Colloques en ligne

Nicolas Réquédat

La littéraTube : tour d'horizon de la littérature sur YouTube

1Les observations et réflexions que je mènerai dans cette communication ne sont pas issues de statistiques mais d’une expérience de quatre ans en tant que vidéaste dans le domaine littéraire sur la plateforme YouTube.

2Bien que l’on puisse imaginer que ce média – royaume des vidéos de chats et des podcasts sur les plats à la cantine – soit étranger à la question littéraire, il n’en est pas ainsi en réalité, loin de là. En effet, avant toute chose, il faut noter que la littérature dans un sens large est bien présente sur YouTube, que ce soit à travers la figure de l’auteur qui s’est imposée au fil des années, ou à travers l’attention à la dimension sonore des textes.

3Ainsi, la porosité entre le média vidéo et l’écriture se fait sentir sur la plateforme par la très grande vogue du terme « auteur » ces dernières années. Devant le refus croissant du terme de YouTubers par nombre de créateurs (avec l’argument que la plateforme ne permet pas de définir le contenu qu’elle présente – on ne parle pas de téléviseurs pour désigner l’ensemble des équipes qui travaillent dans le domaine télévisuel) ce terme « d’auteur » s’est imposé chez nombre de vidéastes devant ses concurrents : YouTuber, vidéaste, créateur, réalisateur, scénariste, vlogueur, producteur, entrepreneur, influenceur, acteur, podcaster. Ceci semble témoigner de l’ancrage de l’imaginaire littéraire pour ces créateurs. Produire une vidéo, c’est donc avant tout, pour les créateurs qui se revendiquent de cette dénomination, produire du contenu (et donc en être « l’auteur ») et non produire un contenu dans une certaine forme (« vidéaste ») pour une certaine plateforme (« YouTuber ») pour un certain public (« comique », « podcaster ») dans un certain but (« influenceur »).

4Par ailleurs, comme Florence Thérond l’a rappelé1, la littérature reste présente dans sa forme orale avec une attention au texte dans sa dimension sonore. À ce titre, la chaîne « Solange te parle » (364 000 abonnés) est un succès francophone qui dépasse largement, en termes de public, l’impact des chaînes liées à la littérature livresque.

5Mais mon exposé s’intéresse à ce que le public identifie le plus naturellement comme présence littéraire ; ma question sera donc celle du lien entre commentaire, médiation littéraire et littérature. Après avoir tout d’abord proposé un tour d’horizon de la présence littéraire sur YouTube, j’évoquerai l’exemple de la chaîne dont je suis co-fondateur : « Le Mock ».

Tour d’horizon : porosité entre discours sur la littérature et littérature

6Avant toute chose, il est bon de préciser que ce tour d’horizon est uniquement francophone. Par ailleurs, il sera aussi probablement incomplet, dans la mesure où le corpus est difficile à définir, du fait de la petite taille de nombreuses chaînes et de l’effet de bulle propre à ces nouveaux médias qui empêchent de découvrir des chaînes au public pourtant important.

7Pour l’instant, les chaînes traitant de littérature restent secteurs de niche : les plus importantes ne dépassent pas les 100 000 abonnés (si l’on exclut « Les Bons profs » qui ne sépare pas son contenu littéraire de ses autres vidéos), alors que la chaîne d’Histoire au public le plus large en compte plus de 800 000 et que certaines chaînes de sciences atteignent le million.

8La littérature et le discours sur la littérature sont dispersés sur ce media pour différents publics. Le public de YouTube est, de fait, extrêmement segmenté : on observe ainsi que l’effet de bulle qui se développe sur les réseaux sociaux marche à plein régime sur YouTube. On peut être un gros consommateur de littérature sur la plateforme et ne jamais tomber sur certaines vidéos littéraires parce qu’elles ne sont présentées qu’à un public très précis dans lequel les algorithmes de YouTube ne nous ont pas placés. Par conséquent – ne la connaissant pas assez – j’occulterai la littérature transmuée à l’état brut sur YouTube : je ne parlerai pas à proprement parler de ce que Gilles Bonnet et F. Thérond appellent « LittéraTube ». Ce qui m’intéresse, c’est avant tout la porosité de la création littéraire avec le discours sur la littérature. Comment parler de littérature invite les youtubers à repenser leur rapport à celle-ci ?

