Colloques en ligne

Clotilde Dauphant

Le genre des rimes dans le Livre du duc des vrais amants

A tous ditteurs qui savoir
Ont en eulx, celle savoir
Fait, qui ce dittié ditta,
Qu’en trestous les vers dit a
Rime leonime ou livre,
Et tel tout au long le livre1.

1Par ces vers l’auteur reprend la parole, dans l’épilogue du Livre du duc des vrais amants, après avoir laissé le héros éponyme narrer son aventure amoureuse. Dans ce dit à insertions lyriques composé par Christine de Pizan vers 1405, la situation d’énonciation repose sur une « sorte de procuration2 » : le duc raconte son histoire à la première personne, mais c’est un écrivain professionnel qui la met en forme. Le prologue explique ce dédoublement de la figure auctoriale : un je occupé à une « aultre affaire » obéit à la commande d’un puissant seigneur pour « dire en sa personne / Le fait si qu’il le raisonne3 ». L’auteur affecte une attitude en retrait derrière la figure de l’amant, à qui le statut social et sentimental apporte une autorité incontestable ; il n’a choisi ni le thème, ni l’histoire rapportée « tout ainsi comme il me compte4 ». Dans l’épilogue, au contraire, la figure auctoriale s’affirme. Bien que le dit ne soit pas signé, le pronom personnel féminin celle invite à assimiler l’auteur du Livre du duc des vrais amants à Christine de Pizan, dont le métier est décrit par le polyptote « ce dittié ditta », puis figuré par l’image classique de la « forte forge »5. Son rôle consiste à transformer le fait que le duc « raisonne » ou « compte » en livre écrit en « rime leonime ». La rime est le lieu d’identification du travail de l’auteur selon elle, ce que confirme l’étude de la versification du Livre du duc des vrais amants.

2Ce livre est un véritable exercice de style, où s’insèrent dans les vers narratifs non seulement des poèmes lyriques mais aussi des lettres en prose6. Christine de Pizan reprend le modèle du Voir Dit de Guillaume de Machaut7, comme Jean Froissart dans la Prison amoureuse8, mais elle y ajoute un recueil lyrique final, et se l’approprie9. Le caractère hybride du Livre du duc des vrais amants, entre vers et prose, et entre dit amoureux et traité moral, illustre la compétence technique de son auteur, et reflète parfaitement l’hétérogénéité des deux manuscrits où il est conservé10. Le Livre du duc est marqué par le geste de la totalisation, en tant qu’œuvre recueil, qui insère et collecte des pièces lyriques11. La figure de l’auteur y est particulièrement travaillée, quoiqu’en toute discrétion : derrière le personnage du duc, parfait amant-poète, ou parfait trompeur, le lecteur est invité à admirer la voix de Christine, morale et virtuose. Pour comprendre comment cette voix s’affirme par la prouesse métrique, nous étudierons la particularité des rimes féminines dans le Livre du duc des vrais amants après un développement sur la « théorie du genre » des rimes dans les arts poétiques de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance.

3La rime féminine est-elle féminine, c’est-à-dire liée par ses spécificités grammaticales, phonétiques et rythmiques au genre féminin ? Si les plus anciens théoriciens de la poésie en langue vulgaire, Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps et Évrat de Conty12, ignorent l’expression, Jacques Legrand l’utilise dans son Archiloge Sophie écrit vers 1400 et dédié à Louis d’Orléans13. La terminologie des rimes masculines et féminines devient commune au xve siècle puisqu’elle apparaît dans tous les traités édités par Ernest Langlois14. Elle sert à expliquer au lecteur les conséquences métriques des genres des rimes, conséquences perçues par Eustache Deschamps et par Évrart de Conty, quoiqu’ils l’expliquent en d’autres termes. Il est probable que Christine de Pizan ait entendu parler de « rimes féminines » dans le milieu intellectuel de la cour. Il est certain que Christine de Pizan percevait la réalité métrique que recouvre cette expression. Le rôle des rimes féminines chez Christine de Pizan, et en particulier dans le Livre du duc des vrais amants, ne relève jamais d’un discours théorique, ou d’une revendication d’une marque féminine pour elle-même, mais se fait jour dans une pratique originale, liée à une marque auctoriale propre à Christine de Pizan.

