Colloques en ligne

Anne Paupert

La poésie au féminin en langue d’oïl avant Christine de Pizan : la voix des troveresses

1Dans la partie autobiographique de l'Advision Cristine, l'auteure, évoquant le succès rencontré par ses premières œuvres, précise dans une clause de modestie que ce succès était sans doute dû en grande partie au fait qu'il n'est pas habituel qu'une femme écrive, et ajoute une brève formule qui fait référence à d'éventuelles devancières : « […] et plus, comme je tiens, pour la chose non usagee que femme escripse, comme pieça n'advenist, que pour la digneté que y soit1 » (« […] et ce fut davantage, à ce que je crois, parce que c'était une chose peu habituelle qu'une femme écrive, et que cela n'était pas arrivé depuis longtemps, qu'à cause de la valeur de leur contenu »). Elle parle ici, sans doute, de ses œuvres didactiques, et pense peut-être à d'autres femmes savantes des siècles précédents comme Hildegarde de Bingen. Mais c'est un fait que nulle part ailleurs dans son œuvre elle ne fait allusion à d'autres femmes auteures du Moyen Âge, même dans la Cité des Dames, où elle mentionne pourtant des poétesses de l'Antiquité, comme Cornificia et Probe la Romaine, toutes deux qualifiées de souveraine poete, ou Sapho, poete et philosophe (La Cité des dames, I, chapitres 28-302). Connaissait-elle les noms, ou même l'existence, des poétesses des xiie et xiiie siècles, en langue d'oc ou en langue d'oïl ? Rien ne le montre. Elle connaissait en tout cas le genre dit des « chansons de femme », à tout le moins à travers les citations qu'en donne Guillaume de Machaut dans certains de ses motets3.

2Or ces femmes poètes ont bel et bien existé. Même si leur place est relativement marginale par rapport à celle de leurs contemporains masculins, même si les attributions peuvent varier et sont parfois contestées, le nombre de poèmes que l'on peut attribuer à des femmes est loin d'être négligeable, surtout si l'on inclut les poèmes en débats, tensons ou jeux partis, dont l'un des interlocuteurs est une femme. Par ailleurs, de nombreux poèmes, surtout en langue d'oïl, font entendre des voix féminines. Jean-Charles Huchet, qui pousse jusqu'à sa limite extrême le questionnement sur la féminité « génétique » des trobairitz (selon la terminologie un peu datée empruntée à Pierre Bec – on dirait plutôt aujourd'hui générique), souligne la façon dont la féminité textuelle, quel que soit le genre de l'auteur, change les règles du jeu poétique de la fin'amors : « Les trobairitz ne sont peut-être après tout qu'une fiction littéraire, mais la féminité induite par les marques grammaticales du genre appert déjà comme le lieu d'une problématisation du système lyrique des troubadours4. »

3Pour ce qui est des « chansons de femme », il s'agit, selon Pierre Bec, d'un « type lyrique » caractérisé comme « popularisant » (par opposition au registre « aristocratisant » du grand chant courtois), et qu'il définit ainsi :

On peut ranger sous l’étiquette chansons de femme […] un corpus assez varié de genres poétiques globalement caractérisés par un monologue lyrique à connotation douloureuse, placé dans la bouche d’une femme […]. Il s’agit vraisemblablement – et c’est à ce sujet que la controverse a été sans doute la plus vive – d’un type lyrique qui a tenu une place très importante dans l’ancienne poésie romane et qui survit jusqu’à aujourd’hui […] dans la lyrique oralo-traditionnelle5.

4Il fait ici référence à l'hypothèse déjà ancienne de spécialistes de la poésie médiévale qui supposent l’existence, aux origines de la poésie en langue vulgaire dans plusieurs pays européens, de formes poétiques populaires de tradition orale transmises et peut-être même composées par des femmes ; avancée à la fin du xixe siècle par Alfred Jeanroy, elle a été souvent reprise et reformulée de diverses façons6. Cette hypothèse a été contestée, notamment par Ulrich Mölk, qui, après avoir souligné les ambiguïtés du terme « chanson de femme », emprunté par les philologues du xixsiècle à l'allemand Frauenlied (de préférence à « chanson d'ami », calqué sur le cantiga d'amigo portugais), choisit finalement de le conserver, mais avec une définition plus large, qui ne va pas sans poser d'autres problèmes7. Quoi qu'il en soit, ce type lyrique est très largement représenté, sous des formes diverses, dans plusieurs pays d’Europe, comme l'illustre la belle anthologie qu'il a publiée sous ce titre de « chansons de femme romanes », Romanische Frauenlieder8.

5Dans un article écrit en 1979, « Trobairitz et chansons de femme. Contribution à la connaissance du lyrisme féminin au Moyen Âge9 »,Pierre Bec s'était attaché à montrer que loin de relever d’une expression poétique spontanée et personnelle, d’une « écriture féminine » dont l’authenticité trancherait avec le caractère formel de la poésie des troubadours, la poésie amoureuse des trobairitz s’inscrirait au confluent du « grand chant courtois » des troubadours masculins et du registre popularisant des « chansons de femme ». De fait, la mise en regard de textes composés par des femmes – les trobairitz – dans une forme élaborée par des hommes, celle de la canso troubadouresque, et de poèmes lyriques au féminin, les « chansons de femme », souvent anonymes mais souvent aussi composées par des hommes, se révèle particulièrement éclairante.

