Colloques en ligne

Stéphane Chaudier

Les supplices de l’éloquence : Michon et la tablée verbale

1Schématisons. Laissons les méandres de la longue durée, l’histoire des idées, des formes et des mots. Entrons dans la conscience d’un lettré contemporain : pour lui, comme pour nous, les choses sont claires. D’un côté, il y a la rhétorique ; de l’autre, l’éloquence1. À ma droite, la persuasion, dont l’enjeu n’est autre que l’action civique ou politique, Aristote, l’âme de la démocratie grecque, de la République romaine. À gauche, l’éloquence, l’Empire, Quintilien, puis les collèges jésuites ; non plus la persuasion, mais l’esthétique ou la littérature, la phrase ou la période, c’est-à-dire l’alliance du verbe, de l’émotion et de la pensée. À droite, on parle et on pense pour transformer le réel ; à gauche, on parle et on pense pour s’émouvoir de parler et de penser ; certes, très obliquement, par les détours de la fiction, on agit, on modèle des cœurs et des caractères, mais en vue de quoi ? L’étau de l’action se desserre, la vie privée, les affects du lecteur (qui peuvent être politiques ou non) prennent leur envol. Aujourd’hui comme hier, aucun orateur un tant soit peu impliqué dans la vie de la cité (qu’il soit prêtre, avocat ou député) ne consentirait à dire que l’éloquence lui sert à faire des phrases ou du style ; l’écrivain, si2. Les premiers veulent encore et toujours persuader quelqu’un de faire quelque chose ; car à quoi bon l’éloquence si le lien à l’action perd son immédiateté, son urgence3 ?

2De ce parallèle opposant rhétorique et éloquence, que retenir, pour Michon ? La rhétorique est virile, l’éloquence féminine. La rhétorique est politique ; l’éloquence est artiste, désintéressée ; c’est la rhétorique restreinte, à laquelle il manque le phallus de la puissance. L’éloquence veut la pensée-émotion, la pensée qui fait frémir et le frisson qui fait penser. La rhétorique a des mains qui ne veulent pas rester pures, puisque ce sont des mains ; la persuasion a un cœur, ou pour le dire mieux, des désirs. Supplicier l’éloquence, ce serait donc, pour l’écrivain, supplicier la femme sentimentale et désirante en lui. Mais au nom de quoi ? Michon qui a vingt-trois ans en 1968 paiera sa dette au surmoi viril et politique : il lui sacrifiera l’éloquence, il suppliciera l’éloquence. Si l’éloquence est la voix du cœur intelligent4, l’écriture de Michon introduit Sade ou Barbe-Bleue dans le cabinet noir de l’éloquence : il meurtrira la femme qui dans l’homme sensible pense et s’émeut et n’agit pas. L’éloquence sublime devient honteuse sans cesser de se souvenir qu’elle fut sublime. Le supplice peut commencer.

3Mon étude présente quatre parties. Les deux premières préparent et contextualisent l’analyse des usages de l’éloquence, tels qu’ils se donnent à lire dans un texte emblématique : Tablée, un essai critique de Michon publié en 20175. Ces prolégomènes théoriques visent à éclairer le cheminement complexe de la poétique de Michon en tant qu’elle se nourrit des défis que lui adressent l’éloquence et la référence classiques, dont la connaissance fait partie intégrante du « bagage culturel » de Michon, écrivain lettré. Dans la première partie, je précise en quoi l’éloquence est un problème pour un écrivain qui se dit et se veut à raison moderne ; dans la deuxième, je me fonde sur Le Roi vient quand il veut ; je montre en quoi la référence classique constitue une tentation et un piège pour un écrivain qui redoute d’être embrigadé sous la bannière des écrivains conservateurs, restaurateurs d’un ordre ou d’une tradition classiques6. Dans un troisième temps, je m’attache à décrire cette éloquence telle qu’elle se manifeste dans Tablée. Je m’interroge enfin sur les enjeux de la mise au supplice de cette éloquence à laquelle l’art de Michon a si manifestement partie liée. Je me réfère, pour traiter mon sujet, au sens du mot martyr : le martyr est un témoignage. Quand on est moderne, on a le sens de la profanation, cette exquise fleur du mal ; aussi a-t-on tendance à tourmenter ce qu’on aime ; on prouve et on éprouve sa croyance littéraire en lui faisant subir l’expérience de la défamiliarisation : pour accréditer et faire reconnaître l’éloquence comme moderne, il faut donc la faire passer par cette étape dirimante que les chrétiens ont fort justement nommée une passion. La passion de l’éloquence implique donc que l’éloquence suppliciée soit aussi une éloquence glorifiée.

