Colloques en ligne

Michel Viegnes

« Postérités de ‘La Fiancée de Corinthe’ (‘Die Braut von Korinth’) : Goethe et l’imaginaire de la morte amoureuse

1Il s’agit ici d’examiner les échos du poème de 1797, « La Fiancée de Corinthe » (« Die Braut von Korinth »), dans les littératures européennes du dix-neuvième siècle1. Quelles filiations directes ou indirectes peut-on trouver dans les nombreux textes reprenant les thèmes de la morte amoureuse, du vampirisme et du conflit entre christianisme et paganisme ? Comment Goethe opère-t-il la médiation entre un motif ancien et un imaginaire moderne ?  Ce sont les deux questions principales auxquelles nous tenterons d’apporter une réponse.

21797 est parfois appelée l’année des ballades, car Goethe et Schiller se distraient de leurs œuvres plus conséquentes en composant ces courts poèmes narratifs qu’ils s’échangent et dont ils partagent la lecture critique2. « Die Braut von Korinth », dont les sources sont complexes3, fut mal reçu par certains de leurs compatriotes, et le poème a été porté à l’attention du public francophone par Germaine de Staël dans son De l’Allemagne, en 1813. Même l’admiratrice du sage de Weimar a du mal à cacher son embarras critique devant cette œuvre dont le côté « gothique » choque sa part latine :

Goethe s’est essayé aussi dans ces sujets qui effraient à la fois les enfants et les hommes ; mais il y a mis des vues profondes, et qui donnent pour long-temps à penser : Je vais tâcher de rendre compte de celle de ses poésies de revenants,laFiancée de Corinthe, qui a le plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendreen aucune manière ni le but de cette fiction, ni la fiction en elle-même ; mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination qu’elle suppose.Leurs pères avoient juré d’unir les deux jeunes gens, tout autre serment lui paroit nul.
À l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille semble plus à l’aise, elle boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenoient les ombres dans l’Odyssée pour se retracer leurs souvenirs.
Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer ; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il y a comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante […]
Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce ; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur croissante : chaque mot indique sans l’expliquer l’horrible merveilleux de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissoit de quelque chose qui fût arrivé ; et la curiosité est constamment excitée sans qu’on voulût sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus tôt satisfaite.
Néanmoins cette pièce est la seule parmi les poésies détachées des auteurs célèbres de l’Allemagne contre laquelle le goût français eut quelque chose à redire : dans toutes les autres les deux nations paraissent d’accord4.

3Dans ce poème narratif de 28 strophes de 7 vers chacune, Goethe ne reprend pas seulement le thème de la morte amoureuse et du vampirisme ; il y ajoute celui du conflit entre christianisme et paganisme, assorti d’une méditation sur le libre-arbitre et la puissance du symbole.  

4Cette figure de la morte amoureuse, pour reprendre le titre de la célèbre nouvelle de Gautier, apparaît d’abord comme la contrefaçon infernale d’une éternité de l’amour affirmée dans l’Ancien Testament par le Cantique des Cantiques et dans la mythologie classique à travers l’histoire de Philémon et Baucis5. Cette amoureuse qui défie la tombe est aussi la version problématique – plutôt qu’intégralement négative – du fameux motif goethéen de l’Ewig-Weibliche, dont Nerval développera d’autres efflorescences avec ses Filles du feu et ses Chimères.

