Colloques en ligne

Dominique Demartini

« D’esclandre » : Christine de Pizan et Le Livre du duc des vrais amants

Amours, tu m’as fait entendre
Qu’aprés joye dueil attendre
Puet cil qui te fait hommage.
Deux manoirs as : l’un d’esclandre
Et l’aultre a d’un ange ymage.

1Dans la ballade VII du Livre du duc, Amour a deux manoirs ou deux visages : l’un est « d’esclandre/ Et l’aultre a d’un ange ymage » (v. 1886-87). C’est sous le signe de « l’esclandre » que j’aborderai la construction d’une auctorialité féminine. Je poursuivrai la réflexion de Jacqueline Cerquiglini dans son étude « Christine de Pizan et le scandale : naissance de la femme écrivain1 », à travers le Livre du duc des vrais amants2. Pour illustrer le scandale de la femme écrivain, le choix de ce dit de Christine peut sembler paradoxal, voire inopérant. A priori, peu de scandale, et une figure d’auteur en retrait. Christine se campe, dans le prologue, auteure malgré elle, se défaisant des marques de l’auctorialité au profit de son commanditaire. Est-ce à elle, donc, ou au duc que revient l’autorité du Livre ? Ou aux multiples voix qui le traversent ? Qui, en fin de compte, le prend en charge ? Tout est fait pour faire oublier le scandale d’une voix auctoriale unique et surtout, au féminin. Pas davantage d’esclandre – si ce n’est bien assourdi –, dans le dit de Christine qui s’offre à première lecture comme le récit courtois traditionnel d’une histoire d’amour à l’eau de rose – ou du Roman de la Rose –dans le goût du public. On est dans la continuité avec les dits de Machaut, et plus encore de Guillaume de Lorris ; dans le déjà lu et déjà entendu.

2En fait, au moment de la rédaction du Livre du duc, le scandale est déjà passé. C’était un scandale intellectuel, provoqué par Christine avec la querelle lancée contre le Roman de la Rose, et principalement, la partie attribuée à Jean de Meun. Il s’agissait pour elle, en s’attaquant au clerc le plus éminent de son époque, de mettre en lumière le caractère scandaleux de son roman. On rappellera que le mot « esclandre »est dérivé du latin ecclésiastique « scandalum », lui-même issu du grec « skandalon3». En son sens premier, l’esclandre désigne ce qui fait trébucher, chuter. Au propre, il est la « pierre d’achoppement » ou le piège ; au figuré « l’occasion de chute, de péché 4 ». Il désigne ensuite un « comportement qui suscite la réprobation, le scandale », enfin, le « grand retentissement, indignation, réprobation que suscite une mauvaise conduite ». Il est alors synonyme de bruit scandaleux. Selon cette définition, l’œuvre de Jean de Meun a tout, pour Christine, d’une œuvre à scandale. Elle est scandaleuse autant au niveau de sa forme, trop crue ou trop excitante, « attisant5 », que de sa matière, préjudiciable aux femmes. Faisant courir à son lecteur le risque de la « dampnacion », comme elle l’écrit à Pierre Col6, par le mauvais exemple qu’elle offre, elle relève de ce que la scholastique appelle un « scandale actif », tandis que le lecteur, ainsi incité au vice, subirait, lui, un « scandale passif »7, celui « où quelqu’un est atteint, parce qu’il se précipite dans le péché en suivant l’exemple d’un autre », pour citer Guillaume d’Auxerre. Enfin, le succès même du Roman de la rose, son retentissement, constituent pour Christine un scandale. Cependant, en s’opposant ainsi aux intellectuels de son temps, Christine avait vu le scandale se retourner contre elle. Pour avoir déclenché la polémique, elle, simple femme, elle s’était vue accusée par Gontier Col de « magnifeste folie ou demence trop grant […] presompcion ou oultrecuidance…8 ». Le scandale, c’était la femme écrivain : un scandale, pour Christine, à plusieurs titres. Non contente d’être née femme, scandale de nature, elle s’était dotée d’une plume, de surcroît, d’une plume critique, qu’elle avait tourné contre les plus grandes autorités, et surtout, elle avait revendiqué de pouvoir la « dire, divulguer et soustenir »9. Scandale intellectuel et moral. Pour le dire comme Jean de Montreuil, Mulier quedam, nomine Cristina, […] in publicum scripta sua (ediderit)10. En plus d’avoir osé « aboyer » par lettres (delatrant), elle avait porté au public un échange destiné à un cercle restreint. Cette mise en public d’un échange semi-privé lui avait valu, de la part du clerc, d’être comparée à la courtisane Léonce qui avait osé écrire contre le grand philosophe Théophraste. Mais, comme elle l’écrivait à Gontier Col, une petite belette peut venir à bout d’un grand lion11.