4Selon Jacques Legrand, « en nostre françois aucunes sillabes sont appellees femenines et les vers qui se terminent en ceste sillabe sont appelléz femenins […] quant ce voieul -e se prononce imparfaitement et faintement15 ». Jacques Legrand définit les vers par la régularité métrique et veille à expliquer comment « nombrer ses sillabes16 » en tenant compte de trois éléments propres à la poésie : l’élision, la rime féminine et la césure. Dans le cas des élisions, il conseille suivant « l’opinon plus commune » que « les deux voieulx et les deux sillabes […] ne se doivent compter que pour une ; mais on doit mectre un petit point dessoubz le premier voieul, en signifiant qu’il ne se doit point prononcier, non obstant qui le escripve17 ». La rime féminine participe au débat de la fin du Moyen Âge sur les problèmes métriques, mais aussi phonétiques et graphiques, que suscitent les différentes fonctions du graphème e en français18. L’usage moderne s’impose au xvie siècle. D’une part, la typographie distingue désormais le e central, le e fermé et le e ouvert par la présence ou l’absence d’accent, sans indication sur la prononciation des vers. D’autre part, la versification impose l’alternance régulière des rimes masculines et féminines à partir de Ronsard19.

5Baudet Herenc introduit dans son Doctrinal de la seconde rhétorique, écrit en 1432, la distinction entre « ligne […] feminine » et « ligne […] masculine », c’est-à-dire entre vers à rime féminine et vers à rime masculine20. L’essentiel des traités reprennent la conséquence métrique de cette distinction : « La feminine toudis a une sillabe plus longue que la masculine21 ». Tous les théoriciens distinguent les vers de « huit ou neuf syllabes », de « dix ou onze syllabes », ou de « douze ou treize syllabes » pour évoquer les octosyllabes, les décasyllabes, ou les alexandrins à rimes masculines ou féminines, qui ne comptent pas, de fait, le même nombre de syllabes. Nous avons introduit la distinction entre trois phénomènes métriques22 :

  • l’hétérométrie forte, où sont associés différents types de vers, par exemple des tétrasyllabes et des décasyllabes, que l’on prononce en quatre ou cinq, ou dix ou onze syllabes en fonction des genres des rimes ;

  • l’hétérométrie faible, où sont associés différents genres de rime pour un seul type de vers, par exemple des décasyllabes à rimes masculines et féminines, que l’on prononce en dix ou onze syllabes ;

  • l’isométrie pure, où ne se trouve qu’un seul type de vers et qu’un seul genre de rime, par exemple des décasyllabes à rimes seulement féminines, que l’on prononce tous en onze syllabes.

6Au-delà du débat sur ses conséquences phonétiques et métriques, la rime féminine entre dans une polémique plus diffuse sur le genre féminin, biaisé par le point de vue masculin exclusivement représenté dans les sources. Chez Jacques Legrand, aucune justification n’est donnée au terme féminin. Le seul exemple, donné indirectement à propos de l’élision, est le substantif dame. On pourrait considérer que l’explication phonétique est connotée négativement : « ce voyeul e se prononce imparfaictement et faintement23 ». Les autres traités renchérissent : ainsi, selon Molinet, « aucuns nomment femenines » les « dictions ou sillabes imparfaittes […] qui n’ont point parfaitte resonnance […] et les parfaites masculines24 ». La liste d’exemples est plus développée. Molinet distingue d’abord les formes verbales : donner, aimer, chanter, aler sont masculines, et donnent, aiment, chantent, aillent féminines. Puis il dissocie les termes au singulier finissant par « e imparfaitement et faintement sonnant comme vierge, mere, dame, royne » de ceux au pluriel « comme rient, vivent, pucelles, gentes »25. La réflexion grammaticale est inaboutie – le genre grammatical n’est pas associé au genre de la rime. La connotation misogyne reste implicite, pour autant qu’elle existe : les termes donnés en exemple n’ont rien de négatif. Ce sont les traités du xvie siècle qui exploitent la polémique sur le genre des rimes. Ainsi Gratien du Pont développe ce que ses prédécesseurs pensaient déjà peut-être : « le masculin est plus parfaict et noble que le femenin26 ». Selon lui, si l’on parle de « couplet dixain », c’est-à-dire de décasyllabe, pour un vers « a dix syllabes, le masculin, et le femenin a unze », c’est qu’« au plus noble se doibt faire la domination27 ». Thomas Sébillet confirme : « le fait plus long d’une syllabe n’[est] pour rien compté, non plus que les femmes en guerres et autres importantes affaires, pour la mollesse de cet é féminin28 ». Son explication de la terminologie est sexiste : « cet é vulgairement appelé féminin, est aussi fâcheux à gouverner qu’une femme, de laquelle il retient le nom », tandis que « l’é masculin […] est assez bon homme29 ».

