Colloques en ligne

Dominique Pety

Du train comme allégorie du vidéo-récit

1Rendons d’emblée à Arnaud Maïsetti la formule qui est la sienne : « Du train comme allégorie ». Certes, la page d’accueil de sa chaîne YouTube nous invite d’abord à « Prendre le large », à gagner en vitesse la pleine mer, et les vagues se creusent dans le vigoureux travelling arrière d’un canot à moteur. Mais dans ses Playlists (version YouTube de la traditionnelle table des matières, qu’on peut ainsi, comme pour les chansons, jouer en boucle), apparaît très vite la section « Du train comme allégorie. Longer le ciel », sous-titrée plus bas « Vidéos depuis le bord du monde »1. Du train comme allégorie donc, image de l’être en perpétuel voyage, frôlant le monde sans pouvoir le saisir vraiment, et de la vidéo en ligne comme restitution de cette expérience infinie d’un éternel défilement. Vidéo-récit (d’un parcours du monde, ou du moins d’un fragment de parcours), mais aussi peut-être vidéo-poésie (par l’amplification visuelle ou verbale, et souvent musicale, du motif), et quelquefois encore vidéo-causerie (qui commente et discute les choix d’écriture)2, que nous analyserons ici en relation avec l’image métaphorique du train, emblématique des esthétiques de deux écrivains-vidéastes, A. Maïsetti d’une part, et François Bon d’autre part, dont le teaser sur YouTube annonce d’emblée la couleur : celle d’un compartiment de train où l’écrivain apparaît caméra à la main3.

2 Certes, ces deux écrivains filment aussi en marchant, ou depuis l’arrière ou l’avant d’un véhicule en mouvement. Mais en train, ils quittent nécessairement le défilement frontal pour l’approche latérale, la caméra fixe la fuite ou l’approche parallèle du monde vu du train… Les deux modes (frontal et latéral) coexistent donc souvent dans leur pratique, mais le second peut-être nous en apprend plus d’une approche paradoxale du monde par la conjonction de la prise (de vue) et de la déprise (« dans la vision latérale, je n’ai plus la voracité du conducteur4… »), sous l’effet d’un frottement remplaçant la confrontation. Gilles Bonnet a évoqué « l’écriture à bord – train, avion, bus », et « le déplacement passivement subi » comme source d’une écriture déstabilisée et renouvelée5. C’est ce paradoxe que nous voulons creuser en nous attachant plus précisément à ces vidéos d’écrivains filmées du train, qui montrent non seulement la vision de côté du passager embarqué, mais aussi le paysage frôlé dans l’immense réseau ferré, paysage pris dans les mailles d’un filet si rapidement traversé que tout finalement s’évapore6… Le réseau et la vitesse ici visés, on le devine, ne seront donc pas seulement ceux du train, mais aussi ceux des circulations intensifiées que permettent les technologies numériques.

3F. Bon avait en effet dessiné en 2009 l’histoire de ce renouvellement de la vision, et plus largement, de ce renouvellement de l’expérience au monde, d’abord initié par les nouveaux outils de locomotion que furent le train et la voiture, quand il évoquait : « Ces notions de territoire et de vitesse, qui ont modelé nos villes avant que nous sachions la modeler telle dans nos récits, et alors même que surgissent, par nos techniques virtuelles et des modes sociaux neufs de déplacement, d’autres ruptures et d’autres symboles »7. Il suggérait du même coup le rôle de l’image associée à la création littéraire : « D’une importance symétrique à celle des cinétiques et des topologies, des questions liées à l’image, et à l’irruption progressive de la photographie dans le récit et la fiction d’aujourd’hui »8.

4Certes, il s’agissait encore globalement de l’image fixe. Il a expérimenté pour sa part la vidéo dès 2003, mais commence à poster sur YouTube en 20099, et il évoque l’intensification de sa pratique autour des années 2014-2015, dans le contexte de ses cours à l’école d’art de Cergy, mais aussi avec l’arrivée de la fibre, et la découverte des potentialités du montage. Le train est un sujet ancien dans son écriture, et très tôt lié à l’image : voyageant de façon régulière sur le trajet Paris-Nancy, il publie presque simultanément l’ouvrage Paysage fer (Verdier, 2000), et les textes accompagnant l’album de photographies 15021 de Jérôme Schlomoff (L’Armourier, 2000) ; il écrit le texte du film réalisé par Fabrice Cazeneuve sur le même trajet (2002)10, film qui prend place à son tour dans son site Tiers Livre, au côté d’autres textes et photos liés à ce projet11. Il réalise enfin en 2017 la vidéo « Paris-Nancy Route et fer », où il refait le trajet côté voiture avec Google Street View12, et la vidéo qui accompagne une lecture publique de Paysage fer avec le violoniste Dominique Pifarély à Saint-Lô13. Le train est bien central, quoique nullement exclusif, dans une réflexion sur la littérature numérique et son nécessaire accompagnement par l’image, et particulièrement l’image en mouvement.

5C’est donc du train qu’il sera ici question, comme allégorie d’une littérature numérique qui engage un nouveau rapport au monde et une nouvelle manière d’écrire, avec l’image vidéo et sa diffusion par les dispositifs en réseau.

Écrire avec le filtre du train

6En réfléchissant sur le texte qu’il va produire en regard des photogrammes issus de la vidéo La Mancha de l’artiste Jérémy Liron, A. Maïsetti propose en 2009 (soit à un moment où son écriture est plutôt en dialogue avec la photographie, sur son site Carnets), une réflexion très intéressante (et presque prémonitoire) sur l’engendrement d’une écriture issue du double mouvement de l’image filmée et projetée, d’une part, et du train dans lequel il compte rédiger, d’autre part, même si c’est encore d’une image fixe (le photogramme) et d’une écriture également figée (sur le papier d’un livre) qu’il est alors question14.

7Présentant le contexte de cette collaboration, soit une lecture publique de J. Liron au cours de laquelle sa vidéo est projetée, il évoque d’abord le pouvoir de l’image en mouvement, qui happe le spectateur, plus sûrement que tout autre type d’images, et qui communique à l’espace environnant son mouvement :

Au fond de la pièce, galerie Gounaud où Jérémy m’a invité à assister à la lecture de son texte Le livre l’immeuble le tableau, c’est le film que je vois d’abord – ou plutôt l’écran : il y a les toiles au mur, mais être happé par le film ; écrire depuis cette vision-là ; ce que le défilement des images produit sur l’espace qui l’entoure.

