Colloques en ligne

Baptiste Laïd

La figure royale dans les Lais et les Fables de Marie de France

1L’importance de la figure royale dans la littérature française naissante reflète naturellement celle qu’elle occupait dans les sociétés qui la produisirent : même quand le roi n’est pas protagoniste du récit où il apparaît, son nom seul suffit à évoquer l’empire qu’il exerce sur l’ensemble d’un espace fictionnel dont il est souvent à la fois le dirigeant suprême et la figure de proue.

2Trois rois et trois noms dominent ainsi le xiie siècle et tracent, pour rester dans des lignes assez générales, trois périodes littéraires : Charlemagne incarne l’épopée telle qu’elle se fixe à l’écrit au début du siècle ; Alexandre résume à lui seul la mode des romans antiques qui s’empare du monde francophone dans les années 1140 et 1150 ; le personnage d’Arthur enfin les égale en notoriété au cours des dernières décennies du siècle dans le sous-genre du roman breton. Ces trois personnages ont déjà fait l’objet de nombreuses études1, en particulier celles de Dominique Boutet.

3Ces études ont montré l’évolution générale du traitement de la figure royale au cours du siècle. Il s’ouvre en effet avec une œuvre, La Chanson de Roland (1100), dans laquelle « l’image royale est à son plus haut degré2 » sous les traits de Charlemagne, un roi juste, brave, réfléchi, autoritaire et soutenu par Dieu, une image que conforte même une chanson fragmentaire comme Gormont et Isembart ou une autre partiellement humoristique comme Le Pélerinage de Charlemagne (1140). Cette perspective idéologique particulièrement laudative et empreinte de respect vis-à-vis de la fonction royale trouve un écho dans les premiers romans, des traductions de traditions latines dans lesquelles les rois occupent également une position privilégiée, et en particulier dans la figure surplombante d’Alexandre qui « incarne, pendant quelques décennies, un idéal complexe d’impérialisme et de quête du savoir3 ». Charlemagne d’une part, Alexandre, de l’autre, acquièrent autour de 1150 une dimension mythique et représentent dans la littérature du temps des rois, sinon parfaits, du moins modèles dont le lecteur aime à entendre les exploits et à admirer les vertus.

4Mais dès La Chanson de Guillaume et plus nettement encore dans ses continuations de la deuxième moitié du siècle comme Aliscans, la figure royale connaît une nette dégradation. Exit Charlemagne, introit son fils Louis, « un roi insignifiant, sans volonté, incapable d’agir4 » et qui ne sait rien faire sinon manquer à tous ses devoirs. Le figure royale perd alors sa dimension héroïque, non seulement parce qu’elle n’occupe plus le centre de la narration mais également parce qu’elle n’est plus porteuse des valeurs qui devraient être les siennes.

5Parallèlement, le sous-genre du roman breton confère ab initio au roi une place à la fois plus marginale et plus ambigüe. Dans les Tristan et Iseut de Béroul et de Thomas, Marc est insaisissable, tantôt opposant et cruel, tantôt pathétique et susceptible de s’attirer la sympathie de l’auditeur, tantôt ridicule5. Tout complexe qu’il soit, il demeure néanmoins le roi d’un conte où il occupe la fonction d’opposant amoureux : il est peu probablement le support d’un commentaire ou d’une réflexion sur la fonction royale.

6À l’opposé de ces exemples, dès le premier roman de Chrétien, Érec et Énide (1169), Arthur occupe une position excentrée qu’il conservera pendant au moins soixante-dix ans et qui s’explique dans ce contexte par le sujet même de l’œuvre : dans le roman d’apprentissage du prince Érec, la fonction d’Arthur est de servir d’exemple. Ses brèves apparitions sont ainsi l’occasion de leçons didactiques adressées autant au personnage éponyme qu’au lecteur :

Je sui rois, si ne dois mantir,
ne vilenie consantir
ne fauseté ne desmesure ;
reison doi garder et droiture,
qu’il apartient a leal roi
qu’il doit maintenir la loi,
verité, et foi, et justise6 ; (v. 1749-1755)

7La fonction d’Arthur semble être d’incarner un modèle et un but pour le chevalier de roman dont l’ambition peut être d’accéder, comme bien des héros de conte, à la fonction royale.

8Les rois de fiction, qu’ils soient inspirés de personnages mythologiques, historiques ou de pure invention – ces catégories ne sont pas exclusives – entretiennent alors des relations complexes avec les rois réels et contemporains de la rédaction des œuvres, qui peuvent servir de source d’inspiration mais qui peuvent également trouver en eux un modèle. Arthur, dès ses premières apparitions, sert à flatter Henri II, à servir ses intérêts et peut-être à justifier certaines lignes de conduite7.

9Si l’Arthur de Chrétien est moins personnage qu’élément de décor, il incarne néanmoins une forme de stabilité8 : fil rouge de l’œuvre de l’auteur d’un roman à l’autre, il reste toujours à la marge, signale l’ouverture et la fermeture du récit. L’aventure, l’héroïsme, sont plus strictement l’apanage des chevaliers errants, individuels, mais c’est néanmoins sa cour qui reste le centre de gravité du monde romanesque, là où vont se rendre prisonniers les ennemis vaincus, là que les exploits des chevaliers, connus et racontés, trouvent une forme de satisfecit.

10Mais de ce Chrétien première manière aux deux derniers romans, Arthur change, en particulier dans Lancelot où il est singulièrement apathique et dans LeConte du Graal (1190) où il est entièrement inactif et impuissant9, ce qui suggère qu’Arthur en fin de carrière deviendrait alors un autre Louis.

11Du roman à la chanson de geste et jusqu’à l’épopée animale où la fonction royale est parodiée cette fois sous la forme du lion Noble, de nombreux critiques ont ainsi noté, dans le dernier quart du siècle, une dépréciation marquée de la figure royale dans la littérature qui dépasse l’œuvre d’un seul auteur et les frontières d’un seul genre.

12La première différence qui distingue d’emblée les Lais et les Fables de Marie de ces modèles ou de ces exemples contemporains découle de leur nature anthologique.

13L’accumulation de ses récits, leur esthétique condensée, leur grande expressivité dans un espace réduit à l’aide d’effets soigneusement travaillés présentent au lecteur sur toutes sortes de sujets et de concepts des panoramas d’exemples visant à établir des parallèles et des contrastes et à saisir différentes problématiques dans leur variété et leur complexité. Le sens de chaque lai comme celui de chaque fable n’apparaît tout entier qu’après une minutieuse comparaison avec ceux qui les entourent.