3Comment donc écrire après le scandale ? Faut-il le couvrir, l’étouffer pour le laisser s’éteindre, ou bien l’entretenir pour le faire éclater à nouveau ? Christine reconnaît, dans l’Advision, combien il est inhérent à son succès, nécessaire à la construction de son auctorialité12. Dans le Livre du duc, laissera-t-elle retomber le scandale au risque de perdre l’autorité qu’elle a gagnée ? On verra comment elle met en œuvre une stratégie qui lui permet d’esquiver le scandale de l’auctorialité féminine, tout en ménageant, au sein même de son texte, les modalités de son surgissement. Pour reprendre l’image utilisée par la dame de la Tour, elle couvre le « feu », mais sans cesser de l’alimenter et d’en entretenir subtilement « la fumée ». Christine joue pour cela de l’esthétique particulière du dit à insertions13. Alliant le lissage et la brisure, il participe de cette entreprise d’évitement, de délégation du scandale, tout en ouvrant les brèches susceptibles de le faire éclater. On verra donc comment Christine parvient à se dessaisir d’une auctorialité scandaleuse en la déléguant au duc, puis au Livre lui-même. Donner la parole au duc permet de mettre à distance la matière amoureuse, matière à scandale par excellence. La polyphonie du dit ne manquera pas de le faire éclater, faisant du Livre un véritable manoir d’esclandre. Enfin, c’est paradoxalement dans ce dessaisissement, cette délégation de l’auctorialité, véritable transfert du scandale, que Christine réinvestit sa position d’auteur, assumant d’incarner l’autre visage de l’esclandre.

Flagrant déni d’auctorialité

4« Combien que occupacion/ Je n’eusse ne entencion/ A present de dittiez faire/ D’amours… ». Dès les premiers vers du prologue, Christine s’affiche en flagrant déni d’auctorialité. Elle ne veut pas être l’auteure. Ce déni lui fait déserter le siège périlleux qu’est celui de l’auteur, feindre de perdre la voix pour revendiquer la main, enfin, désinvestir l’inspiration amoureuse qui constitue le fondement traditionnel du statut auctorial.

L’auteur, un siège périlleux

5Dès le prologue, Christine fait profil bas, se défaisant de la posture et des marques qui pourraient faire reconnaître en elle l’auteure du dit. Dans le texte, le terme « auctorité »apparaît une seule fois, comme l’apanage du cousin:« Et de ma griefve tristece/ Dist de son auctorité/ Trestoute la verité » (v. 2029-2031). Dans l’ensemble du dit, le terme peut qualifier l’ascendant du cousin sur l’apprenti amoureux. Dans ce contexte précis, il signifie l’initiative qu’il prend à dévoiler les sentiments du duc à la princesse. Avoir « l’auctorité », c’est prendre l’initiative de dire. C’est bien ce dont se déprend Christine dans le prologue. Elle refuse d’être à l’initiative de l’œuvre qu’elle va de fait écrire. Elle met pour cela en scène le geste traditionnel de la commande : en serviteur honoré, elle ne fait qu’obéir au désir d’un patron, de celui qui se fait appeler le duc des vrais amoureux. Le verbe « obéir » traduit cette délégation d’autorité. L’iconographie de notre manuscrit tend à restaurer l’équilibre entre celle qui feint de se déprendre de la maîtrise et celui que la fiction campe assis, en maître du Livre14. Si Christine refuse l’initiative du dit, c’est qu’il n’était pas de son « entencion»de l’écrire (v. 2). Il ne répond ni à son désir, ni à son projet d’écriture, mais à celui du duc. Christine est donc un auteur contrarié et réticent. Cette posture est un topos (l’auteur reluctans) dont elle se couvre pour mettre en œuvre sa stratégie de désappropriation. N’ayant ni l’initiative, ni l’intention d’écrire ce dit, elle se décharge également son énonciation. Si l’auteur, selon la définition médiévale donnée par le DMF, peut être entendu comme le narrateur de l’œuvre, celui qui lui donne sa voix, c’est encore ce que refuse Christine. Elle ne sera que le porte-parole du duc, qui livrera, à travers elle, un récit dont la vérité séduisante fera autorité sur le lecteur. Et, si l’auteur est le garant de la vérité d’une histoire, celui qui, du fait de son autorité, en atteste la vérité – l’unique occurrence du texte fait rimer « auctorité » et « vérité »–, Christine ne peut, ni ne veut, attester la vérité du dit, puisque ce n’est pas elle qui dit, mais un autre par sa bouche. Elle se fait le témoin scrupuleux d’une vérité rapportée, plus que le garant. En somme, elle cautionne la conformité de ce qu’elle dit avec ce que dit le duc, l’exactitude de ses paroles, mais pas leur vérité dans l’absolu. Enfin, si l’auteur est l’instance à laquelle on se réfère, la caractéristique du Livre du duc est l’absence quasi-totale de références. Christine ne pratique pas l’autocitation, du moins de manière explicite. L’identité du « bon maistre » auquel la dame de la Tour attribue la ballade XIV, est laissée à la libre appréciation du lecteur (p. 348)15. Le Livre est présenté, dès le titre, comme celui du duc. La vérité qu’il énonce est subjective. Aucune « auctorité », si ce n’est celle de ce dernier, pour la revendiquer. Le dit demeure non signé, d’auteur anonyme, ou du moins laissant en blanc la place de l’auteur. Christine s’en sépare, le remet au duc, au propre dans l’enluminure, au figuré, dans le prologue. Se déniant toute initiative, toute intention, toute parole d’autorité, elle ne se concède de l’auteur, et comme lien avec le texte, que la position du rédacteur ou du secrétaire. Du prologue à l’épilogue, elle renonce à la voix pour revendiquer la main.