8A contrario, il évoque ensuite le redoublement des dispositifs de cadrage (pour la réalisation et la projection du film, pour l’écriture de son propre texte, et comme résultante aussi du produit final, le livre) :

Le cadre : c’est d’abord celui de cet écran où défilent les images du film, c’est aussi celui de la fenêtre d’où les images sont prises, c’est aussi celui de l’ordinateur où j’écris, c’est aussi celui de la fenêtre par laquelle j’écris, puisque je n’écrirai ce texte que dans le train. De la conjonction de ces fenêtres, restera peut-être celle par laquelle, dans laquelle on lira le texte.

9Ces cadrages multiples se présentent comme une contrainte nécessaire (« M’imposer cela »), un ancrage qui contient le défilement, et qui maintient le texte comme chambre d’échos, alors même que l’observateur est emporté par le mouvement (d’où une tension entretenue : fixité du cadre, dans la translation du train et le défilement de la perception et de la captation) :

M’imposer cela : le cadre, qu’il se superpose à une saisie du temps. Pour « où que je sois encore… », le dispositif encore : la fenêtre de la chambre ouverte sur la rue, les bruits et les lumières de la ville (et dans le temps continu d’une seule nuit). Ce qui change : ce serait simplement le renversement des vitesses – c’est ici depuis une position mobile désormais qu’il faudra saisir l’immobilité du monde au-dehors15.

10En même temps, on voit se profiler un intérêt certain pour ce dispositif fait d’écrans interposés (« la conjonction des fenêtres »), où la vitre du train en mouvement et l’image extérieure perçue par cette vitre, mais aussi le reflet de celui qui voit et écrit, vont jouer un rôle central. Ce dispositif sera approfondi dans d’autres textes, accompagnés de photographies, puis de vidéos, comme on le verra ensuite.

11La réflexion d’A. Maïsetti se porte aussi sur la possibilité de saisie du réel (sur le mode de la capture, ou de la perte ?) depuis le train dans son mouvement incessant de passage : « Tentative d’enregistrement du monde – pour en vérifier sa validité. Données palpables du réel qui s’effrite sous les doigts en passant. »

12Notre rapport contemporain au monde, rythmé par la vitesse, tourne alors à l’inconsistance :

Alors, nous, passant sur ces terres, et ne rencontrant rien que la faible résistance du vent, dans la vitesse qui règle le rythme de ce monde désormais, ce qu’on retrouve de Don Quichotte, ce serait justement cela : le fait qu’on ne le voit pas. […]
Cette phrase que JL. me dit, en partant (la seule ou presque concernant le film) : « on ne voit que des souvenirs ». Défilement si rapide des poteaux télégraphiques qui s’effacent à mesure qu’ils apparaissent. Ce qu’on voit, à défaut de souvenir (en amont), serait plutôt à mes yeux un effacement produit (en aval). Et dans la circulation de ces deux idées contradictoires, naît sans doute ce qu’on nomme obsession – que Dali appelle Paranoïa Critique. Prendre le parti de la méthode de la paranoïa contre tout le reste.

13D’où peut-être la tentation du registre fantastique pour évoquer la vie réduite à une incessante course en train, dans le trentième récit bref de sa série « Anticipations », mis en ligne en 2009 :

Dehors, la terre semblait encore là, avec des forêts et des villes ; le chant des sirènes. Dans ces villes, on savait bien qu’il ne restait rien – l’air irrespirable avait tout avalé, et le vent dispersait les corps qui n’avaient pas pu monter dans ce train ; de part et d’autre des rues, les murs étaient restés seuls debout dans l’air vicié.
Dans son mouvement, le train reculait l’échéance ; ça continuait16.

14A. Maïsetti réfléchit également sur le rythme imposé par un tel dispositif à l’écriture :

N’écrire que dans le train, avec les images devant les yeux : essayer de trouver le rythme de ces images à travers celui du train. En fait : ne pas écrire les images, mais leur rythme.
Chercher ce qui a motivé, chez JL., la sélection de ces images précisément, ponction de ces dizaines au milieu du film. Impasse, peut-être. Et pourtant : je sais bien que telle image ne vaut que dans celle qui la suit, le décrochage qui la fait naître sur l’écran : cette différence de potentiel dont il faudra parler, et approcher le code. Écrire entre les images. Ou plutôt : que l’écriture soit entre les images, ce qui conduit l’une à l’autre. Dès lors, cette évidence : que la position que je cherche par rapport au cadre soit celle-là, entre.

15Ces propos concernent un texte accompagnant les photogrammes. Que dire des textes qui accompagneront ensuite les vidéos d’A. Maïsetti ? Va-t-on passer d’un « écrire entre » à un tissage plus serré encore des textes et de l’image en mouvement ? On trouvera des séries de deux à trois vidéos insérées, et presque serties, dans des textes des Carnets, mais on trouvera aussi, sur la chaîne YouTube, des textes à leur tour sertis dans l’image, quand ils défilent, en bas d’écran, sur la bande passante de la vidéo. On étudiera plus loin ces possibilités, mais elles semblent répondre aux déclinaisons de plus en plus fidèles d’un même mot d’ordre, énoncé par Rimbaud dans son Alchimie du verbe (« […] je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. ») :

Que tout cela engage avant tout une manière d’appréhender le réel : non pas seulement des images prises – que tout cela m’engage dans un rapport politique au réel. Qu’à ces questions de vitesse, de cadre, de temps, d’interprétation délirante de l’image réponde une exigence de ponctionner au monde qui passe sa part la plus résistante, la moins docile. Qu’au risque de l’écriture à la fois non-fictionnelle et non-narrative, il reste des prises où se saisir de ce qui passe en tant que passage précisément. Ne rien fixer que des vertiges.

16On voit que se profile, dans ce texte de 2009, une vidéo-écriture doublement dictée par le défilement du film et par le défilement du train, dont les enjeux sont à la fois existentiels et esthétiques.

Le défilement et le système des écrans

17Beaucoup de séries photographiques accompagnent les textes d’A. Maïsetti dans ses Carnets en ligne. Souvent ces séries sont ordonnées selon une continuité chronologique (le même motif est photographié à des heures différentes ; il s’agit même quelquefois de la poursuite d’un mouvement – l’apparition du soleil à travers la canopée sur quelques minutes17). Dans la série photographique de la page « Savenay, un récit, presque », sous-titrée « images de La Presqu’île de Julien Gracq », la continuité est aussi celle d’une succession spatiale, puisque les photos sont prises au fil d’un voyage en train, comme l’indiquent le texte et la composition de l’image : le positionnement oblique des rails crée une continuité d’une photo à l’autre et suggère un défilement, de même que le flouté du décor. La série des photos semble ainsi anticiper la saisie vidéo.