5En climat chrétien, surtout depuis l’interprétation allégorique du Cantique des cantiques imposée au douzième siècle par Bernard de Clairvaux, le seul amour aussi fort que la mort est l’amour spirituel, et non charnel. La faute de la morte amoureuse est donc de prétendre élever Eros au rang d’Agapè. Même en climat « païen », du reste, la transgression des frontières entre vivants et morts est une injure à l’ordre divin et cosmique. La morte amoureuse devient donc ipso facto une figure maléfique de la transgression. Mais la fiancée corinthienne de Goethe peut revendiquer pour elle-même le statut de victime, sa mère ayant – abusivement selon elle – disposé de son destin en la consacrant à la vie religieuse afin d’obtenir la guérison alors que la maladie mettait sa propre vie en danger. Ce faisant, sa mère a condamné son propre enfant à une mort précoce, la jeune fille ne pouvant supporter d’être privée des joies de la terre. C’est ainsi que l’on peut interpréter la confusion savamment maintenue dans le texte entre la cellule monacale, (die Klause), et l’intérieur du tombeau, (die schwerbedeckte Enge) : le lieu exigu lourdement recouvert6. Goethe, il est vrai, joue sur l’ambiguïté, car on pourrait lire l’ensevelissement de la jeune fille qui dit elle-même à sa mère « N’est-ce point assez pour vous de m’avoir sitôt roulée dans un linceul et couchée au tombeau ?7 » comme la métaphore d’une prise de voile forcée, à l’instar de Suzanne Simonin, l’héroïne de La Religieuse de Diderot. Mais le caractère spectral de cette fiancée d’outre-tombe est clairement affirmé dans la strophe précédente, où il est dit que « par la force de l’Esprit, [s]a forme se lève et grandit lentement sur la couche8 ».

6La lecture la plus « logique » est donc que la jeune Corinthienne est morte de dépit et de langueur, par la faute d’une mère fanatique et égoïste qui l’a offerte en victime votive pour obtenir sa propre guérison. C’est d’après sa fille un véritable sacrifice humain (Menschenopfer). Toute l’ironie de Goethe consiste ici à renverser la hiérarchie morale des religions : « Ce ne sont ni la brebis ni le taureau qui sont ici offerts en sacrifice, mais des victimes humaines... horreur inouïe9 ». De manière très polémique, le christianisme est ainsi présenté comme une religion barbare qui a supplanté un culte plus doux et plus conforme à l’ordre naturel, contrairement à l’image qu’il a voulu donner de lui-même dans l’Antiquité et lors de la conquête espagnole des Amériques.

7Néanmoins il est difficile pour le lecteur, même le plus anticlérical, de prendre entièrement en sympathie cette fiancée spoliée par une mère bigote et injuste, dès lors qu’elle exerce sur celle-ci le terrible chantage que l’on voit à la fin du poème. Ou bien sa mère accepte d’exhumer son corps et de le brûler sur un bûcher funéraire, selon le rite ancien10 et ainsi purifiée et sublimée par le feu, la Corinthienne pourra « s’envoler vers les anciens dieux »  ; ou bien, selon ses propres termes, elle sucera le sang du cœur d’autres hommes après avoir « consommé » son fiancé actuel, jusqu’à que ce que « la jeune race succombe à [s]a fureur11 ». Car il faut bien comprendre en effet qu’elle a déjà, sans aucun état d’âme si l’on peut dire, sacrifié le jeune Athénien aux exigences de sa vie contre-nature. En lui offrant une chaîne d’or, qu’il accepte sans méfiance, et en exigeant qu’il lui offre une mèche de ses cheveux, ce qu’il fait sans hésiter, elle l’a effectivement condamné à mort, comme elle le lui révèle : « Beau jeune homme ! tu ne peux vivre plus longtemps » (« Schöner Jüngling! kannst nicht länger leben », p. 138).  

8Ainsi la spoliation de sa vie de femme appelle par compensation l’holocauste de son fiancé et de tous les hommes qu’elle pourra vampiriser. Elle ne voit pas de contradiction à disposer ainsi du sort d’autrui, alors que c’est exactement ce qu’elle reproche à sa mère d’avoir fait à son encontre. Elle concède que sa mère a agi en proie au délire lorsqu’elle était malade : « Durch der guten Mutter kranken Wahn » (p. 132). Mais par ailleurs elle considère très raisonnable le vœu des deux pères qui avaient scellé à l’avance le mariage de leurs enfants sans que ces derniers se soient jamais vus12.

