Colloques en ligne

Jean-Marie Fritz

Auctorialité masculine / auctorialité féminine dans les récits médiévaux du cœur mangé

1Marie de France, première auteure de la littérature française, accorde à première vue peu de place dans la fiction à l'auctorialité féminine. Certes, c'est bien la dame du Laüstic qui, nouvelle Philomène, brode un écrit sur le tissu qui enveloppe l'oiseau1 ; c'est peut-être la dame du Chaitivel qui compose le lai et hésite sur le titre à lui donner : « De vus quatre ferai un lai2 », nous dit-elle, ce que l'on peut traduire par un factitif (solution de Laurence Harf : « Je vais faire composer un lai sur vous quatre3 ») ou dans un sens direct (solution de Nathalie Koble et Mireille Séguy : « Je composerai un lai sur vous quatre »). Mais le seul texte à mettre en scène ouvertement et dans sa globalité le geste de l'écriture est bien le Chèvrefeuille : écriture au masculin, où Tristan est à la fois l'auteur et le scripteur du lai qualifié pour l'occasion de nouvel (Tristan « en aveit fet un nuvel lai4 ») ; notons que pour ce dernier exemple tous les traducteurs et traductrices sont unanimes ; aucun n'ose la solution factitive. Ces scènes d'écriture ou de trouveüre doivent être complétées et éclairées par un bref épisode du Tristan de Thomas qui figure dans le fragment Sneyd 1 (Oxford, Bodleian Library), manuscrit particulièrement précieux par son ancienneté (fin du xiie siècle). Yseut est assise seule dans sa chambre, Tristan vient d'épouser Yseut aux Blanches Mains :

En sa chambre se set un jor
E fait un lai pitus d'amur,
Coment dan Guiron fu supris,
Pur l'amur de la dame ocis
Qu'il sur tute rien ama,
E coment li cuns puis dona
Le cuer Guiron a sa moillier
Par engin un jor a mangier,
E la dolur que la dame out,
Quant la mort de sun ami sout.
La reine chante dulcement,
La voiz acorde a l'estrument ;
Les mainz sunt beles, li lais buens,
Dulce la voiz, bas li tons.
Survint idunc Cariado
[…]5.

2Ce lai est malheureusement perdu, mais le passage est, on le sait, la première mention de la légende du cœur mangé dans la littérature médiéval6 ; c'est aussi un développement souvent sollicité par les musicologues puisqu'il évoque avec une certaine précision la performance musicale et le rapport entre la voix et l'instrument ; il offre enfin l'intérêt de nous offrir la plus ancienne figuration d'Yseut poétesse et la seule des Tristan en vers7. Là aussi, les traducteurs hésitent sur le sens du verbe faire : a-t-il le sens de « trouver », « composer » comme le poiein grec, ou renvoie-t-il simplement à la performance orale ? Emmanuèle Baumgartner dans l'édition Champion Classiques et Christiane Marchello-Nizia dans le volume de la Pléiade8 traduisent par « composer », Philippe Walter dans la collection Lettres Gothiques propose simplement « chanter9 ». Il serait tentant d'opposer les traductrices qui font d'Iseut une vraie trobairitz et le traducteur, Philippe Walter, qui n'en fait qu'une exécutante, une performatrice, mais Jean-Charles Payen avait en 1974 déjà proposé la traduction « composer10». Il est évidemment plus séduisant et plus intéressant de considérer Yseut comme une trobairitz (choix de l'enlumineur dans le manuscrit de la Bodléienne) et de faire de ce lai une sorte de lai symétrique de celui du Chèvrefeuille11. Yseut compose et exécute le lai, et quel lai ! - un lai pitus d'amur, le prototype des contes cruels ou des histoires tragiques, qui repose aussi sur un jeu de miroir avec le propre destin d'Yseut et de son amant. En effet, Thomas nous donne en huit octosyllabes le canevas du récit : découverte de l'adultère, meurtre de l'amant par le jaloux, cœur offert en nourriture par ruse / engin à la dame, désespoir de la dame lorsqu'elle apprend la mort de l'amant et la monstruosité du repas12. On connaît l'immense postérité de cette histoire du cœur mangé à travers la razo du troubadour Guillem de Cabestanh et, en domaine d'oïl, par le biais du Roman du Châtelain de Coucy ; c'est avec la nouvelle de la Châtelaine de Vergy, dont elle sera souvent rapprochée jusqu'à la contamination, une histoire qui permet au Moyen Age de se survivre à lui-même, des nouvelles des xvie et xviie siècles en France et en Italie aux tragédies et opéras des xviiie et xixe siècles. Stendhal traduit avec l'aide de Fauriel la razo de Cabestanh et l'insère dans son De l'amour ; dans l'ultime récit de ses Diaboliques Barbey d'Aurevilly repense le motif et, fait notable, il s'agit de la seule des six nouvelles dont la narration interne est confiée à une femme, l'héroïne en l'occurrence, la duchesse de Sierra-Leone. Aux deux extrémités de ce large éventail chronologique, qui nous conduit de Thomas d'Angleterre à un autre Normand, Barbey d'Aurevilly, le cœur mangé est un récit au féminin. Et nous nous proposons de voir plus précisément comment s'impose et se module cette auctorialité féminine au cours de cette longue durée.