14Ainsi, alors que l’épopée et le roman ne montrent souvent qu’un personnage royal ou au mieux qu’un tandem (Charlemagne et Marsile, Alexandre et Darès, Étéocle et Polynice), les Lais et les Fables font paraître une multiplicité de personnages royaux dont les différences semblent bien inciter le lecteur à établir une typologie et même une axiologie. La chose va de soi pour les Fables, un genre moral par définition, mais la même intention semble avoir guidé l’élaboration des Lais.

15Or, répartir les rois des deux œuvres, une quinzaine pour les Fables, six ou sept pour les Lais, en fonction de leur valeur morale fait ipso facto ressortir la différence générique entre les deux textes : les rois des Fables ne sont pas les rois des Lais, principalement parce que les Fables sont hantées par la figure du tyran que ne connaissent pas les Lais, que dominent au contraire celle d’un roi fautif qui n’apparaît, lui, pas dans les Fables.

16Il y a donc tout à la fois une coïncidence, puisque les deux œuvres semblent bien participer de la même façon à la dépréciation de la figure royale qui caractérise leur période d’écriture en détaillant chacune de leur côté des anti-modèles royaux, mais également une différence sensible qui contraint de les traiter séparément. Les deux œuvres s’accordent cependant sur les qualités qui composent à l’inverse la figure du « bon roi ».

Le seignur felun des Fables

17Le problème du tyran, soit d’un personnage exerçant une autorité absolue et oppressive, irrespectueuse des lois et souvent violente, est évidemment ancien mais il continue de préoccuper le xiie siècle. Jean de Salisbury aborde ainsi frontalement le problème du tyran dans le Policraticus (1159) et rappelle dans le livre VIII et dernier les positions du temps sur le sujet : si le roi est un tyran, c’est que Dieu l’a voulu, puisque l’autorité royale, toute autorité royale, même celle d’un païen, est bonne puisqu’elle provient de Dieu10 (ch. 18). Le tyran, telles les sauterelles ou une épidémie, est alors un fléau de Dieu que, conformément au précepte biblique « Esclaves, obéissez à vos maîtres. » (Ep. 6:5), le chrétien doit supporter sagement11.

18Le tyran est cependant dans les Fables un héritage direct de la fable latine dans laquelle ses apparitions étaient déjà fréquentes, chez Phèdre mais également dans l’adaptation en prose de ses fables qui servit de modèle à Marie pour l’élaboration de son propre recueil, le Romulus de Nilant12.

19La deuxième fable du recueil, Le loup et l’agneau, peut prétendre au même titre que la première à une fonction programmatique par la façon dont elle rend manifeste qu’un des sujets centraux des Fables de Marierésidera dans les abus de pouvoir et les moyens de s’en prémunir et qu’il ne faudra jamais hésiter à orienter les fables vers une lecture politique. Les étapes de la narration de la fable ne diffèrent pas d’une version à l’autre ; l’interprétation que les différents auteurs en tirent diffère sensiblement.

Haec propter illos scripta est homines fabula
qui fictis causis innocentes opprimunt13. (Phèdre, I, 1, v. 14-15)
Hec illos tangit fabula qui inique aliis calumpniantur ut aut uitam aut pecuniam uel etiam utramque eripiant14. (Romulus de Nilant, 2)
Issi funt li riche seignur,
li vescunte e li jugeür
de ceus qu’il unt en lur justise ;
faus’ acheisuns par coveitise
treovent asez pur eux cunfundre :
suvent les funt a pleit somundre,
la char lur tolent e la pel,
si cum li lus fist a l’aignel15. (Marie, Fables, 2, v. 31-38)

20La mutation des homines en riche seignur et jugeür déplace la portée de la morale de l’action de particuliers sur des personnages qui occupent de véritables fonctions et qui pervertissent fréquemment le fonctionnement normal des institutions, au premier chef de la fonction royale16. Le récit de la fable française anticipait d’ailleurs sur cette morale en redéfinissant déjà la relation entre les deux animaux dans des termes féodaux : le loup y est un seignur que l’agneau appelle Sire et vouvoie (v. 10), l’agneau un vassal que le loup, d’emblée, tutoie (v. 8). L’ancrage social concret éloigne ainsi la morale de la fable de la posture amère et cynique des fables latines pour en faire plutôt une dénonciation politique et sociale.

21Il est cependant capital de noter que dans la mise en scène de l’abus de pouvoir des fables, celui-ci nécessite une justification. En vérité, un loup n’a pas besoin de « raison » pour dévorer un agneau, de même qu’un tyran absolu n’aurait pas besoin de cause valable pour persécuter ses sujets, mais comme le loup anthropomorphisé de la fable est une illustration des comportements humains et que les hommes sont des êtres sociaux qui ne peuvent que rarement faire ouvertement preuve d’injustice, le loup a lui aussi besoin d’une raison pour son crime au risque d’être mis au ban de la société. Dans les fables, la force triomphe souvent mais elle ne triomphe que grâce à un prétexte, un stratagème ou une dissimulation.

22Ainsi dans la fable du « partage des proies ». Le Romulus de Nilant, sans qu’il soit possible d’expliquer réellement pourquoi, contient consécutivement deux versions de cette fable, deux versions que Marie a choisi, malgré la redondance, de traduire en les reliant ensemble. Le lion, qui est déjà dans les versions médio-latines de cette fable le roi des animaux17, s’y arroge toutes les parts de l’animal chassé à plusieurs en prétextant diverses raisons :

Perspicuum uobis est quod mihi prima pars contingit, quia rex sum. Secunda quia uobiscum illum occidi. Tertiam autem quisquis sibi uendicat meam offensam incurrit18. (Romulus de Nilant, 6)
Li leüns ad dit e juré
que tut ert suen pur verité,
la primere part avereit
pur ceo que reis ert, e dreiz esteit ;
[e l’altre part pur le gu[a]ain
pur ceo qu’il le terz cumpain;]
l’autre partie avera, ceo dist,
raisun estait, kar il l’ocist ;
e ki la quarte part prendreit,
ses enemis morteus serreit. (Marie, Fables, 11, v. 15-24)
Ego prius, quasi forcior, omnes partes tollam. Quapropter primam mihi partem iure legitimo uendicabo. Secunda mea pars est eo quod sum forcior uobis. Terciam mihi defendo eo quod plus omnibus cucurri. Quartam autem qui tetigerit semper sibi me inimicum esse non ambiget19. (Romulus de Nilant, 7)
Li leüns dit : « Jeo le voil saisir.
La greinur part deit estre meie,
kar jeo sui reis, la curt l’otreie.
[L’altre avrai, kar jeo i curui
e la tierce, kar plus fort sui.]
Le surplus ai si divisee
que nul ne lavera senz mellee. » (Marie, Fables, 11, v. 32-38)

23Ce n’est ainsi que déguisé derrière des invocations aussi solennelles que creuses au dreit ou à l’autorité et l’autorisation d’un groupe, la curt, que le roi peut prétendre à s’emparer de toutes les parts ; en particulier dans les versions de Marie, il ne laisse toujours percevoir qu’à la fin, par les menaces qui constituent son dernier argument, que l’injustice franche qu’il commet n’est permise que par sa supériorité physique.

