Colloques en ligne

Heiata Julienne-Ista

 Créer des vidéos pour vendre des livres ? Promotion et autopromotion de la poésie contemporaine sur YouTube

1Les vidéos se rapportant à la poésie sont désormais légion. À la manière d’une immense vitrine virtuelle, YouTube offre pour les amateurs (vidéonautes et lecteurs éventuels) un accès aisé à cet univers foisonnant, et aux producteurs (auteurs et maisons d’édition1) une fenêtre de visibilité ouverte à tout un chacun, autrement dit, une plate-forme publicitaire gratuite. N’était la logique pernicieuse des algorithmes et des cookies, le fonctionnement de YouTube pourrait être comparé à celui d’une librairie sans fin, ou presque. Le promeneur, selon son tempérament, suit les conseils de son libraire favori2, se perd au hasard dans les méandres des rayons, feuillette ici une quatrième de couverture, parcourt plus loin quelques pages, s’attarde un instant sur une couverture attrayante. Mais ici, plutôt qu’une clochette teintant à l’entrée pour prévenir le libraire, la froide comptabilisation d’un nombre de vues (équivalent approximatif d’un nombre de clics), des chaînes plutôt que des rayons ou des collections, des colonnes de vignettes étroites plutôt que des couvertures – et l’analogie se heurte à bien d’autres différences structurelles majeures. Toujours est-il que, même si les « écranvains » (Gilles Bonnet) se sont vivement saisis du Web pour en faire, plus qu’un laboratoire, un lieu de création littéraire à part entière et de plein droit, il fonctionne encore et pour la plupart « comme une belle vitrine3 » – une librairie impalpable.

2Les vidéos sont variées : pour un public relativement jeune et large – mais aussi très segmenté – on trouve des vidéos éducatives, de divertissement littéraire, des booktubes ou encore des essais littéraires4. Plus proche des producteurs directs du champ littéraire (auteurs et maison d’édition versus commentateurs divers), on trouve des entretiens, des interviews, des colloques, des entretiens-lectures, des vidéos de lecture et de performance, des montages poétiques vidéo ainsi que des teasers5. C’est à l’aune de ces derniers types de vidéos, produites directement par les principaux intéressés, que nous pourrons comprendre comment les acteurs de la poésie contemporaine organisent leur visibilité, font la promotion de leur maison d’édition, de leurs ouvrages voire de leur persona publique.

3Ces vidéos forment souvent des paratextes d’un nouveau genre6, paratextes eux-mêmes redoublés de plusieurs strates paratextuelles dues à l’architecture des plates-formes de diffusion (commentaires sous la vidéo ou insérés en son sein par surimpression textuelle, titres renouvelés, modifiés). Dans certains cas, lorsqu’elles reproduisent une partie du texte ou le rejouent tout en absorbant des éléments paratextuels, elles mériteraient le nom d’hypéritextes vidéo – ou vidéos hypéritextuelles :

La porosité péritexte-épitexte invente véritablement de nouvelles modalités des relations entre le texte et ses attributs paratextuels, issues d’une poétique propre au texte numérique, et dont la notion d’hypéritexte se voudra ici le dépositaire7.

4Quoiqu’initialement le terme « hypéritexte » de G. Bonnet définisse surtout une écriture du blog littéraire (plus textuelle qu’audio-visuelle) dans laquelle « l’en-dehors du texte, qu’il s’agisse de notes de travail, brouillons, documents préparatoires ou contextuels, tend à rejoindre en une même publication, l’œuvre dans sa version numérique8 », on rencontre un phénomène semblable dans la vidéosphère – avec quelques variantes9. Difficilement classables, les vidéos hypéritextuelles sont composées à la fois des fragments d’une œuvre, d’un discours sur l’œuvre et de leur mise en scène conjointe dans un format artistique10. Elles ne réitèrent l’œuvre qu’à demi, bien plutôt, elles écrivent une œuvre de biais, à la fois appuyée sur l’œuvre précédente (ou à venir) et la débordent dans un en-dehors de l’œuvre qui la concerne toujours, d’où leur aspect souvent métaleptique.

5En tant qu’élémentsparatextuels, ces vidéos ont un « caractère essentiellement fonctionnel11 ». Si l’une de leur fonction majeure est bien sûr la promotion des ouvrages, elles participent également à créer une posture particulière pour les auteurs et une identité de marque pour les maisons d’édition. Dans quelle mesure les vidéos en ligne augmentent-elles la visibilité de la poésie contemporaine ? Quelle efficacité commerciale réelle ont-elles ? Comment les différentes instances que sont les auteurs et les maisons d’édition se sont-elles saisies du potentiel marketing du médium ? En quoi les vidéos renouvellent-elles les procédés propres à la promotion des livres, à la construction d’une posture pour les auteurs et aux stratégies de positionnement pour les maisons d’édition ? De quelle manière l’architecture des plates-formes de diffusion influence-t-elle les processus en jeu ? Ces questions nous amènent en outre à questionner le renouvellement du statut des œuvres littéraires – écrites et vidéos. Selon qu’elles comportent une valeur artistique ajoutée (montages poétiques vidéos, teasers), réitérée (lectures, performances) ou non (entretiens, interviews, colloques), les vidéos ont-elles le même rapport à leur potentielle portée commerciale12 ? Doivent-elles être perçues comme des parties intégrantes de l’œuvre ou simplement comme des supports publicitaires fléchant vers l’œuvre écrite ? Autant de questions auxquelles nous tâcherons de répondre. Pour ce faire, nous étudierons le cas de deux chaînes YouTube dirigées par des membres de la maison d’édition P.O.L : Paul Otchakovsky-Laurens et Jean‑Paul Hirsch. Puis nous analyserons les teasers de Nathalie Quintane, des vidéos qui ont la particularité d’avoir une fonction commerciale assumée et d’être des objets de création à part entière. Tout d’abord, il convient néanmoins de comprendre le fonctionnement de la plate-forme sur laquelle ces vidéos sont postées, en l’occurrence YouTube13, plate-forme qui détermine à la fois la stratégie mise en place par les producteurs de vidéos et leur appréhension par les vidéonautes.