9Pour répondre à cette question, il nous faut distinguer les différents types de vidéos en lien avec la littérature et leur public respectif.

10Tout d’abord, il existe des vidéos éducatives qui fondent leur approche de la littérature sur un référentiel scolaire : de « Les Bons Profs » à « Mediaclasse » en passant par « JPDepotte » et « Le Marque Page ». Les deux dernières chaînes se revendiquent cependant moins ouvertement de la dimension scolaire. Ainsi, la chaîne « JPDepotte », avec son format intitulé « alchimie du roman », propose, notamment, des analyse articulées autour des quatre éléments qui représentent le style (l’eau), le contexte (la terre), la fiction (l’air), le message (le feu).

11Le divertissement littéraire se rapproche par certains aspects d’une forme de vulgarisation. Le référentiel est toujours scolaire avec notamment une attention portée aux œuvres au programme ou à certains auteurs du canon scolaire, mais l’objectif est avant tout d’amuser le spectateur avec des vidéos courtes qui vont du résumé parodique à l’anecdote historique en passant par l’anecdote scolaire. Plusieurs formats de ce genre ont ainsi trouvé un public très large, à tel point que de grosses chaînes YouTube qui ne sont que des chaînes dédiées à la curiosité en général ont pu adopter ce format : « Romain Tea Time », « Links the sun », « Les Boloss des belles lettres », « Miss book ».

12La critique littéraire d’œuvres contemporaines réunies sous le nom de « Booktube ». Ces chaînes sont plus nombreuses que toutes les autres chaînes littéraires réunies. La première chose à noter est la dimension protéiforme de ce phénomène qui tend, du fait de l’âge que commencent à avoir certaines de ces chaînes, à diversifier ses formats. On peut cependant noter quelques grands traits récurrents. Ces chaînes accueillent en effet un public spécifique, majoritairement jeune et féminin, reprennent les codes des vidéos de beauté et concentraient initialement leur attention sur un genre de prédilection : le young adult. Cet attrait pour ce genre tend de plus en plus à s’estomper sous l’impulsion d’un désir de nouveauté. Parmi les chaînes les plus importantes, on trouve : « Nine Gorman », « Bulledop » ou encore « Margaux Liseuse ». Le rapport au livre y est avant tout émotionnel : ce qui est important, c’est l’attachement au personnage. Un personnage jugé désagréable a ainsi pu être un argument allégué en défaveur du livre. C’est ce qui s’est passé pour La Face cachée de Margo de John Green qui a reçu un accueil plutôt froid d’une partie de la communauté booktube en raison d’une fin dressant un portrait âpre du personnage éponyme. Les questions de style sont par ailleurs peu mentionnées, voire éludées.

13Enfin, il faut noter que la notion de communauté est centrale dans le Booktube : on observe un grand nombre de collaborations et d’échanges entre les différents booktubeurs et booktubeuses, notamment avec le système de tag. Le livre est ici prétexte à la création d’un lien social très fort avec de nombreuses rencontres, des groupes de discussions, etc.

144. Enfin, plusieurs chaînes proposent des essais vidéo, des réflexions plus larges autour du fait littéraire : « La Brigade du livre », « l’Arche » ou encore « L’Homme littéraire ». En faisant parfois appel à la fiction pour structurer leurs vidéos –comme c’est par exemple le cas de « La Brigade du livre » qui crée un univers post-apocalyptique où ses personnages évoluent – ces chaînes élaborent un rapport à la littérature plus critique.

15Les trois derniers types posent la question d’une certaine porosité entre discours sur la littérature et littérature, justement parce que les vidéastes se conçoivent souvent comme des auteurs. De fait, certains YouTubers qui traitent de littérature sont aussi auteurs. Jean-Philippe Depotte, de la chaîne « JPDepotte » est avant tout écrivain et publie de nombreux romans aux éditions Denoël. Par ailleurs, Michael Roch, personnage de Kilke dans la Brigade du livre est avant cela auteur de romans. Il a fait éditer plusieurs courts récits dans une maison d’édition pulp lyonnaise, Walrus (qui a fermé ses portes l’an dernier) et a publié en 2017 le roman lyrique Moi, Peter Pan aux éditions . Cette activité trouve un écho direct dans ses vidéos qui situent leurs analyses dans un univers fictionnel dystopique ancré dans une littérature pulp.