24L’intérêt de cette fable et la raison pour laquelle elle existe pour ainsi dire « en double » dans le Romulus de Nilant et dans le recueil de Marie se comprennent alors justement moins parce qu’elle exprime la victoire du tyran que par cette façon qu’elle a de suggérer la désintégration par étapes du masque de légalité qui sert au tyran à justifier ses crimes.

25Que la duplicité, le mensonge et la tromperie fassent partie de l’attirail du tyran trouve une expression similaire dans cette autre « étude de cas » : la fable du lion qui feint d’être malade. La paresse étant la mère de tous les vices, mais également de l’invention, un lion fatigué de courir après ses proies imagine de feindre la maladie et de convoquer les animaux un à un, au prétexte de choisir celui qui chassera pour lui, et les dévore. Seul le renard s’en sort en observant qu’il y a devant la grotte du lion des traces qui entrent mais point de traces qui sortent. La morale est simple et ne nécessite guère d’explicitation :

Quapropter quorundam periculo doctrina nostre salutis esse debet, quia in domum potentis facile quisque intrat, exire autem non omnibus equaliter licet20. (Romulus de Nilant, 46)
De curt a rei est ensement :
tels i entre legerement,
meuz li vaudreit ensus ester
pur [les] nuveles escuter. (Marie, Fables, 36, v. 25-28)

26Trait caractéristique de sa traduction du latin au français, Marie a choisi de retranscrire à nouveau dans des termes hiérarchiques précis des relations que les morales latines laissaient générales en traduisant la domum potentis (« la demeure d’un puissant ») par l’expression curt a rei. Les vers 27-28 représentent un ajout important qu’ignore la tradition latine. Alors que son modèle se cantonnait à une attitude descriptive, Marie offre une solution concrète : à l’homme confronté à la situation concrète du « piège de la cour » récurrente dans les Fables21, elle préconise un entre-deux, une attitude de retrait et de distance.

27C’est ainsi un paradoxe fréquent dans les fables latines comme françaises que le tyran, celui qui abuse de son pouvoir, non seulement a besoin d’une apparence de légalité pour faire preuve d’injustice mais l’emporte même souvent moins par la force que par la sournoiserie, une sournoiserie qui ne peut être contrée que par une sournoiserie équivalente ou en tout cas par une forme de clairvoyance et de sagacité.

28Un dernier exemple rend plus clair encore pourquoi ces récits très anciens ont pu continuer de résonner, et parfois fortement, dans la société féodale.

29Dans la fable 29, Le loup qui fut roi22, les animaux ont choisi pour devenir leur roi un loup à la condition qu’il promette de ne jamais manger de viande. Réaction de l’intéressé :

Li lus ad volonters juré,
plus quë il li unt demandé. (Marie, Fables, 29, v. 35-36).

30Ce serment était déjà dans les versions latines, où il figure le pacte implicite qui lie dirigeant et sujet dès l’Antiquité, mais il trouve un écho particulier dans les pratiques du XIIe siècle : les rois, en particulier les rois anglais puis normands, prêtaient effectivement serment au moment de leur couronnement, « de préserver la paix, de protéger l’Église, de maintenir les bonnes lois, d’abolir les mauvaises, d’administrer la justice à tous23. » Celui d’Henri Ier, plus long, précis et particulièrement adressé aux nobles et aux ordres religieux particulièrement malmenés par son frère et prédécesseur Guillaume le Roux, est rédigé sous la forme d’une charte dans laquelle il s’engage à ne pas s’emparer des possessions de l’Église et à garantir la transmission des biens de ses vassaux à leurs enfants, et le texte est envoyé à chaque comté de son royaume24, ce que font également plus tard dans le siècle Stéphane l’Usurpateur et Henri II. L’insistance de la fin du récit et de la morale sur la valeur qu’il faut accorder à ce type de serement est alors peut-être lourde de sous-entendu.

31Le loup de la fable s’ingénie en effet ensuite à trouver des raisons pour rompre ce serment au prétexte de punir des animaux qui l’auraient offensé et les dévore après avoir obtenu l’aval de ses barons, à qui il distribue même des parts de l’animal tué pur sa felunie coverir (v. 59). Le récit se plaît ainsi à souligner la complicité d’une curia regis qui apporte son indispensable caution aux meurtres commis par son maître pour participer au festin.

32Ces fables doivent donc toujours être interprétées dans le contexte politique et social du féodalisme. Elles visent à montrer comment les puissants, et en particulier les rois, abusent de leur pouvoir, notamment en déguisant leurs crimes sous les traits de la légalité et en profitant de la complicité de leur entourage ; elles préconisent vis-à-vis de la cour et des rois en général une prudente attitude de retrait.

33Le tout est caractérisé par le même fatalisme qui teintait déjà la fable phédrienne. Le monde est injuste, les hommes sont ingrats, les forts abusent des faibles et le roi lui-même peut faire les frais de ces axiomes, comme le lion devenu vieux qui devient la victime de ses anciens sujets25 (fable 14).

34Dans ce contexte socio-politique précis, le choix de la description des mauvais usages, que le pluriel et la généralisation rendent banals, est certes révélateur d’une intention critique et presque satirique26 mais lorsque la doctrine enseignée de l’action politique invite, par-delà la morale, à s’accommoder des injustices, elle relève le plus souvent du pragmatisme.

35L’objectif réel du recueil apparaît alors moins d’inciter le lecteur à s’amender (Prologue, v. 9), soit un perfectionnement moral et solitaire, que de permettre son acquisition d’une forme de clairvoyance, voire même de méfiance, dans les rapports sociaux et en particulier féodaux, qui lui permettront de se contreguaiter / que hum nel p[e]ust enginner (v. 15-16).

Le rei fautif des Lais

36Jamais les rois des Lais n’agissent avec autant de duplicité, de cruauté et, dirions-nous aujourd’hui, de machiavélisme que les tyrans des Fables. Ils n’en sont pas pour autant des parangons de vertus.

