Colloques en ligne

Mireille Séguy

Scènes de la reconnaissance dans les Lais de Marie de France. Mémoire, identité, invention littéraire

Pour Francis Dubost

1Une mère reconnaît subitement sa fille qu’elle a abandonnée à sa naissance. Un roi reconnaît dans un loup qu’il rencontre dans la forêt une humanité qui l’attache à lui. Un jeune homme refuse de reconnaître sa faiblesse et se condamne à mort, avec son amante. Des êtres surnaturels reconnaissent immédiatement celle ou celui qu’ils vont aimer alors qu’ils ne l’ont jamais vu(e). Une narratrice qui se nomme « Marie » en appelle à la reconnaissance des lecteurs / auditeurs présents et futurs. Tous les lais du recueil Harley 978 s’organisent autour d’une ou de plusieurs scènes de reconnaissance – ou de non-reconnaissance – toujours investies d’une importance décisive dans l’intrigue qui se déroule dans l’univers de fiction. L’importance de la reconnaissance se vérifie également dans cette autre intrigue qui se joue au niveau de l’invention et de la narration des lais, telle qu’elle peut se lire, en particulier, dans les différents prologues et épilogues des textes du recueil. Dans cette intrigue métadiscursive, la reconnaissance est à la fois l’enjeu et l’objet de l’entreprise poétique. Il s’agit en effet pour l’instance auctoriale qui se nomme « Marie » dans le prologue de Guigemar de se faire reconnaître de ses lecteurs / auditeurs présents et futurs : de ne pas s’oublier « en sun tens »1 (c’est là l’enjeu explicite de la composition des lais narratifs), en assurant la reconnaissance, dans le temps, de chansons entendues autrefois (objet déclaré, et maintes fois rappelé, de cette entreprise).

2Ces épisodes de reconnaissance sont de nature diverse, et couvrent toutes les grandes acceptions de cette notion. J’en distinguerai rapidement quatre pour les besoins de l’analyse, en partant essentiellement des théories médiévales de la connaissance et de la mémoire. Mon analyse ne relèvera pas d’une enquête lexico-sémantique, ni d’une investigation sur la cohérence philosophique de la notion (ce que Paul Ricœur a visé dans Parcours de la reconnaissance2), mais d’une tentative pour identifier et penser ensemble les différentes opérations de reconnaissance qui sont engagées, dans les Lais, à tous les niveaux du texte (celui de l’univers de fiction, de la narration, de la composition et de la réception).

31- La reconnaissance comme identification, pensée comme réactivation d’une image mise en mémoire, où il s’agit de reconnaître ce que l’on connaît déjà. Ce type de reconnaissance est directement lié au processus de la « remembrance », tel qu’il a été théorisé et mis en pratique au Moyen Âge, après l’Antiquité.

42- La reconnaissance comme acquiescement, comme acte d’admettre quelque chose. Il s’agit, dans cette acception, de reconnaître ce que l’on ne reconnaissait pas tout d’abord, quelque chose qui était moins inconnu que non reconnu ou insuffisamment reconnu (son énonciation, performativement, valant reconnaissance) : un fait ; une filiation ; un bienfait dont on est redevable.

53- L’acquisition ou la confirmation d’une identité : c’est ce que l’on entend dans l’utilisation, moderne, de la forme passive du verbe « reconnaître » lorsqu’il s’agit d’être « reconnu » par autrui. Ici encore, il s’agit de reconnaître et de faire reconnaître quelque chose qui était en état de latence, qui était moins inconnu que non reconnu ou insuffisamment reconnu. De manière plus décisive et plus systématique que dans le cas précédent, cette reconnaissance constitue l’identité personnelle (l’identité-ipse, pour reprendre la catégorie de Ricœur) de celui ou de celle qui demande à être reconnu(e), elle le fait être, en tant que sujet dans l’univers de fiction et en tant que personnage du point de vue de l’économie narrative.

64- L’appréhension de l’inconnu et de l’altérité : il s’agit du phénomène de reconnaissance impliqué dans l’expression (elle aussi postérieure au Moyen Âge) « partir en reconnaissance » (où il s’agit d’explorer un territoire inconnu pour, étrangement, le reconnaître pour sien). Ce processus de reconnaissance est paradoxal, puisqu’il s’agit de reconnaître ce qui était, jusque-là, en dehors du champ de connaissance ou du moins d’expérience du sujet. Dans les Lais, cette forme paradoxale de reconnaissance peut aussi prendre la forme inverse, encore plus remarquable, dans laquelle on ne reconnaît pas ce que l’on connaît.

7Dans les lignes qui suivent, je souhaiterais vérifier deux hypothèses de lecture qui surgissent immédiatement dès lors que l’on prête attention à la récurrence et à l’importance des phénomènes de reconnaissance dans les Lais. La première est qu’ils ne sont jamais – ou très rarement – isolés : ils s’impliquent le plus souvent les uns les autres (jusqu’à s’identifier, dans certains cas, les uns aux autres), mais ils peuvent aussi, à l’occasion, jouer les uns contre les autres. La polyvalence dynamique des épisodes de reconnaissance expliquerait, si cette hypothèse se vérifie, qu’ils constituent les points où se nouent de manière privilégiée les différentes intrigues développées dans chaque lai, mais aussi qu’ils constituent les points de contacts les plus fréquents et les plus signifiants entre les lais du recueil. Seconde hypothèse : les processus de reconnaissance qui se déroulent dans l’univers de fiction entretiennent non seulement des liens intra- et intertextuels entre eux, mais aussi avec ceux qui se jouent au niveau de la composition, de la narration et de la réception des lais. Entre l’univers de la fiction et celui de l’invention littéraire, on verra que les diverses acceptions de la reconnaissance circulent et se répondent, mais aussi se déplacent et se spécialisent.  À terme, c’est à la manière dont les lais de « Marie » ont contribué, en leur temps, à définir les conditions de possibilité, les moyens et les modes spécifiques de la reconnaissance littéraire que j’en arriverai, brièvement, à m’intéresser.