7Du temps de Christine de Pizan, la rime féminine est une réalité phonétique et rythmique ; elle n’est pas encore entrée dans une polémique misogyne, ni dans une versification normée. Son utilisation est a priori neutre et libre. Seules les ballades et les chansons royales font exception : les théoriciens donnent deux conseils à propos du genre des rimes à leur propos. D’une part, dans les concours des Puys, la taille de la strophe peut dépendre de la taille des vers. Si le refrain imposé est un décasyllabe à rime masculine, le poème sera écrit en dizain, si le refrain est un décasyllabe à rime féminine, il sera écrit en onzain. La carrure de la strophe n’est pas une règle observée par les compositeurs de ballades à la cour, mais elle apparaît dans certain traités30. D’autre part, Eustache Deschamps évoque, sans les nommer ainsi, les rimes masculines et féminines pour conseiller leur mélange : « Et se doit on tousjours garder en faisant balade, qui puet, que les vers ne soient pas de mesmes piez, mais doivent estre de ix ou de x, de vii ou de viii ou de ix, selon ce qu’il plaist au faiseur, sanz les faire touz egaulx, car la balade n’en est pas si plaisant ne de si bonne façon31 ». Deschamps conseille ce que nous appelons l’hétérométrie faible, c’est-à-dire l’utilisation dans les strophes de ballades d’un seul type de vers et de deux genres de rimes : des heptasyllabes, des octosyllabes ou des décasyllabes à rimes masculines et féminines, comptant sept et huit, ou huit et neuf, ou dix et onze syllabes.

Tableau 1. Variations hétérométriques selon les auteurs de ballades :

mélange de genres de rimes et mélange de types de vers

Isométrie pure

1 genre de rime,

1 type de vers

Hétérométrie faible

2 genres de rime,

1 type de vers

Hétérométrie forte

1 ou 2 genres de rimes,

au moins 2 types de vers

(total de pièces)

M

F

Soit

M/F

soit

M

F

M/F

soit

Machaut (254)

30

2

13%

119

47%

18

0

85

40%

Froissart (69)

6

1

/

48

/

2

0

12

/

Deschamps (1153)

161

15

15%

863

75%

13

0

101

10%

Ch. de Pizan (290)

24

37

21%

166

57%

7

7

49

22%

8M signifie que toutes les rimes sont masculines.

9F signifie que toutes les rimes sont féminines.

10M/F signifie que la ballade mêle des rimes masculines et féminines.

11Seul le genre des rimes dans les ballades relève d’une norme, que le conseil de Deschamps ait été suivi consciemment par ses successeurs, ou qu’il soit simplement l’écho de préférences réelles à la fin du Moyen Âge. Le tableau 1 présente les formes de ballades au sens large (c’est-à-dire sans contrainte sur le nombre de strophes) des trois poètes précédant Christine de Pizan : Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Eustache Deschamps. Les ballades en isométrie pure sont minoritaires par rapport aux ballades en hétérométrie faible ou hétérométrie forte. L’utilisation exclusive de rimes féminines dans une ballade – ce dont ne parle pas Deschamps – est évitée : aucune ballade en hétérométrie forte n’utilise que des rimes féminines chez ces trois auteurs, et très peu de ballades en isométrie pure sont « féminines ». Ces tendances sont confirmées chez tous les auteurs de la fin du xive et du xve siècle, à l’exception de John Gower et Christine de Pizan. Christine de Pizan a composé des ballades en hétérométrie forte à rimes exclusivement féminines, et ses ballades en isométrie pure sont plus fréquentes dans son œuvre que chez les autres poètes. L’isométrie féminine est même majoritaire. À elle toute seule, Christine de Pizan a écrit plus de ballades isométriques à rimes féminines que tous les poètes de la fin du Moyen Âge.