YouTube, des réseaux fermés pour une visibilité marginale ?

6« À l’époque de l’économie de l’attention, une stratégie numérique est indispensable14 », explique Jan Baetens15. Quoique YouTube semble une plate-forme de choix, elle crée des réseaux fermés, circulaires (les mêmes vidéonautes se voient constamment proposer des vidéos très similaires), et ne permet que marginalement un certain brassage. Une grande partie de son public se situe dans les tranches jeunes de la population : les chiffres du Brandcast de 2017 indiquent que 80 % des Français entre 16 et 24 ans s’y connectent au moins une fois par jour (utilisation intensive des jeunes), mais 80 % des utilisateurs mensuels ont plus de 25 ans (utilisation extensive des populations plus âgées). Les utilisateurs mensuels sont au nombre de 37,5 millions, soit 81 % de la population connectée. Les vidéos des vedettes françaises de YouTube (Squeezie, Norman, EnjoyPhoenix, Cyprien, Natoo) comptent rarement moins de 500 000 vues, et les chiffres dépassent souvent les deux ou trois millions : une audience impressionnante qui n’a pas grand-chose à envier à la télévision. Par comparaison, l’une des vidéos de Charles Pennequin les plus visionnées atteint près de 7 500 vues16, alors qu’une vidéo postée à la même époque par Norman, compte près de 19 millions de vues17.

7La chaîne YouTube de Ch. Pennequin, bon exemple d’une chaîne d’auteur, compte à l’heure actuelle 68 vidéos postées depuis le 26 mars 200818. Le nombre moyen de vues est légèrement supérieur à 1000, mais cette moyenne bénéficie de l’inflation causée ponctuellement par quelques vidéos : en réalité, un quart seulement dépassent le millier de vues, et les trois vidéos les plus visionnées (« je jouis », « Ch. Pennequin : on aime la poésie contemporaine », « Ch. Pennequin : je mange mon cerveau ») représentent à elles seules 30 % des vues totales de la chaîne. Surprenamment, aucune de ces trois vidéos ne renvoie directement à un texte publié par écrit ! Ce constat troublant tend à montrer qu’il existe bel et bien une visibilité parallèle, hors du livre, de certains poètes, via les plates-formes de diffusion. Cependant, pour ces vidéos, Ch. Pennequin a désactivé les commentaires, ce qui est probablement le signe que des propos dépréciatifs voire injurieux et infâmants ont été tenus par des vidéonautes peu scrupuleux. Sur YouTube, le nombre de vues ne va pas de pair avec l’appréciation ou la reconnaissance, mais peut signaler le buzz d’une vidéo plusieurs fois regardée parce que jugée scandaleuse, absurde ou bizarre.

8Une vidéo extraite d’une lecture de Christophe Tarkos, « C. Tarkos – L’Homme de merde », postée sur une chaîne non spécialisée au contenu assez hétéroclite (Ju Jugz), donne un aperçu des commentaires que peuvent recevoir ce type de production19 : « Poète français ?!? Mais srx mets pas le "français" à côté tellement c'est... Whl20 quoi. », « C'est vraiment nul... à chier ! ». Mais aussi : « c'type j'arrive pas à cerner si c'est un taré ou un génie (même si les deux ne sont jamais loin) mais j'adore putain c'est merveilleux21 ». Yves di Folco commente quant à lui : « Merci pour ce document, c'est un bonheur de pouvoir l'entendre. Surtout, allez lire "OUI" aux éditions Al Dante 1996. » Ces commentaires témoignent de la mixité qui règne sur YouTube, mixité générationnelle, sociale, et de la divergence des attentes et des apriori concernant ce que l’on peut ou non recouper sous le terme de « poésie ».  Les algorithmes, bien qu’ils tiennent compte des intérêts individuels des utilisateurs, des vidéos likées ou vues précédemment n’éliminent donc pas totalement les aléas du visionnage. Si plus de 50 % des utilisateurs de YouTube savent, avant de se rendre sur la plate-forme, ce qu’ils ont l’intention de visionner, une grande part des internautes consultent des vidéos sur le mode du furetage, au hasard des propositions. C’est dans cet intervalle que des publics non avertis ou a priori non intéressés sont amenés à regarder et à écouter des vidéos de poésie contemporaine, dans certains cas à les apprécier. Resterait à savoir si le visionnage par ce type de public peut mener jusqu’à l’achat de livres papiers ou de CDs, phénomène possible bien que probablement minoritaire. Ju Jugz, qui diffuse l’enregistrement de Tarkos susmentionné, ne propose aucune métadonnée. Néanmoins, le fléchage vers le livre imprimé est effectué par un autre utilisateur, Y. di Folco. D’autres chaînes plus spécifiquement dédiées à la littérature comme Nicolas Anctil ou lecturesdepoetes22 renvoient quant à elles quasi systématiquement à un support matériel (mention du titre et de l’édition en commentaire ou dans la vidéo, photographie de la couverture, du CD ou du vinyle…).