16Enfin, les maisons d’édition ont aussi approché les YouTubers qui parlent de littérature en y voyant un moyen de tabler sur leur public déjà acquis. Nine Gorman, avec plus de 70 000 abonnés, a commencé à écrire son premier livre Le Pacte d’Emma sur la plateforme Wattpad : c’est un succès (plus d’un million de téléchargements selon la campagne publicitaire d’Albin Michel au moment de la publication du livre). La réussite du projet vient entre autres du fait qu’elle arrive à mobiliser sa communauté YouTube et Wattpad qui lui suggère certains des rebondissements et qui la soutient au long de l’écriture.

Présentation de notre chaîne : histoire du « Mock ».

  1. Des débuts entre le podcast et l’exposé scolaire

17La première vidéo du « Mock » est postée le 17 janvier 2015. De janvier à juin, c’est une importante période de production qui se déploie avec 15 vidéos mises en ligne.

18Les vidéos sortent alors par deux dans une volonté affichée de proposer une dimension divertissante et pédagogique : la première vidéo résume l’œuvre de façon comique tandis que la seconde donne des pistes scolaires de lecture de cette œuvre. On retrouve la question de la porosité entre discours littéraire et création littéraire dès ces premières vidéos qui allient un discours plutôt scolaire sur le fond à une réflexion sur l’œuvre dans la forme : un travail sur la voix off dans la vidéo sur Madame Bovary pour transposer le poids du narrateur flaubertien, un Draw My life dans Candide, qui lui donne un aspect très cartoon, pour traduire la légèreté apparente du récit, etc.

2. La première rupture : la vidéo sur L’Étranger de Camus

19En juin 2015 apparaît une première rupture radicale dans le ton de la chaîne : c’est notre première vidéo où le texte commence à primer sur le commentaire. C’est aussi la première vidéo où nous inaugurons le système de collaboration élargie avec d’autres artistes qui va nous permettre de produire des vidéos de plus en plus ambitieuses (musique, dessin animé…).

20Ma préparation de l’agrégation nous a contraint à un an de pause.

3. La phase d’intellectualisation de notre propos

21Avec la croissance de la chaîne, principalement liée à la recommandation par des YouTubers plus influents ainsi qu’au fait d’aborder des sujets polémiques, nous nous sommes mis à nous interroger plus fortement sur notre démarche. La reprise se fait donc avec une idée centrale : l’importance de la mise en avant du texte. Les extraits lus et mis en musiques prennent de plus en plus de place dans les vidéos (« D’où viennent les dragons de Game of Thrones », « Le surnaturel en littérature », « La Chanson du Mal-Aimé, Apollinaire », « Vie et Mort de Romain Gary »).

22Peu-à-peu se développe la volonté de fixer des formats clairs pour que le public puisse s’y retrouver, ce que finalement nous ne parviendrons pas à tenir. Cela nous a cependant permis d’intellectualiser notre démarche et de tracer trois axes pour construire les vidéos autour de trois intérêts littéraires : dimension narrative (avec le livre audio Le Petit Prince), réflexive (avec le format « La Chronique »), esthétique (les « Charlie Baudelaire »).

23Finalement, nos vidéos les plus ambitieuses mêlent ces trois axes, comme c’est le cas, par exemple, pour celle sur l’imaginaire de la conquête de l’espace intitulée « C’est pas sorcier littéraire ».

24La présence de la littérature sur YouTube se caractérise par une porosité entre discours sur la littérature et création littéraire qui en fait un objet en constante réinvention. La question principale pour les créateurs est alors souvent celle de la voie à emprunter pour rassurer un public en quête à la fois de formats normés et de nouveauté qui viennent donner un aspect attrayant à l’analyse littéraire.