9En ce sens, la fiancée goethéenne apparaît nettement plus sombre que certaines de ses sœurs littéraires ultérieures au dix-neuvième siècle. Ni la Clarimonde de Gautier, héroïne de « La Morte amoureuse » (1836) ni la vampiresse saphique de « Carmilla » de Joseph Sheridan le Fanu (1871) ne sont des personnages entièrement ténébreux. On le voit notamment chez Gautier dans le fait que Clarimonde ne tire de Romuald, le jeune prêtre qu’elle a séduit,  que quelques gouttes de sang, la quantité minimale dont elle a besoin pour « soutenir son existence factice13 », son souci premier étant de garder son amant en vie et en parfaite santé. Ce dernier le sait et se repose sur la certitude que « la femme [lui] répondait du vampire14 ». Quant à Mircalla de Karnstein, devenue par anagramme Carmilla, elle aime Laura, avec une forme d’égoïsme qui n’est qu’un simple instinct de survie auquel elle est condamnée. Jean Marigny, dans son étude sur la littérature vampirique anglophone, relève que « le vampire est toujours seul face aux autres et ne peut espérer l’aide de personne15 », ajoutant que « l’altérité », qui pour ce personnage de Le Fanu est double, « a toujours pour corollaire la solitude16 ». Clarimonde et Carmilla sont mues seulement par l’Eros, en tant que force vitale et amoureuse, et non par un quelconque désir de se venger d’une injustice qu’elles auraient subie de la part des vivants.

10La vengeance posthume est très présente, en revanche, dans la ballade de Ludwig Christoph Heinrich Hölty, « Die Nonne », publiée en 1775 dans l’Almanach des Muses de Göttingen, et que Goethe avait probablement lue. Ce poème, dont Schubert fera plus tard un lied, relate la vengeance d’une religieuse, Belinda, séduite par un personnage à la Don Juan qui la trompe immédiatement avec d’autres femmes dès qu’il a obtenu d’elle ce qu’il voulait. La nonne humiliée le fait alors assassiner par des hommes de main et, non contente de cette mort, va déterrer son cadavre, en arrache le cœur et le piétine. Cette âme en furie réapparaît périodiquement en tant que spectre dans le cimetière, portant un voile blanc éclaboussé de sang et tenant dans les mains un cœur sanguinolent qu’elle élève trois fois au ciel, dans une étrange parodie de consécration des espèces, avant de le jeter à terre et de le fouler aux pieds, tandis qu’une lueur infernale jaillie de ses orbites creuses vient éclairer le cimetière. L’exigence de réparation d’une injustice apparaît aussi, mais de manière plus proportionnée si l’on peut dire, dans une autre version de la « Nonne sanglante » que Matthew Gregory Lewis reprend dans son roman Le Moine en 1796, et que Nodier adaptera aussi par la suite, avant que Gounod n’en fasse un opéra sur un livret d’Eugène Scribe en 1856.

11Quand on compare « La Fiancée de Corinthe » à ce traitement gothique qui a particulièrement inspiré Antonin Artaud dans sa traduction libre du roman de Lewis, ainsi qu’à la ballade très Sturm und Drang de Hölty, on comprend à quel point le texte de Goethe problématise un scénario surnaturel classique. Pour reprendre les termes de Germaine de Staël, le sage de Weimar « y a mis des vues profondes, et qui donnent pour long-temps à penser ». Tous les personnages de son drame sont moralement ambigus, y compris le fiancé athénien, lequel ne peut ignorer, au contact du corps glacé qu’il étreint, que son coït est doublement transgressif. D’autre part il tombe manifestement dans l’hybris lorsqu’il s’imagine pouvoir, par sa vigueur sexuelle, raviver en elle la flamme de la vie : « Il l’étreint avec ardeur dans ses bras puissants, enhardi par la force juvénile de l’amour / - Sois sûre de te réchauffer près de moi, me fusses-tu envoyée du tombeau17 ».