9Que se passe-t-il lorsque la publication d’une vidéo n’est due ni à l’auteur ni à un amateur tiers, mais est directement liée à une maison d’édition ? Une grande partie des vidéos de Jean-Paul Hirsch23, directeur commercial et chargé de la communication chez P.O.L, sont disponibles à la fois sur YouTube et sur le site de la maison d’édition. L’interface propose par exemple six « vidéolectures » de Ch. Pennequin pour sept livres publiés chez l’éditeur. Elles s’affichent dans la colonne de droite, en miniature, où l’on peut directement les lire. Le double renvoi vers les vidéos (via YouTube et le site de P.O.L), ainsi que la relative popularité de la chaîne de Jean-Paul Hirsch favorisent leur visibilité. En effet, la chaîne compte plus de 900 abonnés24 ; autant d’utilisateurs qui recevront un mail à chaque nouvelle vidéo postée ou, du moins, dont les suggestions YouTube mettront en avant ces vidéos. Ce système permet, à partir de la vidéo d’un auteur particulier, de faire rayonner tous les autres. Après avoir cliqué sur telle lecture ou tel entretien d’un auteur qui les intéresse, les vidéonautes se verront proposer par YouTube d’autres vidéos de Jean-Paul Hirsch, donc toujours liées à des livres publiés chez P.O.L. Les poètes tirent profit du système des chaînes ; ils bénéficient de la notoriété de leurs collègues grâce au fonctionnement réticulaire de YouTube – système qui a son revers, puisqu’il favorise probablement l’homogénéité des vidéonautes (fidèles de la maison d’édition), au détriment de la variété et de la mixité des visionnages. Ainsi, alors que la lecture d’« Un jour » diffusée sur la chaîne de Jean-Paul Hirsch en mars 2010 compte plus de 5 700 vues25, celle que le poète diffuse lui-même sur sa chaîne, postée en mai 2011, compte à peine plus de 400 vues26. Le système de réseau fonctionne à plein : d’une chaîne à l’autre, la visibilité du texte est multipliée par plus de 13. L’intérêt qu’aura telle personne pour un auteur publiant chez P.O.L a toutes les chances de lui faire découvrir un autre auteur de la même maison d’édition grâce à la chaîne de Jean-Paul Hirsch.

10Le type de chaîne (poète, maison d’édition, amateur anonyme) détermine donc à la fois l’approche des vidéonautes, et le succès de la vidéo, sa visibilité. Mais comment expliquer l’efficacité particulièrement frappante de la chaîne de Jean-Paul Hirsch ? Comment a-t-elle été pensée et structurée en amont, à quelles logiques obéit-elle ?

Stratégies numériques d’une maison d’édition : P.O.L de P. Otchakovsky-Laurens à J‑P. Hirsch.

11La maison d’édition P.O.L possède une chaîne YouTube à travers la personne de Jean-Paul Hirsch, directeur commercial et de la communication, sous le pseudonyme transparent du diffuseur : Jean-Paul Hirsch. La création du compte et la mise en ligne de la première vidéo (le 1er février 2010) coïncident, laissant à penser que dès le départ la chaîne a été créée pour servir la visibilité des poètes de la maison d’édition et de leurs livres. En neuf ans, Jean-Paul Hirsch a posté pas moins de 675 vidéos27. Son travail fait en réalité suite à celui de P. Otchakovsky-Laurens, qui avait créé en 2009 une chaîne sous le pseudonyme de POLEditeur28. Son activité fut de plus courte durée, près d’un an29. La chaîne laisse cependant derrière elle 84 vidéos, soit entre une et deux vidéos par semaine. Ce rythme soutenu, similaire à celui de la chaîne de Jean-Paul Hirsch, témoigne de l’investissement colossal de la maison d’édition dans les vidéos. Beaucoup d’étapes, chronophages, précèdent en effet la mise en ligne : invitation des auteurs, entrevue et captation, montage, chargement de la vidéo, réglage des paramètres sur YouTube, tags, titres, commentaires. Quoique l’une semble prendre la suite de l’autre, les deux chaînes de P.O.L (POLEditeur et Jean-Paul Hirsch) obéissent à des logiques différentes : l’archivage et la promotion.

