Colloques en ligne

Estelle Doudet

Christine de Pizan et l’orateur au féminin au xve siècle

1Franc Vouloir, le Champion des dames que Martin Le Franc met en scène au début des années 1440, défend le rôle joué par les femmes en tant que sujets de la littérature amoureuse mais aussi en tant qu’auteures. Il s’attarde assez longuement sur Christine de Pizan, qu’il compare aux célèbres orateurs antiques Cicéron et Caton :

Mais elle fut Tulle et Cathon :
Tulle, car en toute eloquence,
Elle eust la rose et le bouton,
Cathon aussy en sapience1.

2Trente-cinq ans auparavant, Eustache Deschamps offrait déjà un vibrant éloge de la « muse eloquente entre les .ix., Christine » en réponse à la poétesse, qui avait salué en lui « Eustace Mourel […] orateur de maint vers notable2 ». Il a été depuis longtemps remarqué que l’auctorialité construite par Christine de Pizan alliait un remarquable savoir-faire rhétorique à la revendication d’une parole féminine pénétrant dans l’espace public pour y faire résonner d’autres accents3. Dépassant, sans pour autant les effacer, les territoires de l’intime, de l’émotion et de la subjectivité auxquels la littérature courtoise a souvent associé les voix des dames, il s’est agi pour elle d’investir un statut d’auteur intéressé aux affaires civiques, juge et conseiller des hommes de son temps. Ce statut, Christine ne l’invente pas. Depuis la fin du xive siècle, il est ardemment discuté par les intellectuels, notamment en Italie et en France, sous le nom d’orateur. En écho à la définition cicéronienne du vir bonus dicendi peritus, est déclaré orateur celui qui sait faire converger habileté discursive et stature morale, talents intellectuels et défense de la « chose publique ». Le prestige de cette position a été renforcé par l’importance grandissante alors donnée à la rhétorique et à l’éloquence, considérées comme des sciences englobantes de l’ensemble des savoirs et comme des pratiques efficaces de régulation sociale4. Soutenue par ce puissant système de valeurs, l’auctorialité que représente l’orateur s’impose en tant qu’idéal dominant des écrivains européens jusqu’au milieu du xvie siècle, avant d’être supplantée par la figure du poète « renaissant »5. Dès l’orée du siècle précédent, Christine de Pizan consacrait déjà au modèle de l’orateur des vers élogieux dans la Mutacion de Fortune :

Et orateur est clamé l’omme,
Quant bon en nature on le nomme,
Bien ordené en vie et meurs
Et en ars et en tous labeurs,
Et qui, introduit et perit
En bien dire, et ses diz nourrit
Par eloquence gracieuse,
Soubtille et artificieuse6.

3Christine a en effet apporté un soutien crucial au développement d’un « âge de l’orateur » en français, geste qui n’a guère été remarqué jusqu’ici7 et que je me propose d’analyser brièvement.

4L’action de l’auteure de la Cité des Dames est d’emblée sensible dans la diffusion des termes d’« orateur », d’« éloquence », de « rhétorique », qu’elle a soutenue aux côtés de Philippe de Mézières, de Jean Gerson et d’Eustache Deschamps. L’œuvre christinienne est riche d’une quarantaine d’occurrences des trois premiers mots, généralement accompagnés de commentaires8. Or, l’approche par Christine du statut d’orateur se révèle plus complexe que celle de ses contemporains masculins, conséquence du questionnement qu’elle a engagé sur le cas singulier de la femme écrivain. Trois détails illustrent la relation paradoxale que l’auteure a tissée avec le modèle oratoire. Tout d’abord, si la fréquence du terme « orateur » est chez elle remarquable, Christine ne le décline jamais au féminin. Non que les mots oratrice ou oratoresce soient inconnus en moyen français ; mais, rattachés au verbe orare, ils désignent la femme en prière qui, en réaction à un événement, s’exprime dans un discours plaintif, né du for intérieur et adressé à Dieu. Une telle éloquence est tout à fait différente de celle de l’orateur masculin, dont la parole incite ses concitoyens à agir hic et nunc en faveur du bien commun. Refusant le sens réduit attaché à oratrice, Christine explore plutôt la possibilité d’un orateur au féminin. Par ailleurs, cette auteure, souvent comparée à Cicéron et à Caton par ses admirateurs, a porté un regard critique sur les antiques auctoritates, qu’elle dépeint comme des hommes certes fort éloquents mais ayant fait un usage nocif de leur talent rhétorique à l’égard des femmes. Au début de la Cité des Dames, une Christine ébranlée par la violence de la misogynie des clercs est réconfortée par Raison. La personnification l’engage à rejeter les « philosophes, poetes, tous orateurs » qui ont depuis si longtemps popularisé une vision négative de la gent féminine :

Ancore dit un des Chatons [d’Utique], qui fu si grant orateur, que se ce monde fust sans femme, nous conversissions avec les dieux9.