Renoncer à la voix pour revendiquer la main

6Tout au long du dit, Christine feint de dissocier la voix et la main ; de renoncer à la première pour revendiquer la seconde. Sa principale entreprise, dans le prologue, est de refuser de parler en son nom, pour donner la parole au duc et parler « en sa personne ». Elle se présente comme un auteur dont la voix est réduite à se faire l’écho d’une autre, à être une voix d’emprunt, contrefaite, à savoir, dans l’imitation de celle du duc, et rendue de ce fait méconnaissable comme sienne. Christine sera la voix de son maître. Elle réduit au silence, sous la voix du duc, sa propre voix. Parfait secrétaire, elle garde au secret sa voix de femme. On pourra toutefois se demander à quelle fin, et pour quels effets, la confier à une voix masculine, quand elle pourrait emprunter celle d’une femme, comme elle le fait dans le dit de La Pastoure ? Le scandale évité de l’auctorialité féminine pourrait-il recouvrir un scandale d’une autre nature ? Nous y reviendrons.

7Si Christine renonce à la voix, c’est pour mieux revendiquer la main16, plus exactement, d’abord, la petite main : celle du scribe, dans le prologue, qui pourrait se fondre dans la foule des petites mains auxquelles on attribue la copie de ses œuvres17. Pleine de dextérité, cette main est experte à manier, comme celle des épistoliers du dit, la plume et l’encre. Dans l’épilogue, elle s’est épaissie, « enforcie », pour devenir celle du forgeron et de sa « forte forge ». Ses instruments sont cette fois le fer et l’enclume ; son matériau, le vers, qu’elle se targue de frapper, tout au long du texte, d’une rime léonine. Dans cette métamorphose implicite, on verra comment Christine revendique, à l’égal des « ditteurs »auxquels elle s’adresse, la main de la « ditteuse », capable à la fois de l’endurance et de la performance du geste poétique. On comprendra aussi cette main comme celle du maître d’œuvre, qui non seulement réalise, mais pense son objet, ici, ordonne le texte, les rubriques et les images, et orchestre l’entrelacs des voix. Mais pour pouvoir reprendre la main sur le texte, en retrouver la maîtrise, il aura fallu pour Christine renoncer aussi au souffle d’Amour qui inspire traditionnellement le dit.

Renoncer au souffle d’Amour

8La matière amoureuse est pour elle, dès le prologue, une pierre d’achoppement ; ce sur quoi elle butte, ou, ce qui la rebute, lorsqu’elle exprime sa réticence à basculer de l’inspiration sérieuse qui l’occupe au dit amoureux. Cette matière, qui plaît au public, est dangereuse pour la veuve qu’elle est. Elle lui assure et le succès et l’opprobre. Christine s’y est déjà exposée en écrivant les Cent Ballades. Elle s’y défendait de connaître les « tours » d’Amour, à savoir de parler d’expérience, comme on l’en avait accusé18. Pour se garantir le succès en évitant le scandale, elle va devoir, pour le Livre du duc, changer de stratégie. Quitte à s’infliger, à l’en croire, un déplaisir, elle renouera avec l’écriture de l’amour, mais délèguera cette inspiration à un autre, le duc des vrais amants. Le masque dont elle se couvre pour exécuter sa commande lui permet de contourner l’écueil de la matière amoureuse. Il lui permet également de se dérober comme figure d’auteure. En effet, écrire « d’aultrui sentement » (v. 7), c’est renoncer à ce qui fonde l’autorité de l’écrivain depuis Machaut : l’adéquation entre le « je » qui écrit et celui qui aime. En disloquant cette équivalence, Christine refuse l’autorité qu’est censée donner l’expérience de l’amour. Par ce refus, elle évite le double scandale de l’amour et de l’auctorialité féminine.

9N’y-a-t-il pas, néanmoins, une forme de provocation à dédaigner la matière amoureuse ? Outre qu’il est le fondement d’une écriture de vérité, l’amour est aussi la seule inspiration que les clercs reconnaissent aux femmes, en particulier, lorsqu’ils les campent en épistolières, héritières des Héroïdes, comme Toute Belle dans le Voir Dit de de Machaut19. La disposition naturelle de leur cœur, tout entier voué à l’amour, trouve dans la lettre son écriture, ce ton « qui sied par-dessus tout à une femme », comme l’écrira Henri Carton dans son Histoire des femmes écrivains de la France20. Qu’est ce qui est réellement en jeu dans le déplaisir affiché de Christine ? L’écriture épistolaire à vocation amoureuse construit, par la voix des hommes et des fictions masculines, une auctorialité féminine. C’est justement cette auctorialité fondée sur l’expérience de l’amour que Christine rejette. Cela, plus que son déplaisir, explique sa réticence à « dittiez faire/ d’amours » (v. 3-4). À rebours, lui préférer la rédaction d’œuvres sérieuses traduit sa volonté de construire, sur d’autres fondements, sa figure d’auteur. Se délester du poids de l’auctorialité permet donc à Christine de mettre à distance l’esclandre, tout en le laissant couver. De même, remettre au duc l’inspiration amoureuse, c’est lui en laisser la responsabilité, quitte à faire du dit un manoir d’esclandre21.