6Je ne m'attarderai pas ici sur les chansons de femme. J'ai déjà eu l'occasion de montrer ailleurs de quelle façon, à mon sens, la poésie de Christine de Pizan se rattache à ce courant important de la poésie médiévale non courtoise10. Je voudrais m'attacher plus particulièrement, en lien avec les contributions portant sur Christine de Pizan et le Livre du Duc des Vrais Amants, à ces voix féminines qui, bien avant Christine et Alain Chartier, en s'inscrivant au sein du discours courtois dominant et de la topique de la fin'amor, en font bouger les lignes – ce sont les « déplacements » dont je parlerai brièvement –, voire même, dans certains cas, le remettent en question. Ce sont dans tous les cas des voix dissonantes11, qui résonnent autrement, nécessairement, puisque dans la fin'amor par définition la Dame est muette et la seule voix que l'on entende est celle de l'amant-poète. Elles créent aussi, à l'occasion, des discordances, voix féminines et voix masculines apparaissant alors sous le signe de la discorde12.

1. Etat des lieux : trobairitz, troveresses et chansons de femme

7Rappelons pour commencer l'origine de ces deux termes employés aujourd'hui pour désigner les poétesses de langue d'oc et de langue d'oïl. Le mot trobairitz se trouve au v. 4577 de Flamenca, un roman occitan composé vers 1270 ; l'héroïne, Flamenca, qui communique avec son amant en échangeant avec lui quelques mots à l'occasion de la messe, félicite sa servante d'avoir trouvé un bon mot en lui disant qu'elle est une bonne trobairis13, ce que l'on peut comprendre ici comme « celle qui trouve ». Le mot a ensuite été repris par la critique moderne depuis la fin du xxe siècle pour désigner celles que l'on appelait aussi les « femmes troubadours ».

8 Troveresse est une dénomination encore plus récente, même si le mot existe en moyen français, mais dans des textes relativement tardifs et pas dans ce sens précis : comme le précédent, il a le sens de « celle qui trouve, qui découvre, qui invente14 ». Je l’adopte d’autant plus volontiers qu’il aurait pu être employé par Christine de Pizan au milieu d’un bon nombre d’autres mots féminisés de façon analogue, inventeresses et autres clergesses. Elle n'emploie cependant pas celui-ci, mais on le trouve, par exemple, dans une traduction du De Claris Mulieribus de Boccace datée de 1401, et qu'elle a sans doute utilisée pour sa Cité des Dames. Le traducteur anonyme l'emploie pour traduire le terme latin compertrix, « celle qui trouve15 ». Au sens de « femme trouvère », son adoption est encore plus récente que celle de trobairitz et à la différence de celui-ci, il n'est pas encore très répandu, même parmi les spécialistes16.

9 Je ne parlerai que peu des trobairitz, qui ne relèvent pas de mon domaine d'étude, et auxquelles un grand nombre de travaux ont été consacrés depuis les années 197017. Mais elles restent un point de référence obligé pour aborder la poésie médiévale au féminin, et plus largement, la question de la voix féminine dans la littérature française du Moyen Âge. J'en citerai quelques exemples pour illustrer mon premier point.

10On trouvera en annexe une liste des noms de ces poétesses d'oc et d'oïl, établie d'après les ouvrages cités, ainsi qu'un bref ajout concernant les chansons de femme18. En observant cette liste, on remarque tout de suite la disproportion entre les poèmes de langue d'oc et ceux de langue d'oïl, ce qui faisait dire à tort à Pierre Bec dans l'article cité qu'il n'y avait pas de femmes trouvères :

D’entrée de jeu, relevons deux paradoxes apparents : 1) des femmes (les trobairitz) ont écrit des chansons troubadouresques, c'est-à-dire en conformité avec un système lyrique à dominance masculine ; et des hommes ont écrit des « chansons de femme » ; 2) dans le cadre de la seule lyrique gallo-romane, on a curieusement : du côté occitan, des trobairitz, mais pas (ou presque) de « chansons de femme » ; et du côté français, un certain nombre de chansons de femme mais pas de trobairitz19.

11D'autres recherches ont été faites depuis et ont établi l'existence de femmes poètes dans le Nord de la France : l'article pionnier de Madeleine Tyssens en 199220, l'importante anthologie Songs of the Women Trouvères accompagnée d'une étude et de notes très complètes, parue aux États-Unis en 2001, déjà plusieurs fois citée ; on peut mentionner aussi, parmi d'autres travaux qui abordent ponctuellement ce sujet, une thèse encore inédite de Mélanie Lévêque-Fougre, En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du xiiie au début du xive siècle21. Il a fallu, tout comme on l'avait fait pour les trobairitz, s'attaquer à la difficile question des attributions, souvent contestées, et des identifications, d'autant que pour la plupart, les noms cités ne sont que des prénoms (Lorete, Dame Maroie et Dame Margot, dans les jeux partis) ou des titres trop vagues, comme la Duchesse de Lorraine – de laquelle s'agit-il ? – ou la « Reine Blanche » – est-elle vraiment Blanche de Castille ? Ainsi, Mélanie Lévêque-Fougre rappelle les doutes sur l'attribution à la Duchesse de Lorraine de l'un des deux poèmes, ou même des deux poèmes qu'on lui prête (un planh ou plainte funèbre et une chanson d'aube), et sur l'existence même de cette duchesse comme poétesse, avant de reprendre l'hypothèse soutenue par les deux travaux antérieurs déjà cités : il s'agirait bien de Marguerite de Champagne, fille de Thibaut IV, mariée en 1255 à Ferri III, duc de Lorraine ; elle se prononce aussi en faveur de l'attribution des deux poèmes à la Duchesse, selon les indications du seul manuscrit C, comme le font les éditrices de Songs of the Women Trouvères22, mais non pas Madeleine Tyssens, qui rejette l'attribution du second à la poétesse lorraine23.