5Puisque les « grands orateurs » ont tenu de tels propos, ils ne peuvent servir de références à celle qui souhaite défendre la renommée de son sexe. S’éclaire par là une troisième spécificité des textes christiniens. Soutenant l’idéal de l’orateur sans en revendiquer le titre pour leur auteure, ils semblent tendus entre l’affirmation d’une éloquence féminine et diverses stratégies qui questionnent la définition du vir bonus dicendi peritus. Quelle sorte de rhétorique les dames doivent-elles affronter et pratiquer, notamment dans le cadre de la cour et de ses valeurs ? Le talent oratoire, que l’expression cicéronienne susdite semble désigner comme qualité masculine (vir), se transforme-t-elle lorsqu’elle est pratiquée par l’autre sexe ? Que révèle des présupposés de ce nouveau statut auctorial la confrontation de l’orateur à l’étrangeté que représente la femme quand elle se fait écrivain public10 ? J’essaierai d’esquisser ici des réponses à ces quelques interrogations, dans le cadre d’une enquête en cours sur la position particulière qu’a occupée Christine de Pizan à l’orée de « l’âge des orateurs » en France11.

Les femmes et l’éloquence : de la soumission à la maîtrise des discours publics

6La réflexion de Christine sur l’éloquence est loin de porter seulement sur son cas personnel, dont on sait qu’elle n’a jamais souhaité faire un modèle pour ses contemporaines. Elle s’est d’abord articulée à l’analyse, qui traverse toute son œuvre, des relations complexes nouées entre les femmes et le discours tenu sur elles. Premier texte de Christine consacré à la défense des dames en 1399, l’Epistre au dieu d’Amour inaugure une réflexion sur les principaux dangers que la parole publique fait courir à ces dernières lorsqu’elles n’en sont que les destinataires. Le premier péril est la séduction exercée sur elles par des amants bons manieurs de rhétorique amoureuse. Cette éloquence du désir fait d’autant plus facilement tomber dans ses rets « [l’]ignorante petite femmellette » qu’elle est magnifiée par la littérature, poésie et romans en particulier :

Trop deçoivent les beaulz blandissemens,
Tous en sont pleins et livres et romans ;
Si n’est donc pas chose a trop merveiller,
Quant pour mentir, pener et traveiller,
On peut vaincre une femme simplete,
Une ignorant petite femmelette12.

7Si elle cède à ces beaux discours, la dame est menacée par un deuxième danger : celui de voir son intimité dévoilée par l’éloquence volontiers hâbleuse et indiscrète que pratiquent entre eux les jeunes gens. Enfin, le sexe tout entier est en butte à de constantes dénonciations de la part des clercs, qui sont, par statut, les maîtres de la parole d’autorité13. De la sorte, chaque femme se trouve prisonnière d’un système de domination discursive qui, d’un même geste, la prend pour cible et l’exclut comme interlocutrice, puisqu’il est rare qu’elle-même prenne part à ces formes d’expressions courtoises et anti-courtoises. « Si ne sont a droit les pars coupees, observe l’auteure, car les plus forts prenent la plus grant part14. »

8Pour répondre à cet usage historiquement déséquilibré de l’éloquence amoureuse ou misogyne dont les femmes sont les objets, Christine souligne l’importance pour elles d’acquérir une certaine maîtrise oratoire. Si elle-même avoue, dans l’Avision Christine, n’avoir guère bénéficié dans sa jeunesse d’un tel apprentissage15, elle illustre ses effets bénéfiques, dans la Cité des dames, par l’exemple d’Hortensia, fille de l’orateur Hortensius : « Ou temps que Romme estoit gouvernee par .iii. hommes, ceste Ortense prist a soustenir la cause des femmes et a demener ce que homme n’osoit entreprendre16. » « Grant rhetoricien » et « souverain dicteur », le célèbre concurrent de Cicéron avait pris soin de former sa fille à l’art rhétorique ; mais c’est Hortensia qui décida de mettre son talent au service de ses concitoyennes dans une société antique où l’orateur ne se pensait guère qu’en homme s’adressant à des hommes. Telle est du moins la présentation, inspirée de Boccace, que Christine fait d’elle dans ce chapitre.