Le dit, manoir d’esclandre

10Récit d’une séduction amoureuse, le dernier dit de Christine est une machine à scandale. L’amour est pour les amants la pierre d’esclandre. Il offre à la dame une fiction d’autorité, un piédestal périlleux dont elle ne pourra que choir. Le récit se révèlera donc un piège dont elle est, plus que l’amant, la victime. Enfin, si le dit est manoir d’esclandre, la longue lettre d’admonestation de Sibylle de la Tour en est la caisse de résonnance.

L’amour comme pierre à scandale

11« Vray dieu d’Amour qui des amans es sire ».Ainsi le jeune duc s’en remet-il à l’autorité d’Amour pour élire une dame (Rondeau I, v. 71). Elle seule aura le pouvoir de le faire ou de le défaire. La ballade 7, citée plus haut, traduit l’ambivalence d’Amour. Sa nature double en fait la pierre d’esclandre par excellence. Rencontrée sur le chemin de la vie, elle a le pouvoir de bouleverser la destinée humaine pour le meilleur et pour le pire. Pour le duc, l’amour rencontré au terme d’un « grant chemin ferré »(v. 102), sous les traits de sa cousine, doit le faire basculer de l’Enfance à la Jeunesse, de l’inexpérience à la vaillance, pour le faire parvenir à un accomplissement dont la joie amoureuse est la manifestation. L’amour a une vertu éducative. En atteste, sous sa plume, les verbes ou locutions verbales « mettre en adresce »(v. 73), « mettre en la voye » (v. 479, v. 3016), « ravoyer » (v. 2314 et v. 3023). La dame est la borne qui ouvre la voie vers le haut et le meilleur ; elle est le « chemin et adrece/ De pervenir a vaillance » (v. 610-11) (« l’adrece »,v. 3086). C’est d’elle, et pour elle, que le « novice » reçoit le pouvoir de se comporter en parfait amoureux, de composer des vers et de s’illustrer dans les armes. « Amour faisait toute la chose», confesse le duc lors du tournoi. Et c’est à la dame que la fiction courtoise délègue l’autorité d’Amour.  

12L’amour est donc, pour elle aussi, la pierre de touche qui va « changer » son cœur. Il est la promesse d’une autorité, d’un pouvoir sur le duc. « Comandez moy, ma dame redoubtee », écrit-il dans la ballade XII. Amour la dote pour cela d’une triple autorité. En dame souveraine, elle suscitera chez son amant les exploits d’un Lancelot ; Muse, elle lui inspirera les poésies et les lettres d’un Tristan ; fée, enfin, elle sera susceptible de transformer son destin, comme celui de Lanval. Ces trois figures de l’autorité féminine convergent, paradoxalement, dans l’image de la dame au bain. C’est là, allongée dans son étuve, s’offrant dénudée au regard du duc, qu’elle s’érige en figure d’autorité. Je reviendrai sur ce passage qui ne manque pas de susciter l’étonnement du lecteur. Le duc, pour plaire à la princesse, a fait « ordonner/ Baings et chaufer les estuves », et « En blancs paveillons les cuves/ asseoir » (v. 1297-99). Comme la fée au blanc pavillon ou à la fontaine, la dame fait miroiter la séduction de sa « char blanche com fleur de lis »(v. 1305), suscitant et maîtrisant son propre désir, comme celui du duc. Elle offre aussi une image parodique des neuf Muses que Christine rencontre dans son Chemin de longue étude, et qui se baignaient nues dans la fontaine de Sapience. « La, dit-elle, vi je neuf dames venues/ Qui se baignaient toutes nues/ En la fontaine » (v. 799-817). Ces dernières témoignaient d’une réappropriation par l’auteure du corps féminin, incarnant non plus la séduction érotique, mais l’autorité conférée par le savoir. « Moult sembloient d’octorité/ Et de grant valour et savoir », dit la narratrice(v. 816-17)22. Ici, l’autorité de la dame Muse n’est plus fondée sur sa sagesse ; celui qui la regarde n’est plus à « escole sainte/ Qui de grant science est encainte » (v. 994-96), mais bel et bien à l’école du désir, tel l’Amant dans le Roman de la rose, à la vue du reflet, dans la fontaine, du bouton de rose dont la dame au bain est ici le signe incarné. Si Guillaume de Lorris en a montré l’illusion trompeuse pour l’Amant, Christine s’adresse ici aux femmes. Ces trois postures – la dame, la fée et la Muse – forgées par la fiction courtoise, ne sont qu’une fiction d’autorité. Elles hissent la dame sur un piédestal périlleux d’où elle ne pourra que chuter, dès lors qu’elle ne se contentera plus de susciter le désir et la parole poétique de l’amant, mais qu’elle tentera d’en faire elle-même l’expérience. Image forgée par la lyrique, elle va prendre, dans le récit, le risque de la chair. L’épisode de la dame au bain constitue un point d’équilibre. L’image incarnée demeure encadrée par les bords de l’étuve comme celle de la dame dans le cadre du poème. Le récit lui fera déborder le cadre où la maintenait la lyrique. La dame va sortir du bain pour faire elle-même l’expérience du désir, de la parole et de l’écriture d’amour. Ainsi faite chair, l’image va courir le risque du scandale.