18En outre, dans ce montage de textes et de photographies de 2011, A. Maïsetti réfléchit sur la démultiplication des écrans, et pose une question, transposée en fiction dans la nouvelle de J. Gracq, mais inhérente à toute représentation : « comment rejoindre ? » Le héros de Gracq procède par le détour, mais se retrouve finalement confronté à l’impossibilité du franchissement : une barrière le sépare toujours de celle qu’il attend. De même, A. Maïsetti désigne les représentations et leurs supports comme autant d’écrans qui nous séparent du monde lui-même :

Là, devant moi, je pourrais le toucher : le mot de Savenay ; je pourrais le toucher s’il n’y avait pas la vitre du train : et la vitre du train est la surface sur laquelle se pose ce mot. C’est un autre livre, une autre forme de papier, sans odeur, plus froid, sur laquelle se pose ma buée. Quand je prends la photo, ce papier boit l’image de l’appareil qui essaie de voir et d’enregistrer ce qu’il y a derrière. Oui – comment rejoindre ?18

19Dans cette page, on voit par ailleurs comment les photos sont précisément serties dans le texte qui les accompagne, par un montage citationnel qui les encadre, avant de faire retour au discours d’A. Maïsetti : les phrases du récit au passé de J. Gracq, en amont (« […] Le monde ne parle pas, songea-t-il, mais, à certaines minutes, on dirait qu’une vague se soulève du dedans et vient battre tout près, éperdue, amoureuse, conter sa transparence […] »), en aval (« […] Tout est mêlé, tout est ensemble, dans cette fuite acharnée. […] »), entourent par exemple une photo où les jeux de reflets fabriquent des zones presque de transparence.

20On trouve un montage élaboré du même genre dans la page « la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ». Une chronologie très précise et très resserrée (« Il est huit-heures quarante et une. / Il est neuf heure six. / Il est dix heures vingt-neuf. Il est dix heures trente-et-une. ») scande le texte, et articule chaque paragraphe à une série de quatre vidéos aux titres très proches (« Longer le soleil » / « Longer le soleil levant » / « Longer la brume d’automne » / « Longer le brouillard »). Les paragraphes incluent des citations de Rimbaud entre guillemets, et fabriquent une sorte de contrepoint avec l’image, en insistant sur la séparation avec un monde que la vidéo semble frôler au plus près :

Le soleil, moins d’une heure après : fait la course avec le train. Ou avec le bruit du train. Ou avec les arbres derrière le train qui avancent plus vite que le train. Tandis que moi, « je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. – Plus tard, reître, j’aurais bivaqué sous les nuits d’Allemagne. » L’Allemagne est loin. Il faudrait savoir sauter en marche, et courir à l’envers du chemin19.

21Avec la vidéo autonomisée quand elle est ensuite postée sur (voire créée pour) YouTube20, il semble que la question se pose de manière exacerbée. La vidéo depuis le train conjugue en effet distance et proximité. Le train longe la ville, et épouse au mieux sa courbe, comme l’attestent ces vidéos de 2015 rangées dans la section « Du train comme allégorie » : « L'arrivée latérale dans la ville de Marseille21 », ou « Approcher la ville par ses bords », vidéo sous-titrée « Longer Paris22 ». Mais dans cette dernière, après les lumières régulières et les lignes droites des rails et des quais, le motif se dissout dans le noir et les reflets, et on découvre ce texte en surimpression dans l’image :

LONGER SA POSSIBILITE PEUT-ÊTRE23 !
Et bientôt
la voir se confondre avec son propre décor d’enveloppe intérieure

22L’image, même celle du défilement régulier, ne renvoie finalement qu’à son reflet, et nous demeurons cantonnés « de ce côté du ciel », « à l’envers du monde », pour reprendre le titre de deux autres vidéos sans textes : sur l’une, la pluie perlant en rideau continu sur la vitre désigne bien le dehors comme un extérieur autre qu’il n’est même plus possible de discerner ; sur l’autre, la bande-son qui reproduit les bruits affaiblis du wagon suggère une ambiance propre au train, radicalement différente des paysages d’hiver sous soleil blafard qui défilent au dehors24. Il n’est plus question que de visualiser un beau décor (les motifs très plastiques de ces deux vidéos renforcent cette perception esthétique), qui nous renvoie à notre incapacité d’entrer désormais en contact avec le monde.

Le flux, prison du présent 

23Demeure pourtant le désir insatiable de rejoindre. Le jeu de course-poursuite évoqué en 2009 dans « anticipation #30 | le train », avec « l’horizon qu’on ne rejoignait jamais puisqu’on ne ferait que le longer à l’infini », est constamment réactivé, car le monde toujours nous échappe. Les vidéos mentionnées ci-dessus prennent leur sens dans des textes qui soulignent leur structure cyclique, leur déroulement continu, porté par une vitesse constante. Le texte « poursuites » du 28 septembre 2011, associé à la vidéo « course avec la lumière », le montre bien, l’articulation texte / image étant soulignée par le jeu de contraste entre l’aube et la nuit, entre le déroulement silencieux de la vidéo et l’anaphore récurrente du « je » dans le texte :

Dans la course insensée, du soleil ou du train, qui suit qui, peu importe. Épilepsie contagieuse : ce jeu d’apparition-disparition du soleil derrière les paravents dressés par tout ce dehors pour le seul plaisir de faire se lever l’aube à chaque mètre. Moi, je vois surtout que la nuit tombe à chaque mètre. La vitesse emporte tout.
La poursuite braquée sur moi est un signe que je ne lui échapperai pas, jamais. La poursuite braquée sur les villes mortes le long des gares fait apparaître les ombres chinoises du monde abandonné, les mauvaises herbes partout, les fleurs sauvages. Mais on ne les voit toujours que lorsqu’elles disparaissent. La lumière les longe comme un fleuve qui ne rejoint jamais les centres des villes. Peut-être.

24La séparation (le « monde abandonné », réduit à un jeu d’ombre) est-elle due au train qui défile, ou est-elle celle de tout écran qui médiatise désormais le monde ? Le soleil va être décrit comme une brûlure sur un film, on passe du référent au support de sa captation, ce sont donc bien les processus de médiatisation qui supplantent finalement le monde, s’imposent et persistent et font le vide autour :

Le soleil est un point fixe et mouvant sur la ligne des lignes du train : comme ces brûlures de cigarettes apposées rituellement sur les pellicules du film, pour se repérer dans le récit brisé des images. Un point comme une main fermée, grosse comme la lune. Sans contours. Sans arrière-plan et sans nuance. Qu’on fixe dans les yeux pour ne plus voir que ce point quand on les ferme25.