12Il y a là une vraie singularité de la poétesse, mais qui ne relève pas directement du genre. Il n’est pas certain que Christine de Pizan ait perçu ces rimes comme féminines ; et Christine de Pizan n’a désobéi à aucune règle, elle n’a simplement pas tenu compte des préférences tendancielles des poètes, et sans doute de leurs auditeurs. Le choix est rythmique et non politique. Il s’agit d’étonner par des correspondances sonores. En effet, l’utilisation exclusive d’un seul genre de rime augmente la monotonie d’une ballade fondée sur la répétition d’un schéma strophique et d’un refrain. Il est remarquable que l’autre auteur qui fasse exception soit Gower, qui ne se soucie pas du genre des rimes, en faisant rimer des termes masculins et féminins. Or pour ces deux auteurs, le français n’est pas la langue maternelle. La rime féminine ne sonne pas pour Christine de Pizan de la même manière que pour ses contemporains. Le Livre du duc des vrais amants peut nous servir de cas d’école pour voir comment la rime féminine entre dans un système d’affirmation d’une singularité poétique, sexuelle, culturelle, métrique et morale.

Tableau 2. Variations hétérométriques dans les ballades de Christine de Pizan :

mélange de genres de rimes et mélange de types de vers

Isométrie pure

Hétérométrie faible

Hétérométrie forte

(total de pièces)

M

F

M/F

M

F

M/F

Ch. de Pizan (290)

24

37

166

7

7

49

Cent balades (100)

17

9

57

5

1

11

Autres balades (50)

2

11

27

1

2

7

Livre du duc (24)

0

8

5

1

2

8

I1, I2, I5, I6, I9, I10, I11, I15

I3, I7, I14, C1, C3

C5

I4, C6

I8, I12, I13, C2, C4, C7, C8, C9

13Les Autres balades sont étudiées dans l’état du manuscrit de la reine.

14I1 est la première ballade insérée dans le Livre du duc des vrais amants, C1 la première ballade de la coda.

15La ballade est notre premier lieu de recherches sur le genre des rimes, puisqu’une norme est établie par la pratique des autres poètes, et rendue explicite dans l’Art de dictier d’Eustache Deschamps. La tendance de Christine de Pizan à n’utiliser que des rimes féminines est amplifiée dans le Livre du duc des vrais amants, comme on peut le voir dans le tableau 2, où nous les comparons aux Cent balades32 et aux Autres balades33, les deux recueils majeurs écrits avant le Livre du duc. En effet, le tiers des ballades de ce dit sont écrites dans un seul type de vers et un seul genre de rime, toujours féminin. L’isométrie féminine est utilisée sur tous les types de vers34.

16Ces pièces n’ont pas été écrites pour revendiquer une forme féminine, mais pour faire entendre une voix originale. Ainsi, il n’est pas étonnant que toutes ces pièces soient composées par le duc et insérées dans son dit ; la plupart sont adressées à la dame, quelques-unes au dieu Amour35. Dans les poèmes de Christine de Pizan, la rime n’est pas plus liée au locuteur qu’à l’interlocuteur. Dans les Cent balades comme dans les Autres balades, la plupart des ballades en isométrie féminine sont adressées par un je non marqué à des lecteurs non identifiés36. L’assimilation du je à l’auteur, mis en scène comme une femme veuve et moraliste dans tout le recueil, encourage à y entendre une voix féminine, là comme ailleurs. Chez Christine de Pizan, le genre de la rime est a priori indifférent à la situation d’énonciation37. De rares pièces mettent en valeur la féminité de la locutrice38, ou de son interlocutrice39 : elles doivent être étudiées comme des exceptions. Dans la ballade 11 des Cent balades, « Seulete suy et seulete vueil estre », Christine de Pizan déplore sa solitude en rimes exclusivement féminines ; ce poème célèbre est à rapprocher de la cinquième ballade insérée dans le Livre du duc des vrais amants. Les deux pièces sont fondées sur une anaphore qui transforme le rythme du vers, en le scindant en deux parties inégales. Si l’on étudie l’ensemble des mots utilisés à la rime, on constate que le genre de la rime n’est que partiellement lié au genre féminin de la locutrice ou de l’interlocutrice. La saturation des deux poèmes par les marques grammaticales du genre féminin est assurée par les adjectifs et les participes passés qui ne sont pas tous à la rime40. La rime féminine joue ici un double rôle : elle participe à l’exhibition d’une féminité désirable ou négligée, comme marque d’un genre, et à la déploration lancinante de l’absence de l’autre, comme marque sonore d’un désarroi.