13Les amants, qui ont rencontré l’amour sur le chemin de leur vie, se sont heurtés à une pierre à scandale. Au lieu d’être le ressort de leur élévation, de les conduire sur la voie large et plénière de l’accomplissement pour le duc, de l’autorité pour la dame, elle va les faire trébucher et se fourvoyer dans les chemins de traverses. Christine échafaude, avec le Livre du duc, un piège à multiples ressorts.

Le récit comme piège

14Le duc construit son récit en miroir avec celui de la rose. Comme ce dernier, il est censé se refermer sur lui comme un piège. Parti pour la chasse amoureuse, il a été, comme l’amant de la rose, blessé par la flèche du Doux Regard et capturé « Com papillon/ A chandoille ou oysillon / A glus […] », (v. 301-303). Comme chez Lorris, la rose, à peine cueillie, s’est dérobée à son désir. Male Langue a fait son œuvre. La princesse est enfermée dans le château de Jalousie, laissant le duc désespéré. Et lorsque Pitié et Merci intercèdent en sa faveur, c’est pour l’exposer, à la fin du dit, à l’accusation de « recreantise ». La dame, qui devait incarner son ascension, désormais la menace. Elle est source d’un possible scandale. Tel est le roman du duc. Le roman de la dame, tel que le restitue la complainte finale, dit autre chose. Source de scandale, elle en est, avant tout, la première victime. Elle a été « deceüe » (v. 17). Amour, qui devait lui donner l’autorité, la lui a fait perdre, la faisant basculer de la vertu au péché, de l’honneur au déshonneur. Son histoire, qui fournit au lecteur un contre-modèle, est propre à faire de ce dernier une victime potentielle du scandale.

15Le Livre du duc se révèle ainsi un piège pour le lecteur lui-même. Au terme d’une lecture immersive et séduisante, il achève un récit en demi-teinte. Il découvre un duc, non pas déchu par l’amour, mais désenchanté. Amour a perdu son lustre. Il n’aura été qu’un temps de sa vie, marquant le passage de l’enfance à la jeunesse. Il le laisse adulte, à la fin du récit. Le duc n’a plus besoin de l’autorisation de sa maîtresse pour partir au combat. L’alliance entre armes et amour, qui justifiait l’autorité de la dame, est ébranlée. Antoine de la Sale achèvera de la défaire en émancipant définitivement le chevalier de sa dame, la Dame des Belles Cousines23. Le temps n’est plus où l’amour faisait toute chose. Le temps des dames n’est plus. Le lecteur, qui s’était laissé porter par la voix du duc pour faire la somme des maux et des joies, découvre, au terme du récit, dans la complainte, la dame prise au piège. Le récit a ouvert une trappe, et c’est elle, non le duc, qui s’est fait prendre. Le lecteur qui croyait lire un roman courtois, propre à instruire les hommes, a découvert le scandale de la femme adultère. Quoiqu’un peu déçu, il aura toutefois trouvé matière à s’instruire. Qu’en est-il pour les lectrices ?

16Le scandale est par définition un mauvais exemple. La dame adultère offre, par le spectacle de sa mauvaise conduite et de son « decheement » (p. 334), l’antithèse de ce qu’elle doit incarner. Au lieu d’être un modèle, elle est devenue un scandale. Or, le scandale menace de rejaillir sur ceux qui en sont témoins. Comme à la lecture du Roman de la Rose, la lectrice court alors le risque de subir un « scandale passif ». Le péché de la dame, mis à jour par la lecture, est un mauvais exemple qu’elle pourra avoir la tentation de suivre. La lectrice est ainsi « scandalisée », au sens où elle est potentiellement poussée à pêcher. Le Livre du duc est-il alors une mauvaise lecture ?

17Il contient, en fait, un antidote au scandale. Pour le désamorcer, on peut comme les amants tenter de le dissimuler. C’est la connaissance du péché qui le transforme en scandale. Une solution est de le garder sous le sceau du secret ; une autre, de le censurer, de faire comme s’il n’avait pas eu lieu et d’en faire disparaître les traces. Une dernière solution est au contraire, au nom de la vérité, de le laisser éclater pour mieux le sanctionner, l’éradiquer. C’est ce que met en œuvre le dit, sous la plume de dame Sibylle.

La lettre de Sibylle comme caisse de résonnance du scandale

18En dépit des subterfuges, mensonges, déguisements, dont usent les amants pour éviter d’être « aperçus », l’esclandre menace sans cesse de les rattraper. « Que ne l’aperceüst/ Le jaloux et ses agaites/ Est impossible[…] » (v. 1849-50). Si le récit du duc s’efforce de couvrir le scandale, le concert des voix qui l’animent, le traversent et le contredisent, travaille à son éclatement inéluctable. La lettre de la gouvernante en est la caisse de résonnance. Loin de taire le scandale, dame Sibylle va le prédire ; loin de l’étouffer, elle va l’alimenter, le faire grandir. Pour cela, elle le transfère de la scène lyrique et courtoise, qui s’efforçait de le contenir, à la scène publique, sociale et morale, où elle lui laisse libre cours, en se livrant à une véritable imagination du scandale, lui donnant voix et visage24.