25Le cycle qui emprisonne est bien celui du train, mais aussi celui du film – et au-delà –, celui de la réitération constante du Web, où ne semble plus exister de temporalité autre que celle d’un éternel présent26. Cet enfermement dans le présent du moment, A. Maïsetti l’exprimait déjà dans le texte Où que je sois encore :

Achever tout pour qu’enfin. Mais ça n’en finit pas – parce qu’encore je suis encore. […] Ne pas se croire arrivé. Ne pas cesser de finir d’arriver. Ne pas arriver à finir encore. J’ai urgence à taire ce dont patiemment on nous charge. Comme par exemple l’usage des verbes. Encore. Je suis l’urgence du temps. Je suis encore. Toutes les voix qui me cernent, m’envahissent. Où que je sois. En elles, sous elles, je suis. Je continue. Je suis disparaître et revenir. Encore27.

26Cette chambre d’enregistrement où l’on est prisonnier du présent est peut-être aussi, par analogie, celle du site Internet, comme le suggèrent ces mots en écho à Où que je sois encore, par lesquels A. Maïsetti prend congé en 2005 sur Blogspot pour ouvrir ailleurs ses Carnets, et continuer une présence en alerte :

Porte qu’on referme derrière soi, sur une pièce sans lumière et sans recoin, angles fuyants qu’à force d’arpenter on a redessinés, dans le rêve et le désir d’une ville déroulée sous le pas – et la porte qu’on ouvre sur une autre pièce, incertain de ce qu’on va trouver, sensible seulement aux bruits qu’au loin on peut percevoir, emplis de territoires qu’en soi on porte, prêt à endosser sur des kilomètres imaginés en heures, en pleins et déliés de l’écriture ; geste qui dit la fermeture, qui est aussi son ouverture ; geste qui dit encore, je suis encore28.

27Après cette métaphore de la chambre close, le train, et les kilomètres non plus « imaginés » mais réalisés « en heures », diront mieux l’enfermement, et la circulation tout à la fois, dans le réseau du Web. Et dans le texte des Carnets « le monde loin derrière nous | vers Lausanne » (11 mai 2012), cet isolement dans le sillage infini du train se dira dans une syntaxe affranchie de toute ponctuation :

Traverses noires et blanches je pense ces villes noires et blanches qui passent sur la vitre je ne les habiterai jamais je ne les verrai jamais qu’en passant dans la vitesse noire du train qui ne cesse pas de fabriquer leur oubli […] me regardent mais ne voient que du train sa vitesse déjà largement passée posant les yeux sur le passage de mon corps emporté quand moi incapable de leur visage suis au présent de la coulée de ce train toujours contemporain de son avancée […]29.

Ne rien fixer que des vertiges

28Comment écrire ce flux paradoxal fondu dans un éternel présent, flux du Web et flux du train ? Outre sa transposition dans une infinie continuité syntaxique, A. Maïsetti réfléchit, on l’a vu, aux « prises où se saisir de ce qui passe en tant que passage précisément », et adopte le mode d’ordre inspiré de Rimbaud, « Ne rien fixer que des vertiges ». Il a d’abord pour cela proposé une « écriture entre », dans le décrochage entre deux images fixes qui se suivent. En réfléchissant aussi sur les mots écrits dans la ville30, et comment le passage du train déforme par exemple les mots tagués le long des voies, quelque monumentaux qu’ils puissent être, il propose une réflexion sur la « vitesse des mots », mots fixes mais saisis dans la vitesse, emportés, déjà, dans une image en mouvement, quoique reproduits encore par la photographie quand il est possible de s’en saisir au passage :

Plusieurs vitesses se font face – la terre elle, roule plus vite encore, je crois ; et le train à l’envers, avance, malgré tout, ne sait pas ce qui l’emporte dans l’espace ; seule fixité possible, seul référent acceptable : l’immobilité mouvante du mot à mon passage, figé dans son énigme31.

29Dans des vidéos de 2016 enfin (dans la section « Du train comme allégorie »), on voit apparaître dans l’image même qui défile un lettrage mouvant, de dimension variable, lettrage en surimpression qui semble à son tour saisi par un vertige, quand il arrive ou quitte l’écran en morcellement aléatoire.

la ligne d'horizon et l'affolement de la bête
5 janv. 2016
s’éloigner
Comme une ligne d’horizon
s’échappe à mesure qu’on s’en approche
comme une bête affolee entend notre affolement
tandis qu’on s’éloigne d’elle
et que le vent nous trahit
et que la bête se dresse soudain
et qu’elle perçoit dans le vent
ce qui dans le vent cherche à fuir
et qu’en fuyant on
éparpille autour de soi
son odeur et le bruit
et d’autres haleines
et d’autres vents
et que l’herbe plie sous la course de la bête
et que la peur se répand moins vite que notre ombre sur le sol
et que le ciel au bord des lignes
et au-delà des bords
reste semblable au ciel
et qu’on fermerait bien les yeux s’il n’y avait le cielet cette bête dont
l’affolement maintenant
nous éparpille dans le vent32

30Le vertige est thématisé dans le texte par l’échappement (de l’horizon), par le double affolement (« bête affolée » / « notre affolement »), par la fuite, par l’éparpillement. Il est porté par les deux comparaisons initiales (« Comme une ligne d’horizon », « comme une bête affolée », où le redoublement de l’outil comparatif brouille la distinction entre comparé et comparant). Ainsi le texte fonctionne-t-il essentiellement à partir d’images rhétoriques, en lien avec l’image vidéo (ligne d’horizon, lignes des caténaires, ciels et nuages, silhouettes des arbres…). Par le biais de structures anaphoriques (« tandis que / et que / et que… ») et d’isolexismes (« le vent / dans le vent / d’autres vents »), le texte déploie aussi un rythme qui accompagne le défilement des images. On voit donc ici combien le texte est construit en symbiose avec la vidéo, et comment, par sa valorisation rhétorique de l’image, par son travail rythmique, il s’affiche avant tout comme poésie.

31On peut également prêter attention à sa qualité typographique, qui confine au calligramme, tout en jouant avec les codes de l’affichage vidéo sur YouTube. La barre de défilement de la vidéo en bas du cadre (certes seulement visible au passage du curseur) semble d’abord utilisée pour visualiser l’horizon sur fond noir au moment où apparaît la première expression « Comme une ligne d’horizon » ; elle se confond souvent ensuite avec cette ligne d’horizon, crête noire du paysage en bas de l’écran envahi par le ciel. Les caténaires qui barrent le haut de l’image de façon oblique semblent quant à elles utilisées comme une portée instable pour l’écriture (elles bougent et encadrent mal le texte qui semble flottant). Les lettres arrivent à l’écran de façon aléatoire pour composer l’expression centrale « comme une bête affolée ». Elles excèdent le cadrage de la vidéo pour l’expression « entend notre affolement ». Elles se font toutes petites en bas du cadre comme pour suggérer le murmure (« Et qu’on fermerait bien les yeux s’il n’y avait le ciel ») à mesure que la pénombre envahit l’écran et prépare la fin de la vidéo en un cartel noir qui dit l’arrêt de l’image et la fin du texte.