Guillem de Cabestanh

3Commençons par le xiiie siècle et par la razo difficile à dater de Guillem de Cabestanh, troubadour du Roussillon, dont on peut situer l'activité autour de 1210. Cette razo figure dans le recueil des Nouvelles occitanes et françaises publiées dans la collection Lettres Gothiques et Suzanne Méjean-Thiolier a accompagné le texte de la traduction qu'en propose Stendhal dans De l'amour13. La nouveauté décisive par rapport au Lai de Guiron est le statut de l'amant : il devient un troubadour victime de la vengeance du mari jaloux. Guillem, pour dissiper les soupçons du mari trompé, Raymond de Roussillon, invente une fausse liaison avec la sœur de sa dame ; la dame, pour en avoir le cœur net, demande alors à son amant de composer une chanson :

Et per zo la dompna li dis e-l comandet q'el degues far una chanson en la qal el mostres qe non ames autra dopna mas ella. Don el fetz aqesta chanson qe dis :

Li doutz consire

[…].

Et qant Raimon de Rossillon ausi la chanson que Guillelm avia facha, el entendet e creset qe de sa molher l'agues facha ; don lo fetz venir a parlamen ab si, fora del chastel, et talhet li la testa et mes la en un carnarol, et tras li lo cor del cors e mes lo con la testa.

Et pour cela elle lui dit et commanda qu'il fît une chanson par laquelle il montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit :

La douce pensée

[…].

Et quant Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et lui coupa la tête qu'il mit dans un carnier ; il lui tira le cœur du corps et il le mit avec la tête14.

4La dame est donc ici en simple position de commanditaire, l'amant s'exécute et la seule audition de la chanson par le mari a valeur de preuve et entraîne une vengeance immédiate et terrible : la décapitation de l'amant. Ce qui est important ici est que la chanson sort de la sphère intime du couple amoureux et cette publicité sera fatale : la dame commande la chanson, l'amant la trouve (on retrouve en occitan le fameux verbe « faire » : far, facha), mais le mari l'entend (ausi), comprend (entendet) de quoi il s'agit et passe sans transition à l'acte. Tout le drame se noue autour de la vérité du chant : la chanson est vraie, sincère, la chanson démontre (mostres), elle a valeur de preuve pour la dame (c'est bien elle qu'il aime, et non sa sœur …) et surtout pour le mari, qui comprend immédiatement qu'elle a pour objet sa femme ; cette audition a valeur de flagrant délit15. La chanson ne masque rien, alors même que rien dans ses termes ne la particularise ou ne l'individualise ; elle dévoile, elle fait signe sans porter aucune signature. La question posée est celle de la vérité du lyrisme : cette vérité est ici encore pleine et entière, transparence que Christine de Pizan s'attachera à déconstruire dans une œuvre comme le Livre du duc des vrais amants.