12Le cas de la célèbre « chanson de croisade » Chanterai por mon corage (dite aussi « chanson de femme » ou « rotrouenge » dans l'édition Rosenberg et Tischler24) est emblématique : la plupart des éditions modernes l'attribuent à Guiot de Dijon, attribution qui ne figure que dans un seul des six manuscrits où elle est contenue, le manuscrit M. Dans quatre autres manuscrits (K, O, T et X), elle est anonyme ; un seul manuscrit, le manuscrit C (le même manuscrit lorrain qui attribue les deux poèmes à la Duchesse de Lorraine et qui semble avoir accordé une place relativement importante aux voix de femmes25), l'attribue à une femme, mais il s'agit d'une auteure manifestement fictive, la Dame de Fayel, héroïne du Roman du Châtelain de Coucy et de la Dame du Fayel, roman lui-même inspiré par l'œuvre poétique du trouvère du même nom, par un curieux retour en boucle, comme le remarque Madeleine Tyssens26. Mais pour Marie-Geneviève Grossel, cette chanson de croisade est indéniablement de Guiot de Dijon, qui l'aurait selon elle écrite pour une jeune fille dont le fiancé s'était croisé27.

13Pour certains poèmes au féminin, comme les cantigas de amigo galégo-portugaises, ou même pour le poème de Richard de Fournival étudié par Christopher Lucken28, l'attribution à un homme ne fait guère de doute. Mais « l'anonyme » est-il nécessairement un homme ?

14J'aime citer cette phrase pleine d'humour de Virginia Woolf dans A Room of One's Own : « Indeed, I would venture to guess that Anon, who wrote so many poems without signing them, was often a woman29 ». L'idée est reprise en écho par une médiéviste américaine, Susan Schibanoff, dans le titre d'un article : « Medieval Frauenlieder: Anonymous was a man? » ; elle souligne les récents changements d'attitude dans l'attribution des chansons de femme anonymes, et met en garde contre la tentation de basculer d'un extrême dans l'autre, pour des raisons « politiques » au sens large.

15Mais comme je voudrais le redire après d'autres30, quoi qu'il en soit de l'identité (réelle ou supposée) des poètes, la « féminité textuelle », la présence d'un je lyrique ou poétique (pour les jeux partis) féminin entraîne des changements significatifs dont j'aimerais maintenant donner rapidement quelques exemples.

2. Déplacements31 : la fin'amor au féminin

16La première transformation, évidente dans les cansos des trobairitz, est le renversement radical du point de vue. « La fin’amor au féminin » est en soi, déjà, une formule paradoxale : comme on le sait, et je l'ai rappelé en commençant, dans la poésie des troubadours l’amant-poète chante une dame lointaine, dans une position supérieure, toujours muette ; qu’advient-il si c’est elle qui parle ? On ne peut que souligner la position paradoxale de la Dame lorsque c’est elle qui aime et qui chante, dans un contexte qui reste celui de la société féodale et de la fin’amor (puisque les trobairitz, on l'a souvent dit, se réfèrent aux mêmes valeurs que les troubadours et que leurs poèmes s’inscrivent pour l'essentiel dans le même cadre poétique et rhétorique). Mais peut-on se contenter de dire, comme on l'a parfois fait, qu'elles ne font que changer le genre grammatical de la voix poétique32, ou tout au plus changer le point de vue ? Il me semble que non, et que ce changement entraîne des modifications structurelles plus profondes dans le schéma caractéristique de la fin'amor (au masculin), des transformations que je désigne par ce terme de déplacements.

17 Cette position paradoxale de celle qui est à la fois la Dame, objet attendu de la fin'amor, et le sujet du chant, celle qui aime et qui chante, est manifeste dans les deux strophes citées d'une canso de la comtesse de Die (Annexe II, 1, a). Elle se reconnaît à elle-même toutes les qualités de la Dame courtoise habituellement chantée par les poètes (cortesia, beltatz, pretz, senz ; et encore, dans la strophe 5, pretz, paratge, beutatz et fis corage, le « fin cœur » des fins amants), mais elle se lamente de ce que celui qu’elle aime ne la reconnaisse pas à sa juste valeur – le verbe valer (valoir) est deux fois repris, « Vas lui no'm val » (str. 1), « valer mi deu » (str. 5) : ces belles qualités ne valent rien à ses yeux à lui, alors qu'elles devraient « valoir » pour elle, lui rapporter le profit attendu. La chanson se fait messatges (messager) pour demander raison au bels amics gentz (ici l'on retrouve un schéma habituel dans les envois des cansos troubadouresques, simplement inversé).

18Un autre exemple de déplacement est le motif de la merce tel qu'il apparaît dans la strophe 5 du poème d’Azalaïs de Porcairagues (Annexe II, 1, b, v. 38). Normalement, la merce (la merci en langue d’oïl, la pitié ou la grâce) est celle que l’amant-poète attend et rêve d’obtenir de sa dame. Ici c’est elle qui promet de se mettre « à la merci » de l'ami. Cette strophe a souvent été citée à cause de l'allusion voilée à l'assai (« Tost en venrem a l'assai », v. 5) que René Nelli a interprétée comme une référence à ce qui aurait été d'après lui une pratique ritualisée dans la fin'amor, l'assag, l'amant faisant la preuve de la maîtrise de son désir en demeurant couché nu auprès de sa dame sans rien tenter d'autre que des baisers et des caresses. Rien d'aussi précis n'est mentionné dans les textes et l'on peut mettre en doute l'existence réelle de cette pratique ainsi que son caractère ritualisé33. Cette strophe de la trobairitz Azalaïs de Porcairagues n'en demeure pas moins une expression originale du désir amoureux formulé d'un point de vue féminin, en décalage par rapport à la rhétorique amoureuse de la fin'amor. Par ailleurs, à plus de deux siècles d'intervalle, ces vers peuvent nous faire penser aux propos de la dame amoureuse mais soucieuse de son honneur dans le Livre du duc des vrais amants de Christine de Pizan, lors de la rencontre nocturne des deux amants ; le Duc, qui l'a bien comprise, accepte d'être ainsi « essaié » (« Et m'essaiez / Tout ainsi qu'il vous plaira », v. 2801-802), mis à l'épreuve, en reprenant ce mot qui semble venu tout droit de l'époque des troubadours, de même que l'exercice de maîtrise du désir que la dame lui demande34. Dans un cas comme dans l'autre, la voix féminine affirme sa prééminence dans le jeu amoureux.