La reconnaissance dans les Lais

« Si tost cum ele l’ad veü, / Le chevalier ad cuneü »3 : la reconnaissance mémorielle

8Ce type de reconnaissance est le plus simple et le plus fondamental ; il désigne à proprement parler le processus d’identification par lequel on rapporte un objet à quelque chose que l’on connaît déjà, pour avoir été directement en contact avec lui ou en avoir entendu parler. Le Moyen Âge, après l’Antiquité, pense ce processus d’identification essentiellement comme un processus de remémoration. Comme une empreinte faite dans la cire – l’image est présente chez Platon, et surtout chez Aristote et saint Augustin4 – la mémoire nous permet d’inscrire dans notre esprit l’image exacte de l’objet que nous percevons, image qui reste dès lors disponible en l’absence de cet objet (l’empreinte demeure après que le sceau a été retiré). Lorsque cet objet se présente à nouveau devant le sujet, ce dernier est capable de le reconnaître en superposant ce qu’il a sous les yeux à l’image-copie qui s’est imprimée dans son cerveau. Ce processus est à l’œuvre dans plusieurs passages des Lais, qu’il s’agisse de cas de coïncidence mémorielle5 ou de non-coïncidence (lorsque l’objet perçu semble momentanément avoir modifié son apparence habituelle ou qu’il se dissimule aux regards)6.

9Cette reconnaissance de type mémoriel peut aussi s’établir grâce à des médiations : ce qu’il s’agit alors de reconnaître est représenté par des signes qui le désignent. Ces signes peuvent être « donnés » pour reprendre la catégorie augustinienne, c’est-à-dire intentionnels7 : il s’agit alors soit de signes linguistiques (« Al primier chief trovat ‘Milun’ ; / De sun ami cunut le nun », Milun, v. 227-228 ), de signes héraldiques (les adversaires « du dehors » des quatre prétendants du Chaitivel les reconnaissent grâce à leurs « enseignes » et à leur « escuz », v. 89-90), ou encore du sceau, qui, au Moyen Âge, est considéré comme le représentant métonymique de son possesseur (dans Milun, il authentifie la lettre qui accompagne l’enfant du couple, puis, plus tard, les missives qu’échangent les amants). Ces signes qui œuvrent à la reconnaissance peuvent être aussi « naturels », pour continuer à utiliser les termes d’Augustin. Ils sont alors investis d’une vertu heuristique et suscitent un déchiffrement interprétatif de la part des personnages mais aussi du lecteur/auditeur, qui se trouve dès lors impliqué dans l’opération de reconnaissance. Dans les Lais, ces signes sont de manière générale des symptômes qui ressortissent tous au sentiment amoureux, qu’ils finissent par révéler au grand jour. Comme la maladie, à laquelle il est rapproché depuis l’Antiquité8, l’état amoureux se reconnaît à un ensemble de signes somatiques bien répertoriés qu’un peu d’attention et d’expérience suffit à identifier. C’est ainsi le champ lexical et sémantique de la « semblance » (de l’apparence extérieure) et de la sagacité inquisitrice (suggérée par le verbe « apercevoir») qui seront privilégiés dans ces processus de reconnaissance9.

10Les signes les plus complexes et les plus intéressants pour le sujet qui nous occupe sont les « signes de reconnaissance » proprement dits, spécifiquement élaborés pour garantir la reconnaissance de leur porteur. Il s’agit de signes surdéterminés, qui non seulement sont reconnus pour avoir été déjà vus, mais qui, dans leur forme ou leur signification propre, sont conçus pour conjurer les effets de la séparation : l’oubli, la tombée dans l’anonymat. Ces signes ont une importance beaucoup plus grande que les précédents dans la construction du récit, non seulement parce qu’ils mettent l’intrigue en tension en y installant un facteur de suspens, qui met le lecteur/auditeur en état d’incertitude anticipatrice (le signe de reconnaissance sera-t-il identifié par son destinataire ? Réunira-t-il ce qui a été séparé ?), mais aussi parce qu’ils cristallisent souvent, de manière implicite, les enjeux essentiels de cette intrigue. De ce double point de vue, ces signes de reconnaissance dramatisent aussi bien le temps de la diégèse que celui de sa réception. Dans l’espace limité de cette étude, je m’arrêterai seulement sur deux exemples, emblématiques à cet égard : la chemise et la ceinture que les amants de Guigemar nouent sur le corps de l’autre avant leur séparation, d’une part, et les objets qui accompagnent le nourrisson abandonné dans Le Fresne d’autre part.

11Conçus et mis en place selon un rapport de symétrie croisée, la chemise et la ceinture du lai de Guigemar sont des signes de reconnaissance qui fonctionnent d’abord comme les deux moitiés d’un symbolon dont la réunion doit provoquer, en elle-même, la reconnaissance des deux protagonistes. Mais ils signifient évidemment encore autre chose : ces amants qui nouent étroitement sur le corps de l’autre un vêtement ou une ceinture qu’eux seuls pourront dénouer se vouent symboliquement mutuellement à la chasteté jusqu’au moment de leurs retrouvailles. Enfin, la portée méta-discursive de ces deux signes de reconnaissance est énoncée sans ambiguïté par la narratrice, qui utilise pour désigner le nœud fait à la chemise de Guigemar le mot « pleit» (v. 801) – dont les sens premiers sont « sujet de contestation », « discours », « récit ». De fait, une fois les nœuds dénoués, l’intrigue le sera aussi.