L’éloquence comme problème : « Vies des frères Bakroot »

4Compliquons le schéma. Le xviie siècle est l’âge de l’éloquence. La cause est entendue. Le xviie siècle, pour une conscience lettrée moderne, c’est l’âge classique, c’est-à-dire une construction scolaire, qui dépose dans la culture de l’apprenti écrivain des représentations. Mais Michon n’est pas Gide ou Proust ; il n’a pas connu la classe de Rhétorique, c’est-à-dire la classe d’éloquence. Il n’a pas connu le lycée d’autrefois où l’on apprenait à écrire latin pour écrire français ; où l’on enseignait l’éloquence7. Michon est né en 1945. Relisons pourtant dans Vies minuscules8 les « Vies des frères Bakroot », ces flamands égarés à Guéret. Avec Michon (ou son alter ego narrateur), le lecteur entre au lycée de G., où il n’est pas question ni de français ni de littérature française, mais de latin, et de latin exclusivement, comme si le lycée de G. reculait dans le temps, et comme si, par la fiction, Michon se faisait l’héritier d’un lycée d’avant 19029. Là règne un professeur de latin, mais un professeur « considérablement chahuté » (VM, 104) ; surnommé Achille par dérision, cet anti-héros « n’avait de l’ancien prince charmant des Myrmidons que la stature et la langue d’Homère » (id.). Dans la vision que le texte donne des cours d’Achille, ne sont mentionnés ni le grec (langue mâle de la démocratie) ni le français (nous verrons pourquoi). Seul compte le latin, figure de la langue morte, de la langue littéraire, de la langue lettrée. C’est cette langue (ou ce qu’elle symbolise) qu’aime le grand Bakroot, Roland, et que persécute le petit Bakroot, jaloux : Achille chahuté, c’est la préfiguration, sur le mode du grotesque triste, de l’éloquence suppliciée. C’est la thématisation narrative d’un secret d’écriture.

5Et le xviie siècle dans tout cela ? Venons-y. Au lycée de G., la littérature française ne s’enseigne pas parce qu’elle est synonyme de désir et qu’on n’enseigne pas le désir. Dans les marges de l’institution lycéenne, il y a d’abord, avant et hors le lycée, la mère du narrateur et la culture maternelle. Relisons encore une fois ce petit chef-d’œuvre d’imaginaire littéraire :

C’était [le lycée] une pleine durée de sept ans au cours desquels le latin deviendrait mon bien, le savoir ma nature, les autres mon combat et sûrement ma victoire, les auteurs mes pairs ; j’approcherais de Racine dont ma mère sur ma demande récitait d’incompréhensibles phrases, différentes mais égales, singulières, l’une régulièrement recouvrant l’autre comme les mouvements d’un balancier d’horloge, pour concourir à un but lointain qui n’était pas la fin du jour […] (VM, 93-94).