9De l’Epistre au dieu d’Amour à la Cité des dames se manifeste ainsi le rapport ambigu que l’auteure nourrit à l’égard de l’éloquence, tour à tour artifice dont sont victimes les femmes et instrument de pouvoir dont elles peuvent s’emparer pour défendre la concorde sociale et leur propre cause. On comprend, dans cette perspective, que Christine ait choisi de développer ses commentaires sur la rhétorique dans deux sortes de textes, révélés par la concentration en leur sein du lexique de l’orateur. Les premiers, où elle se met en scène en tant qu’élève et en tant que pédagogue, proposent aux gentilshommes et aux dames de cour un apprentissage théorique et pratique de l’éloquence ; les seconds débattent des valeurs cléricales qui modèlent le statut des maîtres de l’éloquence en les confrontant à la question de la courtoisie et des femmes.

10Au sein du premier ensemble se détachent La Mutacion de Fortune, le Livre des Trois Vertus et le Livre de la paix, respectivement composés vers 1403, en 1405 et en 1414. Rhétorique est l’une des sciences « donnees de Dieu » que Christine découvre peintes sur les murs du château de Fortune dans la Mutacion :

C’est l’ordenance des parleurs
de beau lengage et des dicteurs ;
c’est la science qui dreça
premier le monde et adreça
a bien faire, au commencement17.

11Présentée comme une source première de l’ordre du monde, la science de l’éloquence est la dernière décrite des filles de Philosophie. Placées en regard l’une de l’autre, Philosophie et Rhétorique incarnent le couple hiérarchisé de la sagesse et de l’action discursive. Il est cependant notable qu’hormis cette occurrence où elle apparaît sous la forme d’une représentation iconographique, Rhétorique est rarement personnifiée comme l’une des maîtresses guidant Christine ou enseignant à ses lectrices les règles du comportement vertueux, à l’encontre de Raison, Droiture et Justice dans le Livre des Trois Vertus, de la Sibylle dans Le Chemin de Longue Étude, ou encore une fois Philosophie dans l’Avision. De fait, Rhétorique est peut-être autant, voire davantage un savoir-faire qu’un savoir18, offrant des outils qui permettent, selon les circonstances, de louer, de blâmer, de réguler les opinions :

La est souvraine Rethorique […].
A ce que chose non loisible
Par le premier blasme et repreuve,
Par le second tout bien appreuve,
Et par le tiers de toute chose
Ordene, gouverne et dispose19.

12Mais « rien ne profite science sans usage20 » ; et c’est une éducation pratique à l’usage de la parole que proposent les traités christiniens consacrés à la bonne conduite des hommes et des femmes de haute naissance. Le Livre des Trois Vertus, dédié à la jeune Marguerite de Bourgogne, et le Livre de la paix offert une décennie plus tard à son époux, le Dauphin Louis de Guyenne, sont largement consacrés à la question de l’éloquence des princes et des princesses. Si l’apprentissage de la maîtrise oratoire chez l’homme de cour fait l’objet de plusieurs chapitres spécifiques dans le Livre de la paix alors que celui de la femme de cour est abordé de manière plus diffuse, ces ouvrages de regimen principis ont pour spécificité de ne théoriser ni l’un ni l’autre l’inventio argumentative et de ne guère s’attarder sur la dispositio des discours. Cela est notable, car ces parties de l’art rhétorique sont considérées comme essentielles par les intellectuels du xve siècle et les sources de Christine, en particulier la rhétorique de Brunet Latin à laquelle elle emprunte de nombreux détails du Livre de la paix, les exposent longuement21. En revanche, les deux livres prodiguent force conseils pour parvenir à une excellente pronuntiatio et pour acquérir l’actio qui convient à l’univers courtois :

Dois tu atourner et atremper ta voix, ton esperit et tous les mouvemens du corps et de la langue a amendier les parolles à l’issue de ta bouche en telle maniere que elles ne soient enflees ne decassees, au parler trop resoinans ne de fiers voix ne aspre a la levee des levres, mais entendans et formans bien perfectes, souefves et cleres, si que chacune lettre qui affiert estre sonnee ait son son doulcement. (Le Livre de la paix, conseil au prince)22.
A parler ordonné et sage eloquence, non pas mignote mais rassise, coye et assez basse, a beaulz traits, sans faire mouvemens des mains, du corps ne grimace du visage (Le Livre des Trois Vertus, conseil à la princesse)23.