19On peut observer des déplacements analogues dans la chanson d'amour anonyme « Plaine d'ire et de desconfort » (Annexe II, 2, b), où les strophes II et III expriment de façon très forte la tension entre les deux rôles : la Dame (« Dame cuidoie estre d'autrui », v. 1) et l'amie (str. III, v. 6 : « Et s'amie serai toz dis, / Encor soit il mes enemis »), en la poussant jusqu'au paradoxe :

Car conquise sui par celui
Cui je cuidoie avoir conquis.
Or en est devers moi li pis,
Car il siens est et je si sui :
Ensi somes sien ambedui
(str. II ; je souligne)

20Le renversement de perspective et les tensions qu’il suscite sont particulièrement bien illustrées par la série d’antithèses et le jeu des pronoms (outre les vers cités, voir aussi, dans la strophe III : « malgré suen soie me faz » [v. 2] ; « Desqu'il ne m'ainme, je me haz » [v. 5]).

3. Dissonances

21Dans son Essai de poétique médiévale, Paul Zumthor avait distingué deux registres dans la poésie lyrique médiévale, l'un qu'il appelait « le registre de la requête d'amour, spécifique du grand chant courtois », et l'autre qu'il proposait de nommer, d'un terme qui ne convient à vrai dire qu'à une petite partie des poèmes concernés, « le registre de la bonne vie35». Pierre Bec a repris et approfondi cette distinction dont il fait la base de son classement des formes lyriques aux xiie et xiiie siècles, distinguant et opposant le registre qu'il appelle « aristocratisant » du « grand chant courtois » (expression considérée comme la traduction la plus précise de canso en langue d'oïl) et celui, plus « popularisant », des « chansons de femme » et autres genres non courtois36. Cette opposition, qui me semble demeurer un instrument d'analyse utile, malgré les critiques dont elle a fait l'objet dans des études plus récentes37, n'est aucunement figée, des interférences se produisant fréquemment entre les deux registres, notamment dans les poèmes au féminin – Pierre Bec insiste d'ailleurs d'entrée de jeu sur cette notion d'« interférence registrale38 ». Dans le passage cité, Paul Zumthor avait dégagé quelques traits formels caractérisant le second registre : outre la syntaxe (la poésie popularisante, pour reprendre le terme de Pierre Bec, plus simple dans ses formulations, ayant davantage recours à la juxtaposition parataxique), il s'était intéressé au vocabulaire, notant entre autres choses l'emploi fréquent des diminutifs, l'emploi de qualificatifs différents (par exemple, joli, opposé à « la série sage-preu-courtois »), les désignatifs (ami, amie, amiete ou compaigne, etc., et non pas dame), un vocabulaire plus concret, etc. Il serait intéressant de poursuivre ces observations de façon plus systématique pour la poésie au féminin qui nous intéresse, et d'étudier de plus près le style et le vocabulaire des chansons de femme, en le comparant avec celui du grand chant courtois des trouvères, en délimitant un corpus à la fois précis et significatif (ce qui ne paraît pas possible pour les chansons de troveresses, leur nombre étant trop réduit). Bien entendu tous les éléments « popularisants » ne sont pas spécifiquement féminins ; et d'autre part, les trobairitz et les troveresses ont recours aussi au registre du « grand chant courtois ». Pour ce qui est des appellatifs, on a vu, par exemple, comment la voix féminine anonyme de « Plaine d'ire et de desconfort » joue sur ces deux registres.

22Une étude stylistique précise permettrait d'étayer par des comparaisons plus systématiques des observations empiriques, tout en se gardant de tomber dans les stéréotypes « genrés » – ainsi, l'observation souvent faite selon laquelle les poèmes au féminin, comme on le constate dans plusieurs poèmes de trobairitz (Na Castelloza en particulier, ou la Comtesse de Die) ou dans les deux « chansons de croisade » au féminin (« Chanterai por mon courage » et « Jherusalem, grant damage me fait »), privilégient une expression plus directe de la sensualité.

23Sur un plan strictement stylistique, c'est ce qu'a fait Joan Ferrante pour le corpus des trobairitz, qu'elle a comparé à celui des troubadours, en s'en tenant à un corpus restreint et soigneusement délimité39. Ses conclusions, exposées de façon très prudente, sont d’autant plus intéressantes que l’auteure dit avoir entrepris cette analyse en ne pensant pas aboutir à des résultats concluants, ce qui a pourtant été le cas : elle repère notamment la fréquence beaucoup plus grande des adresses à l’aimé à la deuxième personne, et dans une moindre mesure, celle des tournures négatives, du subjonctif ou de l’optatif ; pour ce qui est de la versification, une moins grande richesse des rimes et des jeux sur les sonorités. On songe au rapprochement fait par Pierre Bec avec les « chansons de femme » ; selon lui, c’est peut-être parce qu’elles avaient à leur disposition cet autre langage et cet autre code amoureux que les trobairitz ont pu créer de nouvelles formes d’expression poétique – ce qui n'enlève rien au caractère unique et individuel des poèmes et des poétesses.