17Il n’y a pas non plus de corrélation systématique entre le genre des rimes dans les ballades et leur thème. Ainsi, le deuil de la poétesse est chanté en décasyllabes dans les Cent balades dans des pièces tantôt en isométrie masculine ou féminine, tantôt en hétérométrie faible41. Dans le Livre du duc, on peut classer schématiquement les ballades, en fonction du contexte narratif et psychologique, entre les pièces joyeuses, lorsque le duc découvre l’amour, lorsqu’il jouit des « amoureux biens42 » puis lorsque les amants s’apprêtent à se revoir, et les ballades malheureuses, lorsque le duc souffre de son ardent désir sans savoir que son amour est réciproque puis lorsque les amants doivent se séparer43. Or l’expression des sentiments se fonde sur l’utilisation simultanée des champs lexicaux de la joie et de la douleur44. La situation expliquée par le dit n’est pas corroborée par le lexique. De même, aucune forme strophique n’est spécialisée dans l’expression de l’euphorie ou de la dysphorie. L’isométrie féminine, qui marque l’auditeur par sa singulière monotonie, sert aussi bien aux deux premières ballades insérées, joyeuses, qu’à la dernière ballade insérée, où le duc jure mourir de douleur. Les ballades onze à treize chantent le plaisir des amants après leur nuit d’amour : la onzième est en isométrie féminine, les pièces douze et treize en hétérométrie forte.

18Pour comprendre les effets métriques d’une ballade, il faut la comparer à l’ensemble auquel elle appartient et aux pratiques de l’auteur. L’étude de la fréquence de l’isométrie féminine révèle qu’elle est pratiquée de manière originale par Christine de Pizan dans toute son œuvre. Elle joue souvent un rôle structurel. Ainsi on la trouve au début des Cent balades45, au début et à la fin des Autres balades46. Dans le Livre du duc, la moitié des quinze ballades insérées sont en isométrie féminine : cette originalité rythmique, très audible dans les deux premières pièces, devient une norme locale. Trois ballades seulement sont en hétérométrie faible, et quatre ballades en hétérométrie forte : les changements de rythme, par le genre de rime ou le type de vers, deviennent ici une variation minoritaire. En revanche, la coda lyrique obéit à de nouvelles préférences.

Tableau 3. Les types de disposition des rimes dans les ballades selon les auteurs

Deschamps

Machaut

Pizan

Pièces du Livre du duc des vrais amants

Type 1

1075 (94%)

23 (9%)

139 (48%)

8 :    ababbcbc (I1, I2, I6, I7, I11, I14 et C1),      ababcdcd (I15)

Type 2

58 (5%)

221 (87%)

131 (45%)

10 :    ababcc (I9 et C3), ababbcc (I3, I5, I10),    ababccdd (I4, I8, I12, I13 et C2)

Autres

15 (1%)

10 (4%)

20 (7%)

6 :    abcabc (C9), abccba (C8), aabaab (C6), aabaaab (C5), aabcaabc (C7), aabbccaabbcc (C4)

Total

1148

254

290

24

19Dans les ballades de la fin du Moyen Âge, les dispositions de rimes se classent en deux catégories47. Dans le tableau 3, nous appelons « type 1 » les ballades où la strophe commence et se termine par des rimes croisées, et « type 2 » les ballades où la strophe commence par des rimes croisées, mais se termine par des rimes plates. Les « autres » ballades sont rares. Elles sont l’une des marques d’originalité de Christine de Pizan, qui en a écrit davantage que les autres poètes. Christine de Pizan ose notamment supprimer la croisée de rimes initiale, héritée de la forme musicale de la ballade. Or le Livre du duc concentre un grand nombre de ces pièces. Parmi les vingt ballades de Christine de Pizan qui ne relèvent ni du type 1 ni du type 2, six se trouvent dans le Livre du duc des vrais amants, et plus précisément dans la coda lyrique. L’originalité formelle des envois dans le Livre du duc n’est qu’une conséquence de ces dispositions de rimes inattendues dans la strophe principale48.