19Si le scandale franchit inéluctablement la frontière du privé et du publique, c’est qu’il est de l’ordre du bruit, « noyse »ou « nouvelle »(v. 1806-7), mais aussi du visible, du sensible. Il ne peut manquer de se faire entendre, de se faire voir. Comme le caillou dans la chaussure, pour reprendre une image de Pierre de Saint-Cher, il tourmente indissociablement le corps et la conscience25. La ruine qu’il provoque n’est donc pas seulement de l’ordre du spirituel : le corps, lui aussi, se trouve engagé dans le scandale. Ce dernier passe par un comportement visible, par une faute qui n’est pas purement intérieure, mais qui se manifeste physiquement26. La dame, « toute changiee, devenue trop plus esgayee, plus emparlee et plus jolie »(p. 336, l. 56-57), en porte les stigmates. Ses proches et serviteurs ne manquent pas de les lire sur son visage. Et comme le scandale se propage, ils en reproduisent à leur tour, sur leur visage et par leurs bouches, la grimace et le bruit (p. 348). Dans cette imagination du scandale, la dame de la Tour prédit ses conséquences bien réelles sur la dame.

20La principale est de lui faire perdre l’illusion d’autorité que confère l’amour dans la fiction courtoise. Ce qui caractérise au départ la femme, c’est l’absence d’autorité, l’« inessentialité », écrirait Simone de Beauvoir27. Ce qui, en revanche, la lui donne et fait sa « haultece » (p. 336), c’est pour une noble dame, sa réputation (« los ») son renom (« nom »)et son honneur. Elle doit les préserver pour demeurer une « haulte dame » (p. 338), une « grant maistresse » (p. 338) auprès de son époux et sur sa maison. Or, se prendre au piège de l’amour, comme la princesse, c’est mettre en péril son renom et son honneur, les fondements de son autorité. L’autorité d’Amour est un leurre qui loin de l’élever, menace de la faire chuter et de lui faire perdre une autorité bien réelle. De « maistresse »qu’elle était, « ou dongier des langues et es mains de telz servans », elle passe de « franchise en servage »(p. 346). Elle devient « vassale », comme le sera « l’amoureuse » sous la plume de Simone de Beauvoir28. C’est ce que veut montrer Christine par la voix de Sibylle et par le contre-exemple de la princesse. Loin de taire le scandale de l’amour pour épargner sa pupille, la dame de la Tour en révèle la flagrance pour mieux l’en garder. Loin de disperser la fumée pour couvrir le feu, elle la répand pour le prévenir ou le laisser s’éteindre. « Espart » dans yeux de la dame, flammèche à laquelle s’est pris le duc papillon, flambée ardente, mais contenue, dans le secret de la chambre, le feu devient un incendie sous sa plume. « Trop fait grant folie », écrit-elle, « cil qui met le feu en sa maison pour ardoir celle de son voisin » (p. 342). En goûtant, hors de chez elle, les plaisirs d’amour, la dame risque la ruine de sa propre maison. Peu importe que l’incendie éclate ou pas, la fumée qui s’en élève en tient lieu, car, « feu n’est point sans fumee mais fumee est souvent sans feu » (ibid.). Le scandale n’est souvent qu’une odeur de scandale, de souffre ou cendre, comme le visage d’Amour, dans la ballade VII (v. 1865) ; si ce n’est que dans la prophétie de Sibylle, ce n’est plus l’amant qui s’y brûle, mais la dame, de toutes façons coupable. Belle Cousine, héroïne du roman d’Antoine de la Sale, sera bel et bien condamnée29.  

21Le dit à insertions est ainsi manoir de scandale. Il y bruite, crépite, pour faire de la dame la principale victime. Si le dit lui offre une scène courtoise, la lettre de Sibylle en donne, en abyme, une transposition sociale et morale. Elle est la caisse de résonnance de cet espace polyphonique. Mais en faisant résonner le scandale, elle le raisonne, elle en fait jaillir la vertu positive et instructive. C’est ce scandale vertueux que Christine cherche également à provoquer, incarnant elle-même l’autre visage de l’esclandre.

Christine ou l’autre visage de l’esclandre

22Christine veut investir l’auctorialité autrement. Elle reprendra aux hommes leurs objets, ceux du savoir-faire – la plume et l’encre –, ainsi que leur voix – leur discours et leur point de vue –, mais elle les subvertira dans son sens à elle. Pour éviter le scandale que peut revêtir cette double entreprise de réappropriation et de subversion, elle œuvrera encore de façon indirecte, par le détour, cette fois, de la figure du lecteur. C’est lui qui devra reconnaître, sous le costume d’un homme, la femme qui parle ; au risque d’être frappé à son tour par la pierre d’esclandre.