32La vidéo depuis le train semble ainsi particulièrement appropriée pour rendre compte du vertige, de l’affolement produit par la course incessante, mais aussi des folies d’un monde en fureur :

les cris de la ville
le 10 juin 2016
de Saint-Charles à Septèmes
De Saint-Charles, tu plongerais vers le nord
dos à la mer
et à la sortie de la ville,
sa légende hurlée,
Mais quand la ville se dérobe,
ce qui coulisse contre elle,
est la terre abandonnée à son sort
(Écrire sur tout ce qui ne bouge pas)
Les hommes qui vivent ici
ne voient pas
les mots qui leur tournent le dos
la ville comme indifférente à ses propres cris
Et défile dans sa folie furieuse : sa folie, furieuse
Tandis que sa fable se déplie et que passe
ce qui passe
si parfois la jungle se dresse
c’est pour mieux se confondre aux hurlements écrits
33

33La vidéo montre un départ de Marseille (dissimulée ici dans le nom de sa gare) pour un court trajet vers une commune limitrophe (Septèmes-les-Vallons), que synthétise l’allitération du sous-titre (« de Saint-Charles à Septèmes »). Le titre est plus général (« les cris de la ville34 ») et semble faire écho à la rubrique « La ville écrite » des Carnets, de sorte que les mots écrits semblent se transformer sans mal en mots vociférés (criés), alors même qu’ils sont seulement portés, non par le son (qui enregistre seulement l’entrelacement modéré de voix étrangères à bord du train), mais par l’image en mouvement : graffitis qui défilent, les dernières lettres d’abord (le train, lieu de la prise de vue, aborde ces décors par la droite) et visualisent « de la ville, sa légende hurlée » ; mur de pierres grossières taguées (« la terre abandonnée à son sort / (Écrire sur tout ce qui ne bouge pas) ») ; autres graffitis, en larges lettres séparées « Tandis que sa fable se déplie ». La vidéo semble scandée par la récurrence visuelle du même. Le texte travaille également sur la répétition lexicale : « La ville comme indifférente à ses propres cris / Et défile dans sa folie furieuse : sa folie, furieuse » ; « Tandis que sa fable se déplie / Et que passe ce qui passe ». L’effet, préparé par diverses assonances et allitérations (particulièrement celles qui font résonner les mots « ville » et « cris »), n’est pas seulement lyrique et rythmique, il renouvelle aussi cette notion d’enferment dans la poursuite infinie : la vidéo dans son motif visuel, dans son jeu numérique, fonctionne bien en boucle, comme les mots qui l’accompagnent, « Et défile dans sa folie furieuse : sa folie, furieuse »

Du train comme connexion, échange, partage

34La vidéo-train (vidéo-récit ou vidéo-poésie) ne dit pas seulement l’isolement des hommes, sourds aux cris des leurs. Elle peut dire à l’inverse l’intense projet de partage qui s’inaugure en littérature : se frotter au monde par le lien du train et s’assembler par la connexion des trajets effectués, mais aussi visualisés et partagés sur le Net.

35F. Bon évoque en janvier 2016 « 8 ans de mises en ligne régulières » sur sa chaîne YouTube, et depuis l’été 2015, une pratique presque quotidienne sous la forme d’un vidéo-journal35 dans lequel se déploient des rubriques initialement apparues sur son site Tiers Livre. Il rappelle l’impératif de rendre public la création littéraire, et d’en passer par le moyen efficace de la vidéo en ligne, qui diffuse plus largement la mise en voix publique de textes littéraires qu’il a pu par exemple effectuer de manière symbolique sur des ronds-points : « Si on veut que la littérature vive c’est à nous de la prendre en charge. Lire en public, même sans public, et balancer sur YouTube pour retrouver l’instance décisive qu’est, étymologiquement, la publication... »36

36En septembre 2016, dans la vidéo-causerie « YouTube avec littérature (et réciproquement) », il se demande : « qu’est-ce que c’est cette façon d’être ensemble à un moment précis ? 37». Il réfléchit sur « cette instance du dialogue entre moi spectateur et lui auteur dans le temps du visionnage, temps partagé », et incite ses visiteurs à créer eux-mêmes leur chaîne avec une rubrique « ouvert aux amis ». Il expérimente alors dans sa vidéo le partage d’écran où il accueille l’image d’autres auteurs, en un montage complexe où se chevauchent parfois les sons associés38.

37Le teaser de sa chaîne YouTube, en 2017, résume bien ce projet collectif, qui emprunte souvent à la métaphore du train : accompagné de la formule (en surimpression, et répétée à droite du cadre de la vidéo) « De la littérature contemporaine sur YouTube, c’est tous ensemble et c’est maintenant. », il fait entendre le texte suivant, alors que défilent les mentions « Tiers Livre web et littérature Fiction journal lectures ateliers » (haut d’écran), « lu, rêvé, parlé, filmé, monté par François Bon » (bas d’écran) :

Bonjour, je m’appelle François Bon, il y a trente ans que j’écris des livres.
J’ai un petit Canon, je le tiens souvent à la main, c’est fait comme ça.
Il y a les gares […]
Il y a les villes […]
Il y a les routes qu’on fait, on ne sait pas trop pour quoi […]39

38Le premier plan-séquence montre le compartiment d’un train, dont la glace occupe toute la largeur et reflète F. Bon, son appareil à la main ; par la vitre du train reflétée dans la glace, au centre de l’image, on voit le quai qui défile. Il sera relayé par l’image de couloirs et d’escalators filmés en marchant. L’image se fixe aussi sur des bâtiments (dont l’école d’art de Cergy) ou des intérieurs (bibliothèques, bureaux de l’écrivain), puis la vidéo se clôt sur une dernière séquence, cette fois en voiture en travelling avant, la pluie visualise le pare-brise, quatre triangles presque parfaits creusent le champ de vision, la route le ciel et les arbres des deux côtés. Le mouvement ne sera donc pas seulement depuis le train, mais ce dernier est bien celui qui amorce les partages, qu’il conduise à l’école d’art de Cergy où ont lieu des ateliers d’écriture, qu’il inaugure d’autres rencontres ou qu’il ramène au bureau empli de livres d’où F. Bon s’adresse dans son vlog (vidéo-blog, vidéo-journal en ligne) à ses visiteurs.