Tableau 4. La taille des strophes des ballades de Christine de Pizan

et en particulier celles du Livre du duc des vrais amants

Strophe\Vers

4 syllabes

7 syllabes

8 syllabes

10 syllabes

hét. forte

Total

Sizain

2 (I9, C3)

3 (C6, C8, C9)

5 (5)

Septain

1 (I10)

28 (dont I3)

15 (dont I5)

49

6 (dont C5)

99 (4)

Huitain

23 (dont I7, C1)

18

59 (dont I1, I2, I6, I11, I14, I15)

36 (dont I4, I8, I12, I13, C2, C7)

136 (14)

Neuvain

7

13

9

29

Dizain

5

4

8

17

Plus longue

3

1 (C4)

4 (1)

Total

1 (1)

58 (3)

38 (1)

130 (8)

63 (11)

290 (24)

20Le tableau 4 montre que les formes strophiques sont elles aussi plus variées dans le Livre du duc que dans le reste de l’œuvre de Christine de Pizan49. L’hétérométrie faible, conseillée par Eustache Deschamps et largement majoritaire dans son œuvre, concerne la moitié des ballades de Christine de Pizan, mais à peine un cinquième des ballades du Livre du duc des vrais amants. Au contraire, la moitié des ballades du Livre du duc des vrais amants sont en hétérométrie forte, dans des strophes particulièrement courtes ou longues, puisqu’on y trouve les seuls exemples de sizain et de douzain mêlant différents types de vers. Le Livre du duc contient les deux seules ballades en sizains décasyllabiques, et la seule ballade en septain tétrasyllabique. Le duc a bien raison de souligner l’« extrange guise » de cette dixième ballade insérée50. Cette pratique virtuose de la strophe s’associe à des jeux de rimes très élaborés51.

21Le jeu sur les rimes féminines dans les ballades du Livre du duc des vrais amants participe à une expérimentation formelle qui se poursuit autrement dans la coda lyrique. L’isométrie féminine, réservée aux insertions, caractérise, par sa monotonie inattendue, la voix du duc dans un montage complexe des voix et des genres. Au contraire, la virtuosité hétérométrique et rimique de la coda sert un ensemble exclusivement lyrique et fictif, où le duc et sa dame rivalisent en réécrivant leur histoire. La rime féminine ne correspond pas à une voix féminine. Mais elle révèle, en creux, la profonde originalité du statut auctorial. L’auteur se fait entendre seulement aux marges du dit, dans un prologue et un épilogue qui encadrent la parole du duc, avant la coda lyrique. Sa voix apparaît masquée au centre du livre. Sibylle de la Tour ajoute à sa lettre la ballade quatorze, écrite par « un bon maistre52 », qu’un lecteur attentif identifie à Christine de Pizan, puisqu’il y reconnaît la pièce 43 des Autres balades53. Ce poème est la pièce justificative justifiant l’assimilation, partielle, du personnage Sibylle à l’auteur Christine : les deux femmes se méfient de l’amour et de ses « faux gengleurs54 ». Le duc narrateur écrit pour les « vrays amoureux » dont il prétend être le parangon55 ; il affirme ne quitter la dame que « pour s’onneur garder / Et sa paix56 ». Mais Sibylle accuse tous les amants d’être « fains », et condamne aussi bien la dame que le duc d’avoir cédé à la « fole amour57 ». La dame, elle, dans sa complainte finale, accuse le duc d’« amours fainte58 » : elle prétend qu’il la quitte pour une autre. L’intérêt du Livre du duc réside dans la juxtaposition des interprétations, sans que la voix auctoriale ne s’impose pour ôter tout doute au lecteur. La polyphonie tourne à la cacophonie. Christine de Pizan est l’auteur de la ballade 14, mais aussi de toutes les pièces lyriques, de tout le dit, et de toutes les lettres. Elle choisit une multiplicité des formes pour faire entendre une multiplicité de voix et de points de vue. La ballade 14 s’inscrit ainsi en décalage par rapport aux ballades du duc, comme la lettre 5 par rapport à la correspondance amoureuse, sans que les unes n’effacent les autres. La ballade 14 ne s’adresse pas à la « dame » tant aimée59, mais à toutes les « dames d’onneur » apostrophées dans l’incipit et l’envoi60. L’opposition des genres est transposée du registre amoureux au registre moral : il ne s’agit plus de confronter un amant et une femme maistresse, objet de son désir, mais le maistre moraliste et les femmes, objets de son avertissement. Dans le contexte du Livre du duc, la ballade 14 se distingue de toutes les ballades insérées à rimes exclusivement féminines, en particulier de toutes les autres en huitains décasyllabiques61. L’hétérométrie faible met ici en valeur une ballade de forme banale dans tout autre contexte62.

22Pour finir notre étude, nous allons élargir notre point de vue aux autres formes versifiées, à propos desquelles aucun conseil théorique ne peut nous servir de repère. L’utilisation des rimes féminines y est entièrement libre, et il est plus difficile de montrer l’originalité de Christine de Pizan dans des domaines que nos recherches statistiques n’ont pas encore couverts.