24Dans le cadre restreint de cette étude, je m'en tiendrai à quelques exemples significatifs de ces « dissonances » que l'on peut observer dans des poèmes au féminin. Deux des exemples choisis (Annexe II, 2, b et c) sont des poèmes anonymes désignés comme des « chansons d’amour », avec une voix lyrique féminine. Le premier, « Plaine d’ire… », dont il a été brièvement question, s'il met en scène de façon assez remarquable les « déplacements » liés au changement de perspective, s'inscrit pour l’essentiel, par son style élevé et sa structure syntaxique élaborée, dans le registre du grand chant courtois ; mais des interférences se produisent, notamment avec la substitution de l'appellatif amie à dame. Il n'en va pas de même du second : dans « La froidor ne la jalee », si la dernière strophe est incontestablement « courtoise », tout ce qui précède est caractéristique du registre des « chansons de femme ». Ainsi, dans la strophe I, l’évocation de l’hiver n’est pas une anti-reverdie, prologue au chant poétique et à l’évocation de l’amour ; mais elle sert d'antithèse à la brûlure physique, une brûlure d'amour (v. 3), qui concerne le cors (v. 2) et non le cuer. On retrouve dans ce poème la sensualité souvent notée comme typique des chansons de femme, ainsi que l'évocation directe du désir (v. 9) et la tournure exclamative et interrogative de la strophe IV, caractéristique de la déploration au féminin (« Ensi, laisse ! K'en puis faire ? »). La désignation choisie par l'un des éditeurs modernes est révélatrice de ce double caractère : dans l'anthologie Chanson des Trouvères, elle est double, « Chanson d'amour. Chanson de femme40 ».

25Pour les troveresses, l'exemple retenu est la strophe de Maroie de Diergnau (Annexe II, 2, a). Par son style et son vocabulaire, elle s'inscrit presque entièrement dans le registre du grand chant courtois : tout comme le célèbre poème d'Azalaïs de Porcairagues, dont je n'ai cité qu'une strophe, qui s'ouvre par une évocation hivernale (« Ar em al freg temps vengut »), une anti-reverdie qui est en accord avec l'état d'esprit sombre de la poétesse, la chanson commence par une évocation hivernale également conventionnelle, même si la suite est à l'opposé (configuration également courante dans la poésie des troubadours : « malgré l'hiver je me réjouis ») ; les vers 5 à 7 pourraient figurer tels quels dans une chanson courtoise au masculin. Mais le vers 4 introduit une dissonance d'autant plus remarquable : au lieu de la figure attendue du poète, une bele pucele, et un joli cuer en lieu et place du fins cuers des amants courtois, mentionné deux vers plus loin.

26Pour les poèmes de la Duchesse de Lorraine, les analyses de Mélanie Lévêque-Fougre vont dans le même sens. Même si la tonalité courtoise domine dans le planh, la plainte funèbre de la Duchesse, elle montre comment la poétesse en déplace subtilement les lignes, et conclut ainsi :

C’est donc en ménageant toujours un décalage avec l’image ou la tournure attendue que la poétesse fait entendre sa voix. Cette voix de femme infléchit subtilement les références qu’elle puise dans la littérature courtoise, faisant de son poème un jeu perpétuel d’échos et de dissonances41.

4. Discordances : les jeux partis ou la fin'amor en questions

27Je ne ferai que mentionner pour finir un autre aspect des transformations induites par l'intervention de voix féminines dans la poésie de ce temps : il s'agit des « jeux partis » (c'est-à-dire « jeux partagés »)42. Selon les termes d'Emmanuèle Baumgartner, « à côté de la chanson d'amour qui suppose de la part du trouvère ou de son public une adhésion implicite au code ritualisé de la fin'amor, les jeux partis, les partimens de la lyrique d'oc, introduisent une sorte de problématique de l'amour43 ». L'un des interlocuteurs ouvre le débat et propose une alternative, l'autre choisit une des deux options proposées et le poème se développe sous forme de dialogue. Le débat en forme de dilemme doit normalement être tranché par un appel à un (ou plusieurs) juge dans un envoi (mais l'exemple cité ici n'en comporte pas). Il s'agissait peut-être à l'origine d'un simple exercice de style, devenu très vite une forme de « jeu de société », comme l'attestent les « jugements d'amour » introduits par André le Chapelain dans son Tractatus de Amore, ou leur présence en grand nombre dans le cadre des concours poétiques du Puy d'Arras au xiiie siècle.

28Sur les 182 jeux partis du recueil d’Arthur Langfors44, on peut en identifier dix où l'un des interlocuteurs, ou les deux, est une femme. Sous la rubrique « Voices in Dialogue: Jeux-partis and Tensons », les auteures de Songs of the Women Trouvères en ont ajouté un, ainsi que deux tensons45. On en trouvera la liste en annexe, avec l'indication des interlocuteurs et un bref résumé de l'objet du débat. La plupart du temps, il s'agit de discussions sur des points de casuistique amoureuse ; comme l'écrit Jean Dufournet, on voit s'y effectuer « une déconstruction du discours amoureux46 ». Le parti choisi par la femme n'est pas toujours celui qu'on attendrait : ainsi, dans celui qui oppose Gillebert de Berneville à la Dame de Gosnai, sur la question de savoir si elle préfère choisir un époux à son gré contre la volonté de ses proches, ou suivre leur choix contre sa propre volonté, elle choisit le deuxième parti, contre son interlocuteur masculin qui lui reproche de trahir l'Amour.