37Le père de la princesse des Deux amants nous est ainsi initialement présenté comme bien sous tous rapports, et notamment en fondateur de ville. Mais, parce qu’il contraint sa fille à un célibat forcé et s’impose à elle comme mari de substitution27, le lai nous le montre abusant d’une autorité familiale sévèrement critiquée ailleurs dans les Lais (Yonec, v. 81). Il se met alors sur le même plan que les parents indifférents des mal mariées ou que les maris qui enferment durement leurs épouses au point de nuire à leur santé mentale et de leur faire souhaiter le suicide (Guigemar, Yonec) ou qui abusent d’elles (Laüstic). Tyrans donc, que ce roi et que ces seignurs, mais tyrans domestiques28.

38Contrairement à ces maris, le roi des Deux amants n’est pourtant pas une figure toute de noirceur. Le motif du père veuf qui ne peut se séparer de sa fille trouve sa source autant dans l’univers des contes que dans une vérité psychologique ; le transfert affectif de sa femme morte à sa fille et sa possessivité le conduisent à une action répréhensible mais comme elle ne relève pas de l’arbitraire de son caractère mais découlent des souffrances d’un deuil et d’une forme de passion, ses actions bénéficient d’un certain nombre de circonstances atténuantes.

39Comme dans Équitan (v. 201), le point de bascule funeste intervient suite à une parole publique :

Plusur a mal li aturnerent,
Li suen meïsmes le blamerent.
Quant il oï qu’hum en parla,
Mut fu dolenz, mut li pesa29. (v. 35-36)

40La faute commise par le roi est bien plus sérieuse du point de vue féodal que du point de vue familial ou personnel puisqu’il refuse d’écouter les conseils de son entourage et invente un stratagème pour contourner cette intervention de son entourage. Mais là encore, c’est ce stratagème quicause la perte de sa fille et partant ce qu’il souhaitait éviter.

41Moins qu’un tyran monstrueux, ce roi apparaît donc comme une figure tragique, caractérisée par un amour excessif qui la rachète partiellement, notamment parce que cet amour trouve un écho chez sa fille, qui refuse malgré son attitude de manière touchante de s’enfuir pour ne pas lui faire subir un martire (v. 96-100).

42Ce roi que l’amour a égaré tourne ses soins vers un objet qui ne peut satisfaire aux obligations de son statut et qui met implicitement en péril tout le royaume qu’il a construit en le privant d’un héritier. Le lai s’achève d’ailleurs sur une inquiétante séparation (se departirent, v. 250) qui signale peut-être la dissolution du royaume des Pîtrois. La folie du roi des Deux amants apparaît ainsi comme la tragédie d’un dirigeant et de son peuple.

43Un autre lai qui est loin de montrer la figure royale sous un jour favorable est celui de Lanval et le roi de ce lai intéresse d’autant plus qu’il s’agit du même Arthur qui, au même moment, paraît avec tant d’éclat et de fortitude dans Érec et Énide.

44Comme plusieurs chansons de geste contemporaines30, le lai débute par une faute royale : l’oubli de Lanval par Arthur (ne l’en sovint, v. 19), qui contrevient ainsi à son devoir d’auxilium envers son vassal en ne lui remettant pas sa part du butin31 ; le silence de Lanval (v. 32) qui ne réclame pas justice, alors qu’il a lui-même un devoir de consilium auprès de son seigneur (cf. Bisc. v. 283), rééquilibre peut-être les fautes. Dans la morphologie de ce conte, l’oubli royal est néanmoins l’injustice initiale que le merveilleux et l’aventure amoureuse vont venir conjointement corriger.

45Cette première faute est redoublée par une seconde, due à la reine32, un personnage beaucoup plus négatif, adultère, vaniteuse et fondamentalement injuste. Le procès parodique mené contre Lanval se fait au prétexte d’une broutille, presque un crime de lèse-majesté.

46Dominique Boutet, analysant l’attitude d’Arthur dans ce passage, l’a interprétée positivement mais il note son comportement « suspect » au cours du procès33. Il est vrai que son aveuglement au sujet de sa femme adultère et son attitude ridicule contrastent nettement avec le digne cérémoniel de l’arrivée de la « fée » porteuse de vérité, avec laquelle Lanval décide de partir en quittant définitivement le monde faillible et menteur de la cour.

47Il est d’ailleurs possible de lire Lanval comme un anti-Érec : deux fils de rois qui fréquentent la cour d’Arthur connaissent deux destinées opposées, en fonction de l’attitude de ce roi. L’un accède au couronnement, l’autre fuit le monde. La conclusion de Lanval semble alors avoir quelque chose de l’amertume et du cynisme des Fables.

48Cette situation trouve un parallèle plus limpide dans Éliduc. Le récit débute, comme dans Lanval, par une faute royale mais également par un divorce, une séparation, non pas entre deux amants, mais entre un roi et son fidèle vassal Éliduc, qui vivaient auparavant une relation harmonieuse proche de celle qui unit Équitan et son sénéchal. Mais à la cour royale règne l’envie (Lanval, v. 23 et Éliduc, v. 41), ce qui fait de ces lais des illustrations de la morale de la fable Le roi des singes :

ne peot mie od le tricheür
li leaus hum aver honur
en curt u l’em voille tricher
e par mençunge faus juger. (Marie, Fables, 34, v. 57-60)

49Les ennemis d’Éliduc interviennent cependant plus directement que ceux de Lanval et médisent de lui auprès du roi, qui les écoute : la faute royale consiste alors à écouter les mauvais conseils et un manque général de discernement.

50Éliduc adopte, par contraste, une attitude particulièrement réfléchie : à ses amis qu’il a convoqués, il annonce son départ, après un proverbe et quelques commentaires sur la bonne conduite à tenir vis-à-vis de son seigneur et de ses voisins. Rien ne s’oppose en effet, du point de vue des règles du monde féodal, à avoir plusieurs seigneurs34, et c’est l’option que choisit Éliduc. La suite du lai vient sanctionner sa sagacité : la lettre qu’il reçoit beaucoup plus tard confirme qu’en son absence le royaume est tombé en quenouille ; conformément au proverbe in angustiisamici apparent, les yeux du roi se sont dessillés, il le rappelle et se comporte honorablement à son égard jusqu’à la fin du lai.

51Le dernier exemple de roi, Équitan, est en fait le premier à paraître dans les Lais tels qu’ils sont présentés dans le manuscrit Harley. À ce titre, il donne dans cette configuration une couleur particulière à la fonction dans l’ensemble du recueil.