12Dans Le Fresne, l’enfant abandonnée est accompagnée d’un certain nombre d’objets qui, contrairement à ceux qui sont envoyés dans le Northumberland en même temps que le fils de Milon, ne sont pas destinés – du moins en apparence, mais c’est une ruse du récit – à assurer sa reconnaissance par ses parents. Ils fonctionnent essentiellement comme des signes de reconnaissance sociale, qui préparent le bon accueil de l’enfant dans son nouvel environnement (jusqu’à la hyacinthe sertie dans l’anneau, réputée faciliter la confiance et dès lors l’hospitalité). Mais pour le lecteur / auditeur attentif, ils œuvrent aussi, plus souterrainement, à lier l’enfant à ses parents et à lui assurer non pas une bonne vie ailleurs et avec d’autres, mais son retour auprès d’eux. Tous ces signes sans exception sont en effet porteurs d’une forte charge symbolique, qui affirme, par-delà l’abandon, le lien conjugal et familial (l’anneau laissé à l’enfant est celui que son père a donné à sa mère lors de leur première rencontre, l’étoffe est également un cadeau du mari à sa femme), ou qui anticipe le mouvement du retour (le « paile» qui permet finalement la reconnaissance de la fille par sa mère, avait été rapporté par le père d’un voyage lointain ; il est surtout orné d’un motif de roues qui signifie le retour au point de départ – tout comme l’étoffe qui recouvre, dans Yonec, le tombeau de Muldumarec lors de la scène finale des retrouvailles). Ces différents signes de reconnaissance encodent ainsi dans le récit, par-delà ses nombreuses péripéties, la fin heureuse de l’histoire.

13Dans ces deux passages, on voit bien que le processus de reconnaissance réputé le plus simple – celui qu’engage le phénomène de la remémoration – est en réalité un processus complexe. Dans la grande majorité des cas, en effet, la reconnaissance de type cognitif qu’implique l’identification de l’objet perçu (et que désigne le verbe « conoistre» privilégié par le texte) est couplée avec une reconnaissance de type affectif. Se souvenir d’un objet, souligne Aristote, c’est aussi se souvenir des sensations qui ont accompagné la première perception de cet objet. Dans les Lais, cette faculté première de la reconnaissance mémorielle investit les « signes de reconnaissance » (ou qui œuvrent à la reconnaissance) d’une portée émotionnelle et signifiante grâce à laquelle les scènes de retrouvaille, tout particulièrement, s’ouvrent à d’autres types de reconnaissance, comme on va le voir.

14On gardera enfin en tête que le souvenir, tel que le pense le Moyen Âge, c’est-à-dire comme une empreinte de ce qui n’est plus là (un « vestige » [« vestigium »], dit Augustin au sujet des traces « naturelles »), lie étroitement la reconnaissance mémorielle à l’absent et au révolu : la mémoire, dans son acception la plus simple, est le mode de présence, en nous, de ce qui appartient au passé.  

« Par fei, […], or sui garie » ! La reconnaissance comme gratitude, attestation, aveu

15La citation mise en titre se trouve dans Bisclavret. Elle exprime, au tout début du lai, la gratitude de l’épouse du héros lorsqu’il accepte de satisfaire à sa demande. Dans un tout autre contexte, c’est également cette expression qu’utilise le personnage de Milon lorsqu’il retrouve son fils : « Et Deu ! […], cum sui gariz ! / Par fei, amis, tu es mis fiz ! » (v. 471-472). Dans les deux cas, la gratitude ainsi énoncée désigne le phénomène de reconnaissance dont il est question comme le recouvrement d’une bonne santé psychologique dont le personnage avoue dès lors, du même coup, qu’elle a été perdue, ou du moins altérée. Dans les deux cas aussi, la reconnaissance (la gratitude) suppose une attestation ou un aveu, c’est à dire une autre opération de reconnaissance, qui porte sur une vérité d’ordre existentiel et engage, serait-ce de manière obscure, la responsabilité du sujet : reconnaissance de sa paternité pour Milon, reconnaissance de sa lycanthropie pour Bisclavret. Enfin, cette reconnaissance a partie liée avec la séparation et la perte, mais ces deux exemples divergent sur la nature de ce lien. Alors que dans Milun la reconnaissance du rapport de filiation tend – comme dans Le Fresne – à réparer le lien rompu entre parents et enfant, elle provoque, dans Bisclavret, la perte de tout ce qui fait l’identité de celui qui avoue (sa vie conjugale et sociale, son intégrité physique et psychique), le récit confirmant de ce point de vue exactement la prédiction du héros : « Mal m’en vendra si jol vus di, / Kar de m’amur vus partirai / Et mei meïsmes en perdrai»  (v. 54-56). Tous ces processus de reconnaissance, qu’ils relèvent de la gratitude, de l’attestation ou de l’aveu, qu’ils inaugurent une histoire malheureuse ou qu’ils permettent une résolution heureuse, font ainsi entendre la force de ce contre quoi ils s’exercent : le déni, le désaveu, l’abandon10. Dans Milun, la reconnaissance du père ne parvient ainsi pas totalement à faire oublier la crainte du reniement que son fils énonce intérieurement, dans une formule conjuratoire dont la naïveté est émouvante : « Tel anel d’or li musterai / Et teus enseignes li dirai, / Ja ne me vodra renier, / Ainz m’amerat et tendrat chier. » (Milun, v. 462-466) ; dans Guigemar, comme dans Le Fresne, l’événement de la reconnaissance finale rime avec celui de la perte : « Seignurs, fel il ore escutez ! / Ci ai m’amie cuneüe / Que jeo quidoue aveir perdue. » (Guigemar, v. 838-840) ; « Le drap e l’anel ai trové. / Nostre fille ai ci coneüe, / Que par ma folie oi perdue » (Le Fresne, v. 479-480).

16Comme on va le voir à présent, ces scènes de reconnaissance de paternité ou de maternité sont aussi directement associés au troisième type de reconnaissance (être reconnu par quelqu’un), qui concerne essentiellement l’acquisition ou la confirmation de l’identité.