13Lorsqu’elle se fait professeure d’éloquence, Christine s’attache surtout à la performance oratoire24 : le maintien corporel gracieux et mesuré, le grain de la voix travaillé pour exprimer une ferme douceur doivent en particulier permettre aux femmes d’autorité d’emporter l’adhésion de leurs interlocuteurs et de mettre fin à d’éventuels conflits. La vertu cohésive et pacificatrice de l’éloquence féminine, un lieu commun que Christine attribue à Salomon dans le Livre des Trois Vertus, y est illustrée par plusieurs situations exemplaires : la négociation avec des ambassadeurs, le conseil au prince, les relations entretenues avec les courtisans et avec les serviteurs qui gravitent autour d’eux. Christine innove peu en rappelant que l’éloquence des princesses se situe à la charnière du privé et du public et que son rôle social est avant tout modérateur. Retenons cependant que l’exercice bien maîtrisé de la parole publique par les dames est dépeint par elle comme l’alliance de la vertu morale naturelle à la bona domina et d’une mise en œuvre réussie de la science d’éloquence ; autrement dit, la convergence entre sagesse et praxis grâce à laquelle Brunet Latin et ses successeurs ont redéfini le nouvel idéal de l’orateur25, prend chez Christine des traits féminins.

14Sans surprise, ces traits transparaissent déjà dans l’autoportrait que celle-ci trace au fil de la controverse sur le Roman de la Rose en 1401-1403. Pourtant, la dispute qui oppose Christine, soutenue par Jean Gerson, à Jean de Montreuil et aux frères Col n’illustre guère, a priori, le caractère pacificateur d’une intervention féminine. Il engage au contraire Christine dans une polémique au cours de laquelle est remise en cause son auctorialité. J’essaierai de montrer que la célèbre querelle peut être interprétée dans la perspective du nouveau statut d’auteur que l’orateur est en train de devenir pour les écrivains du xve siècle, et qu’elle constitue probablement un moment-clef de son développement, encore largement méconnu dans les histoires de la rhétorique. Mon propos sera d’analyser la manière dont l’intervention de Christine déstabilise la définition du vir dicendi peritus en remettant en cause le caractère vertueux (bonus) des discours de ses adversaires et en les confrontant à la figure inattendue d’une femina dicendi perita.

L’orateur au féminin au centre du Débat

15Lectrice attentive des théories sur la rhétorique dans la Mutacion de Fortune puis éducatrice des femmes de cour aux pratiques de l’éloquence dans le Livre des Trois Vertus, Christine n’a cessé d’articuler son expérience personnelle de l’auctorialité à une réflexion sur les enjeux de la parole exercée sur les femmes et par les femmes. Dans ce parcours, le Débat sur le Roman de la rose a joué un rôle central, comme le suggère la multiplication des occurrences d’« éloquence » et d’« orateur » au cour de l’échange épistolaire.

16Le Débat se structure autour d’une opposition radicale entre l’auteure de l’Épître au Dieu d’Amour et le groupe des fonctionnaires-humanistes réuni autour de Jean de Montreuil. Partageant la même culture cléricale, ces derniers jouissent d’une légitimité intellectuelle et sociale qui leur permet d’intervenir dans l’espace public et de s’y imposer en tant qu’autorités. Ils ont le goût de la dispute à la virilité plaisamment surjouée, cette licentia disputandi caractéristique des correspondances humanistes au tournant du xive et du xve siècle, et qui est à la fois divertissement et maïeutique26. En mai 1401, Gontier Col, Jean de Montreuil et un clerc anonyme sont d’ailleurs déjà engagés dans une amusante querelle autour de la valeur accordée aux textes de Jean de Meun :

Sunt etenim, ne in dubium revoces, pugilis et atlethe non pauci, qui scripto voceque et manu pariter, ut est posse, causam istam defensabunt. [Car il existe, n’en doute point, et en grand nombre, des champions et des athlètes pour défendre de leur mieux cette cause, par l’écrit, par la parole, et même par la force des mains27.]