À bon lecteur, « bon maistre »

23Le lecteur est invité à voir et à entendre non seulement qui écrit, mais qui parle. À lui de dire à qui reviennent la main et la voix, le masque et la plume. À bon lecteur, « bon maistre », donc30.En se défaisant dans le prologue des marques de l’auctorialité, Christine a mis son texte à distance. En atteste la rubrique, Le Duc des vrais amans, qui introduit la voix narrative. Une fois le récit de ses amours achevé, une fois tu le « je » ducal, laissant le lecteur sur une note désenchantée, et après un explicit, Christine reprend la parole dans l’épilogue. Mais, nouvelle déception, loin de faire un commentaire sur la malheureuse histoire qui s’achève, de livrer son jugement, elle s’adresse aux auteurs de dits pour les inviter à apprécier la virtuosité de « celle […] qui ce dittié ditta » (v. 558-59), focalisant leur attention sur les aspects formels de son œuvre. Un vide s’est créé entre l’univers fictionnel et le retour à la scène métadiscursive ; un vide déceptif que ne vient pas combler la voix de Christine, mais qu’elle laisse au contraire ouvert. Le lecteur doit seul effectuer un saut entre la fable, dans laquelle il était plongé, et la forge dont il est appelé à être le témoin. Toutefois, au moment même où Christine sollicite l’œil de son lecteur, elle s’affirme comme la seule à savoir lire son texte : « Ne sçay se nul le voit fors je »(v. 3564). Christine, qui a laissé s’éloigner d’elle son « dittié » en le confiant à la voix du duc, le replace, dans l’épilogue, sous l’autorité de son propre regard. La distance qu’elle a instaurée avec son dit est une distance critique à laquelle, sous couvert de la lui dénier, elle invite le lecteur. Le vide qu’elle a laissé s’instaurer entre la voix du duc et la sienne est l’espace de cette lecture critique. Au lecteur de le combler, de distinguer derrière la main du scribe, celle de Christine, d’entendre résonner sa voix, derrière le masque.

24Il n’a pas de mal à reconnaître dans la petite main du prologue, non plus celle de « l’expert31 », mais la main « enforcie32 » de l’artiste, et de lui rendre, non plus seulement la plume, mais le marteau dont l’artisan poète se sert pour frapper ses vers. La rime « forge ; fors je », invite à voir le « je » dans la « for-ge ». Le lecteur percevra l’écart entre le « celle » qui ouvre l’épilogue et le « je », entre la troisième personne qui repousse encore la figure de l’auteur pour la camper en rédactrice et la première, qui vient se substituer à elle. « Je », c’est « celle » ; elle, c’est moi. Il saura reconnaître la main de fer dans le gant de velours. L’autorité de la main, toutefois, fait signe vers la voix. « Celle […] qui ce dittié ditta » désigne la rédactrice à l’œuvre, mais fait entendre aussi celle qui « ditt-a » :qui a dit, énoncé le texte, de sa voix de femme. Le lecteur est ainsi incité à réécouter le dit, à rechercher cette voix, non plus seulement dans celle des femmes qui le traversent, mais en tous sens, « voiant droit et envers » (v. 3566), jusque derrière le masque du duc. Mais pourquoi avoir dissimulé sa voix sous celle du duc ? Pourquoi, en fin de compte, lorsque l’on est un auteur femme, prendre la voix d’un homme pour raconter ? Le scandale de l’auctorialité féminine cache une voix de femme travestie en voix d’homme.

La voix travestie

25Prendre une voix d’homme, c’est s’approprier l’autorité. Celle des clercs, de Lorris à Machaut, en passant par Jean de Meun ; une autorité qui s’est largement fondée sur la matière amoureuse, coulée dans la forme du dit courtois. Prendre le masque du duc, c’est pour Christine s’arroger une écriture, la maîtrise d’une forme et la construction d’un point de vue.

26S’agit-il pour autant, pour elle, à travers ce masque d’homme, d’écrire simplement à la façon des clercs, voire, d’une plus « forte forge » ? En donnant à son récit un sexe d’homme, a-t-elle renoncé au sien ? « Vray homme » est-elle devenue33 ? Si Christine se livre à une écriture mimétique, en particulier, du Roman de la Rose, veut-t-elle passer pour Guillaume de Lorris auprès du lecteur ? Ce dernier doit-il oublier qu’elle est une femme, et prendre l’habit pour le moine, le masque pour la personne ? C’est bien la voix d’une femme que le lecteur doit entendre sous la voix masculine.

27S’agit-il alors d’une parole qui serait à la fois d’homme et de femme, qui réunirait leurs deux points de vue ? Cette parole relève de l’utopie amoureuse. L’amour rêve d’une parole androgyne, d’un « parler pour deux », comme disait la princesse lors du rendez-vous amoureux, au-delà de la différence. L’écriture du dit en fait éclater les disjonctions. Les deux points de vue ne sont pas conciliables. La parole de l’homme ne saurait absorber celle de la femme34.

28La voix de la « ditteuse » se coulera dans celle du duc, épousera, le temps du récit, son point de vue, mais ne cessera de se faire entendre. En prenant le masque du duc, Christine impose une voix masculine. Elle lui donne suffisamment de poids et d’autorité pour lui permettre d’instituer un ordre des choses au masculin, un récit courtois, propre à séduire le lecteur. Mais c’est pour mieux affirmer sa propre autorité, sa capacité à bouleverser cet ordre et à lui opposer le sien. Christine, petite belette, a besoin de la voix du grand lion, pour montrer sa capacité à l’assaillir et à le déconfire35.