52On peut se demander si, dès l’incipit, la voix narrative ne joue pas un jeu trouble et malicieux dans le tableau qu’elle dresse de celui qui est le seul roi protagoniste des Lais. Le ton est en effet on ne peut plus élogieux et le récit nous parlera :

D’Equitan, ki mut fu curteis
Sire des Nauns, jostise e reis.
Equitan fu mut de grant pris
Et mut amez en sun païs.
Deduit amout e druërie,
Pur ceo maintint chevalerie.(v. 10-16)

53Tout semble donc aller pour le mieux, surtout si l’on contraste les deux derniers vers avec la problématique centrale du lai immédiatement précédent. Voilà donc un personnage, pourrait-on songer, qui entre en scène bien établi dans sa position sociale et honoré de tous, alors que Guigemar était un marginal qui provoquait l’inquiétude de son entourage (v. 67-68) et derrière lequel il fallait peut-être voir l’inquiétante figure de Guillaume le Roux, un roi qui n’aima pas de femme et mourut lors d’un « accident de chasse », probablement assassiné par ses barons. Équitan possède au contraire toutes les qualités qui précisément manquaient à Guigemar et surtout la principale : il aime. Il maîtrise, semble-t-il, les codes de la courtoisie et conformément à ceux-ci, il associe dans son comportement la jonction attendue entre arma et amor.

54Mais comme il a déjà été noté35, il y a un danger, et peut-être même un peu de comédie à établir aux vers 15 et 16 un lien si direct du moyen, la chevalerie, au but, la druërie, qui laisse entendre à demi-mot qu’Équitan ne se préoccupe pas tant que cela de la première. Dans la recherche de l’équilibre entre arma et amor qui préoccupe tant de chevaliers de roman, Équitan se place plutôt aux côtés d’Érec et de l’amor, et s’expose, lui aussi, à la recreantise. Mais là où l’erreur d’Érec est inconsciente, les actions d’Équitan semblent guidées par le calcul et l’intérêt.

55Le lai introduit ensuite un nouveau personnage, le sénéchal, lui aussi parfait à tous égards mais qui de surcroît :

Tute sa tere li gardout
E meintenait e justisout. (v. 23-24)

56Parmi les fonctions qui reviennent normalement à Équitan, le sénéchal n’occupe pas les moindres : en particulier, c’est finalement lui qui exerce la justice, activité pourtant présentée plus haut comme une de ses prérogatives. Il n’est pas absurde qu’un sénéchal se substitue ainsi à son seigneur mais le portrait d’Équitan s’achève ainsi :

Ja, se pur ostïer ne fust,
Pur nul busuin ki li creüst,
Li reis ne laissast sun chacier,
Sun deduire, sun riveier. (v. 25-28)

57La voix narrative s’abstient de tout commentaire mais, pour qui connaît la suite du lai, il est difficile de ne pas voir derechef une certaine malice dans l’énumération paratactique des vers 27 et 28 et dans la suite du récit, qui poursuit sans ciller avec la description de la femme du sénéchal. Ceci confirme le portrait d’Équitan en roi recreant, oublieux de ses devoirs princiers et préférant aller chasser, littéralement et métaphoriquement, puisque sa décision d’aller chasser sur les terres de son sénéchal le montrera en fait à la recherche d’un autre gibier. À se demander, même, si nombre des mentions de chasse qui parsèment les Lais ne sont pas à prendre définitivement au second degré, et s’il ne s’agit pas toujours de métaphore amoureuse.

58Équitan amoureux montre ensuite, plus clairement encore que le roi des Deux Amants, quelques velléités de personnage tragique. Le lai le montre seul, dans sa chambre, en plein monologue délibératif, confronté à un dilemme moral entre son désir et ses obligations royales et féodales vis-à-vis de son sénéchal, obligations qu’il rappelle lui-même dans les admonestations qu’il s’adresse :

Garder li dei amur e fei
Si cum jeo voil k’il face a mei. (v. 73-74).

59Notons le pragmatisme d’Équitan, pour qui l’enjeu n’est pas le mensonge ou la tromperie per se, mais les dangers qu’impliquerait pour lui-même la rupture d’un pacte vassalique caractérisé non pas par l’inféodation du vassal mais par des devoirs réciproques et équilibrés entre suzerain et vassal. Ce n’est d’ailleurs pas autrement que la morale de la fable L’homme et ses membres définit cette relation :

nul [hum] ne peot aver honur
ki hunte fet a sun seignur,
ne li sire tut ensement,
pur qu’il voille hunir sa gent ;
si l’un a l’autrë est failliz,
ambur en erent maubailliz. (Marie, Fables, 27, v. 21-26)

60La symétrie de la structure est alors parfaite : deux vers pour pointer le comportement d’un mauvais vassal, deux vers pour celui d’un mauvais seigneur, deux vers qui les rassemblent enfin sur un pied d’égalité.

61L’égoïsme et l’hypocrisie d’Équitan lui font développer toute une série d’arguments toujours plus sophistes qui emportent finalement son adhésion : il confiera son amour à la dame. Si la tonalité de bien des vers qui suivent n’est pas sans prendre quelques accents raciniens, comme l’alternative proposée par le roi à la rime entre le confort ou la mort (v. 115-116), la discussion avec la dame du sénéchal s’éloigne bien vite de tels absolus. Celle-ci réagit en effet à la révélation de son amour en pointant le problème d’un statut inégal entre amants :

Vus estes reis de grant noblesce ;
Ne sui mie de teu richesce
Qu’a mei vus deiez arestez
De druërie ne d’amer. (v. 121-124).

62Équitan a beau se plaindre qu’il s’agit là de bargaine de burgeis (v. 152) et donc de discussions indignes de leur condition, la position de la dame qu’Amur n’est pruz se n’est egal (v. 137) paraît inébranlable. Équitan, qui n’est lui toujours guidé que par son intérêt, d’aucuns diraient sa libido, renonce alors explicitement à son titre de rei, ce qui sera le signe annonciateur de sa felonie :

Ma chiere dame, a vus m’ustrei :
Ne me tenez mie pur rei,
Mes pur vostre humme e vostre ami. (v. 169-171)

63L’histoire d’Équitan trahissant son sénéchal, une inversion du topos habituel des contes dans lesquels le sénéchal (ou conseiller, ministre, vizir) est plus régulièrement le traître, a souvent été lue comme la corruption de l’éthique féodale par les déséquilibres qu’induit la fin’amor dont Équitan « reproduit toute la rhétorique36 ». Car malgré les beaux principes de la dame, la situation qu’elle a réussi à établir entre eux est, comme dans la fin’amor, inégale :

Vus seiez dame e jeo servanz
Vus orgueilleuse e jeo preianz. (v. 175-176)

64Cette inégalité de traitement, qui conduit à faire de l’homme le vassal de la dame, toute plaisante qu’elle puisse paraître tant qu’elle reste un jeu courtois, est dangereuse, quoiqu’elle n’ait pas, dans un première temps, de bien graves implications. Comme souvent dans les Lais, les amants inventent un compromis qui permet de satisfaire toutes les parties, compromis que décrit tout un passage à l’imparfait de répétition (v. 185-196) : Équitan vient en visite, il prétend se faire saigner, le couple fait son affaire derrière des portes closes qui effacent toutes formes de liens sociaux, autant ceux qui les lient au sénéchal que ceux qui devraient les rendre inégaux. Ironie subtile du narrateur : le sénéchal accomplit pendant ces ébats avec la diligence qu’on lui connaît les offices de la fonction royale abandonnée par son maître (v. 195-196).