39Dans la vidéo « Aujourd’hui je n’ai pas filmé Argenteuil (mais juste en revenir) », le 27 avril 2017, F. Bon fait précisément du croisement des trains, quand la vitesse modérée permet encore d’apercevoir d’autres gens assis, une métaphore de la littérature et de ses partages, comme cela est écrit alors en surimpression de l’image : « ce serait aussi une définition de la littérature / que ces mouvements permanents qui se croisent et s’inversent / comme notre quête infinie des visages ». Le texte de la vidéo débute par un commentaire du dispositif : pas de projet narratif, une simple attention en contre-plongée au paysage urbain sur fond de ciel clair, qui permet d’en saisir la « poésie lente », faite d’infinies modulations, auxquelles la durée et le lieu délimités du voyage en train nous rendent, pour un temps, disponibles. C’est alors qu’on devient attentif aussi aux présences et que se métaphorisent les croisements des trains, avant l’arrivée en gare, où on engage sous terre un autre voyage (intérieur de la ville toujours de très près lié à l’intériorité individuelle, dans les textes de F. Bon) :

AUJOURD’HUI JE N’AI PAS
FILME ARGENTEUIL
(MAIS JUSTE EN REVENIR)
27 avril 2017
c’est donc un film qui ne raconte rien
sinon que les lumières étaient belles
et que je filmais au ras de la voie
pourquoi j’étais là-bas j’en parlerai mais plus tard
compte cette poésie lente qui est d’entrer dans la ville
toujours la même et jamais semblable
toujours cette façon infinie qui distingue la ville
toujours ces comptes qu’on pourrait tenir
et ces histoires qu’on voudrait dire
arracher un peu de réel
et c’est comme ça qu’ici on fait littérature
comme si le monde ne se suffisait pas à lui-même
et se moquait bien qu’on le filme
ou simplement parce qu’on n’est plus maître du temps
et que le corps est assigné à place fixe face ville ?
le jeu des lumières ici ne vaut que parce qu’abstrait
GUITARE & CHANT ANI DI FRANCO
il faudrait aussi reconstruire l’histoire du film
selon ce qu’il est de présence qui ne raconte rien de plus qu’elle
ce serait aussi une définition de la littérature
que ces mouvements permanents qui se croisent et s’inversent
comme notre quête infinie des visages
et ce lâcher-prise que la répétition induit,
est-ce que ce n’est pas ça aussi l’écriture
on pourrait lire, on pourrait agir
et juste on regarde aux vitres du train
comme si face monde on devenait soi-même le livre
et que l’image floue, moche ou muette c’est aussi vous-même
quand tu allais à Vernon
quand tu allais au Havre
quand parfois à Rouen
ou quand tu es allé à Mantes
si toujours y plonger c’est s’y perdre [escalators de la gare]40

40Mais le modèle du train explose aussi dans les métaphorisations du partage. L’aventure de Paysage fer, initiée par le voyage en train, transcrite par le texte, la photographie et le film documentaire, et relayée par le numérique, en appelle finalement aux images algorithmiques pour produire une vidéo composite, « Paris-Nancy Route et fer », où l’écrivain en coin d’écran dialogue avec les images qu’il fabrique par sa navigation simultanée sur l’application Google Street View41. Autre complexité de l’image filmée, dans la vidéo« Aller-retour Cerisy avec violon, Paysage fer à Saint-Lô », en 2017. Le trajet ici aussi se fait en voiture, et l’ancien voyage en train est désormais restitué par la lecture, mais aussi, dans la vidéo mise en ligne, par la magnifique superposition mouvante des photos du trajet Paris-Nancy et des prises de vue de la salle de la médiathèque de Saint-Lô avec F. Bon lisant. Et F. Bon ajoute ce commentaire écrit en surimpression de l’image : « en pleine lecture je ferai un live sur Facebook (j’avais jamais osé) / l’impression qu’on n’est qu’à la préhistoire de tous les possibles42 ». La vidéo, à l’origine issue du voyage en train, ajoute à son défilement la composition d’une riche marqueterie visuelle et d’un large écheveau d’échanges.

41Dans la vidéo du voyage américain de l’été 2018 « 140 camions (ou à peu près) »43, le déplacement sur l’autoroute conjugue le défilement latéral et le défilement frontal ; on voit s’entrecroiser les camions, comme plus haut les trains, et la vue latérale joue également des effets de reflet ou de cadre coupé par la vitre de la portière. Mais c’est surtout le montage de l’image qui est très intéressant : à un moment l’écran se retrouve partagé pour donner à voir quatre défilements simultanés. La vidéo devient véritablement mise en scène des réseaux.

Éloge de la lenteur

42À ce foisonnement d’expériences issues du train, mais qui le dépassent, il faut cependant opposer la persistance allégorique du motif à un autre titre. F. Bon n’est pas seulement dans l’exploitation tous azimuts des potentialités du Web, il conjugue à cette appétence une posture de retrait où le train resurgit comme métaphore de la lenteur, et il cultive plus généralement un positionnement à l’écart, à la marge, en une distance critique qui refuse l’emportement d’un positivisme technologique à tout crin, et qui dénonce aussi les maux qui en sont le revers.

43Déjà, à l’époque de Paysage fer, il écrit depuis le train Corail, et insiste sur la perte de la possibilité de voir qu’entraînera le TGV alors en construction. Il indique aussi sa préférence pour le train lntercités, qui, plutôt que le TGV, donne « le temps du paysage », dans une vidéo au titre programmatique (« Ma poésie à moi c’est ça »), en rêvant même d’un moyen de transport encore plus lent, porté par le vent :

pourquoi moi je n’aurais pas le droit d’aller à Paris
en montgolfière, et de revenir pareil le soir ?
qu’est-ce que ça change à la perception de la vie ?
et est-ce qu’ils font de l’ordinateur là-haut ?
prendre l’Austerlitz plutôt que le TGV c’est 2 fois moins cher
c’est 2 heures au lieu d’1 heure mais on a le temps du paysage44

44Selon la phrase de la vidéo que nous avons citée plus haut (« Aujourd’hui je n’ai pas filmé Argenteuil (mais juste en revenir) »), pour lui « compte cette poésie lente qui est d’entrer dans la ville », lorsque les trains ralentissent. Et il fait explicitement « l’éloge d’une certaine lenteur », dans la vidéo du même nom, où au rythme calme d’une guitare, on voit les voitures sur l’autoroute, ou un TGV sur une autre voie, doubler le train d’où la vidéo est prise. En découle la possibilité de percevoir le « monde tel qu’il est », mais aussi celui qui nous habite en rêve, comme l’indique la formule en surimpression qui clôt la fin du film (sinon vide de texte), au moment où l’image se déporte, à l’intérieur du wagon, sur l’auteur endormi : « Et jamais tu n’aurais filmé que le monde / qu’en toi-même tu portes45 ».