12Quant à la mère chrétienne, outre qu’elle a sacrifié sa fille à sa propre guérison, elle manifeste une curiosité quelque peu appuyée lorsqu’elle colle l’oreille à la porte de la chambre d’où lui parviennent les gémissements voluptueux du couple. « Elle écoute à la porte, elle écoute longtemps » (« [sie] Horchet an der Tür und horchet lange», p. 136), dit le texte sans préciser tout de suite ce que signifie « longtemps ». Mais l’on apprend deux strophes plus loin qu’elle écoute jusqu’à ce que le coq ait chanté, forçant ainsi l’amoureuse d’outre-tombe à quitter son amant, jusqu’à la nuit suivante. Or on sait que leurs ébats avaient commencé peu après minuit – l’heure des esprits – et même si le soleil se lève tôt, on doit en déduire que la mère a passé plusieurs heures l’oreille collée à la porte de la chambre.

13Si Goethe ne prône pas une sexualité totalement débridée – comme le montre bien le poème « Le Dieu et la Bayadère » dont la composition est pratiquement contemporaine – il  condamne en revanche le refoulement du désir imputable à une stricte morale chrétienne, et il anticipe intuitivement, comme le fera plus tard Mérimée dans « La Vénus d’Ille », la thèse freudienne du retour violent du refoulé, selon laquelle l’Eros contrarié ressurgit en Thanatos, en mode pervers, pathologique ou destructeur. La mère corinthienne, dont le mariage chrétien ne trouve de justification que dans la procréation – si elle a suivi scrupuleusement la morale de Saint Paul – a peut-être fait avec le sacrifice de sa fille un transfert symbolique inconscient du sacrifice de son propre Eros. D’autre part il n’est pas exclu de lire ce poème comme l’expression d’une double hallucination, née de la libido chez le jeune homme, et de la culpabilité chez la mère. Loin d’affirmer systématiquement la réalité des spectres et des vampires dans sa fameuse dissertation, Augustin Calmet suggérait déjà en 1751 que ces apparitions étaient le plus souvent une expérience hallucinatoire18.

14Cette condamnation goethéenne du christianisme comme religion négatrice de la nature se retrouve clairement chez Gautier, aussi bien dans « La Morte amoureuse » de 1836 que dans « Arria Marcella » en 1852. Dans ces deux récits, une femme dont le seul tort était de vouloir, de son vivant, assumer librement ses désirs est poussée à une transgression surnaturelle en séduisant un homme jeune et plein de vie, une vie dont elle nourrit son « existence factice ».

15Dans la nouvelle de 1852, qui transporte un Français du dix-neuvième siècle dans la Pompéi du Ier siècle après J.-C., les circonstances de la rencontre et le comportement de la femme présentent une ressemblance assez frappante avec le poème de Goethe :

Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à côté d’elle sur le biclinium et de prendre part au repas ; — le jeune homme, à demi fou de surprise et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur les plats que lui tendaient de petits esclaves asiatiques aux cheveux frisés, à la courte tunique. Arria ne mangeait pas, mais elle portait souvent à ses lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli d’un vin d’une pourpre sombre comme du sang figé ; à mesure qu’elle buvait, une imperceptible vapeur rose montait à ses joues pâles, de son cœur qui n’avait pas battu depuis tant d’années ; cependant son bras nu, qu’Octavien effleura en soulevantsa coupe, était froid comme la peau d’un serpent ou le marbre d’une tombe19.

16Autre détail que l’on retrouve chez Gautier, sa belle romaine porte autour du front une bandelette or et noir, comme la fiancée goethéenne (« Um die Stirn ein schwarz- und goldnes Band», p. 130). Même si le détail se veut « réaliste », il n’est pas anodin chez Goethe qui, dans sa fameuse théorie des couleurs, définit le jaune comme la couleur la plus proche de la lumière. On a donc là un fort effet de contraste entre le jaune doré et le noir, d’autant plus que selon la physique de Goethe l’obscurité est une substance autonome, et non une simple absence de lumière.   Enfin, comme la fiancée de Corinthe, Arria Marcella entend rester fidèle aux anciens dieux et elle le proclame haut et fort à son père chrétien, venu interrompre le sortilège érotique :

Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas, au nom de cette religion morose qui ne fut jamais la mienne ; moi, je crois à nos anciens dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir ; ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence que l’amour m’a rendue20.