Châtelain de Coucy

5Le deuxième jalon dans cette riche lignée des récits du cœur mangé est le Roman du Châtelain de Coucy d'un mystérieux Jakemés16. Vaste amplification de la razo ou d'un texte apparenté perdu, où le Châtelain de Coucy, célèbre trouvère du début du xiiie siècle, remplace Guillem de Cabestanh. Ce roman au montage complexe peut être comparé à celui du Livre du duc des vrais amants ; Christine de Pizan le connaissait sans doute, comme le prouve un passage du Débat de deux amants qui énumère des amours tragiques :

Encor depuis regardons l'admistié
Du chastellain de Coussy, se haitié
Il fu d'amours, je croy, qu'a grant daintié
En avoit bien,
Mais la dame du Faël, qui pour sien
Tout le tenoit, je croy, l'acheta bien,
Car puis que mort le sçot ne voult pour rien
Plus estre en vie17.

6L'écriture du Châtelain de Coucy n'a à première vue rien de surprenant : distiques d'octosyllabes avec insertions lyriques (sept chansons d'amour, trois rondeaux, virelai final du Châtelain) ; mais l'octosyllabe masque d'un côté le registre épistolaire, qui n'est pas encore émancipé au point de prendre la forme de la prose comme dans le Voir dit ou dans le Livre du duc des vrais amants18, et de l'autre des développements proprement lyriques comme les plaintes ou le congé final. La distribution peut se représenter ainsi :

GRAS MAJUSCULES = LYRISME CHANTE (INSERTIONS LYRIQUES).
Gras minuscule = dit à tonalité lyrique.
Souligné = échange épistolaire.
A. LA CONQUETE DE LA DAME DU FAYEL [= DF] PAR LE CHATELAIN DE COUCY [= CC] (55–2114) 
Chanson I « Pour verdure ne pour pree » (362–406 ; attribution douteuse), composée par le CC.
Chanson II « La douce vois dou lossignot sauvage » (816–855 ; authentique), composée par le CC.
Rondeau I « Toute nostre gent » chanté par une dame (989–998).
B. LES RENCONTRES SECRETES (2115–3747)
Chanson III « Quant li estés et la douce saisons » (2590–2613 ; authenticité probable), composée par le CC.
Lettre du CC (3032–3063). Lettre-réponse de la DF (3131–3169).

Plainte du CC (3419–3447).
C. TRAHISONS ET RUSES (3748–6390)
Rondeau II « Cescuns se doit esbaudir » (3831–3841) chanté par la Dame du Vermandois.
Rondeau III « J’aim bien loiaument » (3856–3863) chanté par la DF lors d’une fête courtoise.
Lettre de la DF au CC (3979 ; non citée ; idem, 4376).
Chanson IV « Au renouviel de la douçour d’esté » (5951–5990 ; apocryphe, Gace Brulé ?).
D. LA CROISADE ET LA MORT (6391–8188).
Echanges de lettres entre le CC et la DF (6519 sq. ; non citées).
Chanson V « Au nouvel tans que mais et violette » (7004–7010 ; authentique ; str. 1 seule).
A la saint Jean, le seigneur du Fayel abandonne son projet de croisade : plainte de la DF (7055–7084).
Lettre de la DF au CC (7101, non citée). Plainte du CC (7124–7140).
Chanson VI « A vous, amant, ains qu’a nule autre gent » (7345–7397 ; authentique) composée et dite par le CC sur le départ pour la Croisade.
Virelai « Sans faindre voel obeïr » (7563–7607) composé par le CC.
Lettre-testament du CC à la DF (7645–7703). Congé d’Amour (7762–7817). Mort du CC.
Le cœur mangé. Plainte de la DF (8124–8147). Mort de la DF.