« Per fei, fet il, ceo est m’amie ! » / « ceo est Lanval ! » : identité, nomination, récit

17Dans le corpus des Lais, se « faire reconnaître » par autrui, c’est d’abord « se faire un nom ». Cette expression rend compte, à un premier niveau d’analyse, des épisodes où les héros partent courir les tournois pour assurer leur renommée, pour « leur pris querre» (Guigemar, v. 51, Milun, v. 123). Dans ce dernier lai, la réunion du père et du fils s’accomplit à la faveur de la symétrie de leurs désirs, qui suscite la convergence de leurs parcours : si le père n’a de cesse, même à l’âge mûr, d’affirmer le rayonnement de son nom en prouvant qu’il est « sans pair », sans égal au combat (raison pour laquelle il va affronter celui qui, de son côté, commence à faire connaître « sa bunté et […] sun pris», v. 333), son fils lui, doit, littéralement se « faire un nom », s’inscrire dans une lignée et donc, avant tout, se faire reconnaître par son père. Ses débuts dans la carrière chevaleresque sont expressément motivés par ce désir (cf. v. 306 sq.), ce qu’exprime magnifiquement le surnom qui bientôt le désigne : le « Sanz Per » (le « Sans égal », mais aussi, bien sûr le « Sans père »). Ce nom par défaut, dans sa polysémie, établit une équivalence entre la vaillance exceptionnelle du personnage et la quête du père qui la motive : il fonctionne ainsi comme un « senhal », pour reprendre un terme-clé de la lyrique d’oc, un nom codé qui agit comme un signe de reconnaissance pour qui sait l’entendre et y répondre. Et c’est bien parce que le fils se fait connaître comme « Sans Per » que son père se porte à sa rencontre – répondant ainsi, sans le savoir, à l’appel implicite que contient le surnom du fils.

18Mais la reconnaissance de soi par l’autre concerne surtout, dans les lais, la rencontre amoureuse, dont elle pourrait valoir définition. Que le sujet, pour exister, doive être distingué par le désir de l’autre se dit explicitement dans Le Chaitivel et, d’une autre manière (positive) dans Lanval, où le héros doit attendre de rencontrer les émissaires de la fée, puis la fée elle-même, pour être littéralement vu et nommé au discours direct (v. 71 et v. 110). La reconnaissance amoureuse confère aux protagonistes une véritable existence, tant sur le plan du récit (c’est à partir de là qu’il leur arrive véritablement quelque chose – dans les mots de l’ancienne langue, qu’ils trouvent des « aventures »), que sur le plan de l’univers de fiction, où ils accèdent souvent, grâce à elle, à l’existence sociale qui leur faisait défaut. Dans le corpus des lais de Marie, cette reconnaissance se vérifie surtout pour Lanval, qui, une fois distingué et nommé par la fée, devient subitement visible sur la scène sociale. Le texte se fait l’écho de cette reconnaissance en multipliant, en anaphore, l’énoncé du nom du protagoniste, sur le modèle de la rumeur qui, reprise de bouche en bouche, crée une renommée flatteuse (« Lanval donout les riches duns, / Lanval aquitout les prisuns, / Lanval vesteit les jugleürs, / Lanval feseit les granz honurs ! », v. 209-212).

19On retiendra enfin que ces scènes de reconnaissance qui engagent l’identité des personnages en passent toujours par une prise de parole au discours direct. Comme dans les exemples que nous venons de voir, où la reconnaissance marque un aveu ou une attestation, ces prises de parole, la plupart du temps, sont investies d’une dimension performative11. Dans tous ces cas d’anagnorisis, pour reprendre le terme aristotélicien (qui désigne des moments de reconnaissance différée d’un personnage par un autre)12, ces énoncés performatifs sont accompagnés d’un récit rétrospectif, par lequel le père ou la mère, reprenant des informations que le lecteur / auditeur connaît déjà, tente de « retraire », comme le dit le français médiéval (c’est-à-dire de raconter, mais aussi de re-tisser) le lien rompu, en constituant, de l’intérieur de la fiction, la trame de ce que Ricœur appelle, dans Soi-même comme un autre, l’identité narrative13.

20Si les scènes de reconnaissance filiale restent toutes, comme on l’a noté plus haut, affectées par le manque initial (le défaut de reconnaissance du père ou de la mère), il est frappant de constater que les épisodes de reconnaissance amoureuse, a priori moins concernés par cette question, sont également, et cela sans exception, directement menacés par le danger de perdre l’autre – menace que la fiction se charge toujours de mettre à exécution. La relation d’implication qui semble d’emblée intervenir entre la rencontre amoureuse et la perte est explicitement énoncée par les interdits ou les prédictions dont les êtres surnaturels accompagnent leur possession, parfois sans aucune raison objective, comme dans Lanval et plusieurs lais anonymes. Ce premier point d’obscurité se double d’un autre, dont on peut faire l’hypothèse qu’il ne lui est pas étranger. Il concerne l’identification de ce qui est exactement en jeu dans la reconnaissance amoureuse : que reconnaît-on au juste chez l’autre, ou chez soi, lorsqu’on (se) dit : « C’est lui ! », « C’est elle ! » – formules topiques du coup de foudre amoureux que réactivent les lais ?

(Non-)reconnaissances paradoxales

21La rencontre amoureuse illustre de manière emblématique ce paradoxe d’une reconnaissance s’affirmant ou s’éprouvant pour un objet qui, jusque-là, était inconnu du sujet – qu’il n’avait jamais vu, dont il n’avait jamais entendu parler et dont l’idée même pouvait lui être totalement étrangère (c’est, exemplairement, le cas de Guigemar). Comment un personnage peut-il reconnaître quelqu’un ou quelque chose qu’il ne connaît pas, c’est-à-dire dont il n’a aucune « image » mentale, pour parler dans les termes de la pensée médiévale de la reconnaissance mémorielle ?