17Tant les charmes magiques de la Romaine que ceux de Clarimonde, la courtisane de la Renaissance, sont conjurés en effet par une incarnation de ce christianisme patriarcal et paulinien, l’abbé Sérapion dans « La Morte amoureuse », et ici Arrius, le père d’Arria Marcella, converti à la nouvelle religion. Le mot « charme » (du latin carmen) rappelle du reste que la puissance de l’Eros a depuis longtemps été investie par la peur des forces magiques. On peut rappeler par ailleurs que le mot vamp, qualifiant une femme libérée et séductrice, n’est qu’une abréviation de « vampire21 ».

18Les attaques contre le christianisme sont multiples dans « La fiancée de Corinthe » : elles passent aussi par l’ambivalence des symboles, tels ce pain et ce vin que l’Athénien offre à sa fiancée comme des « cadeaux de Cérès et de Bacchus22 ». Goethe suggère par-là que les symboles chrétiens n’auraient rien d’unique, mais constitueraient seulement un infléchissement particulier de symboles universels, parfois eux-mêmes très ambigus, tel le sang. La Corinthienne refuse le pain, son corps n’étant plus un organisme vivant, mais elle boit avidement le vin car celui-ci est l’analogue du sang qu’elle songe déjà à boire au cœur de son amant. En un certain sens, le fait de boire ce vin est métonymique de la succion vampirique du sang, comme la communion à l’espèce du vin est un équivalent de la communion au sang du Christ. Rappelons que si cette communion au vin est réservée au clergé dans le rite romain, elle est offerte à tous les fidèles dans le rite grec. Goethe avait développé, au cours de son séjour en Italie, une profonde aversion pour la liturgie catholique, qui explique selon certains biographes qu’il ait retardé jusqu’en 1806 son mariage religieux avec Christiane Vulpius, avec laquelle il vivait maritalement depuis 1788.

19Il est révélateur d’ailleurs que Mme de Staël nous ait rappelé dans son résumé du poème que la jeune fille « boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenaient les ombres dans l’Odyssée pour se retracer leurs souvenirs ».  On sait par sa correspondance que Goethe lisait attentivement le poème homérique en cette année 1797, et l’on peut noter que dans le contexte païen comme dans le rite chrétien le vin évocateur du sang est lié à la mémoire : « Vous ferez ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19), et c’est en buvant que la fiancée d’outre-tombe se remémore sa vie charnelle. Le poème suggère ainsi qu’il faut utiliser la faculté de la mémoire pour retenir au mieux l’expérience terrestre, et non la dénaturer en une anamnèse désincarnée. L’idée est essentielle si l’on mesure l’importance d’une faculté telle que la mémoire, à la fois source et condition de toute création : on sait que Mnémosyne, dans la mythologie, était la mère des neuf Muses.

20Ce jeu sur le détournement et la réorientation des symboles n’est pas anodin chez un auteur qui a théorisé très tôt la différence radicale entre la substantialité du symbole et l’artifice de l’allégorie. Dans un article intitulé Sur les objets des arts figuratifs, (Gegenstände der bildenten Kunst)écrit la même année que le poème, en 1797 mais publié après sa mort, Goethe déclare que les objets représentés dans l’art doivent être :

déterminés par un sentiment profond qui, lorsqu’il est pur et naturel, coïncidera avec les objets les meilleurs et les plus élevés, et les rendra à la limite symboliques Les objets ainsi représentés paraissent être là pour eux-mêmes seulement et sont cependant significatifs au plus profond d’eux-mêmes, et cela à cause de l’idéal, qui entraîne toujours une généralité avec soi. […] Maintenant il y a aussi les œuvres (…) allégoriques ; c’est de celles-là qu’il faut attendre le moins de bon, parce qu’elles détruisent l’intérêt pour la représentation même et repoussent pour ainsi dire l’esprit en lui-même et retirent de son regard ce qui est véritablement représenté. L’allégorique se distingue du symbolique en ce que celui-ci désigne indirectement, celui-là directement23.