7L'auctorialité féminine est donc ici limitée, mais l'on peut noter la féminité des rondeaux que l'on pourrait opposer au Livre du duc des vrais amants, où le rondeau est exclusivement masculin, notamment dans la coda ; les chansons, elles, sont toutes présentées comme l'œuvre du Châtelain et donnent ainsi au roman une couleur anthologique. Les plaintes de la dame du Fayel sont développées à plusieurs reprises et se déploient sur un registre et à l'aide d'un lexique empruntés au lyrisme, mais Jakemés le contient dans le cadre de l'octosyllabe, tout comme le congé d'amour du Châtelain prononcé peu avant sa mort. L'on pourrait donc parler d'un lyrisme masqué, caché sous les distiques.

8Notons que la mise en prose bourguignonne de ce roman dans le sciptorium de Jean de Wavrin réalisé avant 1467 va gommer tout ce montage : les insertions lyriques se réduisent à un seul exemple19 ; les chansons sont ensuite simplement mentionnées et finalement complètement passées sous silence : au fur et à mesure que l'on avance dans la mise en prose, le registre narratif triomphe et dissipe les références au lyrisme.

Ignauré

9Le dernier texte important dans le domaine français est le fameux Lai d'Ignauré, texte difficile à définir sur le plan du genre ; s'il est qualifié de lai et se déroule dans un vague décor breton (l'auteur se propose de raconter « une aventure molt estraigne / Que jadis avint en Bretaigne20»), il présente également des affinités avec les fabliaux. Texte aussi difficile à dater21. L'auteur, un énigmatique Renaud que Rita Lejeune a rapproché, sans argument décisif, de Renaut de Beaujeu, reconfigure complètement le scénario du cœur mangé, non seulement en le déplaçant sur un registre grivois avec le sexe mangé, mais en démultipliant les amantes : douze, dérision de la fin'amor, jeu aussi grivois avec la dernière Cène évangélique, puisque le sexe est mangé et partagé entre les douze femmes lors d'un ultime repas. Ce que l'on a moins noté est l'effacement de la composante poétique. L'amant, Ignauré, n'est plus un trouvère : il se contente de se déplacer entouré de cinq jongleurs ; certes,

Fine amors l'esprent et alume,
Femmes l'apielent Lousignol (36–37).

10Ce lousignol / rossignol est peut-être une allusion au Châtelain de Coucy, auteur de la célèbre chanson du Rossignol (« La douce vois dou lossignol sauvage22»), mais Rossignol est aussi un sobriquet bien connu de jongleurs et de trouvères ; Gottfried de Strasbourg l'utilise en bonne part dans son éloge de Walther von der Vogelweide : « Leur maître à tous s’y entend bien, le rossignol de la Vogelweide ! Ah ! comme il chante sur la lande de sa voix haute et claire !23» Ignauré n'est plus un trouvère, il en a simplement le surnom, sorte de coquille vide ou de masque parodique et dérisoire. Le rossignol est ici un séducteur redoutable et retors, un don juan aux douze maîtresses.

11La question de l'auctorialité n'est pas écartée pour autant, elle apparaît dans le dénouement :

En lor vivant complainte en fisent :
Li une plaignoit sa biauté,
Tant membres biaus et bien molé
Que lait erent tout li plus biel ;
Ensi disent dou damoisiel.
L'autre plaignoit son grant barnage,
Et son grans cors, et sa largeche,
Et la quarte, les iex, les flans
[…].
Et l'autre plaignoit ses biaus piés (588-595, 603).

12Les douze femmes, désespérées en apprenant la mort de leur amant et l'horreur du repas cannibale, se plaignent ou composent une complainte sur le corps de leur commun amant ; à nouveau, l'on peut hésiter sur la traduction du verbe faire dans complainte en fisent : sens faible ou sens fort de création poétique ? Si l'on choisit la solution d'une complainte lyrique, celle-ci se présente comme un blason du corps masculin : l'une regrette ses beaux membres, l'autre ses yeux, une troisième son cœur, une quatrième ses beaux pieds … Refusant de se nourrir, elles meurent toutes les douze et leur douze plaintes constituent d'une certaine manière la matière du lai.

Lor dru ne vont pas oubliant.
Molt aloient afoibloiant ;
Adiés detorgoient lor mains
Et sospirent, et jetent plains.
D'eles douse fu li deus fais,
Et douse vers plains a li lais
C'on doit bien tenir en memoire,
Car la matere est toute voire (613–620)24.