22Ce paradoxe constitutif de la reconnaissance amoureuse est classiquement théorisé par la psychanalyse comme un phénomène par lequel on reconnaît imaginairement, dans l’autre, une image idéale de soi-même ou l’image idéale du père ou de la mère. Dans le droit-fil de l’analyse freudienne de l’énamoration comme phénomène narcissique, le premier Lacan pense ainsi le coup de foudre comme un processus de reconnaissance fantasmatique de son propre moi : « c’est son propre moi qu’on aime dans l’amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire », dit-il14. Différemment, et davantage en lien avec le dernier Lacan, qui pense la rencontre amoureuse comme rencontre hasardeuse de deux savoirs inconscients demeurant pour toujours obscurs aux sujets eux-mêmes, Pascal Quignard a décrit la rencontre amoureuse comme reconnaissance de ce qui, en soi comme en l’autre, échappe précisément à la conscience et au langage. Pour Quignard, l’expérience amoureuse nous ramène en effet, comme l’expérience littéraire, à la vie perdue qui jadis a été la nôtre durant neuf mois avant notre naissance au monde, vie muette mais continûment bercée par tout un langage infra-verbal (sons, voix, chant) qui se trouve, pour lui (mais aussi pour la lyrique de la fin’amor) être celui-là même de l’amour15. Cette analyse lui permet non seulement de comprendre que les amants reconnaissent en l’autre ce qu’ils ne connaissent pas, ou plutôt ne savent pas connaître – la rencontre amoureuse réactivant confusément la mémoire de cette expérience perdue – mais aussi, phénomène encore plus remarquable, qu’ils puissent ne pas se reconnaître lorsqu’ils sont mis en présence l’un de l’autre sur une autre scène que la scène amoureuse, et tout particulièrement sur la scène sociale. Or ce phénomène se trouve rapporté à la fin de Guigemar, où il constitue un point obscur de l’intrigue sur lequel le texte n’offrira aucune explication.  Lorsque le héros est enfin mis en présence de sa dame, qu’il n’a pourtant cessé de chercher, il ne la reconnaît pas (alors même qu’il identifie son écuyer dès qu’il accoste dans son pays16) :

La dame vit e esgarda
E sun semblant e sa maniere ;
Un petitet se traist ariere.
« Est ceo, fet il, ma duce amie,
M’esperaunce, mun quor, ma vie,
Ma bele dame ki m’ama ?
Dunt vient ele ? Ki l’amena ?
Ore ai pensé mut grant folie ;
Bien sai que ceo n’est ele mie :
Femmes se resemblent asez
17 (v. 770-779)

23C’est à partir du moment où la dame parvient à défaire le nœud qu’elle a fait autrefois à la chemise de Guigemar que ce dernier la « reconnaît parfaitement », dit le texte, tout en ne parvenant pas, étrangement, à se rendre tout à fait à cette évidence. Il faudra, pour ce faire, qu’il place lui-même ses mains sur les hanches de la dame, trouvant ainsi la ceinture qu’il y a nouée autrefois :

Li chevaliers s’emerveillat ;
Bien la conut, mes nequedent
Nel poeit creire fermement
.
A li parlat en teu mesure :
« Amie, duce creature,
Estes vus ceo ? Dites mei veir !
Laissiez mei vostre cors veeir,
La ceinture dunt jeo vus ceins. »
A ses costez li met ses meins,
Si ad trovee la ceinture.
« Bele, fel il queil aventure
Que jo vos ai issi trovee 
! » (v. 812-823)

24Ce qui fait que Guigemar reconnaît la femme de sa vie, ce n’est ainsi ni son apparence, ni même la vue du signe de reconnaissance qu’il a lui-même élaboré, mais la possibilité qui lui est donnée de toucher la ceinture autrefois nouée sur son corps, possibilité qui – si l’on suit le texte – libère un savoir intime, exclusif et obscur, qui échappe à la mémoire consciente du personnage18.

25Le deuxième pan de cette étude sera plus rapide que le premier, d’une part parce que j’y aborderai plusieurs éléments mieux connus de la critique et, d’autre part, parce que j’y reprendrai les mêmes acceptions de la reconnaissance que celles que l’on a pu voir à l’œuvre dans l’univers de fiction. Cette convergence se fera cependant au prix de quelques décalages et reformulations significatifs de la spécificité de la reconnaissance qui est engagée par et dans l’activité littéraire, sur lesquels j’insisterai davantage.  

La reconnaissance des lais de « Marie »

« Pur les paroles remembrer » : « Remembrance » littéraire et reconnaissance mémorielle

26Comme on le sait, le Prologue général des lais met en place un dispositif mémoriel élaboré, d’une part parce qu’il s’étend aussi bien vers le passé que vers le futur, et d’autre part parce qu’il s’appuie sur des processus de « remembrance » emboîtés les uns dans les autres, à la manière de poupées-gigognes. L’instance auctoriale qui s’y exprime légitime son entreprise par le désir de préserver de l’oubli des chansons bretonnes entendues autrefois, chansons qui, elles-mêmes, ont été composées pour faire mémoire (« faire remembrance») d’histoires exceptionnelles. C’est ce processus qui est mis en abyme dans Le Chèvrefeuille, où Tristan, nous apprend-on, compose un lai musical nommé « Chievrefoil » afin de « remembrer» (de garder en mémoire / de rassembler, soit de « maintenir ensemble » par la mémoire) les paroles qui furent échangées lors de sa rencontre avec Yseut.

27Ces mises en mémoire emboîtées font suite, dans le Prologue, à l’affirmation que les œuvres anciennes comptent sur le futur pour être (de mieux en mieux, de plus en plus) connues, les lecteurs à venir apportant leur « surplus » de « sen » (de commentaire ou de rêverie) aux lettres du passé :

Custume fu as ancïens,
Ceo testimoine Precïens,
Es livres ke jadis feseient,
Asez oscurement diseient
Pur ceus ki a venir esteient
E ki apprendre les deveient,
K’i peüssent gloser la lettre
E de lur sen le surplus mettre.
Li philesophe le saveient,
Par eus meïsmes entendeient,
Cum plus trespassereit li tens,
Plus serreient sutil de sens
E plus se savreient garder
De ceo k’i ert a trespasser
. (Prologue, v. 9-22)

28Tout dans ce passage (sa portée générale, sa tonalité injonctive, son inscription dans un prologue qui s’ouvre et se clôt sur la question de la réception des récits qui vont suivre), nous fait comprendre qu’il s’agit également d’inclure le présent de l’énonciation dans cette projection vers un futur ouvert. Comme les œuvres de l’Antiquité, comme, après elles, les lais musicaux que leurs compositeurs, dit le Prologue, ont « légués à la postérité » (« avant les enveierent », v. 38), l’œuvre qui s’inaugure ici en appelle à la mémoire du futur. Au cours des lais, ce processus d’extension selon lequel la « remembrance » n’est plus seulement assurée par le récit, mais aussi due au récit, est réaffirmé. Dans ce qui deviendra un topos littéraire notamment repris par Chrétien de Troyes, la mémoire opérée par l’œuvre devient mémoire de l’œuvre, appelée à durer jusqu’à la fin des temps, comme en témoignent les conclusions de Bisclavret : « De Bisclavret fu fez li lais / Pur remembrance a tuz dis mais » (v. 317-318) et d’Eliduc : « De l’aventure de ces treis / Li aunciïen Bretun curteis / Firent le lai pur remembrer, / Qu’hum nel deüst pas oblier. » (v. 1181-1184). Au passage, on voit que cette mise en mémoire apte à assurer la reconnaissance future des lais est moins conçue comme une opération de duplication (sur le modèle antique de la copie ou de l’empreinte), que comme la programmation d’un processus dynamique d’appropriation et de réinvention – autre manière, très importante, dont a été pensée et pratiquée la memoria dans la culture médiévale19.

