux à même d’appréhender le spectral en tant qu’il « n'est ni vivant ni mort, ni présent ni absent »36. Le texte, et le livre auquel nous l’associons dans un imaginaire commun, hantent ces capsules vidéo de littéraTube. Surimpression des mots, prompts à s’effacer dans un fondu-enchaîné, des voix, murmurées presque amuïes ou démultipliées en canon, des images de soi démarré de son ancrage ontologique et de ses certitudes axiologiques : la spectralité plurielle, à l’œuvre dans la littéraTube me semble incarner cette mémoire de l’oubli que Jean-François Hamel emprunte à Agamben : « Ce que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable. »37

25Le spectre seul parvient ainsi à plier les temporalités et à froncer notre présent d’une convergence des temporalités qui définit étymologiquement le contemporain. Allégé de son ancrage dans l’actuel, au sens d’actualisé, le spectral fait retour dans les vidéos de littéraTube comme éloge de la fiction. Le sujet-corps inscrit dans la réalité contextuelle accède en effet à sa dimension fictionnelle, pour indiquer la voie d’une production vidéo expérimentale dont le trajet mènerait de l’attesté autobiographique, de la mise en scène de soi (talking ou reading head originelles des Youtubeurs) à la fictionnalisation de soi.  Le spectre s’inscrit dans la filiation de la répétition heideggérienne, comme retour des possibles non actualisés. Ainsi nous assistons au dépli du paradigme des possibles, du non-advenu, dans un imaginaire de la profondeur de l’œuvre, de nouveau peu compatible avec celui de la mosaïque, plus enclin au syntagmatique. Tel dépli peut naître, selon Heidegger, d’un « retour de potentialités enfouies et oubliées », car « cette répétition est une réactualisation du passé qui relie les vivants aux morts et se saisit de ce qui a été pour en reconnaître les possibles non exploités […] »38. Spectrale, la vidéo-écriture ainsi libérée des contraintes du récit causaliste monologique parviendrait à prendre sa part du « régime potentiel » qu’un Camille Toledo propose comme horizon à la littérature contemporaine, « régime potentiel » soucieux de déterminer un nouveau régime d’historicité et de substituer un je pourrais au moderne je préfèrerais ne pas de Bartleby39.

26La littérature contemporaine, ici, rencontre l’art numérique, et de cette friction advient la littéraTube, qui ne relève plus seulement, elle non plus, dans son traitement de l’image, du « ça-a-été » barthésien mais bien plutôt du « ça-peut-être » numérique40. Ce paradigme des possibles fait, me semble-t-il, de la spectralité numérique de la littéraTube l’une des modalités proches de la séduisante « histoire des futurs du passé » défendue par Patrick Boucheron. L’histoire se parcourt en effet tel un rhizome hypertextuel, où l’actuel – l’avéré, unique – importe moins qu’un processus de virtualisation, tel que défini par Pierre Lévy41, « c’est-à-dire le mouvement de retour de l’unité figée d’une réponse (l’actuel) à la dynamicité multiple et ouverte d’une question »42.

Et lorsque les chemins bifurquent, écrit ainsi l’historien, les directions qu’on n’a pas prises, celles qui dessinaient des futurs non advenus, n’y a-t-il vraiment aucun moyen de les rejoindre ? Il est une histoire sagement ordonnée, lisse comme une frise, qui permet de ne plus se poser de questions. Une histoire qu’il suffirait de dérouler comme on dévide une pelote, et qui fait de la suite des faits un enchaînement de causalités. Toute chronologie est, de ce point de vue, mensongère, puisqu’elle enchaîne et entraîne, une date après l’autre, un récit qui se donne comme inexorable alors qu’il n’est que la résultante, le plus souvent hasardeuse, de l’élimination progressive de tout ce qui aurait pu être. Écrire l’histoire des futurs du passé revient à déjouer la fausse évidence de cette linéarité.43

27Scott Rettberg, commentant les récits interactifs construits sous Flash, caractéristiques des années 2000-2010 (David Clark, Christine Wilks, Illya Szilak…), y voit d’ailleurs un lien tracé entre l’hypertexte et l’historiographie postmoderne, « in which the reader can follow pathways and alternative histories based on chance connections »44. Les formes de spectralité dans la littéraTube inscrivent ses capsules vidéo dans une telle filiation, filiation que la littéraTube en retour contribue à régénérer en rejouant dans une simultanéité plurisémiotique (texte, image, son) la multiplicité définitoire du virtuel, ou plus précisément, de « l'espace virtuel de la spectralité »45.