12La chaîne POLEditeur a une tendance davantage archivistique. Il y est plus question de lectures que d’entretiens ou d’interviews et des ouvrages publiés parfois depuis plusieurs années sont présentés30. Ainsi, des lectures d’auteur, par exemple pour L’invention du verre (2003) d’Emmanuel Hocquard, Sentimentale journée (1997) de Pierre Alferi, Naissance des fantômes (1998) de Marie Darrieussecq, sont postés seulement en 200931. La vidéo advient largement après la publication, elle est pour ainsi dire rétroactive. La chaîne Jean-Paul Hirsch a quant à elle une logique davantage promotionnelle. Les vidéos sont à mi-chemin entre l’entretien et l’interview32, on y découvre moins de lectures. La diffusion ne se fait pas a posteriori, mais est contemporaine de la publication de l’ouvrage : elle le médiatise. Les génériques de fin ne s’en cachent pas, et signalent : « à l’occasion de la parution de », « aux éditions P.O.L », mentionnent le nom de l’auteur, le titre, la date de parution. Leur grande homogénéité signale l’apparition d’une forme de jaquette vidéo qui vient doubler la première et la quatrième de couverture des livres matériels, phénomène déjà esquissé par le générique d’ouverture des vidéos de POLEditeur qui recomposait la couverture des livres papiers (mêmes couleurs et mêmes polices d’écriture, présence du nom de l’auteur, du titre et du logo P.O.L). Les vidéos de la chaîne de Jean-Paul Hirsch suivent nettement le catalogue des parutions. Sur les 11 livres parus en janvier et en février 2018 chez P.O.L, tous, sauf un, ont bénéficié d’au moins une vidéo (entretien ou lecture) postée sur la chaîne de Jean-Paul Hirsch avant le mois de mai 2018. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la maison d’édition cherche à « couvrir » par la vidéo la quasi-totalité de ses sorties littéraires. La chaîne YouTube est une antenne publicitaire comme une autre, avec l’avantage de fournir à P.O.L un support non payant.

13Le décor de la captation, presque toujours identique, tapissé d’une multiplicité de signes plus ou moins discrets, joue lui aussi un rôle majeur. Derrière les auteurs, dans la partie gauche de l’écran, des ouvrages sont disposés en évidence : les livres de l’auteur se mêlent à d’autres livres récemment publiés, les noms sont parfois mis en évidence par la jaquette bleue de l’éditeur, alors immédiatement lisibles pour les vidéonautes33. La revue collective de P.O.L, Trafic, est souvent visible en hauteur34. Le décor de la capture participe à l’effet promotionnel, il encourage la logique réticulaire déjà intrinsèquement présente sur YouTube. La triple mise en scène médiatique (vidéo contemporaine de la publication matérielle, générique homogène, décor suggestif) confère aux vidéos une efficacité promotionnelle quasi hebdomadaire, feuilletonnesque. La chaîne de Jean-Paul. Hirsch ressemble plus à un petit magazine d’actualités littéraires vidéo qu’à une collection d’archives. « En tout cas, respect : et pour le catalogue, et pour le travail35 » s’incline François Bon, qui a vu juste : le chaîne de Jean-Paul Hirsch propose bien un catalogue vidéo en ligne.

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14La chaîne de Jean Paul-Hirsch témoigne également d’une certaine professionnalisation de l’usage du médium par rapport à celle de P. Otchakovsky-Laurens. Si la vidéo reste souvent un accompagnement du livre dans sa version publiée, elle est plus que jamais prise au sérieux, organisée, préparée. Lors d’une interaction avec P. Alferi pour le colloque « Ceci est mon corps » le mercredi 31 janvier à Montpellier, Michel Murat projette la lecture que fait le poète de Sentimentale journée pour POL Editeur36. Une fois la vidéo finie, P. Alferi justifie par une anecdote sa tenue vestimentaire, un marcel gris. Il nous apporte au passage des renseignements précieux et savoureux sur les conditions encore très informelles dans lesquelles se déroulaient ces captations. Son témoignage en dit long sur l’enthousiasme de P. Otchakovsky-Laurens pour la vidéo en ligne :

Ça fait maintenant quinze ans qu’il faut que je dise que, ce marcel, ce n’est pas de ma faute [rire]. C’est de la faute de Paul […] mon éditeur, qui s’est acheté la première caméra vidéo à l’époque […]. Il était fou de sa caméra, il voulait filmer tout le monde. J’étais venu dans son bureau tout à fait pour autre chose, je ne sais pas pourquoi, il n’était pas question de ça. On était au mois d’août à Paris, il faisait trente-cinq degrés. En plus, le bureau de Paul n’était pas ventilé. Il y avait une grande baie vitrée, ce qui faisait qu’il y avait une chaleur insupportable, suffocante, plus le stress. Il me dit : « Voilà maintenant tu vas lire un poème devant la caméra et on va le mettre après sur le site. » Je crevais évidemment de chaud. J’ai enlevé ma chemise. Mal m’en a pris37.

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15Les vidéos de POLEditeur se déroulent dans des cadres nettement plus hétérogènes que celles de Jean Paul Hirsch. On en distingue trois, particulièrement récurrents, qui correspondent à des endroits variés du 33 rue Saint-André des arts. Le premier a pour arrière-plan des stores baissés38, l’autre un fond blanc, neutre, et le dernier, sans doute le plus classique, affiche les auteurs devant des étagères remplies de livres. La première chaîne de P.O.L semble née d’un élan spontané, enthousiaste, pas encore standardisé. Au contraire, les vidéos de Jean-Paul Hirsch obéissent à des logiques plus réglées de communication avec le public. Elles sont plus homogènes. Un grand nombre d’éléments se retrouvent d’une vidéo à l’autre (malgré quelques légères modifications au cours du temps) : les modalités de titrage (prénom puis nom d’auteur, et souvent directement sans ponctuation, le nom du livre qui vient d’être publié : « Jacques Jouet La dernière France », « Olivier Cadiot Providence »), les génériques de début et de fin (leur contenu, leur typographie, la musique qui les accompagne), le cadre de la captation (bureau du 33 rue Saint-André des arts, avec, en arrière fond à gauche, une étagère remplie de livres, et à droite une fenêtre donnant sur la cour), le type de captation (caméra tenue à la main, légèrement mouvante). La relative permanence de ces paramètres a pour effet d’estampiller ces vidéos « P.O.L », elles affirment et réitèrent une marque. Elles ont une même identité et appartiennent à une chaîne bien définie : ce ne sont pas des vidéos sauvages, prises sur le vif, rassemblées de manière hasardeuse. Les vidéos qui ne rassembleraient pas ces caractéristiques, étant donné leur minorité numérique, font quant à elle l’effet de vidéos « hors séries », d’excursus littéraires de la maison d’édition39.