29 L’exemple cité en annexe (Annexe II, 3) évoque une fois encore le Livre du Duc des vrais amants de Christine de Pizan : il peut faire penser aux conseils et aux remontrances de Sebille de la Tour, son ancienne gouvernante, à la jeune duchesse ; mais ici, les rôles sont inversés, puisque c'est le personnage plus jeune, la damoisele (nommée par la rubrique Sainte des Prés), qui est d'avis qu'il ne faut en aucun cas prêter l'oreille aux propos des hommes (str. III), tandis que la dame de la Chaucie (la Chaussée) à qui elle demande conseil a un avis opposé et plus mesuré : il faut d'abord écouter l'homme avant de choisir « l'otroi ou le desdire » (str. II), et elle va plus loin encore à la strophe IV (cela n'a jamais fait de mal à une femme d'écouter un homme, à condition qu'elle ne se laisse pas entraîner à des folies). Mais c'est la demoiselle intransigeante qui a le dernier mot. Même si « la Chaussée » peut renvoyer à une localité réelle, symboliquement, elle est à l'opposé de la Tour47 du texte de Christine de Pizan. Mais dans un cas comme dans l'autre, la mise en garde contre les pièges de l'amour est portée par une voix féminine, dialoguant avec une autre voix féminine.

En guise de conclusion

30En transposant au féminin la poésie lyrique des troubadours, les trobairitz, puis les femmes poètes de langue d'oïl, ont inventé de nouvelles formes d’écriture,tout comme le feront plus tard les « poétrices » du xvie siècle dont parle Gisèle Mathieu-Castellani, lorsqu’elle montre comment « Pernette du Guillet et Louise Labbé [s’approprient] le modèle [pétrarquiste] en modifiant subtilement les termes de l’échange conventionnel, transformant le monologue en dialogue, et le tu de la célébration en un moi, je, qui affirmera la présence d’un sujet de l’écriture […]. La lecture des “poétrices” […] éclaire le travail d’appropriation – et parfois de subversion – des modèles masculins48 ». Trois siècles plus tôt, quelques poétesses de langue d’oc, et un plus petit nombre encore de troveresses de langue d’oïl, dont on ne sait presque rien et dont on n’a conservé que quelques poèmes, l’avaient déjà fait à leur manière, bien avant Christine de Pizan.

ANNEXE I. État des lieux : voix féminines dans la lyrique d'oc et d'oïl


1. Les trobairitz :
Une quarantaine de pièces, une petite vingtaine de noms. Des pièces anonymes. Poèmes contenus dans 28 manuscrits.
À comparer avec la production des troubadours : 2500 pièces, 460 noms d’auteurs, 98 manuscrits (ordre de grandeur pour le nombre de pièces : environ 1,6 %).
Cansos :
- Azalaïs de Porcairagues (entre 1170 et 1175 ?) : 1 canso (+ 1 vida)
- Na Bieiris de Romans (xiiie siècle ?) : 1 canso
- Na Castelosa (fin xiie-début xiiie siècle ?) : 4 cansos (+ 1 vida)
- Clara d'Anduza (1ère moitié du xiiie siècle) : 1 canso (pas de vida, mais dans razo d'Uc de Saint-Circ)
- La Comtesse de Die (fin xiie siècle ou début xiiie siècle) : 4 cansos (+ 1 vida)
- Na Tibors de Sarenom (1er tiers du xiiie siècle) : 1 strophe de canso (+ 1 vida)
+ Une cobla anonyme et un planh.
Tensos ou chansons dialoguées :
3 dialogues entre deux femmes, 7 dialogues mixtes (Pierre Bec ; Angelika Rieger en dénombre 15 en tout, Jean-Charles Huchet parle de 12 tensos dont 2 atypiques).

(D'après Pierre Bec, dans Chants d’amour des femmes-troubadours, éd. cit. Voir aussi : Jean-Charles Huchet, « Trobairitz : les femmes troubadours », art. cit. ; Angelika Rieger, Trobairitz. Der Beitrag der Frau in der altokzitanischen höfischen Lyrik, op. cit.)

2. Les troveresses :
8 noms de femmes, dont 3 à qui sont attribués des poèmes indépendants:
- Maroie de Diergnau (1ère moitié du xiiie siècle) : 1 strophe de « chanson » (voir aussi la « Dame Maroie », qui dialogue avec Dame Margot dans une « tenson »).
- La duchesse de Lorraine (sans doute, Marguerite de Champagne, fille de Thibaut IV, mariée en 1255 à Ferri III, duc de Lorraine) ; 2 poèmes lui sont attribués : une « plainte funèbre » (« Par maintes fois avrai esteit requise ») et une aube, caractérisée aussi comme « chanson de malmariée », attribution parfois discutée (« Un petit davant lou jour ») ; elle est peut-être aussi la dame d'une tenson avec Thibaut de Champagne, selon 1 manuscrit).
- Blanche de Castille (1188-1252) est sans doute li roine blance, à qui un manuscrit attribue une « chanson à la Vierge ».
Les 5 autres noms figurent dans des tensons ou jeux partis : Sainte des Prés et la Dame de la Chaucie, la Dame de Gosnai (jeu parti avec Gillebert de Berneville), une certaine Lorete (dialogue avec sa sœur), dame Margot (dialogue avec Dame Maroie = Maroie de Diergnau ?).

Pièces anonymes à voix féminines
 : Il y a en tout 2 débats et 10 jeux-partis ; on peut compter 3 autres « chansons (courtoises) » anonymes.
Les chansons de femme ou autres genres popularisants (selon l’expression de Pierre Bec) :
L'anthologie citée inclut 8 « chansons d'ami », 2 « chansons de croisade » assez connues (« Chanterai por mon courage » et « Jherusalem, grant damage me fait »), 2 aubes, 4 « chansons de malmariée » (dont le 2e poème de la Duchesse de Lorraine), puis quelques « chansons pieuses », des rondeaux et des motets à voix féminines.
(D’après Songs of the Women Trouvères, éd. E. Doss-Quinby, J. Tasker Grimbert, X. Pfeffer and E. Aubrey, New Haven and London, Yale University Press, 2001. Voir aussi M. Tyssens, « Voix defemmes dans la lyrique d’oïl », dans Femmes, mariages, lignages. Mélanges… Georges Duby,Bruxelles, De Boeck, 1992, pp. 373-387).