17L’intrusion de Christine vient troubler un entre-soi complice, manifesté par le titre d’« expert en rhetorique » que ces hommes donnent à l’auteur du Roman de la rose et que Christine leur accorde tour à tour :

Tres chier sire et maistre, saige en meurs, ameur de science, en clergie fondé et expert de rethorique, de par moy Cristine de Pizan, femme ignorant d’entendement et de sentement legier. (Lettre de Christine de Pizan à Jean de Montreuil).
O clerc subtil d’entendement philosophique, stilé es sciences, prompt en polie rethorique et subtile poetique. (Réponse de Christine de Pizan à Gontier Col).
Ce tres divin orateur et poete et tres parfait philozophe, maistre Jehan de Meung. (Pierre Col, réponse au Traitié sur le Roman de la rose)28.

18« Orateur », « poete », « parfait philosophe », les trois qualificatifs résument l’éthos de l’orateur imaginé par les émules de Cicéron et de Pétrarque : l’érudition et la réflexion du savant s’allient à la virtuosité stylistique pour donner aux prises de position publiques toute leur puissance persuasive. Face à ces impressionnantes qualités, Christine réduit son identité d’écrivain à une fort modeste singularité : elle est « femme » et par conséquent « ignorante », dépourvue de « science apprise [et de] langage soubtil29 ». Dans les mots qu’elle adresse à Guillaume de Tignonville pour lui présenter le débat « gracieux et non haineux » qu’elle vient de compiler, Christine résume d’ailleurs la dispute à la confrontation de son « petit savoir » et de « la belle eloquence » de ses interlocuteurs30.

19Affirmée par l’ensemble des correspondants, la disproportion des statuts auctoriaux rendrait certaine l’issue de la querelle, n’était l’habile stratégie de sape entreprise par l’écrivaine à l’encontre des notions de « philosophe », de « poète » et d’« orateur », ou plutôt de l’interprétation qu’en font les disciples de Jean de Meun. Philosophe, la fille de Tommasso da Pizzano ne prétend nullement l’être ; ses connaissances livresques sont d’évidence moindres que celles des intellectuels formés aux écoles. En revanche, son expérience du comportement des femmes dépasse, par nature, celle de ses détracteurs : « Comme voirement suis femme, plus puis tesmoignier en ceste partie que cellui qui n’en a l’experience, ains parle par devinaille et d’aventure31. » Semblablement, le style christinien est entaché de défauts. L’auteure répond « en gros et rudement » à ses correspondants, avec une spontanéité qui exprime, suggère-t-elle, son honnêteté et sa simplicité. Mais elle ne manque pas de pointer avec malice les failles de leur rhétorique : la « belle eloquence » de Pierre Col ne la persuade en rien, écrit-elle à ce dernier dans son ultime réplique32. Elle pousse même l’audace jusqu’à déclarer sans comparaison le style grossier de la seconde partie du Roman de la rose et la Divine comédie de Dante, qui impressionne le lecteur « plus prouffitablement, plus poetiquement et de plus grant efficace33 ».

20Si l’expérience intime et le style naturel sont des éléments bien connus de la défense christinienne face à l’érudition et aux subtilités rhétoriques des intellectuels, dès lors renvoyées à leur artifice, le débat qui entoure la notion d’orateur a suscité moins de commentaires, alors qu’il est, me semble-t-il, le cœur d’une controverse plus ou moins explicite sur la nouvelle auctorialité revendiquée par les écrivains français en ce début de xve siècle.

21Jean de Montreuil, Gontier et Pierre Col fustigent tous l’arrogance manifestée par une auteure que son sexe devrait exclure de l’espace discursif typiquement clérical, c’est-à-dire éminemment viril, qui est celui de la littérature satirique, moraliste et misogyne. En publiant des écrits situés hors du monde curial et courtois qui les rendait licites, Christine s’expose à être considérée comme une meretricem, à l’image de l’antique courtisane Léonce évoquée par Cicéron, comme un avatar du publicain (publicanus) et comme un homme castré, à l’instar de l’eunucus34. L’écrivaine ne peut décidément être à leurs yeux un vir bonus dicendi peritus. Mais eux-mêmes et leur maître Jean de Meun se conduisent-ils comme tels?