13On peut là aussi hésiter sur le sens du vers 617 : D'eles douse fu li deus fais, génitif subjectif ou objectif ? Sont-elles l'objet du deuil ? Ou sont-elles les auteures de la complainte sur leur amant ? Renaut brouille surtout les pistes entre lai lyrique et lai narratif ; le lai semble ici se composer de douze couplets composés chacun par une des femmes. Le lai lyrique ou lai descort est défini par Pierre Bec comme une anti-canso sur le plan formel puisqu'il se caractérise par l'hétérostrophie, l'hétérométrie et un nombre bien plus grand de strophes que la chanson d'amour (de 4 à 23)25, qui se fixera à douze au xive siècle avec Guillaume de Machaut (un lai figure par exemple dans le Voir dit) ; Renaut anticipe ici bien curieusement sur ce qui sera la règle un siècle et demi plus tard. Le Lai d'Ignauré est une œuvre difficile à appréhender : elle joue en tout cas sur une série d'écarts, d'inversions et de déplacements ; l'un de ces glissements concerne précisément l'auctorialité : l'auteur prive le héros éponyme de son statut de trouvère, mais restaure dans la diégèse une auctorialité féminine. Et le lyrisme n'a plus pour objet la dame comme dans la razo de Guillem de Cabestanh, mais le corps parfait et bien moulé d'un grand séducteur.

Boccace

14Abordons maintenant le xive siècle à travers le Decameron de Boccace, qui ne pouvait pas ignorer la tradition occitane du cœur mangé. Le motif est concentré dans la quatrième journée à travers deux nouvelles, les nouvelles 1 et 9. Rappelons que la brigade des conteurs n'obéit pas à la parité : sept femmes pour trois hommes ; Laurent de Premierfait, le traducteur de Boccace (1411-1414), invente même pour l’occasion un terme précis et parle dans la rubrique de la première nouvelle de cette quatrième journée des sept dames racompteresses26. La première nouvelle est placée dans la bouche d'une femme, Fiametta, et Laurent de Premierfait insiste plus explicitement encore que Boccace sur cette parole féminine :

Et Filostrate, roy de ceste journee, aprés commenda a Flammete qu'elle donnast commencemant aux nouvelles. Et elle, sanz plus attendre, commença ainsi parler en maniere feminine (ital. la quale, senza più aspettare che detto le fosse, donnescamente così cominciò)27.

15La neuvième nouvelle est masculine (le conteur est Dionée) et se présente comme la reprise de la razo de Guillem de Cabestanh ; l'origine provençale est assumée d'emblée (secondo que raccontano i provenzali, « selon ce que recitent les Provenciaulx »28), le déroulement est assez fidèle, l'écart le plus important concerne l'amant-victime : il est désormais un simple chevalier, non plus un poète ; le récit ne se présente plus comme la glose narrative d'une canso ; le récit a pris son autonomie jusqu'à entraîner une modification de la figure du héros et la disparition de son statut de poète, ce qui était déjà le cas, mais pour d'autres raisons, dans le Lai d'Ignauré.

16La première nouvelle est autrement plus intéressante, il s'agit de l'une des plus célèbres du recueil, l'histoire tragique de Tancrède et Gismonde ; elle a donné lieu à une abondante iconographie jusque dans la peinture classique et est devenue à la même époque un sujet de tragédie. Fiametta insiste dans le prologue sur l'intensité des émotions - compassion et pitié - que ne peut manquer de susciter cette nouvelle chez le racompteur et l'escouteur.

Le roy Filostrate en cestui jour nous a donné matiere de compter histoires crueles, et si estions ci venues a nous soulacier et esbatre, mais reciter nous convient larmes et douleurs si estranges qu'elles ne peuent estre comptees sanz ce que le racompteur et l'escouteur ne soit meuz a compassion et pitié29.