En regroupant pièces anonymes et pièces attribuées (à des poètes hommes ou femmes), Marie-Geneviève Grossel dénombre 66 pièces, qu'elle classe en s'efforçant de suivre les catégories médiévales:
-poèmes en dialogues : 8 « jeux partis » et 19 « dialogues »
-poèmes à Je féminin unique : 13 « ballettes » ; 9 chansons pieuses ; 2 chansons de Croisade ; 2 aubes ; 3 chansons « de regret dépité » ; 9 chansons « à ranger dans le registre de la canso ».

(Marie-Geneviève Grossel, « “J’ai trové qui m’amera”: chansons de femmes et troveresses dans la lyrique d’oïl », dans Chanson legiere a chanter : Essays on Old French Literature in Honor of Samuel N. Rosenberg, Alabama, 2007, pp. 107-132).

ANNEXE II. Quelques extraits


1. Déplacements : la fin'amor au féminin

a. [Comtesse de Die]

1) A chantar m'èr de ço qu'ieu non volria,
Tant me rancur de lui cui sui amia,
Car eu l'am mais que nulha ren que sia ;
Vas lui no'm val mercés ni cortesia,
Ni ma beltatz ni mos prètz ni mos senz,
Qu'altressi'm sui enganad' e traïa,
Cum degr'èsser, s'ieu fos desavinenz [...]49.

5) Valer mi deu mos prètz e mos paratges
E ma beutatz e plus mos fis coratges,
Per qu'ieu vos mand lai ont es vostr' estatges
Esta chançon que me sia messatges ;
E vuolh saber, lo mieus bèls amics gentz,
Per que vos m'etz tan fèrs ne tan salvatges,
Non sai si s'es orguolhs o mals talenz [...]50.

b. [Azalaïs de Porcairagues]


5) Bèlcs amics, de bon talan
Som ab vos totz jornz en gatge,
Cortes' e de bèl semblan,
Sol no'm demandetz outratge ;
Tost en venrem a l'assai :
Qu'en vostre mercé'm metrai ;
Vos m'avètz la fe plevida
Que no'm demandetz falhida51.

(Textes et traductions de Pierre Bec, Chants d'amour des femmes-troubadours, op. cit., p. 102-104 et p. 67-69)

2. Dissonances et interférences registrales

a. [Maroie de Diergnau]
Mout m'abelist quant je voi revenir
Yver, gresill et gelee aparoir,
Car en toz tans se doit bien resjoïr
Bele pucele, et joli cuer avoir.
Si chanterai d'amors por mieuz valoir,
Car mes fins cuers plains d'amorous desir
Ne mi fait pas ma grant joie faillir.

(Eglal Doss-Quinby et al.,Songs of the Women Trouvères, op. cit., p. 116 ; manuscrit M, f. 181r et manuscrit T, f. 169r.)

b. Chanson d’amour (anonyme)
I Plaine d’ire et de desconfort
Plor : en chantant m’en rededui.
Sachiez de fi que j’ai grand tort,
Car assez trop hardie fui
Quant mon cuer ne ma boiche mui
A rien qui tenist a deport,
Se por ceu non q’ensi recort
M’ire et mon duel et mon enui52.

II Dame cuidoie estre d’autrui,
Mais bien sai que folie fis,
Car conquise sui par celui
Cui je cuidoie avoir conquis.
Or en est devers moi li pis,
Car il siens est et je si sui :
Ensi somes sien ambedui,
S’il est ensi com je devis53.

III Trop ai vilainement mespris
Cant malgré suen soie me faz,
Qu’il n’a cure, ce m’est avis,
Ne de moi ne de mon solaz ;
Desqu’il ne m’ainme, je me haz,
Et s’amie serai toz dis,
Encor soit il mes enemis :
Ensi ma mort quier et porchaz54.

(Eglal Doss-Quinby et al.,Songs of the Women Trouvères, op. cit., p. 123 ; manuscrit U, f. 47v-48r et manuscrit C, f. 191r-191v.)

c. Chanson d'amour – chanson de femme
I La froidor ne la jalee
Ne puet mon cors refroidir,
Si m'ait s'amor eschaufee,
Dont plaing et plor et sospir ;
Car toute me seux donee
A li servir.
Muels en deüsse estre amee
[…]
De celui ke tant desir,
Ou j'ai mise ma pensee.

II Ne sai consoil de ma vie
Se d'autrui consoil n'en ai,
Car cil m'ait en sa baillie
Cui fui et seux et serai.
Por tant suex sa douce amie
Ke bien sai
Ke, por rien ke nuls m'en die,
N'amerai
Fors lui, dont seux en esmai.
Quant li plaist, se m'ocie !

III Amors, per molt grant outraige
M'ocieis, ne sai por coi ;
Mis m'aveis en mon coraige
D'ameir lai ou je ne doi.
De ma folie seux saige
Quant jel voi.
De porchaiscier mon damaige
Ne recroi.
D'ameir plux autrui ke moi
Ne li doinst Deus couraige.

IV Ensi, laisse ! k'en puis faire,
Cui Amors justice et prant ?
Ne mon cuer n'en puis retraire,
Ne n'autrui joie n'atent.
Trop ont anuit et contraire
Li amant :
Amors est plux debonaire
A l'autre gent
K'a moi, ki les mals en sent,
Ne nuls biens n'en puis traire.

V Ma chanson isi define,
Ke joie ait vers moi fineir ;
Car j'ai el cors la rasine
Ke ne puis desrasineir,
Ke m'est a cuer enterine,
Sens fauceir.
Amors m'ont pris en haïne
Por ameir.
J'ai beüt del boivre ameir
K'Isoth but, la roïne.