29De façon encore beaucoup plus constante et plus nette que les processus de reconnaissance mémorielle rapportés dans l’univers de fiction, l’opération couplée de mise en mémoire / remémoration assurée par les Lais et qu’ils appellent à réeffectuer pour eux-mêmes a directement affaire avec la perte. Car si les lais narratifs en français peuvent affirmer préserver de l’oubli les performances lyriques dont ils procèdent, c’est aussi au prix de l’effacement de leur dimension musicale, pourtant essentielle. L’histoire du Laüstic, où l’on voit un rossignol (métaphore traditionnelle de l’amant-poète et de son chant) tué, puis enveloppé dans une riche étoffe brodée d’inscriptions avant d’être pieusement conservé dans une châsse magnifique peut, de ce point de vue, être lue comme une métaphore de la somptueuse mise au tombeau du chant lyrique à laquelle Marie procède en mettant en récit les lais musicaux.

« Des lais pensai, k’oï aveie ». La reconnaissance comme affiliation

30Dans son Prologue, mais aussi dans les textes liminaires des lais, Marie effectue la réciproque de ces gestes par lesquels, dans Le Fresne, Yonec ou Milun, des parents reconnaissent leurs enfants : elle se reconnaît une ascendance, s’inscrit dans une généalogie intellectuelle et esthétique. Ce geste d’affiliation, caractéristique des prologues médiévaux, est double : Marie inscrit en effet d’abord son entreprise sous l’autorité latine, écrite et savante du grammairien Priscien puis dans la lignée, bretonne, musicale et anonyme des lais qu’elle affirme avoir entendu chanter – une seconde lignée qu’elle privilégiera, on le sait, sur la première. Cela dit, contrairement aux scènes de reconnaissance familiale, où se dit et se retisse un rapport d’appartenance lignagère, les gestes d’affiliation qui s’affirment dans les textes liminaires des Lais instaurent des liens qui relèvent davantage de rapports de parenté distante, soumis à la libre réinterprétation de leur descendante proclamée. Il est manifeste, à cet égard, que la référence à Priscien, qui n’a jamais prétendu ce que Marie lui fait dire, fonctionne moins comme revendication d’un patronage réel que comme garantie d’un savoir livresque – et sans doute également, comme l’affirme Michelle A. Freeman, comme l’expression, biaisée, de l’un des enjeux majeurs des lais (faire signifier ce qui est maintenu dans l’obscurité – en l’occurrence essentiellement la parole des femmes, tenues au silence)20. Dans la même perspective, on soulignera que les lais musicaux bretons eux-mêmes sont sans doute des ascendants moins directs de ses récits que ne l’affirme Marie, dans la mesure où l’on n’a retrouvé jusqu’ici aucun des lais instrumentaux dont elle affirme avec tant d’insistance s’inspirer directement et fidèlement. Enfin, s’il ne fait aucun doute que les Lais se rattachent au fonds d’inspiration celtique – j’y reviendrai – ils en retravaillent profondément le matériau, à commencer par celui du merveilleux qui, comme le dit Daniel Poirion, n’y « est pas d’origine », mais relève d’« un effet de l’art »21. Ce n’est d’ailleurs pas le modèle de l’arbre généalogique que choisit de mobiliser le Prologue, mais l’image classique de la plante, qui insiste non sur l’ascendance lignagère des Lais mais sur les phénomènes de leur réception et de leur fortune littéraire : enracinés dans le riche terreau du « quoer » du roi leur dédicataire (v. 46), ils pourront fleurir et s’épanouir par la bouche de ceux qui les célèbreront (v. 5-8).

 « Oëz, seignurs, ke dit Marie / Ki en sun tens pas ne s’oblie » : identité, nomination, réception

31À l’instar de Guigemar, de Milon et de son fils, et par contraste avec les « anciens Bretons », qui demeurent anonymes dans ses textes, il s’agit explicitement, pour l’instance auctoriale qui se nomme « Marie » dans le prologue de Guigemar, de « se faire un nom ». Il s’agit aussi, concomitamment, de faire date dans l’histoire culturelle en faisant connaître ses transpositions narratives des lais musicaux, dont on soulignera qu’elle prend également soin de tous les nommer – et cela de manière très ostensible – au début ou (pour Guigemar) à la fin des différentes pièces de son recueil – je n’insiste pas sur ces éléments très connus.

32Il convient toutefois de souligner que le nom de « Marie » et l’affirmation selon laquelle elle ne « s’oblie » pas « en sun tens» sont inclus dans une formule d’adresse aux « seignurs » qu’elle désigne, après le « nobles reis » du Prologue, comme les premiers auditeurs de ses histoires. Comme dans l’univers de fiction des lais, « Marie » ne peut se faire un nom sans la reconnaissance des autres, et en premier lieu de son public contemporain. Les mêmes termes circulent ainsi entre l’univers de la fiction et l’univers de la narration, et en premier lieu le « pris », qui revient trois fois entre le Prologue général et celui de Guigemar, toujours dans son sens moral de « réputation » (Prologue, v. 31 ; Guigemar, v. 8 et 11). Insistant, le désir de reconnaissance de Marie fait aussi l’objet d’une mise en écrit élaborée qui traverse tous les niveaux de la narration et de la diégèse. Dans le Prologue général du recueil, il est montré motivant le choix du sujet d’écriture : le lecteur / auditeur est invité à entrer dans l’atelier (mental) de composition de l’autrice qui, après avoir hésité entre deux voies d’inspiration, choisit la plus à même de lui valoir considération (v. 31), puis avoue avoir veillé « suventes fïez» pour mettre son entreprise à bien (v. 42). C’est encore aux côtés de l’autrice en plein travail que nous sommes conviés au début d’Yonec (« Puis que des lais ai comencié, / Ja n’iert pur mun travail laissié », v. 1-2). L’appel à la reconnaissance de la postérité se lit également dans l’histoire racontée : la biche-cerf confie à Guigemar que la force de l’amour réciproque qu’il rencontrera émerveillera « tuit cil […] / Ki aiment e amé avrunt / U ki pois amerunt aprés » (v. 119-121).