22Telle est la contradiction que Christine porte au cœur de la définition de l’orateur. Celui-ci ne doit-il pas, selon les meilleures auctoritates, réguler les passions sociales et défendre le bien commun en touchant un large public ? Or, à l’encontre de ses adversaires, c’est bien ce qu’elle-même prétend faire, et ce de trois façons. Martelant sa volonté d’attirer l’attention sur un problème qu’elle juge majeur, la diffamation des femmes, Christine a déployé une certaine publicité autour de la querelle en présentant le dossier épistolaire à Isabeau de Bavière et en appelant les honnêtes gens à en juger :

Et tout ce je vueil et ose tenir et maintenir par tout et devant tous et prouver par lui-mesmes, m’en rapporter et actendre au jugement de tous justes preudhommes theologiens et vrays catholiques, et gens de honneste et salvable vie35 (Christine à Gontier Col).

23Cet élargissement de l’audience, caractéristique des ambitions d’un orateur, est articulé à une réflexion sur la liberté d’expression. Soutenir, comme le fait Jean de Montreuil, qu’il est licite de parler « en publique des choses dont nature mesme se hontoyt36 », c’est méconnaître la vertu régulatrice de la honte en société et faire peu de cas de la gêne ou du dégoût éprouvés par de nombreux lecteurs et lectrices à l’écoute des « paroles lourdes » de Jean de Meun. Enfin, la misogynie décomplexée que professent les clercs contrevient pour Christine au premier devoir de l’orateur, qui doit toujours peser ses interventions à l’aune de « l’utilité de la chose publique37 », comme le faisaient les anciens Romains qu’admirent tant ses correspondants. Quelle couronne tresser à une œuvre de diffamation comme le Roman de la rose, qui prêche le vice et appelle une moitié de l’humanité à la haine et au mépris de l’autre38 ? Une femme peut donc paradoxalement assumer la fonction prestigieuse d’orateur lorsque les missions de ce dernier – le savoir nourri d’une expérience, l’habileté à discourir et l’engagement civique sur des questions d’intérêt général – sont perdues de vue par ceux qui se réclamaient de lui. On comprend que dans son ultime réponse à Pierre Col, Jean Gerson ait qualifié élogieusement de virago (celle qui agit à la manière d’un homme) l’auteure que Jean de Montreuil et Gontier Col appelaient prostituée39.

24Pour autant, si le débat sur le Roman de la rose permet à Christine de révéler les présupposés anti-courtois d’une culture oratoire dont elle tire pourtant les fondements de sa propre auctorialité, il ne la conduit pas à s’affirmer elle-même oratrice. Le débat sur le Roman de la rose met bien en scène une personnification idéalisée de ce statut sous les traits d’Éloquence théologienne, protagoniste du Traité sur le Roman de la rose de Jean Gerson, mais les relations que Gerson, Pierre Col et Christine entretiennent avec cette allégorie sont éclairantes dans leurs différences.

25Chez Gerson, le narrateur du Roman de la Rose est déféré devant le tribunal de Chrétienté, où siègent Justice, Miséricorde et Vérité. Éloquence Théologienne y prend en charge l’accusation. Si la rhétorique de Jean Gerson se caractérise par l’utilisation fréquente de voix féminines pour soutenir ses discours40, le genre d’Éloquence dans son Traité demeure ambigu puisque son nom féminin est contredit par la nature toujours masculine des pronoms qui la désignent. Malgré son sexe, Éloquence est clairement une entité mâle à travers laquelle parle le chancelier, auteur du texte. Pierre Col dénonce cette stratégie dans sa lecture critique du Traité, en soulignant qu’Éloquence, toute théologienne qu’elle soit, est femme et donc faillible. Répondant elle-même à Pierre Col, Christine déploie un intéressant double jeu. D’une part, elle insiste sur le fait que l’accusatrice du Traité cache un théologien prestigieux. D’autre part, elle se garde de nommer Gerson et s’associe à dame Éloquence pour défendre ensemble, en tant que femmes, la cause de celles-ci, répétant à Pierre Col : « tu respons a dame Eloquance et a moy », « tu dis a Dame Eloquance et moy41 ». Ainsi, alors que Gerson choisissait un simple masque pour développer une rhétorique offensive, Christine se positionne comme la complice de la personnification féminine, sans se confondre avec elle. On reconnaît ici une forme de délégation auctoriale souvent pratiquée par l’écrivaine, soit que sa plume diffuse les paroles d’autrui, celles de Louis d’Orléans dans le Livre de Prodommie ou du narrateur masculin du Livre du duc des Vrais Amants, soit que sa propre voix entre en dialogue avec des figures fictionnelles de sexe féminin et dotées d’une forte autorité. À ceci près que l’auteure et Éloquence sont ici, non une disciple et une guide, mais des alliées, engagées dans un espace public où les voix des femmes défendent désormais aussi bien les valeurs courtoises que la cohésion de la res publica.