(Texte : Chansons des trouvères, éd. cit., p. 210-213 ; manuscrit C, f. 136r-136v.)

3. Discordances : la fin'amor en question(s)

Jeu parti : Sainte des Prés et Dame de la Chaucie55

I Que ferai je, dame de la Chaucie,
S'il est ensi c'on me requiert m'amour ?
Conseilliez moi, par vostre courtoisie,
El quel des deus j'avrai plus grant honnour :
Ou ce que je lesse a celui tout dire
Sa volenté, ou ançois l'escondire ?
Par fine amour, loëz m'ent le meillour.

II Damoisele, de la moie partie
Vos loe bien et pour vostre valor
Que vous vueilliez souffrir que cil vous die
Sa volenté, sans lui mettre en errour ;
Qu'en lui oiant porrez vous bien eslire
Se il vous plaist l'otroi ou le desdire,
Et si savrez s'il dist sens ou folour.

III Dame, c'est voirs, mes fame ne doit mie
Home escouter, ains doit avoir paour
Qu'ele ne soit a l'oïr engignie,
Quant home sont trop grant losengeour
Et leur raisons sevent tant bel descrire
Qu'en eulz oiant puet a cele souffire
Chose dont tost cherroit en deshonour.

IV Damoisele, poi est de sens garnie
Fame qui chiet pour parole en freour
D'omme, s'il n'est cheüz en frenesie.
Bien escouter donne sens et vigour
De bel parler, ci a bel maestire.
Ja pour oïr homme n'iert fame pire
S'el ne se veult obeïr a folour.

V Dame, bien voi tost seriez otroïe
A home oïr, se veniez a ce tour ;
Mes, se Dieu plest, je n'iere ja moquie
D'omme vivant, ne de nuit ne de jour,
Quar de bien fet sevent il tost mesdire ;
Pour ce, les vueil au premeir desconfire,
Si que nulz n'ost a moi fere retour.

ANNEXE III. Les jeux partis avec une ou deux voix féminines

NB : Les chiffres indiqués sont ceux de l'édition de référence, le recueil d’Arthur Langfors (Recueil Général des jeux partis français, éd. cit.), suivis de ceux de Songs of the Women Trouvères (Eglal Doss-Quinby et al.,Songs of the Women Trouvères, op. cit.), précédés de la mention SWT (suivis de 3 poèmes supplémentaires de cette édition, dont 2 tensons).
139. Gillebert de Berneville et la dame de Gosnai (SWT  4) :
Choix d'un mari : au gré de la dame et contre la volonté de ses amis – ses proches -, ou le contraire ? Elle : suivre la volonté des amis.

143. Sainte des Prez et la dame de la Chaucie (SWT 3) :
Si un soupirant prie d'amour la demoiselle, faut-il le laisser parler ou l'éconduire ? La demoiselle : l'éconduire sans l'écouter.

144. Dame Margot et dame Maroie (ou Marote) [Maroie de Diergnau ?] (SWT 1) :
Une dame aimée par un amant timide doit-elle prendre les devants et lui parler si elle l'aime aussi ? Oui, elle aurait tort d'être trop fière, dit dame Maroie.

145. Perros de Belmarçais (Perrot de Beaumarchais) et une dame (SWT 9) :
Préfère-t-elle un bon chevalier sans qualités courtoises ou un beau courtois sans bravoure ? La dame : le premier.

153. Une dame et son ami (SWT 10) :
De deux amants, lequel fait le mieux ? Celui qui passe la nuit avec sa dame « sans faire tot son talent », ou celui qui « fait » et part aussitôt ? L'ami : le deuxième.

156. Une dame et Rolant (de Reims) (SWT 5) :
De deux amoureux, lequel préférer ? Un plus riche et puissant, ou un plus pauvre, courtois, intelligent et discret ? Rolant : le plus riche.

165. Rolant (de Reims) et une dame (SWT 7) :
Lequel choisir ? Un orgueilleux, grondeur, ennemi du plaisir, ou un malfaisant et querelleur ? Plutôt le premier, dit la dame

167. Lorette et sa « suer » (SWT 2) :
Deux amants veulent l'épouser, l'un cache ses sentiments et fait sa demande auprès de ses proches, l'autre le lui dit ouvertement. Lorette préfère le premier.

169. Rolant (de Reims) et une dame (SWT 6) :
Lequel préférer de deux chevaliers ? Celui qui mène une vie aventureuse pour l'honneur, ou celui qui se signale par sa largesse ? Elle : le premier.

179. Rolant (de Reims) et une dame (SWT 8) :
Un jeune et beau mari : préfèrerait-elle en avoir la possession entière, mais qu'il porte ailleurs son désir, ou le contraire – qu'il lui réserve ses désirs mais appartienne à d'autres ? La dame : elle préfère le premier choix, et en avoir « la druerie », le plaisir.

SWT 11. Une dame et un seigneur (« Biaus dous sire ») :
Lequel « s'acquitte mieux envers Amour », celui qui aime dès l'âge de 15 ans jusqu'à 50 ans, ou celui qui n'a jamais aimé avant 40 ans ou plus, mais aime ensuite jusqu'à sa mort ? Le premier, dit-elle.

TensonsSWT 12 (tenson). Une dame (identifiée ici comme Blanche de Castille) et Thibaut de Champagne :
Quand elle mourra et lui après, qu'en sera-t-il de l'amour ? L'amour ne périt pas pour autant, dit-elle.

SWT 13 (tenson). Dame et seigneur :
Que faire d'un traître qui a prétendu avoir conquis son amour ? C'est lui-même dit-il, il ne l'a fait que pour tromper la dame ; elle le juge et le condamne très sévèrement à avoir les yeux arrachés de la tête.

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