6Le narrateur, comme Proust, dispose d’une mère lettrée ; elle lui récite Racine et lui fait ainsi entendre la voix de l’éloquence, confondue, par l’oreille de l’enfant, avec la métrique de l’alexandrin. Certes le lycée expliquera tout cela, conformément au programme lansonien ; mais la graine décisive aura été semée plus tôt, par une femme qui est aussi une mère. À la fin des « Vies des frères Bakroot », Roland, double de Michon, ce protégé et ce protecteur du professeur chahuté, a grandi, mûri : il est parvenu à cet âge où « on ne sait trop qui choisir de Huysmans ou de Sartre – mais cette indécision même vous flatte et vous consacre dans votre désir d’être adulte » (VM, 123) ; ajoutons : d’être adulte et écrivain. Du début à la fin du texte, on est passé de l’âge classique, de Racine, à l’âge moderne, qui est le moment d’une antithèse : faut-il devenir Huysmans, c’est-à-dire le comble du style, ou Sartre, le comble de la pensée ? Faut-il être dégagé ou engagé ? Dans l’œuvre de Michon, le destin de l’éloquence se scelle lorsqu’elle rencontre la problématique toute moderne du discrédit de l’éloquence.

7L’éloquence se trouve prise et compromise dans un imaginaire qui, pour produire de la littérature, s’adosse à de la littérarité (c’est-à-dire à des représentations de la littérature, représentations elles-mêmes héritées de la tradition scolaire et de la culture personnelle de l’écrivain). Que pressent l’enfant ébloui qui entend la voix de maman réciter Racine ? Il entend la belle langue, soit. Mais qu’est-ce qui rend belle la langue (comme sont belles les femmes) ? Le sexe. Pudiquement : les passions. L’éloquence est la langue du sexe. Émile Deschanel a parlé du « romantisme des classiques10 » : or le romantisme est aussi un érotisme qui s’assume comme tel. Que sont en effet les tirades éloquentes de Racine si ce n’est du corps désirant en majesté, du corps qui trouve les mots pour dire la cruauté du désir sans crudité, la vénusté du désir sans vulgarité ? « Songe, songe, Céphise à cette nuit cruelle, / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle11 ». La femme-corps n’argumente plus, au sens rhétorique du terme : par Céphise interposée, l’hypotypose parle du deuil et du désir d’Hector qui pourrait renaître dans un désir de Pyrrhus et qu’il faut donc contrarier pour mieux l’exacerber. Quand une mère comme Andromaque ou comme Phèdre commence à revivre dans la voix de la mère du narrateur, on sait comment cela commence : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, / Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes. / Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes12. » C’est l’éloquence mezzo voce, l’éloquence timide de la femme qui craint pour son fils et dont le fils est le meilleur allié du désir. C’est la phrase où le complément subtilement décalé, qu’il soit détaché (à vos douleurs) ou simplement antéposé (pour un fils) suffit à créer, en toute discrétion, le pathos. Et on sait comment cela finit : « Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue / Se serait avec vous retrouvée ou perdue13 ». Héritée de l’Antiquité païenne, l’image splendide du labyrinthe (métaphore du désir et du discours confondus) devient la marque de l’aveu infâmant. On brûle.

8On pourrait dire la même chose de Corneille : Émilie ou Chimène voulant venger leur père dans des morceaux qui sont moins de rhétorique que d’éloquence sont de grandes brûlées vives, des brûlées brûlantes enflammant l’imagination de tout adolescent sensible14. Il y eut donc une époque où le sexe et le discours de très haute tenue étaient bons amis : c’est l’âge de l’éloquence pour un moderne. L’éloquence est l’autorisation donnée par la langue de dire l’indicible, d’avouer l’inavouable : l’éloquence ne persuade personne d’autre que le désir, puisqu’elle ne fait que justifier le désir en lui donnant le caractère séduisant de la beauté15. Que faire de l’éloquence après l’oukase des modernes, de Flaubert créateur de M. Lieuvain (le bien nommé) à Verlaine, qui entend lui tordre le cou ? Phèdre, Andromaque, Chimène, le temps de la tirade, aimaient et exaltaient leur propre désir : c’est la grande santé des classiques, aristocratiquement épris de jouissance, et sachant ce que le beau corps peut engendrer de beauté. Il est difficile de les imiter tant les modernes, on le sait, ont une santé délicate. Pour eux, le désir cesse d’être beau, tout uniment beau. Il devient suspect. La décadence s’en mêle. Flaubert est devenu Huysmans : prosateur alambiqué, nerveux, puis bigot. Sartre n’a guère de peine à montrer que la littérature a des choses plus urgentes à faire qu’à donner libre cours à un désir que la société bourgeoise a définitivement avili : par l’aliénation, la névrose, la mauvaise foi. Michon en est là. Que faire, quand on veut être éloquent, pour peindre et transmettre le désir, tout en restant écrivain moderne, c’est-à-dire un écrivain sans naïveté ? Que faire quand on est comme l’âne de Buridan, sommé de choisir entre Huysmans et Sartre ?