65Dans les appartements d’Équitan, l’amour est certes vécu au prix du reniement de la fonction royale, de l’idéal féodal37, du mariage, des contraintes sociales, d’un commandement divin, mais il paraît viable. La chambre, régulièrement dans les Lais, se trouve ainsi être le lieu d’une émancipation que permet une intimité parfois paradoxale (Guigemar, Yonec). S’il paraît viable, c’est que cette situation dure longtemps, comme l’indique avec insistance la voix narrative aux vers 185 et 197, et qu’elle n’est pas interrompue par un dysfonctionnement interne au couple, ni même par une intervention du mari qui pourrait avoir quelque mot à dire dans l’affaire, mais par celle d’un groupe de personnages, les barons, qui rappellent le seigneur ou le roi à ses devoirs procréatifs, les mêmes que ceux de Goron dans le Fresne (v. 313). Intervention légitime d’hommes qui ont l’obligation de conseiller au mieux un seigneur fautif qui, comme le roi des Deux Amants, met en péril la postérité du royaume en le laissant sans héritier, ou action de vulgaires opposants à un amour libre, « égal » et légitime ? Si le texte du lai reste muet sur ce point, sa conclusion permet néanmoins de faire pencher la balance du côté de la première hypothèse.

66En revanche, pas d’ambigüité pour Équitan. Pris entre deux impératifs irréconciliables, épouser par obligation une femme qu’il n’aimera pas et poursuivre sa relation avec sa dame, il écoute la suggestion de la femme du sénéchal de tuer son époux, confirmant que la première faute, l’abandon de ses obligations et de ses serments royaux vis-à-vis de son sénéchal, était bien la pente du crime et en appelait de plus grands.

67Quant à la femme du sénéchal, on pouvait déjà soupçonner ce personnage d’autant de calcul et d’hypocrisie qu’Équitan : n’avait-elle pas accepté la vassalité d’Équitan un instant après avoir proclamé le beau projet d’un amour égalitaire ? La voici, au premier obstacle, suggérant le meurtre. Tout parallèle dressé avec Ève ou avec les « femmes de mauvais conseil » ou adultères qui parsèment la littérature misogyne, des contes, des fables, des romans et bientôt des fabliaux38, se fera à son détriment car rares sont les personnages à pousser si loin une noirceur qui, à nouveau, fait signe vers la tragédie et rappelle plutôt un personnage comme Clytemnestre. On sait à quelle fin l’obéissance passive d’Équitan, désormais inféodé à une femme, le conduit à la conclusion du lai.

68Parmi les leçons éthico-politiques à tirer des Lais, celle d’Équitan est alors la plus claire. Elle est même édictée en toutes lettres par une morale à la fin du lai dans deux vers qui sont les mêmes que ceux de la fable Le lion et le renard de Marie :

Tel purchace le mal d’autrui
que cel meme revient sur lui,
si cum li lus fist del gupil,
qu’il voleit mettre en eissil. (Marie, Fables, 68, v. 57-60)
Ki bien vodreit reisun entendre
Ici purreit ensample prendre :
Tels purchace le mal d’autrui
Dunt tuz li mals revert sur lui. (Équitan, v. 307-310)

69morale qui clôt admirablement par le retour d’un terme de la famille de la chasse, le verbe purchacer, le lai par là où il avait commencé.

70Quelles fautes a, pour conclure, commises Équitan ? D’abord, de s’être laissé guidé par son désir et non par son devoir ; ensuite, d’avoir voulu jouer au jeu dangereux de la fin’amor. Comme le propose une note de l’édition, il s’agit peut-être là d’un jeu de rôle : Équitan n’est pas un jeune chevalier, mais un roi. En ayant souhaité être autre qu’il n’est, un autre thème récurrent des Fables, au mépris de sa position sociale et des conseils de son entourage, il a rompu le statu quo et fait preuve de desmesure.

71Ce qui caractérise ces rois des Lais est ainsi moins leur tyrannie que leur faiblesse, leur faillibilité, leur humanité. Moins que des tyrans, ils sont plutôt des aveugles aisément manipulés par leur entourage, en particulier par les losengiers et les femmes.

Le roi d’élection et la figure du bon sire

72Par-delà l’indubitable différence générique qui caractérise le traitement de ces figures royales négatives dans l’une et l’autre œuvres de Marie, on a constaté jusqu’ici, par les parallèles relevés entre elles, une certaine parenté de pensée. Les conseils prodigués par les deux œuvres pour régler la question du tyran et les caractéristiques du bon sire relèvent cependant plus nettement autant d’une même intention que d’une même méthode.

73La stratégie d’évitement d’Éliduc n’a pas été uniquement efficace pour résoudre le conflit avec son premier souverain injuste : il lui a permis d’en obtenir un autre bien supérieur. En plus d’être l’homme aux deux femmes, Éliduc est en effet également l’homme aux deux maîtres et le lai établit des parallèles clairs entre les obligations qui le lient à sa femme et celles qui le lient à son seigneur. L’intrigue amoureuse est alors le dédoublement d’une intrigue politique.

74Les aventures d’Éliduc au royaume de Logres, et donc en Angleterre, lui font croiser le chemin d’un roi nécessiteux qui est d’emblée d’une autre nature que son prédécesseur : il fait preuve de la meilleure éducation en accueillant Éliduc, encore que cela soit dans son intérêt ; juste après le combat victorieux qu’Éliduc mène contre ses ennemis, on le voit attendre anxieusement le retour de ses chevaliers pour qui il ad grant poür (v. 228), craignant de les avoir imprudemment exposés au danger et donc soucieux de ses hommes plus que de son propre sort. Il récompense Éliduc à la hauteur de ses exploits et en fait le gardien de sa terre, comme le roi précédent. On le voit ensuite, détail atypique, jouer aux échecs avec un chevalier du continent pour sa fille enseigner (v. 488). Ce personnage sans défaut porte les marques de l’idéalisme qui prévaut dans la conclusion de ce lai, dans lequel les vertus sont toujours reconnues, l’innocence démontrée, et où chacun rivalise finalement de retenue et d’abnégation.