21 « La Fiancée de Corinthe » est par là même une méditation sur l’importance des symboles en même temps que sur leur instabilité foncière. Comme le faisait déjà remarquer Bachelard dans sa Poétique de l’espace, le lieu clos est foncièrement ambivalent, connotant aussi bien l’intimité protectrice que l’enfermement claustrophobique24.La cellule monacale devient un sépulcre, digne de celui où l’héroïne de Poe est enterrée vivante dans « La Chute de la maison Usher ».

22Le christianisme se trouve ainsi associé symboliquement dans « La Fiancée de Corinthe » à un système clos, refermé sur l’unicité presque parménidienne du divin, et où l’enfermement dogmatique entraîne la mort de l’âme comme du corps. A l’inverse, le culte des anciens dieux est du côté de l’ouvert, comme si leur pluralité même était une garantie dialogique contre la pétrification du désir. La fin du poème, à travers les paroles de la fiancée, suggère une libération et une dilatation dans l’immensité, avec cette image d’un envol vers les anciens dieux. Ainsi la revanche finale sur sa mère serait aussi une revanche de l’ancien culte sur le nouveau qui l’a supplanté.

23Tout au long du XIXe siècle, ce fantasme d’un retour au paganisme réapparaît dans plusieurs textes. On se souvient des « Dieux en exil », ce texte de 1851 où Heinrich Heine blâme les philosophes helléniques d’avoir inutilement polémiqué avec les chrétiens sur des questions abstraites, alors qu’il s’agissait de défendre les dieux antiques comme des symboles d’une totalité faite de chair et d’esprit. L’auteur des Nuits florentines mentionne la croyance populaire d’une survivance spectrale de ces anciens dieux, qui n’est peut-être que l’expression d’une réalité psychique profonde, dont l’expression conceptuelle n’est pas encore suffisamment définie en ce milieu du dix-neuvième siècle. En 1837 Mérimée avait mis en scène, dans « La Vénus d’Ille », une divinité païenne qui séduit un père et arrache un fils à sa fiancée. Cette nouvelle, inspirée d’une ancienne légende romaine, est également traversée de symboles de cet affrontement entre paganisme et christianisme : le père, qui a découvert la statue de Vénus enterrée dans son champ, lui rend un véritable culte et a programmé le mariage de son fils un vendredi, Veneris Dies, « jour de Vénus », contrairement à l’usage. A la fin, la mère, plus catholique que son mari, décide de faire fondre le bronze de la statue et d’en faire de nouvelles cloches pour l’église du village. Mais depuis que ces cloches sonnent à Ille, les vignes gèlent : le pouvoir stérilisant du bronze antique évoque le côté mortifère de ce qui a été trop longtemps refoulé et dont le retour ne peut qu’être violent. Henry James s’inspire aussi de cette veine dans « The Last of the Valerii », un récit de 1875où un aristocrate italien tombe sous le charme d’une statue antique de Junon, exhumée dans le parc du domaine ancestral. Dès lors, son rapport au réel va s’inverser, comme s’en lamente son épouse : « sa Junon est la réalité, et moi, je suis la fiction !25 ». L’un des autres personnages de la nouvelle concède que le passé, même lointain, n’est jamais mort et que « les reliques du passé peuvent opérer des miracles modernes », car, comme il l’affirme, « il y a en chacun de nous un élément païen26 ».

24Le génie goethéen se manifeste donc – si l’on met en rapport ce poème narratif avec les textes qui ont pu s’en inspirer, directement ou indirectement, au dix-neuvième siècle – dans la manière dont l’auteur de Faust reprend des motifs surnaturels traditionnels pour les problématiser et les redynamiser au profit d’une véritable méditation poétique, mobilisant les ressources de l’imaginaire, de la mémoire culturelle et de l’intuition symbolique.