Complexités classiques : séductions, leurres et pièges

9Le second volet de l’enquête porte non plus sur l’éloquence mais sur le classicisme. Dans Le Roi vient quand il veut, recueil d’entretiens ou de textes critiques s’échelonnant sur presque vingt ans (1989-2007), se découvre l’étrange rapport, fait d’adhésions et de réticences, que Michon entretient avec ce qu’il est convenu d’appeler l’esthétique classique. Celle-ci se trouve prise en écharpe entre différentes postures dont le feuilleté témoigne de la complexité et de l’exigence de la poétique de Michon. Ce dernier se revendique tout à tour contemporain, romantique, moderne et classique. Tissus de contradictions ? Non. C’est la cohérence de ce positionnement littéraire qu’il convient de restituer pour saisir le sens et l’enjeu du mot classique pour Michon.

10Dès le titre du premier texte, Michon affirme fièrement qu’il est un homme de son temps : « d’abord, contemporain » (LRV, 13). Contrairement à ce que pourrait laisser croire son style, lequel recourt volontiers à la période ou à la belle prose littéraire, Michon avoue avoir « longtemps été fasciné par l’avant-garde (au sens large) » (LRV, 1316). Mais dès qu’il s’agit de dire de quoi, exactement, Michon est ou se veut le contemporain, l’écrivain endosse la posture du « mécontemporain » chère à Péguy17 :

Il me semble qu’un écrivain (du moins en Occident depuis quelques siècles) est d’abord contemporain d’un état du monde qui l’écrase, d’un état des lettres au service de ce monde, toutes choses qu’il réprouve pour de nobles raisons objectives ou de plus pauvres raisons relevant de son histoire personnelle ; mais il est aussi contemporain d’un état de la langue dont il fait une arme […]. C’est du moins dans cette tradition que je reconnais […] ceux qui me servent de modèles (LRV, 17).

11Resitué dans cette perspective éthique, le style classique de Michon apparaît donc comme une arme, empruntée ou « volée » à la tradition, pour s’opposer à un état, actuel mais indigne, des choses et des mots. D’où ces formules superbes : « Les auteurs que j’aime ne parlent jamais depuis la génération dont ils sont, mais en quelque sorte dans le creux entre les générations » (LRV, 151). Ou encore : « La littérature est toujours ailleurs, elle parle du monde qui lui est contemporain en ne parlant pas de lui » (LRV, 196). Il y a donc pour Michon une actualité quasi prophétique des humanités, qu’il convient de retourner contre les pauvretés du présent.

12Mais Michon se dit aussi épris d’absolu. Cet absolu littéraire renvoie alors à la posture romantique, à ce moment où les arts envisagent de s’égaler à la foi, de supplanter la religion : « Rien ne m’est plus nécessaire non plus, pour écrire, que d’avoir des croyances fortes, ou de faire semblant de les avoir, en l’homme, en Dieu ou en la littérature » (LRV, 131). Ce n’est pas là une question de panoplie littéraire, mais de nécessité. Michon précise la condition de possibilité de son art, qu’il ne confond pas avec sa vie : « C’est ce que disait Matisse : “Je crois en Dieu quand je peins”. Je crois en moi, en Dieu ou en la littérature quand j’écris – seulement quand j’écris » (LRV, 12518) : la triade des compléments du verbe croire révèle l’enjeu d’une telle croyance. « Toutes les mythologies antiques ou romantiques de l’inspiration me sont très proches. Il y a quelque chose qui n’est pas humain ou qui est trop humain et qui me porte quand j’écris » (LRV, 191) : à en croire Michon, il n’est rien de plus humain que de se dire surhumain dès lors qu’on entreprend une tâche qui tient à cœur, qu’on ne veut rater à aucun prix. Ainsi Michon le romantique adresse-t-il son texte à Dieu19, croit aux Muses et à la Grâce20, « pour colmater l’inadéquation entre le petit homme et la hauteur du verbe à laquelle il prétend » (LRV, 148). Ce romantisme flamboyant est d’abord et avant tout l’aveu d’une fragilité qui se conjure ou se dépasse avec les moyens que lui offre la tradition littéraire : romantique, celle-là.