17Boccace reconfigure massivement le récit du cœur mangé : le mari jaloux est remplacé par un père veuf, Tancredi, qui veille jalousement sur sa fille Ghismonda ; terriblement jaloux, il tue l'amant de cette dernière, Guiscardo, en arrache le cœur et le lui présente dans une coupe ; puis, ultime scène, grandiose, terrible, Ghismonda devant son père boit sans faiblir cette coupe où baigne le cœur de l'amant mêlé à ses larmes et dans laquelle elle a discrètement versé un poison. Terreur et pitié saisissent le père comme l'escouteur ; le registre est celui de la tragédie.

18La grande figure de cette nouvelle est ici la figure féminine à la fois par ses discours et par ses actes. Par ses discours, car une immense tirade adressée à son père, dans un style digne d'une tragédie classique, forme le cœur de cette nouvelle narrée, rappelons-le, par une conteuse. Le père lui-même reconnaît la grandeur d'âme de sa fille (Le prince par cestes paroles congneut la grandeur du couraige de sa fille, ital. la grandezza dell'animo della sua figliuola30), mais ne la croit pas capable de faire ce qu'elle dit. Mais elle se sacrifiera en buvant la coupe empoisonnée, acquérant explicitement un êthos féminin : elle ne se plaint pas comme en ont l'habitude les femmes (sanz faire cry ne plaint feminin, ital. senza fare alcun feminil romore31). L'amant, Guiscard, est très effacé : il ne prend la parole qu'une seule fois qui plus est pour énoncer une vérité générale : « Amour peut trop plus que nous hommes32 ». On se situe aux antipodes du roman de Jakemés qui se construit autour de la subjectivité de l'amant-victime. Il n'est alors pas étonnant que cette figure féminine hors-norme acquière sa complète autonomie dans la peinture : elle se suffit à elle-même et devient une autre Sophonisbe ou Judith33.

Jeanne Flore

19Au xvie siècle, la légende du cœur mangé est relativement discrète ; elle est curieusement absente de l'Heptameron de Marguerite de Navarre ou des Histoires tragiques de Boaistuau et Belleforest ; il n'est que plus surprenant de la retrouver dans un recueil féminin, peu connu, les Contes amoureux dus à une mystérieuse auteure lyonnaise, Jeanne Flore, et publiés à Lyon autour de 1537, ensemble atypique de sept nouvelles34. De plus, la féminité apparaît ici à tous les niveaux ; l'auteure s'adresse dans l'épître initiale à sa cousine et plus généralement aux femmes :

Puis tout soubdain je me suis advisée que je feroys chose tres agreable et plaisante aux jeunes Dames amoureuses, lesquelles loyaulment continuent au vray service d'Amour, et lesquelles se delectent de lire telz joyeulx comptes, si je les faisois tout d'ung train gecter en impression. Ce que j'ay faict presentement : neantmoins soubs espoir que vous, et les humains lecteurs excuserez le rude et mal agencé langaige. C'est œuvre de femme, d'où ne peult sortir ouvraige si limé, que bien seroit d'ung homme discretz en ses escriptz35.

20Et surtout les sept nouvelles sont placées dans la bouche de jeunes femmes réunies pour la vendange ; la brigade est ici exclusivement féminine36. La trame du septième et dernier Conte suit de près la razo de Guillem de Cabestanh et n'est pas, comme pour d'autres contes du recueil, une simple adaptation de la nouvelle jumelle de Boccace. Guillem de Cabestanh redevient un poète sous le nom de Guillien de Campestain de Rossillon. Gand musicien, auteur de motets, il chante mieux que n'aurait pu le faire Orphée ou Linus. Il aurait même inspiré Pétrarque, ce qui n'est pas pure invention, puisque Pétrarque mentionne bien dans ses Trionfi Guillem de Cabestanh :

Quand il chantoit quelque motet qu'il eust composé nouvellement (car il fut tres excellent poëte de son temps, et encores en restent ses eloquentes et doctes œuvres, où la perle des Italiens Poëtes, Messire François Petrarche, a espuisé subtilement plusieurs sonnetz), on eust proprement dit qu'il n'estoit possible trouver en tout le monde voix si harmonieuse et sonante. Et à vray dire on pense que Orpheus et Linus tous deux engendrez de Apollo Dieu de la Musique, ne furent oncques a comparager à cestuy cy37.