75Si le lai est ainsi la démonstration qu’il existe des bons rois, l’opposition établie entre les deux figures royales apparaît cependant un peu grossière, car l’intrigue politique tourne en fait assez vite court pour laisser place à l’intrigue amoureuse : il n’y a jamais de conflit entre les deux serments de vassalité comme il y en a un entre le mariage avec Guildeluec et l’engagement avec Guilliadon.

76La véritable leçon politique réside plutôt dans l’attitude d’Éliduc et au caractère exemplaire de sa décision : face à un roi intraitable, il faut plier armes et bagages et le quitter. Dans le monde politique fragmenté de l’Europe féodale, il est toujours possible pour un homme honnête, vaillant et méritant de prouver ailleurs sa valeur et de trouver meilleur maître.

77Cette idée qu’il existe des « rois d’élection » et qu’il est du ressort du vassal de choisir son seigneur est écrite en toutes lettres dans les Fables. Comme il s’agit des Fables, elle continue cependant de l’être par antithèse. La morale de la fable dans laquelle le loup avait été élu roi soulignait ainsi

que hum ne deüst pur nule rien
felun hume fere seignur. (Marie, Fables, 29, v. 116-117)

78Deux autres fables consécutives traitent directement du motif antique de l’élection : Les grenouilles qui demandent un roi (18) et Le roi des colombes (19). Pour ne s’arrêter un instant que sur la deuxième, observons sa morale, après que les colombes malavisées ont élu comme roi un milan prompt à les dévorer :

« Melius nobis fuerat inportuni milui inimicitiam pati quam sub sua potestate ita cotidie necari. Sed iuste et digne hec patimur quia nos stulte tali commisimus seniori39. ». (Romulus de Nilant, 19)
« Grant folie, fet il, fesimes
quant l’ostur a rei choisi[si]mes ;
que nus ocist de jur en jur.
Meuz nus fust [il] que senz seignur
fuissums tut tens que aver cestui.
Einz nus guardïum* [nus] bien de lui,
ne dutum fors sun aguait ;
puis que l’umes a nus atrait,
a il tut fet apertement
ceo qu’il fist einz celeiement. »
Cest essample dit as plusurs,
que choisissent les maus seignur.
De grant folie s’entremet,
ki en subjectïun se met,
a crüel hume u a felun :
il n’en avera si hunte nun. (Marie, Fables, 19, v. 11-26)

79La grande expansion qui affecte la prise de parole de la colombe et l’ajout d’un epimythium dans son adaptation dont ne disposait pas la version latine rendent manifestes les préoccupations de Marie, notamment parce que la colombe et la morale parlent un même langage dans lequel la perspective est celle du vassal et où le verbe choisir est prééminent.

80Cette insistance sur des pratiques électives dans les Fables peut paraître surprenante, voire anachronique. Les théories de transmission du pouvoir carolingiennes, elles-mêmes issues de pratiques germaniques anciennes, prévoyaient néanmoins que le roi était élu par l’ensemble du peuple, une élection validée ensuite par un conseil de nobles. L’Angleterre pré-normande ne disposait pas moins d’une forme de curia regis comme les Carolingiens, le Witenaġemot, sur lequel, faute de documentation, on sait peu de choses mais qui avait néanmoins comme fonction, peut-être simple validation, peut-être pouvoir effectif, d’élire le roi.

81Au moment où Marie rédige ses Fables et ses Lais, la monarchie élective est en cours de délitement définitif en France où les Capétiens ont presque réussi à la faire oublier en prenant soin de faire couronner leurs héritiers de leur vivant mais en cours d’institutionnalisation formelle en Germanie où seront bientôt officiellement désignés ceux que l’on appelera plus tard les princes-électeurs.

82Ces termes d’eslire et de choisir qui préocuppent tant les Fables ne sont ainsi pas uniquement des métaphores pour toute forme de relation hiérarchique. Ils servent à rappeler le rôle capital qu’occupe le vassal dans la société féodale, qui ne reconnaît pas juridiquement un système de monarchie héréditaire et absolue. Les Lais comme les Fables insistent donc sur sa responsabilité politique. Contrairement à ce que soutiennent certaines doctrines contemporaines, les deux œuvres suggèrent que les rois n’apparaissent ni sua sponte ni par la volonté divine, mais n’accèdent au trône que grâce au soutien ou à le complicité de leurs vassaux.

83La morale de la fable Le loup et l’agneau (2) et l’abandon de sa fonction royale par Équitan permettent d’établir un dernier lien entre les deux œuvres autour de la notion de justice qui était dans la bouche d’Henri Ier et de ses successeurs un des devoirs principaux du roi.

84Le roi qui est introduit dans la seconde moitié du Bisclavret et qui en est de facto le protagoniste mérite effectivement les adjectifs sage et curteis (v. 222) que lui attribue le narrateur.

85Lui aussi est un roi chassant et son apparition pourrait faire craindre la venue d’un autre Équitan, mais c’est avec un certain discernement qu’il sait reconnaître la vraie nature du loup-garou venu le supplier et décide de l’adopter. Plus tard, quand le loup-garou arrache son nez à sa femme, il suit les conseils d’uns sages hum (Li reis ad sun cunseil creü, v. 261), et la soumet à la torture. Sage décision, qu’il faut saluer, car elle permet de résoudre le mystère : un usage raisonné de sa puissance (nous dirions aujourd’hui de sa violence) apparaît alors comme une arme efficace et légitime entre les mains du roi-juge.

86De même plus loin, quand il s’agit de rendre au bisclavret son apparence, c’est le même conseiller qui n’hésite pas à lui faire savoir sans beaucoup de ménagement qu’il s’y prend de mauvaise façon : Sire, ne fetes mie bien ! (v. 283). Toutes ces mises en scène rendent apparent qu’une des vertus du bon suzerain est de savoir s’entourer de bons conseillers, en l’occurrence un bon lecteur capable d’interpréter les symboles et de ne pas brider leur parole. Les qualités d’un bon serviteur se reflètent alors favorablement sur son maître, comme il se dit en proverbe au xiiie siècle : au seneschal de la maison peut-on connoistre le baron.

87Le bisclavret revient à sa nature humaine dans le lit même du roi, ce qui est peut-être le signe d’une identité entre le roi et lui. Quoi qu’il en soit, en faisant coucher dans son propre lit un être qui jusqu’ici dormait au sol (v. 176), le roi le restaure dans son humanité ; dans son propre lit, le roi démontre ainsi la fidélité et la largesse dont il faut faire preuve envers un être qui vous est loyal.