29Si elle réinvestit grâce à la voix du duc la matière amoureuse, c’est pour attaquer la fiction courtoise, dans ses enjeux et dans ses formes. Elle lui reprend la figure de la dame, qui en est devenue l’otage et la victime, et dénonce, pour elle, le scandale de l’amour. Elle montre sa chute, son désespoir, qui délivrent autant d’enseignements que le désespoir masculin. Elle se réapproprie également la fiction courtoise dans son écriture. Petite belette, elle se coule dans les moules traditionnels du discours amoureux, pour les modifier de l’intérieur. A la lettre, qui sied si bien aux femmes, elle ôte l’expression du « sentement » pour lui confier une réflexion sérieuse, didactique, sur la place de l’amour dans la destinée féminine. C’est la missive de la dame de la Tour qui se prolonge dans la Cité des dames et dans le Livre des trois vertus. Quant au dit narratif, qui constitue le moule privilégié de la fiction courtoise, elle lui donne un coup de griffe, l’écorne en faisant de l’octosyllabe traditionnel, un heptasyllabe. Elle dénie enfin au dit le pouvoir de faire entendre, dans sa vérité, la parole des femmes. C’est dans le recueil final, décantée de la voix masculine, qu’elle va se rendre audible. L’écriture du dit permet à Christine de rendre à la dame la parole amoureuse, mais surtout, de substituer à l’autorité illusoire d’Amour, celle qu’assure, cette fois, le savoir de l’amour, tel que le délivre la gouvernante, ou tel qu’en fait l’expérience la dame dans la complainte. Paradoxalement, il aura fallu le masque d’un homme pour que Christine puisse « raconter » d’amour, à nouveau et de sa vraie voix.

Christine comme pierre de touche

30Christine constitue pour ses contemporains, une figure scandaleuse. En tant que femme, elle est « monstre en nature », comme elle en conclut dans la Cité, après la lecture de Mathéolus36. En prenant la plume, elle est également un monstre moral et intellectuel37. Sa stratégie auctoriale vise à cacher cette face monstrueuse pour en faire voir une autre, l’autre face du scandale. Christine sera un monstre au sens étymologique. C’est elle qui va montrer, avertir38. Par la voix de Sibylle, elle admoneste les femmes à fuir l’amour comme source de leur autorité. Elle veut également convaincre le lecteur masculin, les amants, mais surtout les clercs, et les amener à repenser, réorienter leur discours sur l’amour et le statut de la femme. Si le Christ incarne, lors de la Passion, la pierre d’offense (lapis offensionis), il a d’abord été la pierre de scandale (petra scandali) sur laquelle butent les incrédules39. Comme lui, Christine vise à devenir pour ses lecteurs une pierre d’achoppement40. Une pierre déminée, si l’on peut dire, qui ne reposera plus sur la séduction glissante de l’amour, mais sur sa mise à raison. Car ce que cherche à provoquer Christine, c’est le scandale de Raison. C’est, dans la diégèse, la portée de la lettre de la dame de Montheault. Elle est un caillou sur le chemin des amoureux : la pierre de Raison à laquelle ils se heurtent avant de la contourner. C’est sur cette pierre, également, que Christine fondera son autorité, comme sa Cité des dames. Dans le Livre du duc, telle la fronde qui frappe le cœur de l’amant (v. 2325)41, elle la renvoie au lecteur.

31Dans son dernier dit, Christine met littéralement en scène l’inévitable scandale que constitue l’auctorialité féminine. Ecrire, pour une femme, c’est prendre une voix d’homme. C’est, au XVe siècle, s’autoriser de la voix du clerc pour écrire. Ici, le masque du duc dissimule la figure de l’auteure, et tout en la dissimulant, lui donne voix ; une voix d’homme, transmuée de l’intérieur en voix de femme. Au lecteur, on l’a dit, de l’entendre, de la reconnaître. Pour cela, il devra se laisser frapper lui-même de la pierre d’esclandre, subir, au terme de la lecture, un double bouleversement, un double choc. Mal voyant, mal sachant, mal « comptant », il est incité par Christine, dans l’épilogue, à s’essayer lui-même à « compter » (Et qui nel croira l’espreuve / Par essaier, lors l’espreuve/ Fors et de penible affaire/ A qui a long compte a faire. », v. 3577-3580), à occuper, en somme, la place de l’auteur42. Mais la pierre d’esclandre le frappe d’un autre coup. S’il se laisse prendre au récit, comme l’amant à la fontaine de Narcisse, c’est pour découvrir dans son miroir, non plus le reflet de l’amant aux prises avec les illusions de l’amour –son propre reflet –, mais le visage éploré de la dame. C’est à elle qu’il est amené à s’identifier. Comme le fou que met en scène Christine dans la Cité, qui se croit devenu femme parce qu’il s’est réveillé, affublé de vêtements féminins, le lecteur du dit se réveille à son tour, le temps de la fiction, en costume de femme. « Se femmes eussent les livres fait »…43