13Mais à ce premier romantisme, celui de l’affirmation enthousiaste de la dignité de l’art, s’ajoute ou succède un second romantisme, celui du désenchantement. Il porte volontiers le nom de modernité :

J’ai l’impression que la Modernité c’est ce qui fait son deuil du père ou de la filiation heureuse en art. […] C’est lié à l’invention quasi idéologique du nouveau, du nouveau comme valeur (vous savez, Baudelaire, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », etc.). L’artiste comme fils, c’est la règle de l’après 1789, c’est l’éternel romantisme dont nous ne sommes pas encore sortis […] (LRV, 5621).

14On le voit, l’écriture de Michon est un corps dense et composite qui amalgame et s’approprie des pans entiers de l’histoire littéraire, comme si rien de ce qui était littéraire n’était étranger à notre auteur. Celui-ci assume et résume toute la tradition qui le porte, comme une racine porte l’arbre. Cette modernité coïncide avec l’expérience anti-classique de la solitude de l’écrivain, arrimé à la double exigence de l’originalité et de l’autonomie littéraires22. On comprend mieux pourquoi, dans ces conditions, assigner sans autre forme de procès Michon à la seule posture classique, censée le définir, ne ferait que trahir cette œuvre chatoyante : pour se déployer, elle s’appuie sur les diverses couches de la géologie littéraire, selon un jeu, très classique pour le coup, d’innutrition et de dialogue.

15Que reste-t-il donc de proprement classique dans l’œuvre de Michon ? Tout d’abord ce « goût dangereux (à contrarier sans cesse) pour ce que les Anglais appellent le purple patch, le beau morceau d’écriture, le lambeau de pourpre » (LRV, 37-38). Goût classique ou baroque ? Peu importe. Ce serait par le souci de la forme, ostentatoire, que Michon tiendrait à l’art du xviie siècle. Pourtant l’écrivain, mal à l’aise avec cette étiquette, ajoute : « C’est bizarre cette histoire de langue, le bien-écrire, les pointes d’aiguilles… Toute cette louche étiquette de styliste qu’on veut me faire endosser […], je ne me reconnais pas trop là-dedans » (LRV, 152). Ou encore : « Ce n’est pas le beau morceau d’écriture en soi, pour lui-même que j’aime. Je ne suis pas un styliste » (LRV, 129). Cette gêne à l’égard du beau style n’est-elle que technique ? Il ne semble pas : « Les langues de Claudel, de Chateaubriand ou de Bossuet me plaisent considérablement, mais il me semble que je les casse » (LRV, 100). Nous voilà parvenus au cœur de notre sujet : « Ce n’est pas une restauration : les écarts de langage sont multiples, la rhétorique est brisée sans cesse. » (idem).Mais au nom de quoi s’exerce cet art de la rhétorique démantibulée ?