33Comme dans l’univers de fiction des lais, être reconnu, pour l’instance auctoriale, c’est être investi par le désir de l’autre. Mais de nouveau encore, cet appel à la reconnaissance de l’autre prend des contours globalement plus nets que dans l’univers de fiction, où il se manifeste de manière privilégiée par le manque ou la faille – pas toujours cependant, et jamais constamment pour un même personnage. L’autrice-narratrice assume en revanche volontiers une posture par laquelle elle énonce et provoque ce désir d’être reconnue par son public de cour en lui étant agréable, après avoir réinvesti à son profit, dans le prologue de Guigemar, le lexique de la fin’amor22. Milun s’ouvre ainsi sur l’affirmation de la nécessité, pour un auteur, d’être « pleisibles a la gent» en variant la composition de ses histoires (v. 4), et se clôt, en miroir, sur le plaisir qui a été pris à raconter : « De lur amur e de lur bien / Firent un lai li auncïen, / E jeo, ki l’ai mis en escrit, / Al recunter mut me delit. » (v. 531-534). De manière caractéristique, la séduction du lecteur / auditeur en passe, dans les Lais, par l’affirmation de la souveraineté du désir / du plaisir de l’autrice-narratrice, dont la force et l’évidence se suffisent à elles-mêmes pour lancer un nouveau récit (voir le début du Chaitivel : « Talent me prist de remembrer / Un lai dunt jo oï parler », v. 1-2 et de Chievrefoil : « Asez me plest e bien le voil, / Del lai qu’hum nume Chievrefoil, / Que la verité vus en cunt »,v. 1-3). Dans ces énoncés liminaires, où l’autrice-narratrice lie étroitement la revendication de son autorité sur le texte à l’affirmation d’un désir que rien ne justifie sinon lui-même, se lit sans doute l’une des manifestations les plus claires de ce qu’on peut appeler le féminisme des lais. Cette manifestation est relayée, dans l’univers de fiction, par des histoires qui valorisent le caractère moteur des femmes dans le passage du silence à la parole (y compris en utilisant, comme Frêne, le silence pour ce faire) – ce passage s’effectuant toujours à la faveur d’une demande ou d’une opération de reconnaissance23.

34Il est significatif, de ce point de vue, que les contemporains (masculins) de Marie aient relevé, en un geste marqué de défiance, ce que la séduction exercée par les lais doit à une expérience amoureuse conçue en termes d’emprise. Après en avoir critiqué la dimension fictionnelle, Denis Piramus désigne le succès des lais de Marie comme le résultat d’une conquête amoureuse, dont les termes-clés reviennent obsessionnellement dans son discours :

[…] dame Marie […]
Ki en rime fist e basti
E compassa les vers de lais,
Ke ne sunt pas del tut verais ;
Et si en est elle mut loee
Et la rime par tut amee,
Kar mut l’aiment, si l’unt mut cher
Cunte, barun e chivaler
E si en aiment mut l’escrit
E lire le funt, si unt delit,
E si les funt sovent retreire.
Les lais solent as dames pleire :
De joie les oient e de gré,
K’il sunt sulum lur volenté.24

35Gautier d’Arras, pour sa part, souligne que c’est le sujet des lais (l’amour) qui fait leur succès, mais établit surtout un parallèle entre l’effet qu’ils produisent sur leurs auditeurs et celui que suscitent les songes sur les rêveurs :

Mes s’autrement n’alast l’amors,
li lais ne fust pas si en cours
nel prisaissent tot li baron.
Grant cose est d’Ile et Galeron :
n’i a fantome ne alonge,
ne ja n’i troverez mençonge.
Tex lais i a, qui les entent,
se li sanblent tot ensement
com s’eüst dormi et songié25.

36Sous sa plume, la reconnaissance dont jouissent (à tort) les lais sur la scène courtoise rejoint le mode de reconnaissance énigmatique (insue dirait Lacan) caractéristique du coup de foudre amoureux, qui « ravit » les amants, qui les saisit en les dessaisissant d’eux-mêmes26.

 (Non-)reconnaissances paradoxales : (ré)inventer un genre, plonger dans un rêve

37Ce dernier type de reconnaissance, le plus difficile à cerner, concerne d’abord le genre du lai narratif lui-même. Si les lais bretons chantés et accompagnés de musique sont bien attestés dans le paysage culturel de la seconde moitié du xiie siècle, les lais narratifs en français, dans l’état de nos connaissances, semblent effectivement constituer une forme neuve au moment où Marie se met en scène les inventant (sans les nommer comme tels), afin d’augmenter son « pris » et d’être agréable à son public de cour. Il s’agit donc, pour elle, d’imposer un genre nouveau dont la reconnaissance (l’acceptation) se joue, sur la scène courtoise qu’elle évoque au début de Guigemar, par la reconnaissance (la mise en mémoire et la remémoration) de traits poétiques spécifiques qu’il lui appartient de définir et d’imposer.