16La professionnalisation des vidéos dont la chaîne de Jean-Paul Hirsch est le symptôme transparaît aussi dans le souci manifeste de laisser un document soigné, lisible et de qualité. En 2015, la qualité des vidéos s’améliore : on passe d’une qualité moyenne (480p), à la haute définition40 (1080p) – soit parce que les logiciels de montage ont changé, soit parce que Jean-Paul Hirsch s’est procuré un nouveau matériel de captation. Dans les deux cas, un effort est fait en vue d’améliorer l’apparence des vidéos. Elles conservent toutefois une allure nettement artisanale. Le montage lui-même est parfois très maladroit. Dans la vidéo d’une lecture par Marc Cholodenko de son livre Il est mort, Jean-Paul Hirsch a ajouté un surtitrage blanc41. Mais la vitesse de défilement est mal réglée, une partie du texte est coupée. Bref, il parasite l’écoute plus qu’il ne l’épaule. De même, l’éclairage et les cadrages laissent quelquefois à désirer, marquant du même coup les vidéos du sceau de l’amateurisme. F. Bon loue précisément cette manière de filmer ; elle permettrait de créer une sensation de proximité entre l’auteur et le vidéonaute :

Ces vidéos faites avec technique de proximité (un minuscule APN […] !), mais confiance réciproque filmeur/filmé (et que c’est cela l’important), nous donnent 1 000 fois plus l’impression d’approcher radicalement celui qui parle42.

17Comment Jean-Paul Hirsch considère-t-il quant à lui cette partie de son travail ? Quel est selon lui le statut de ses vidéos ? Dans son article, F. Bon propose avec enthousiasme de considérer ces captations comme de véritables documents littéraires publiables :

Rassemblés tels quels en dossiers sur le site, rien n’empêche de leur attribuer un ISSN, et de les insérer dans EDEN-Livres puis qu’ePagine permette aux libraires (ainsi Doucet au Mans) de les diffuser auprès de leurs clients, particuliers ou collectivités... Avec les vidéos de J‑P. Hirsch, insérées au cœur même du travail éditorial de POL, on a une des clés pour visualiser les enjeux de ce qui s’annonce notamment via tablettes iPad43...

18Mais il sait que Jean-Paul Hirsch ne partage pas ses ambitions : « je vois d’ici le petit sourire en coin de Hirsch, qui ne sera pas d’accord ». La vidéo demeure peut-être – mais pour combien de temps encore ? – un sous-produit de la littérature, aux contours mal définis, dont le rôle est avant tout d’accompagner la publication matérielle.

19La chaîne de Jean-Paul Hirsch inaugure-t-elle donc la systématisation d’un épitexte éditorial (« dont la fonction essentiellement publicitaire et “ promotionnelle ” n’engage pas toujours de manière très significative la responsabilité de l’auteur44 ») déguisé par l’amateurisme technique sous des formes artistes ? Nathalie Quintane, qui est éditée principalement chez P.O.L et a donné de nombreux entretiens pour la chaîne de Jean-Paul Hirsch, répond en quelque sorte à cette question en comparant directement certaines de ses vidéos, produites de manière indépendante, à celles de la maison d’édition : « [mes vidéos] ont un drôle de statut publicitaire, comme les vidéos de Jean-Paul Hirsch. À la fois publicité et prolongement du travail, ce sont des vidéos de création, des vidéos d’écrivain ou de poète45. »

Vidéos d’écrivains : les teasers de N.  Quintane.

20Selon son propre point de vue, N. Quintane est un auteur du livre avant que d’être une créatrice de vidéos :

La forme livre est très importante pour moi, je suis un écrivain à l’ancienne46.
Je lis plus que je ne regarde. Je suis plutôt lectrice. [Des vidéos,] j’en fais peu parce que je m’y intéresse moins. Je suis donc moins au courant, et beaucoup plus prudente. Mais de fait, j’ai regardé beaucoup de vidéos, pas nécessairement de poésie, mais plutôt d’art contemporain : le travail des vidéastes qui ont fait de la vidéo dans l’art depuis que ça existe47.