45En fait le train permet de montrer la marginalité sociale (les tags à l’arrière des villes, sur des édifices délaissés, comme chez A. Maïsetti), mais aussi la solitude, lorsqu’on est dans un wagon inoccupé, le train semblant isoler, et non plus relier46. C’est une surprise dont il fait le constat dans une vidéo comme « Ma poésie à moi, c’est ça » : « pourquoi te laissent-ils toujours tout seul / avec ces trains rien que pour toi, tu n’en demandais pas tant47 ». Ce constat est lié à un questionnement sur le statut en marge de l’écrivain : filmant l’habitacle du conducteur d’une rame de métro, il évoque « le désarroi où tu es parfois que ton travail ne soit pas un travail / et tes heures autre chose qu’une permanente issue de secours / (à cet instant nous surplombions la morgue) ». Et la vidéo se conclut sur l’image d’une portière de wagon avec l’inscription « Porte donnant sur la voie », dont le lettrage large et oblique est bien distinct du texte plus fin en surimpression au bas de l’écran, mais entre dans la même résonance mélancolique. Les derniers mots à l’écran nomment le groupe dont la musique fait la bande-son de la vidéo, et le titre « Fragile » : dans la vidéo-littérature, l’image, le son et le texte concourent bien au même projet. Celui-ci se prolonge aussi parfois dans les commentaires des internautes : « […] aller moins vite en roulant vers la fin » (Alain Chanteraud), « les spirales n’ont pas d’issue(s), même quand on s’essaie à les inverser […] » (Dernier endormi).

46Cette douleur individuelle se dit aussi en blessure du paysage : « ce rêve de l’aérotrain ceux de mon âge l’ont porté / alors que nous dit maintenant sa ruine, et sa fin en cul-de sac ? / si même nos rêves sont d’indestructibles plaies faites à la terre ? » Et l’image se conjugue plus fortement au texte, quand les traverses de chemin de fer sont à lire comme « ce que le sol partout dit de nous-mêmes », en montrant ainsi une surface couturée, et presque un chemin barré. Associée au tangage de la marche caméra à la main, on voit comment l’image filmée fonctionne véritablement comme une métaphore latente, que pourra révéler le texte, en un jeu de miroirs, d’ailleurs toujours en germe dans l’univers urbain : « ou comme les villes se font et se défont, un vertige, un miroir, / le monde à contre-jour n’est pas forcément moins réel / c’est toi, soudain, qui peux l’être beaucoup moins ». Un jeu de bascule entre le monde et l’individu qui l’appréhende se donne ainsi constamment à sentir (« le réel contient-il vraiment ce que notre regard y fait apparaître ? »), et la vidéo et son texte en surimpression construisent ainsi ce dialogue du même et de l’autre. De la sorte, la vidéo-littérature parie tantôt sur l’harmonie d’une résonance, tantôt sur la diffraction d’un questionnement entre les mots et les images. L’analyse serait à prolonger encore du côté des pistes musicales. Texte, son et image vidéo tressent ensemble l’expression d’une conscience singulière en écho avec l’expérience collective : « la peau du monde est trop vieille, il faudrait la brosser à neuf / et on ne sait plus faire / sinon raviver et prolonger ses propres labyrinthes du dedans ».

Ma poésie à moi c’est ça
Un aller-retour Paris-Austerlitz
le 21 juin 2017pourquoi moi je n’aurais pas le droit d’aller à Paris
en montgolfière, et de revenir pareil le soir ?
qu’est-ce que ça change à la perception de la vie ?
et est-ce qu’ils font de l’ordinateur là-haut ?
prendre l’Austerlitz plutôt que le TGV c’est 2 fois moins cher
c’est 2 heures au lieu d’1 heure mais on a le temps du paysage
et moi j’ai 3 rendez-vous importants à enchaîner sur différents projets
MUSIQUE POST IMAGE
ou comme les villes se font et se défont, un vertige, un miroir,
le monde à contre-jour n’est pas forcément moins réel
c’est toi, soudain, qui peux l’être beaucoup moins
c’est à ce moment-là, dans le train, que tu t’es dit ça…
« ma poésie à moi c’est ça »
sans rien décider de s’il s’agissait de voir, de filmer ou d’écrire
ou bien si cette présence des choses à elle-même était suffisante
et comportait sa propre histoire, recelait assez de secret
flotter au-dessus du monde
ce rêve de l’aérotrain ceux de mon âge l’ont porté
alors que nous dit maintenant sa ruine, et sa fin en cul-de sac ?
si même nos rêves sont d’indestructibles plaies faites à la terre ?
le vieux fantasme de bâtir [des grues en quantité]
tu penses à tes rendez-vous, et à la ville de Providence en juillet
le réel contient-il vraiment ce que notre regard y fait apparaître ?
ce que le sol partout dit de nous-même
[traverses de chemin de fer]
le désarroi où tu es parfois que ton travail ne soit pas un travail
et tes heures autre chose qu’une permanente issue de secours
(à cet instant nous surplombions la morgue)
marcher dans la ville et s’assembler avec les autres
comme on ferait de chaque tête avec toutes les têtes
mais l’issue, où l’issue ?
[les colonnes qui portent le même plafond, presque à l’infini, au-dessus des quais d’Austerlitz]
la peau du monde est trop vieille, il faudrait la brosser à neuf
et on ne sait plus faire
sinon raviver et prolonger ses propres labyrinthes du dedans
[les couloirs de train en sous-sol, arrivée gare d’Austerlitz]
mais c’est bien pour cela qu’encore on se frotte au monde
pourquoi te laissent-ils toujours tout seul [le compartiment désert]
avec ces trains rien que pour toi, tu n’en demandais pas tant
tu n’avais même pas travaillé, rien, ni lu
PORTE DONNANT SUR LA VOIE
le groupe « Post Image », les écouter aussi avec John Greaves….
leur dernier disque : « Fragile », 201648

Ne plus même écrire

47La lenteur est un prélude au lâcher-prise du train (on regarde le monde non plus en face, mais de côté), qu’accentue la répétition d’un même trajet. Dans la vidéo « Aujourd’hui je n’ai pas filmé Argenteuil (mais juste en revenir) », l’action d’écrire n’est évoquée qu’au conditionnel, comme une hypothèse qu’on ne réalise pas, préférant se laisser aller à la dérive du voyage.Mais avec les images filmées par la caméra, c’est comme si un livre s’imprimait de lui-même par le regard tourné « face monde », et le texte à la vidéo associé semble le déploiement seulement d’une pensée intérieure que l’écrivain développe en lui-même, l’encaissement des voies à l’approche de la gare Saint-Lazare lui rappelant d’autres départs :

et ce lâcher-prise que la répétition induit,
est-ce que ce n’est pas ça aussi l’écriture
on pourrait lire, on pourrait agir
et juste on regarde aux vitres du train
comme si face monde on devenait soi-même le livre
et que l’image floue, moche ou muette c’est aussi vous-même
quand tu allais à Vernon
quand tu allais au Havre
quand parfois à Rouen
ou quand tu es allé à Mantes49