Tableau 5. Le genre des rimes dans le dit (vers narratifs) du Livre du duc des vrais amants

M

soit

F

Soit

rimes isolées ou regroupées par deux (quatre vers)

470

70%

418

47%

rimes regroupées par trois ou quatre (six à huit vers)

139

21%

254

29%

rimes regroupées par cinq ou six (dix à douze vers)

38

6%

121

14%

rimes regroupées par au moins sept (jusqu’à vingt-quatre vers)

27

4%

92

10%

Total : 1559 vers

674 (43%)

885

57%

23Le tableau 5 classe l’intégralité des rimes du dit narratif en fonction de leur genre. Il faudrait comparer ces résultats aux autres dits, pour voir notamment s’il y a une différence entre les textes en heptasyllabes et ceux en octosyllabes. Il n’existe aucune règle d’alternance, et la disposition des genres de rimes montre une irrégularité constante. La majorité de rimes féminines repose sur des choix autant rythmiques que lexicaux. L’ensemble du dit est en hétérométrie faible, les vers comptant, en fonction de la rime, sept ou plus souvent huit syllabes. Ce constat est vrai aussi bien à petite qu’à grande échelle. La moitié des rimes apparaissent isolées, sur deux ou quatre vers. Christine de Pizan n’hésite pas à regrouper quelques rimes féminines, ou masculines : les passages de six à huit vers sur le même genre de rime concernent un quart du dit. Ils sont similaires à une strophe de ballade, ou un rondeau, en isométrie pure. En revanche, les longs passages marqués par un seul genre de rime, et donc un seul rythme de vers, sont rares ; ils ne dépassent pas vingt-quatre vers, taille moyenne d’une ballade ; ils concernent moins de 8% du dit. L’hétérométrie faible est donc davantage recherchée que l’isométrie dans le dit. On sait que les heptasyllabes du Livre du duc sont marqués par de nombreux enjambements63, d’autant plus fréquents que l’heptasyllabe est un vers relativement court, ce qui le rapproche partiellement de la prose64. L’unité du vers ne coïncide pas forcément avec les unités syntaxiques. Les rimes masculines et féminines n’ont donc pas le même pouvoir de mise en valeur dans le dit que dans les formes fixes où le vers gagne une forte autonomie. La rime féminine est parfois prise au milieu même d’un mot, comme dans le remarquable « Certaine-ment » du cousin65, qui répond à la dame lors de la première entrevue racontée par le duc, particulièrement marquée par les rimes féminines66. La pièce 46 des Autres balades, en heptasyllabes à rimes exclusivement féminines, utilise la même dissociation entre la coupe du vers et la coupe des mots pour dénoncer le mensonge amoureux67. Il s’agit d’une ballade de rupture, tandis que dans le Livre du duc il ne s’agit que d’un badinage entre deux personnages qui ne sont pas destinés à s’aimer, mais qui introduisent l’idée du jeu, pour révéler au lecteur le piège du locus amoenus où le duc tombe amoureux68. Dans les deux cas, la rime féminine est utilisée pour créer un contexte sonore monotone, qui fait ressortir les termes placés en fin ou en début de vers.

Tableau 6. Le genre des rimes dans les pièces lyriques du Livre du duc des vrais amants

Un seul type de vers

Plusieurs types de vers

Rimes M

Rimes F

Rimes M et F

Rimes M

Rimes F

Rimes M et F

Ballades (24)

8

5

1

2

8

Rondeaux (6)

2

2

1

1

Virelais (4)

2

1

1

Complainte (1)