26Les éléments ici rappelés ne sont pas des découvertes, tant l’auctorialité particulière que construit Christine de Pizan a suscité de commentaires42. J’espère néanmoins avoir montré que la spécificité christinienne gagne à être replacée dans le contexte d’une nouvelle culture littéraire, « l’âge des orateurs », que Christine a puissamment contribué à faire émerger et dont elle a révélé d’emblée les implicites.

27L’œuvre de Christine a en effet été le lieu d’un double geste d’institution et d’inflexion de l’auteur idéal que commence à représenter l’orateur au début du xve siècle. Institution, car elle a été l’un des premiers écrivains d’expression française à en déployer le champ lexical, tout en fondant la légitimité de l’activité littéraire sur l’engagement civique de ses auteurs. Inflexion, car Christine a aussi mis à distance ce statut, qu’elle ne revendique pas directement pour elle-même. Son auctorialité féminine s’accorde en effet mal avec les présupposés masculins du vir bonus dicendi peritus ; le modèle de l’orateur s’enracine dans une culture humaniste dont les sources cléricales et anti-courtoises contreviennent à la communication littéraire qu’elle-même a nouée avec son public, les grands seigneurs et les nobles dames de la cour.

28Éloquence, cette allégorie à laquelle Christine s’allie au fil du Débat sur le Roman de la rose mais qu’elle ne met guère en scène dans ses propres œuvres, peut-elle, dans ses conditions, être femme, agir pour elles et en elles ? À cette question, la réponse de Christine paraît être positive mais nuancée. Ainsi, dans l’Avision Christine, elle présente la recherche de son style personnel sous la forme d’un parcours allant du naturel à l’apprentissage rhétorique pour revenir au premier :

Adonc fus je aise quant j’oz trouvé le stille à moy naturel, me delittant en leurs soubtilles covertures et bonnes matieres mucees soubz fictions delictables et morales, et le bel stile de leurs metres et proses deduittes par belle et polie rethorique aournee de soubtil lenguage et proverbes estranges43.

29Si la fréquentation des bons auteurs a heureusement dégrossi la rude « parleure » de l’ignorante qu’elle était d’abord, l’innutrition tirée de leur « subtil lenguage » n’a pas modifié l’expression spontanée de sa personnalité. La nature, à laquelle les clercs renvoient traditionnellement la féminité, apparaît chez elle comme une qualité littéraire qui prévient les artifices d’une rhétorique empruntée. De même, Christine est loin de partager l’admiration sans mélange des intellectuels contemporains pour les orateurs antiques, qualifiés de « folles autorités » par Raison dans la Cité des Dames en raison de leur misogynie. L’auteur idéal pour Christine est plutôt « l’orateur sage » évoqué dans le prologue du Livre de Prodommie44, qui allie sagesse morale et habileté discursive. Tel est le Christ, dont Christine porte le nom au féminin ; telles sont aussi les viragos Philosophie et Raison, qui la guident au fil de son œuvre. L’auteure rejoint ici la définition de l’orateur idéal défendue par Brunet Latin puis par Jean Gerson ; mais alors que l’un l’interprète comme un avatar du prédicateur et l’autre du conseiller politique, Christine esquisse, plutôt qu’elle n’affirme, la possibilité inattendue d’un orateur au féminin. Esquisse discrète et pourtant bien comprise par les écrivaines qui la prendront ultérieurement pour modèle, comme l’auteure des Enseignements qu’une dame laisse à ses deux filz en forme d’un testament qui, quelques décennies plus tard, voit en Christine de Pizan la réunion insurpassable de la sagesse de Pallas et de l’éloquence de Cicéron :

Cristine de Pisan a si bien et honnestement parlé, faisant dictiers et livres a l’ensaignement de nobles femmes et aultres, que trop seroit mon esperit failly et surpris voulloir emprendre de plus en dire. Car quant [j’aurais] la science de Pallas ou le longuence [l’éloquence] de Cicero et que par la main de Promoteus fusse femme nouvelle, sy ne pourroie parvenir ne attaindre a sy bien dire comme elle a faict45.

30-