21Le récit du cœur mangé couronne ce recueil doublement féminin et par son auteure, et par ses conteuses.

22Cette place conclusive se retrouve dans les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly. La vengeance d'une femme, dernière nouvelle du recueil, fait en effet appel à la tradition du cœur mangé à partir d'une tragédie de Pierre De Belloy, Gabrielle de Vergy (1777), à un moment où s'est opéré la contamination onomastique entre l'histoire tragique de la Châtelaine de Vergy et celle du Châtelain de Coucy38. La duchesse de Sierra-Leone et son amant Esteban avaient lu cette histoire comme elle le reconnaît elle-même à Tressignies, à qui elle se confie ; le mari de la duchesse vient de faire décapiter Esteban et livre le cœur de ce dernier à ses chiens :

Je l'aimais à n'avoir ni peur ni dégoût de ce cœur saignant, plein de moi, chaud de moi encore, et j'aurais voulu le mettre dans le mien, ce cœur … Je le demandai à genoux, les mains jointes ! Je voulais épargner, à ce noble cœur adoré, cette profanation impie, sacrilège … J'aurais communié avec ce cœur, comme avec une hostie. N'était il pas mon Dieu ? … La pensée de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu, Esteban et moi, tant de fois l'histoire ensemble, avait surgi en moi. Je l'enviais ! … Je la trouvais heureuse d'avoir fait de sa poitrine un tombeau vivant à l'homme qu'elle avait aimé39.

23Les amoureux lisent ici des fictions amoureuses, comme dans la Divine Comédie Paolo et Francesca, amoureux, lisent l'histoire de Lancelot et plus précisément la scène du baiser entre Lancelot et Guenièvre, au moment où survient le mari jaloux. Finalement la duchesse ne pourra pas imiter Gabrielle : les chiens dévorent le cœur et elle survivra à son désespoir. La Vengeance d'une femme est la seule des six nouvelles des Diaboliques dont la narratrice est une femme ; les cinq nouvelles précédentes font parler des hommes, des hommes qui parlent des femmes, ces femmes diaboliques et éponymes40. Dans la Vengeance d'une femme, la femme se raconte elle-même et ce récit autodiégétique au féminin est significativement un récit du cœur mangé.

24La femme joue donc un rôle important dans les récits du cœur mangé depuis le Lai de Guirun jusqu'à son lointain avatar aurévillien, à la fois en tant qu'auteure, que conteuse / racomteresse ou qu'héroïne. Comment analyser cette forte auctorialité féminine dans les récits du cœur mangé ? Par la configuration même de la légende (ou du mythe ?) ; on peut le décomposer en trois moments : adultère, meurtre de l'amant par le mari jaloux, repas cannibale ; punition sauvage d'une faute sexuelle par la transgression d'un tabou alimentaire41. L'amant disparaît rapidement éliminé par le mari, survit la dame, en proie au désespoir devant la mort de son amant (« la dolur que la dame out, / Quant la mort de sun ami sout » pour citer les vers de Thomas) et la révélation du geste anthropophagique. Ce désespoir au pluriel, désespoir au féminin, forme la matière même du Lai d'Ignauré, si l'on en croit l'épilogue. Pensons en arrière-plan au mythe de Philomèle : victime de son beau-frère, mutilée, privée de parole, elle peut encore écrire son malheur en le brodant sur un tissu : voix de la navette qui remplace la voix sonore du corps ; le mythe de Philomèle met en scène la source même du lyrisme et cela jusque dans la poésie européenne de la modernité42 ; la femme souffre, subit, est mutilée, mais trouve la force d'écrire, tout comme l'héroïne anonyme du Laostic. Dans les récits du cœur mangé, à la différence du mythe ovidien, la femme subit et en même temps réagit, agit : Gismonde choisit une mort grandiose, la duchesse de Sierra-Leone se venge en se prostituant et en salissant l'honneur de son mari. Elle devient l'auteure de son destin.