1

24Le tableau 6 montre que les pièces lyriques du Livre du duc des vrais amants préfèrent l’hétérométrie, faible ou forte, qui laisse peu de place à la mise en valeur de la rime féminine. L’isométrie masculine est totalement ignorée dans ces poèmes, insérés dans le dit ou regroupés dans la coda. Les rimes masculines sont largement minoritaires : on compte 43 rimes masculines pour 81 rimes féminines dans cet ensemble. Sur les trois rondeaux en isométrie féminine, deux apparaissent au tout début du dit, et semblent préparer les deux premières ballades en isométrie féminine. En dehors de ce rôle structurel de la rime féminine, l’essentiel pour Christine de Pizan est la variation rythmique. Selon une esthétique de discontinuité, le montage met en valeur les pièces lyriques insérées comme différentes de la trame narrative, alors qu’elles sont du même auteur69. Dans la coda, on constate le même souci de variation, qui n’empêche pas les effets de reprise. Les rondeaux deux et trois, les six dernières ballades, les virelais deux et trois sont proches, mais la disposition des rimes change. Il n’est pas certain que la voix de la dame soit plus habile, ou plus sincère, que celle du duc – toutes ces formes sont assumées par l’auteur70. Les rondeaux, comme les virelais, sont en nombre trop réduits pour rendre compte de la virtuosité de la poétesse71. Ils servent ici à construire un ensemble totalisant, qui fait signe vers l’ensemble des possibilités formelles sans toutes les actualiser72. La coda est proche d’un art poétique – elle reprend d’ailleurs l’ordre des formes fixes proposé par Eustache Deschamps dans l’Art de dictier. Le choix de rondeaux et de virelais hétérométriques, rares chez Christine de Pizan, doit sans doute se comprendre dans la continuité des ballades de la coda : la dernière partie du Livre du duc des vrais amants est construite comme un lieu d’échos, où se mêlent les formes fixes et les types de vers pour mettre en évidence l’alternance des voix, celles du duc et de la dame, et la confrontation des interprétations, le duc étant fidèle ou infidèle.

25Dans la complainte de la dame, la plupart des strophes alternent les rimes masculines et féminines, pour donner une très légère irrégularité rythmique qui accentue l’expression de la douleur. Les tétrasyllabes et les heptasyllabes font entendre tantôt cinq et huit syllabes, tantôt quatre et sept, tantôt quatre et cinq et sept et huit syllabes. La dernière strophe a un rythme remarquable, qui donne un dernier exemple de l’étrangeté métrique des vers de Christine de Pizan73. Les heptaysllabes à rimes féminines prolongent la déclamation de la dame, tandis que le tétrasyllabe « Ne m’amera » tombe comme un couperet. Or l’emploi de nombreux verbes au futur de l’indicatif à partir du milieu de la strophe implique une prononciation différente, avec une aphérèse. On note donc une irrégularité phonétique dans cette strophe, et un allongement graphique des heptasyllabes masculins, prolongés d’une syllabe. Le tout dernier vers est un tétrasyllabe à rimes féminines : le –e « faintement prononcé » selon les théoriciens médiévaux est le dernier son entendu, lorsque la voix de la dame s’amuït, à la fin de son histoire, à la fin de sa vie, et à la fin du livre.

26La rime féminine n’est pas, chez Christine de Pizan, une marque de l’écriture féminine, mais elle participe à la construction d’une voix auctoriale singulière, assurée d’abord par une grande virtuosité, comme l’explique l’épilogue du Livre du duc des vrais amants. La technique de versification se mesure par la longueur des rimes, et les rimes féminines sont toutes léonines. Elles permettent aussi d’allonger le rythme du vers, pour susciter ou confirmer une alternance hétérométrique ou, dans certains cas, rendre un passage ou une ballade remarquablement monotone. La rime féminine est un outil indispensable à la création d’espaces sonores variés au sein d’une même forme versifiée. Sans être liée nécessairement au genre féminin, cette particularité audible, rythmique et formelle, s’associe à la particularité biologique, sociale et culturelle de Christine de Pizan parmi les auteurs de son temps, femme écrivain qui rivalise de savoir et d’habileté. Comme l’écrit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, l’auctorialité de Christine de Pizan s’inscrit en « retrait »74. Dans le Livre du duc, Christine de Pizan constitue un ensemble polymorphe, qui associe plusieurs genres et plusieurs formes, en refusant toute monopolisation de la parole comme du rythme. L’isométrie féminine est une particularité des ballades et des premiers rondeaux. Elle donne une tonalité originale aux poèmes insérés par le duc dans son dit, tandis que la seule ballade insérée de la dame, en hétérométrie forte, et la seule ballade de l’auteur, en hétérométrie faible, font entendre des voix différentes. Le Livre du duc des vrais amants ne réserve pas un mode d’expression à la douleur ou à la joie, à la vérité ou au mensonge, au sexe masculin ou au sexe féminin, mais il confronte différentes interprétations de l’amour dans une forme toujours changeante. La rime féminine ne s’impose pas, mais elle revient sans cesse, pour faire entendre dans le discours du duc une dissonance, révélatrice d’une voix auctoriale discordante.