48La déprise se dit aussi par le flottement de la montgolfière, ou celui de l’aérotrain, dont l’un des trajets permet de contempler la construction interrompue en plein champ depuis des décennies : l’expression « flotter au-dessus du monde » réunit bien ces deux motifs, qui apparaissent dans la vidéo « Ma poésie à moi, c’est ça ». Là encore, le geste proprement créatif semble en suspens (« sans rien décider… »), et la poésie semble naître de la simple présence des choses au regard :

c’est à ce moment-là, dans le train, que tu t’es dit ça…
« ma poésie à moi c’est ça »
sans rien décider de s’il s’agissait de voir, de filmer ou d’écrire
ou bien si cette présence des choses à elle-même était suffisante50

49On retrouve le même dispositif dans la vidéo « De l’inquiétude monde, et de sa conjuration par fable et écran » (septembre 2018). On émerge par le train (« heure et trajet habituels repris »), et on prend une nouvelle voix, une voix muette (« tu te tais »), où il suffit de voir, de laisser la ville s’inscrire sur la rétine : « ne plus même écrire : faire image est tâche mentale, tout s’y inscrit / dans ton silence, la survie du poème ». Et la vidéo est le flux de cette inscription continue, poème muet comme le flux des hommes silencieux emportés dans leur course, au passage piéton où ils semblent plus fluides encore que les voitures…

De l’inquiétude monde, et de sa conjuration par fable et écran
Vlog|journal avec villes et trains
21 septembre 2018
ce n’était rien pourtant qu’heure et trajet habituel repris
la vie ordinaire, en somme, le chemin où sont voix des autres
les yeux écarquillés tu te tais : où donc es-tu, que tu traverses ?
tu émerges au monde comme d’émerger du fond de toi-même
entre toi et le dehors, les mots ont formes en ciment de l’inquiétude
[grands immeubles, bâtisses…]
de quel désastre sommes-nous si c’est cela le mille fois connu
[le ciel gris strié des poteaux et des fils démultipliés du chemin de fer]
la ville où tu cognes a grogne et mâchoires, hostile et compactede matière humaine indifférente et disjointe (toi-même inclus)
l’inquiétude est perpendiculaire aux hommes, on évite d’y voir
en fait, ce que tu ne contrôles pas, ce fond en toi de terreur
[on a quitté l’obscurité de la gare et les travées perpendiculaires des voies, on est en extérieur, un pont sur fond de ciel lumineux]
ne plus même écrire : faire image est tâche mentale, tout s’y inscrit
dans ton silence, la survie du poème
[flux des hommes silencieux au passage piéton]
et les mots qui te manquent, ceux que nul ne prononce, qui courent
une suspension d’avant fin, tu pensais, une menace retenue
mais qu’échapper suppose de s’y fondre alors oui, s’enfoncer
[le RER semble s’enfoncer dans son tunnel]
l’ancienne imprimerie des tickets de métro, toujours vue morte
ça y est, la démolition rongeait, gagnait depuis l’arrière
nous sommes d’un pays mort, parce que l’inquiétude nous sert de voir
et si tout semble à sa place, ce n’est pas la preuve de la menace ?
[…]
on entre dans l’écran comme en rêve on obéit à la plongée droit
[le RER en ses trajets souterrains]
on ne sait pas très bien où on est ressorti, mais qu’importe
puisque ce n’est que ce qu’on disait avant roman, maintenant ton écran
installer assez d’images et de mots dans nos disques pour s’y glisser
nos ordis devenus récits pour que d’autres mondes commencent
et notre vraie maison ici dans la fiction de ce qu’on regarde
cette sensation pour chacun que l’ordi a refait pour soi un monde
et que sortir de l’écran plus jamais ne serait principal
mais c’est une fable, vois-tu, rien que notre vieux besoin de fable
la tâche toujours renouvelée d’inventer ce qui conjure et transmet51

50La vidéo « De l’inquiétude monde, et de sa conjuration par fable et écran » déploie, plus résolument que d’autres, le rêve d’une écriture qui serait simple impression du regard par la réalité urbaine contemplée (ou par la réalité intérieure reflétée), réalité qui glisserait sur les yeux de celui qui regarde « face monde », comme elle glisse sur les yeux du spectateur de la vidéo. Toute la part du travail y est occultée (le geste de filmer tout au long du trajet, le montage de l’image, la sélection du son, la composition et l’inscription du texte, la mise en ligne…), parce qu’il s’agit de construire une fable, comme l’indiquent le titre et la fin du texte. La mention de « fable », de « notre vieux besoin de fable », développée dans la formule « la tâche toujours renouvelée d’inventer ce qui conjure et transmet », cohabite avec l’image d’une église éclairée dans la nuit ; elle renvoie à la religion, à la fiction, à tous les récits conçus pour conjurer l’angoisse, mais elle dessine aussi l’image de l’environnement numérique, source de nos fables nouvelles, comme un abri et un foyer. De sorte que le rêve d’une création qui se réduirait à une pure impression relève de la même douceur enveloppante, née du défilement visuel (du train, de la vidéo, de toutes les dérives continues…), où il s’agirait d’habiter le monde autrement.

51Comme le livre en l’univers des bibliothèques, la LittéraTube génère, elle aussi, sa propre utopie, celle d’une écriture qui naîtrait d’un pur regard sur le monde et serait simple transmission de flux, flux du passage de la réalité traversée, flux du regard sur les vidéos activées, flux des échanges entre les auteurs/lecteurs connectés, tous supports reliés.

52On collectionne ce qui nous échappe, ce qui toujours recule dans une perspective qu’on n’atteindra jamais, ou dans un après dont la marche du temps nous éloigne52. Collectionneurs de ciels et de lignes d’horizons, collectionneurs de trains qui viennent parfois d’un paysage ancien, sont aussi des explorateurs et les poissons pilotes des tunnels du Web dont ils dessinent les imaginaires émergents. À la question de la chercheuse Erika Fülöp, « en quoi l’habitude d’avoir ta caméra à la main a-t-elle changé ta manière de voir le monde, et d’en parler, ta manière de penser le monde ? », F. Bon répond, en posant sur sa tête un casque de réalité virtuelle :

Allégorie, allégorie
Voir le dedans de la tête
Voir le dedans de tout
Nage sous-marine
Allégorie
Voir le dedans de soi
En regardant le dedans du devant
Où est le réel
Le réel c’est nous53

53Par ce condensé texte-image très suggestif, qui semble en appeler, par l’allégorie, à Baudelaire et Walter Benjamin, F. Bon inscrit les tunnels du Web dans la continuité des passages : il nous reste à explorer et construire collectivement l’imaginaire de notre modernité, qui est tout à la fois le « dedans de la tête » et le « dedans du devant ».