16Avant de découvrir l’enjeu de cette pratique déroutante, il convient de préciser le sens que prend le mot classique pour Michon. Disons que le référent d’une telle dénomination est, sous sa plume, tout sauf stable ou stabilisé. Ainsi, à propos de l’écriture des Vies minuscules, Michon reconnaît que sa manière d’écrire est « pleine d’une culture très classique : grecque traduite, latine, et française, mais sans aller bien au-delà du xixe siècle » (LRV, 286) :

Il se trouve, par hasard peut-être, que cet énoncé a pris chez moi la forme d’une langue pseudo-classique, un peu dix-septiémiste, un peu flaubertienne aussi23, mais comme minée par l’argot, par une certaine dérision violente, surtout sans doute par un je incongru qui bousille de l’intérieur la belle langue universaliste des grands siècles (LRV, 130).
Tout cela doit être dit dans une langue mi-théologique mi-érotique, donc comme vous dites châtiée, volontiers ancienne et dix-septiémiste, ou aussi bien argotique et franglaise, mais non pas ordurière(LRV, 217).
Quand j’ai écrit les Vies minuscules, je croyais que la littérature, c’était Marcel Proust. Pour moi, la littérature n’était pas vivante, c’était un spectre, ce n’était pas une chose de mon temps, donc j’écrivais des phrases longues avec des imparfaits du subjonctif, dans une langue morte et ressuscitée (LRV, 306).

17S’abreuvant à des sources diverses (latinité, écritures du xviie siècle, mais aussi prose oratoire ou poétique de Chateaubriand, Flaubert, et période proustienne), le classicisme bigarré de Michon est donc un classicisme étendu, élargi ; il incorpore des pans entiers de cette langue littéraire héritée d’un passé pluriséculaire : « Ce qui me vient à l’esprit, là, et souvent, c’est que Vies minuscules est le dernier livre du xixsiècle, mais un pseudo-livre du xixe écrit après les avant-gardes. C’est une bizarre mixture que je n’ai jamais bien comprise : c’était comme si Chateaubriand ou Flaubert avaient lu Barthes » (LRV, 334-335). Cette écriture éminemment « interpoétique » est à la fois reprise, hommage et contestation de la tradition ; mais elle n’est pas un simple jeu, un pur effet d’affiche, elle obéit à une nécessité intime : « Cette langue exagérée m’est venue au moment des Vies minuscules et pour les Vies minuscules […]. Si c’est la langue des anges qui rend compte de la vie bousillée des journaliers alcooliques du fin fond de la cambrousse, alors ils sont sauvés, et celui qui parle est sauvé avec eux » (LRV, 153). Pourtant, si importante qu’elle soit, cette éthique de la réparation (ou de la rédemption) de la misère par le style est loin d’épuiser l’intention de Michon :

Ce n’est pas pour elle-même que j’aime la latinité, la langue absolue, mais pour la façon dont elle tombe dans l’oreille et le cœur des Métèques, pour le trou qu’elle y fait, et pour la façon dont elle se relance, rebondit et rejaillit parfois plus pure à travers eux (LRV, 42-43).
Le Classique n’existe, ne parle et ne règne que s’il y a du Barbare – que s’il est le Barbare déguisé […] (LRV, 43).
Sans doute parce que vous n’êtes pas de Mourioux, dans la Creuse : la langue, le bel écrit ne vous étaient pas refusés. […] On est peut-être les derniers rejetons pauvres de l’école laïque : ceux qui apprenaient en classe Racine et Hugo comme une langue étrangère (LRV, 106).

18Autrement dit, l’antagonisme entre le monde de la culture classique et celui de ses récepteurs, bouleversés et exaspérés par tant de beauté tour à tour offerte et interdite, est moins d’ordre culturel que sociologique : le conflit des discours (références classiques et brisures contemporaines de l’argot, du franglais) n’est pas sans rapport avec la lutte des classes, du moins avec son imaginaire, plus qu’avec sa réalité vécue ; car Michon peut bien soutenir avec fierté de beaux paradoxes éthiques : « Oui, je suis rhétoricien à ma façon (mais c’est celle des Métèques) » (LRV, 45), ou bien : « Oui, “je suis illettré”, moi aussi, comme mon père Foucault, ou un Métèque lettré, ce qui revient au même » (LRV, 46), nous savons bien, nous lecteurs, que cela ne revient nullement au même et que Michon n’est pas tout à fait un Métèque. Puisqu’il est donc impossible d’ordonner le mot classique à une époque et à une esthétique trop précises, il convient, en lisant Michon, de s’en tenir à sa définition de la rhétorique :