88Rétablir la vérité, restaurer les hommes déchus dans leur droit, punir les coupables mais également avoir su bien s’entourer : telles sont alors les actions illustres d’un bon roi.

89Ce roi des Lais trouve un équivalent dans une fable de Marie dans laquelle un loup et un renard qui se sont disputés vont demander au lion de juger leur affaire : celui-ci déclare que le loup est fautif, mais que les torts sont néanmoins partagés et qu’il renonce à porter un jugement parce qu’il a menti conformément à sa nature, alors que la vérité du renard ne lui correspond pas. En voici la morale :

Issi deit fere li bon sire :
il ne deit pas juger ne dire,
si si hume, que de lui tienent,
ireement en sa curt vienent;
ne deit si [en]vers l’un parler
que a l’autre en deie mut peser,
mes adrescer a sun poër
e l’ire fere remaner. (Marie, Fables, 88, v. 19-26)

90Cas rare dans le recueil, le lion de la fable représente alors un suzerain et un juge modèle dont la prise de parole judiciaire est recommandable parce qu’elle est mise au service d’un idéal : elle n’intervient que suite à la demande d’un plaignant, vise l’équilibre dans la résolution du conflit, ménage les susceptibilités et œuvre pour la paix, le tout sous le regard de la curt qui est, presque tout autant que les parties, le public qu’il faut convaincre, satisfaire et inspirer par l’exemple d’une justice qui néanmoins, par pragmatisme toujours, ne peut être équitable que dans la mesure du possible (a sun poër).

91S’il est topique dans toute la littérature du temps de définir le bon prince comme un bon juge – Jean y consacre le livre IV du Policraticus – surtout en se référant à la figure universellement révérée de Salomon (Érec et Énide, v. 2211), il faut noter que cette capacité de jugement dont jouissent quelques rares personnages des Lais et des Fables ne se limite pas à une évaluation correcte des caractères ou des paroles, mais s’étend aux situations individuelles et collectives, qu’il est nécessaire de prendre en compte pour dispenser une justice efficace.

Conclusion

92Les contours de la figure royale que nous avons tenté de retracer montrent ainsi comment les deux collections des Lais et des Fables cherchent d’abord à établir toutes les deux, en toile de fond pour l’une, comme motif principal pour l’autre, une éthique royale par la représentation de multiples portraits à charge. Plus proche de Louis que de Charlemagne, la royauté mise en scène est surtout celle des défauts princiers. Elle dessine néanmoins en creux ce qui fait un bon roi : quelqu’un qui respecte ses serments, a conscience de la réciprocité du lien féodal, sait faire preuve de perspicacité, bien s’entourer, œuvre pour la justice.

93Cet objectif commun ne se fait pas au mépris des lois de chaque genre. Les rois des Lais, œuvre dans laquelle il est rarement possible d’effacer la spécificité de chaque récit par une loi générale, sont des personnages romanesques, suffisamment caractérisés, même si ce n’est que par petites touches, au point d’être uniques. Un personnage comme Muldumarec, qui est malgré tout un roi mais dont les multiples fonctions, merveilleuses, amoureuses, mythologiques et dynastiques, diffèrent entièrement de celles des autres personnages royaux, a ainsi été sciemment laissé de côté dans cette étude40. Les rois des Fables sont au contraire des types à peu près interchangeables. Voilà peut-être pourquoi les premiers fautent et se trompent tandis que les seconds peuvent être uniformément tyranniques ou irréprochables.

94Les dévoiements similaires que leur comportement implique et qui causent la ruine autour d’eux trouvent peut-être leur source dans une cause unique : dans le Policraticus (III, 3), Jean définit la superbia (« l’orgueil ») comme radix omnium malorum (« racine de tous les maux ») et insiste particulièrement sur le rôle néfaste que jouent ceux qui non reprimuntconcupiscentiam (« ne répriment pas leur convoitise » ou « leur désir passionnel41 »). Si tous les mortels sont des créatures de désir et de passion (cupiditas), celui des maus seignurs est un désir mal placé, excessif, non contrôlé, qui permet, peut-être, d’assimiler un personnage comme le loup qui ne peut rester végétarien (Fables, 29, v. 39 : « grant talent a de char manger ») à un autre comme Équitan (v. 70 : « Jeo quit que mei l’estuet amer42 »).

95Ces rois de fiction occupent néanmoins également tous une fonction didactique, évidente dans les Fables dont on a souvent dit qu’il s’agissait d’un miroir des princes, un guide d’instruction composé pour conseiller l’aristocratie et l’aider à manœuvrer dans les eaux troubles de la société féodale43, mais également dans les Lais qui ont pu, tout autant que les romans contemporains, avoir comme fonction de susciter des discussions et des débats autour des actions de leurs différents personnages. Si ce didactisme fonctionne par contre-exemple, il n’y a pour autant pas de paradoxe à dédier à un roi une œuvre représentant des souverains si fautifs. S’il faut interpréter les Lais comme une œuvre de cour, il est toujours possible d’imaginer Henri II aimant à se reconnaître dans la sagacité d’un roi comme celui du Bisclavret ou dans la bienveillance de celui qui règne comme lui outre-mer dans Éliduc.

96La raison profonde de la perspective dépréciative qui affecte le personnage royal dans les Fables comme dans les Lais réside finalement davantage, d’une part du fait que ce didactisme est plus directement adressé aux vassaux qu’à un futur dirigeant, et d’autre part d’une approche plus pragmatique, et presque réaliste, sur ce sujet, plus proches des traités politiques que de textes idéalistes comme les premières chansons de gestes.

97De même que Jean pouvait affirmer que nam eam [i.e. potestam] utrisque contingere manifestum est, licet (exigente malitia temporis nostri qui in nos flagellum Domini iugiter prouocamus) malis, id est insipientibus, sepius concedatur44, les rois que dépeint Marie, trop humains, pris dans le piège de la passion ou incapables de distinguer la parole médisante de la loyauté, paraissent mal armés pour répondre aux obligations de leur charge, dont la ligne d’horizon est d’être, à l’image de Dieu (Iudex Christus), un arbiter regni, un juge capable de la plus grande perspicacité.

98Peu dupe sur les chances de voir une telle perfection s’incarner jamais dans le siècle, Marie préconise pour se prémunir face aux maux qui touchent des centres de pouvoir où règnent l’envie et le mensonge, à la fois la liberté du vassal et sa responsabilité individuelle. La fonction royale, dont dépend la stabilité et la pérennité de la société toute entière, est l’affaire de tous. Il faut empêcher si possible la promotion de sinistres personnages et toujours adopter une attitude distanciée et parfois duplice vis-à-vis d’une cour qui apparaît comme le lieu d’une inéluctable corruption des mœurs.