21On trouve néanmoins un grand nombre de vidéos liées de près ou de loin à son travail sur la toile : des interviews vidéo pour Médiapart, des interventions pour des colloques, des lectures pour la chaîne de Jean-Paul Hirsch, des musiques (extraits in extenso de l’Album, Progressistes, Al Dante, 2002, avec Stéphane Bérard), des productions radiophoniques (comme « Chanson de la prof » avec Yves-Noël Genod pour France Culture), ou encore des vidéos de performances. Quoiqu’elle embrasse incontestablement une grande partie du champ des possibles (génériques) dans le domaine de la vidéo en ligne, il semblerait à première vue qu’il n’y ait pas de vidéos poétiques – de la poésie de plein droit dans un autre médium, comme le sont les montages poétiques vidéo de P. Alferi ou Jérôme Game – à proprement parler chez N. Quintane : ce sont les teasers qui assurent ce rôle. Explicitement identifiés, ils forment un ensemble à part entière dans la production de l’auteur : « Il y en a trois : le teaser de Tomates, celui de Crâne chaud avec le chat, et la série sur Descente de médiums48. » Ils sont empreints d’un fort degré d’auctorialité :

[La série pour Descente de médiums], je l’ai faite avec mon compagnon actuel [Dominique Rivière] qui est aussi vidéaste [comme Stéphane Bérard]. Il est professionnel. C’est une collaboration, plus élaborée. Il m’a beaucoup aidée. Pour les deux premiers, Tomates et Crâne chaud, c’est moi qui ai tout fait. J’ai placé la caméra, je savais ce que je voulais49.

22Le terme de « teaser» désigne un type de campagne publicitaire, souvent de courte durée et sériel, popularisé notamment par le cinéma et les séries ces dernières années, dont les principaux ressorts sont la création d’un mystère, la surprise et la confusion50. En frustrant les consommateurs potentiels (rétention d’informations), le teaser doit exciter la curiosité et cibler un public particulier (target marketing). Désireux d’en savoir plus, les consommateurs seront plus enclins à acheter le produit lors de sa sortie. Bien entendu, ces critères définitoires issus de la littérature marketing sur le teaser s’intéressent aux médias de masse, ce que la poésie contemporaine n’est pas. Ses logiques (et ses moyens) diffèrent.

23À première vue, les teasers sont toujours teasers de quelque chose. Dans le cas de N. Quintane en effet, les vidéos sont toujours associées à un livre. Pour autant, elles ne sont pas systématiquement dépendantes de la production textuelle : le livre ne les subsume pas. Bien plutôt, elles absorbent une partie du texte et des éléments paratextuels associés (absorption d’un péritexte dans un épitexte et vice versa) et les refondent dans un nouvel ensemble, formant ainsi des vidéoshypéritextuelles. Dans le teaser de Crâne chaud, le texte est quasiment absent51. N. Quintane rejoue la quatrième de couverture qui propose, dans une épanorthose amusée, une qualification générique de l’ouvrage : « Comme le genre n’est jamais simple à dire, on pourrait avancer que ce livre est une fantaisie, ou plutôt une fantaisie réaliste, ou encore une fantaisie réaliste critique52. » À ceci près que la vidéo ne propose pas, mais affirme que l’ouvrage à paraître est bel est bien : « une fantaisie réaliste critique ». Mieux, c’est par la vidéo qu’elle répond à la question : « Qu’est-ce qu’une fantaisie réaliste critique ? » La série des trois plans (fantaisie, réaliste, critique), à la fois grotesques, ironiques et absurdes qui se succèdent, et où l’on retrouve l’humour débridé et pince-sans-rire de N. Quintane, reflète le caractère général du texte. Pour ce qui est de la « fantaisie », l’auteur chante (volontairement très faux, beuglant plutôt), youkoulélé en main, le début de Laisse-moi t’aimer. Pour « réaliste », un plan la montre en extérieur, lisant avec ses lunettes de soleil, un numéro de Elle : « Elle détache son chignon, et ses cheveux ont instantanément cette texture sortie du lit, incroyablement sexy ». Enfin, pour « critique » elle brosse un chat (Chemoul), dans le sens du poil. Non seulement la vidéo donne le ton de l’ouvrage, mais elle permet à la petite phrase de la quatrième de couverture de gagner en épaisseur, elle la prolonge : le teaser est une sorte de quatrième de couverture animée, améliorée. Mieux, le péritexte (la quatrième de couverture) n’a pas seulement été utilisé, transplanté en l’état dans un épitexte53 (une vidéo), puisque le teaser utilise, investit et transforme les matériaux paratextuels pour en faire un élément certes pour le livre, mais aussi avec le livre : cette vidéo hypéritextuelle n’est pas qu’un objet commercial, mais aussi, pour reprendre les mots de N. Quintane, « une vidéo de création, d’écrivain ou de poète ».