38Ce processus a été assuré par la répétition obstinée, au fil des différents textes de seuil des pièces du recueil, des mêmes caractéristiques poétiques. Ces caractéristiques fonctionnent comme autant d’opérateurs de reconnaissance de ces lais d’un nouveau genre, en constituant, pour leurs lecteurs / auditeurs leur « encyclopédie » critique, pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco. D’un bout à l’autre du recueil, ces opérateurs de reconnaissance, constamment repris, précisent et fixent, dans l’esprit du lecteur / auditeur, cette définition implicite  : le lai « de Marie » est une forme brève qui s’attache à préserver de l’oubli, en les racontant en vers et en français, des histoires vraies célébrées, dans les temps anciens, par des lais musicaux composés en breton. Dans la conception antique et médiévale de la mémorisation comme empreinte, la répétition, qui rafraîchit et grave un peu plus la trace mentale de ce dont on veut se souvenir, est en effet l’un des gages d’une remémoration qui résiste au temps qui passe (le caractère frappant de l’image mémorielle en est un autre). De ce point de vue, la mise en série des douze pièces narratives, dans le manuscrit Harley, fonctionne comme un procédé particulièrement efficace de mémorisation et de reconnaissance des traits distinctifs des lais de ce nouveau genre – pour peu, bien sûr, qu’on les raconte, aussi, en série.

39Ce processus d’acclimatation mémorielle du lai narratif a sans doute également bénéficié de son ancrage dans une tradition orale et écrite qui commence à être largement partagée au milieu du xiie siècle, qui relève en grande partie de ce que Jean Bodel appellera la « matière de Bretagne ». Les histoires de loups-garous (qui s’inscrivent également dans le massif de la littérature latine édifiante), la poursuite d’un animal-leurre féerique, la surprise de la fée au bain, les rencontres fugitives entre Yseut et Tristan exilé par Marc, constituent des canevas récurrents que le public de Marie devait connaître. À cet égard, cependant, c’est plutôt à un processus de reconnaissance brouillé que l’autrice convie en fait ses lecteurs / auditeurs : si l’on s’en tient aux motifs et aux schémas narratifs que je viens de citer, force est en effet de s’apercevoir qu’ils subissent tous, dans ses lais, de profonds remaniements qui en diluent les contours, en disloquent l’économie signifiante et en réorientent les enjeux, parfois (comme dans Bisclavret) du tout au tout.

40Confrontés à l’énigmatique « Bisclavret », à la biche-cerf parlante de Guigemar, à la rencontre entre Lanval et deux jeunes femmes portant des bassins d’or (on ne sait ni à qui ni pour quoi faire), à ces fées qui ne sont jamais désignées comme telles, à Yseut invitée à reconnaître le signe (mais lequel exactement ?) de la présence de Tristan, les lecteurs / auditeurs, comme Guigemar devant sa dame, font l’expérience d’une non-reconnaissance paradoxale : ils ne parviennent pas à identifier (tout à fait) ce qu’ils connaissent pourtant ; « quelque chose » d’une altérité, d’une « différance », pour reprendre le terme derridien, fait obstacle à une pleine reconnaissance mémorielle.

41Ces effets de déplacement et d’anamorphose apparentent le processus de réminiscence suscité par le jeu de la « troveüre » poétique à l’expérience freudienne de l’« inquiétante étrangeté » [« Unheimlich »] ou, plus généralement, aux phénomènes de défamiliarisation propres à l’expérience onirique. On pourrait montrer combien ces divers troubles de la reconnaissance s’inscrivent dans une poétique d’ensemble concertée, par laquelle les lais de Marie résistent à la « présentification du sens » que Paul Zumthor retenait comme un trait définitoire des formes brèves27. En s’arrêtant sur des scènes énigmatiques qui brouillent la compréhension de l’intrigue et la lisibilité du récit, en élaborant une syntaxe narrative déroutante, où les effets de surprise traversent en permanence les effets de suspens, en privilégiant les fins imprévues ou ambiguës, la poétique des lais de Marie perturbe systématiquement les processus de reconnaissance que l’autrice-narratrice requiert pourtant en appelant à l’identification d’un déjà-entendu et d’un déjà-lu. Elle perturbe aussi, comme le montre Evelyn Birge Vitz28, la reconnaissance des structures narratives fondamentales qui assurent la lisibilité d’un récit pour son récepteur lorsqu’il le découvre pour la première fois. Cette poétique de la désorientation oblige le lecteur à des réélaborations émotionnelles et cognitives non seulement incessantes – comme dans toute activité de lecture – mais qui le prennent aussi constamment de court, tirant ainsi le plus grand parti possible de la mobilité et la plasticité de sa mémoire29.

42À parcourir comme on vient de le faire les intrigues de la reconnaissance qui se nouent dans les lais, qu’elles se trament dans l’univers de la fiction ou au niveau de la composition et de la réception des textes, le processus de la reconnaissance se révèle bien être un axe structurant majeur de la « conjointure » du recueil harleien – c’est-à-dire de leur organisation formelle et signifiante. À travers ses diverses guises et ses différents modes, qu’on la considère comme le sujet majeur des « aventures » racontées, comme l’enjeu principal de l’entreprise d’invention des lais narratifs, ou encore comme le cœur, cognitif et émotionnel, de leur réception, il importe de dire, pour finir, que la reconnaissance qui préoccupe les lais de Marie œuvre moins contre la perte ou sa menace, comme on pourrait d’abord le croire, qu’avec la perte et ses multiples déclinaisons, plus ou moins radicales : l’oubli bien sûr, mais aussi l’effacement, l’altération, l’abandon, la séparation et la mort ; l’anonymat, le déni, le désaveu ; le dessaisissement, l’égarement et la lacune. Les lais du recueil harleien, leurs histoires et leurs textes de seuil, affirment tous que pour reconnaître quelque chose ou quelqu’un (y compris soi-même) il faut l’avoir au moins momentanément perdu, ou l’avoir constitué comme perdu, à l’instar de ces lais musicaux que Marie désigne comme en instance d’effacement – et qu’elle contribue, dans une certaine mesure, à instituer comme révolus. De ce point de vue, l’art de la reconnaissance que les lais de Marie dispensent en douze leçons est aussi, de manière indissociable, un art de la perte – et plus précisément de la réinvention (de la « re-troveüre ») que permet la perte, ou du moins sa reconstruction fictionnelle.