24La déroute générique est plus frappante encore pour la série concernant Descente de médiums. Celle-ci est constituée de cinq courts-métrages hétéroclites : « AnthroPol.ogie », « Pol.itique », « Pol.ogne », « Pol.aroid », « Pol.universitaire », les titres annonçant les thématiques abordées. Au premier abord, ces vidéos ne font pour la plupart pas sens de manière indépendante, ni les unes en rapport avec les autres. Sans lecture préalable du livre, elles restent extrêmement absconses : si un mystère est créé, comme on l’attendrait d’un teaser, l’unité narrative ne semble pas suffisante pour exciter la curiosité du lecteur. Est-ce à dire que l’ensemble vidéo pour Descente de médiums est une campagne de teasers ratée ? Ratée peut-être si l’on considère l’efficacité promotionnelle du teaser, mais n’était-ce pas dans ce cas précis qu’un objectif secondaire, un produit dérivé certes souhaitable, mais en aucun cas fondateur du projet vidéo ? N. Quintane adapte certains passages du livre, par exemple avec la mise en scène cinématographique d’un dialogue dans « Pol.onais » (p. 152), « AnthroPol.ogie » (p. 118-119), ou avec la lecture de la lettre de Hugo par Rémi Marie dans « Pol.aroïde » (p. 130-132), qui verse progressivement, grâce au montage, dans le psychédélique. Sans adapter le texte lui-même, elle suggère aussi des motifs (« Pol.itique »), ou des contenus (« Pol.universitaire ») de manière toujours aussi comique. Ainsi, en plus de réitérer certains textes du livres, N. Quintane enclenche un système de renvois allusifs, des vidéos au livre. Ce qui est plus surprenant, c’est que l’inverse est également vrai : le mouvement centripète se double d’un mouvement centrifuge, du livre aux vidéos. En effet, la page de remerciements rappelle et redouble le générique de fermeture des vidéos : « D. Rivière (Ted Serios), Christelle Nicolas (Fanny), Jean-Pierre Cometti (l’universitaire), R. Marie (Victor Hugo54) », et ce alors même qu’aucun des acteurs (personnes civiles) n’apparaît directement en tant que personnage dans le livre. Grâce à ce jeu de renvoi vertigineux et par une sorte de métalepse transmédiale, les acteurs deviennent de potentiels acteurs du livre : des visages et des corps sur lesquels l’imagination pourra s’appuyer lors de la lecture, mais aussi des personnes civiles qui pourront venir recrypter le livre (alors devenu roman à clefs ?) sous la forme de personnages. Peut-être n’est-il pas anodin que la narratrice s’imagine (furtivement) avoir une aventure avec T. Serios quand celui-ci est joué par D. Rivière, le compagnon de N. Quintane. Le teaser, non seulement absorbe une partie du texte, mais le modifie rétroactivement.

25Plus généralement, il semble que les teasers de N. Quintane (et pas uniquement ceux pour Descente de médiums) tirent le livre du côté de l’indice biographique – ou créent du moins un fantasque effet de réel. Certes, le passage d’un médium à l’autre implique la mise en scène de l’auteur elle-même : elle présente une voix et un corps. Mais les vidéos sont aussi émaillées d’une série de détails, sortes de biographèmes plus ou moins loufoques, qui participent à l’intrication entre narratrice, auteur, et personne privée. Outre le cas de T. Serios/D. Rivière, on notera par exemple l’apparition cocasse du chat dans la vidéo de Crâne chaud. Un chat « Chemoule » apparaît rapidement dans le livre où il devient un running gag et presque une expression vestimentaire « se vêtir en Chemoule » ; chat « que mes connaissances connaissent bien55 », déclare la narratrice. Or, le chat de la vidéo est identifié comme le chat dont il est question dans le livre grâce à la mention de son nom « Chemoule », dans le générique de fermeture. Les vidéos effacent un peu plus les frontières entre personne civile, auteur et narratrice, procédé déjà très important dans le travail scriptural de N. Quintane.

26Comme l’effet des chaînes éditoriales sur les ventes de livre, l’effet réel des teasers est difficile à mesurer. Il faudrait pouvoir obtenir les statistiques YouTube Analytics (accessibles à la personne qui possède le compte) pour connaître le nombre de vues au fil du temps, puis mettre ces informations en corrélation avec les chiffres de vente et les autres événements médiatiques liés à l’auteur ou au livre (colloques, lectures publiques…). Des informations sur les pratiques des vidéonautes seraient également nécessaires : regardent-ils les vidéos avant d’acheter le livre, pour s’en faire une idée, ou après l’achat, pour en savoir plus ? En l’absence de ces informations, les hypothèses ébauchées restent provisoires. Néanmoins, on dispose d’ores et déjà de certains éléments d’analyse. Puisque la mise en ligne des teasers est contemporaine ou légèrement antérieure à la mise en vente des livres, on peut supposer assez certainement que, comme dans le cas de Jean-Paul Hirsch, ils obéissent à une logique commerciale. Cependant, leur efficacité semble limitée. N. Quintane reste elle-même assez prudente sur la question :

Je ne crois pas que quelqu’un soit déjà venu me voir en me disant : « j’ai acheté votre livre parce que j’ai vu votre vidéo », même si ça a dû arriver. J’ai plutôt le sentiment que les choses s’additionnent, que l’on se met à lire parce qu’il y a un faisceau de choses : la vidéo, le copain qui a lu le livre et qui le trouve bien, un nom qui revient souvent56

27Contrairement à ce que l’on attendrait d’une logique de personal branding organisée en amont, chaque vidéo ou ensemble de vidéos est diffusé sur une chaîne différente : la vidéo qui correspond à Tomates est diffusée sur POLEditeur, celle de Crâne chaud est diffusée sur Louis de funes, chaîne probablement créée pour l’occasion et dont c’est la seule vidéo en ligne, et l’ensemble pour Descente de médiums est disponible sur la chaîne de Jean-Paul Hirsch. On assiste donc non pas à une centralisation des teasers mais plutôt à un éclatement, à une dispersion des vidéos sur la toile, quoique le nom de N. Quintane dans les tags permette de les tracer facilement. L’auteur n’a pas non plus cherché à regrouper ces productions a posteriori sur un site d’auteur comme celui de Ch. Pennequin, J. Game, ou Anne-James Chaton, sites qui proposent soit une véritable vidéothèque en ligne, soit un référencement précis et complet des interventions ou productions57.

28Outre l’organisation paradoxale de la diffusion des vidéos, leur contenu et leur esthétique peuvent aussi remettre en question leur impact commercial. En témoigne le commentaire, mi-sceptique mi-enthousiaste, d’un vidéonaute pour AnthroPol.ogie58 : « Je ne suis pas sûr que cette vidéo (qui me paraît assez quelconque) donne envie de lire le livre (qui m’a paru extraordinaire59 !). » À quels publics s’adressent donc les vidéos ? Il est probable que certains soient plus enclins à entrer dans l’œuvre de N. Quintane par la vidéo, d’autres par le livre. Mais l’efficacité des teasers ne se réduit certainement pas à leurs répercussions directes sur la vente de l’ouvrage auquel ils font référence. Il convient de distinguer l’effet promotionnel, entendu comme augmentation de la visibilité d’un livre particulier, de l’effet publicitaire, plus vaste, qui désignera ici l’influence d’une vidéo sur la construction de l’ethos de l’auteur, son positionnement dans le champ littéraire – ou, si l’on prolonge le parallèle avec le domaine marketing, l’influence de la vidéo sur l’identité de marque (Jean-Noël Kapferer) de la maison d’édition ou de l’auteur. Dans le cas des teasers de N. Quintane, si l’effet promotionnel semble faible, l’effet publicitaire est important. Elle y développe son image, ou plus précisément sa posture60. Depuis qu’elle crée des vidéos, l’auteur de Tomates a remarqué que la perception de son travail avait changé :

En regardant ce que les gens écrivent sur mes livres, donc sur moi, ou plus exactement sur l’idée qu’ils se font de moi, j’ai le sentiment que les vidéos et les photos – les photos de lecture, les photos de performance – ont amené l’idée que j’ai un corps, et qu’associé à la manière dont j’écris, ce corps est un corps comique. Pas un corps de poète solennel en tout cas. Je l’ai lu à plusieurs reprises dans des papiers, dans des articles de journalistes. Avec les vidéos, ils font le raccord entre le registre humoristique des textes et la présence physique. Ils ont bien compris que quelque chose se passait là d’important, entre la manière dont je lis et le type de corps que j’ai en lecture.

29Les vidéos ajoutent au texte des strates signifiantes (corporéité, humour) qui rétroactivement l’invaginent. Avec les vidéos, l’effet de positionnement dans le champ littéraire est également flagrant. Le simple fait qu’un poète crée des vidéos aujourd’hui le placera plus immédiatement du côté de l’avant-garde, de la littérature expérimentale (quoique N. Quintane moque le terme à plusieurs reprises dans ses livres) ou plus précisément de la poésie sonore et de la performance. Et quand bien même d’autres auteurs, plus classiques, se mettraient à produire des vidéos, l’esthétique choisie maintient une distinction : l’aspect artisanal, le côté bricolage et la technicité en apparence faible des vidéos ne sont-ils pas des manières de s’opposer diamétralement, par exemple, à la pompe grandiloquente de vidéos comme celles d’André Velter61 ?

30Non seulement les vidéos renouvellent les possibilités de la création littéraire, mais elles diversifient plus largement ses modalités de diffusion, donnent aux acteurs du champ littéraire de nouveaux lieux où façonner leur visage.

31Dans le cas de YouTube, le degré de spécialisation et la structuration de la chaîne joue un rôle prépondérant dans la manière dont le public reçoit les vidéos (quantitativement et qualitativement). Une chaîne au contenu hétéroclite, non spécialisée, a de plus fortes chances d’attirer des publics composites, non avertis, vers la production littéraire contemporaine – mais ne garantit en aucun cas le succès de sa réception. La réussite des chaînes d’auteur dépend quant à elle en grande partie de la notoriété de l’auteur en question, de son investissement spécifique dans le médium. En termes de visibilité – et non de création pour lesquelles les chaînes d’auteur semblent plus indiquées – les chaînes d’éditeur sont, grâce à la logique réticulaire de la plate‑forme, les plus efficaces. Mais, revers de la médaille, elles ont pour la même raison un public peu varié, homogène ; la spécialisation de chaîne, son effet de niche, circonscrit la diversité du public.

32Pour P.O.L – et probablement pour toutes les maisons d’éditions qui voudront bien se saisir à bras‑le-corps de la vidéo – YouTube a permis la mise en place d’un catalogue vidéo en ligne, vivant, attractif, qui, puisqu’il est composé essentiellement d’entretiens et de lectures, ajoute une certaine densité, à la fois informationnelle et affective, au catalogue traditionnel. Non seulement c’est un puissant lieu de formation de l’identité de marque de P.O.L (esthétique des vidéos, cadre des captations, musiques, génériques, définition d’un style « artisanal », confiance et proximité de l’éditeur et de ses auteurs, intimisme), mais l’utilisation de la vidéo elle-même fait désormais partie de l’identité de marque de P.O.L. Conséquemment, la posture des auteurs donnée à voir sur la chaîne est quant à elle limitée par l’effet de standardisation, de série, qui leur est imposé. D’autres genres vidéo, plus personnels, empreints d’un plus fort degré d’auctorialité, permettront de la mettre en valeur : c’est une des fonctions du teaser chez N. Quintane. À la fois commerciaux et artistiques, les teasers promeuvent en effet non seulement un ouvrage particulier mais s’installe autour, avec, et en lui : c’est un genre hypéritextuel par excellence. Non contentes de vouloir embrasser l’esprit du texte, ces vidéos en corrodent l’apparente clôture.

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