La rhétorique est la massive réversion de l’être intérieur, de sa pensée, de ses émois, en jouissance musicale déployée au dehors – et sans cela, il pourrait bien y avoir des choses écrites, il n’y aurait pas de littérature. […] Mais comme le notait Saint-Cyran, il ne faut pas faire tout un plat, ni s’attarder, « être plus longtemps à peser ses mots qu’un avaricieux à peser l’or à son trébuchet » […]. Par conséquent : pas d’idéologie gourmée de l’écriture. La langue, le son, les nombres ne nous émeuvent que s’ils forcent le sens, le révèlent (LRV, 46).

19Michon, classiquement, nomme rhétorique ce que d’autres appellent style pour désigner la forme du discours en tant qu’elle est reliée à une profondeur intime ; l’existence attestée de cette forme-sens suffit à verser l’énoncé dans le domaine de la littérature et ne se confond pas avec la posture « gourmée » d’un styliste. Si la rhétorique exprime le fond obscur de l’être de l’écrivain, que nous révèle-t-elle dans Tablée ?

L’éloquence comme pratique : Tablée

20Pour comprendre la sente étroite sur laquelle Michon fraie un chemin à l’éloquence, on peut se souvenir de l’antithèse de Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes : le Rhétoriqueur fait confiance aux mots, ces derniers éclairent voire enchantent le lecteur ; la rhétorique est donc la science de ces mots utiles et beaux. Le Terroriste, lui, guerroie contre l’éloquence, car le langage n’est rien face au monde. Tout l’effort de la littérature devra donc consister à se méfier des mots, à déborder les mots pour atteindre, s’il se peut, quelque goutte du saint Graal : non le symbolique, non l’imaginaire, mais le réel. Michon est un homme de la synthèse tendue, précaire : le Terroriste (qui sait que la fulgurance et les torsions du désir font dérailler les mots) se fera Éloquent pour dire l’accouplement monstrueux du désir et du discours, pour montrer l’altération mutuelle que l’un produit sur l’autre. En cela, il aura le sentiment d’avoir rempli sa fonction d’écrivain moderne, contemporain capital témoignant de la crise qui ronge le monde des lettres.

21La tâche est héroïque. Après Vies minuscules, Michon a resserré son enquête sur le désir en en limitant, si je puis dire, l’objet : le tout du désir du monde se concentre dans le seul désir d’une œuvre (à faire ou à contempler). En cela Michon est mallarméen : sa poétique vise la réduction à l’essence. Autour de la table de Manet se réunit, nous dit Michon, le syndic des désirs humains. Il suffit d’un tableau et dans un tableau, il suffit d’une table pour que s’attablent tous les désirs du sujet : désir de voir et d’être vu, d’aimer et d’être aimé, mais aussi désir de penser, d’agir, d’être politique, d’être peintre. Voilà pourquoi le texte de Tablée se présente comme une suite de portraits allégoriques : chacun des personnages du tableau incarne une dimension fondamentale du désir. C’est ainsi que la table engendre la tablée qui engendre le tableau : c’est le génie de la langue française qui le dit et c’est le mérite de Michon que de ressusciter la dérivation oubliée qui fait procéder le mot tableau du mot table. Dans les vingt-six pages de son court et dense essai, Michon épuise ainsi l’inépuisable : le désir de tout est dans Manet comme il est dans Michon. Cette concentration s’obtient par l’éloquence. Mais comment comprendre alors l’étrange transaction qui se noue entre l’éloquence et sa contestation interne, que j’ai nommée sa mise au supplice ?

22Pour comprendre un rapport si paradoxal à l’éloquence, il convient de préciser l’objet de Tablée. Cet essai critique se donne comme la description de deux tableaux de Manet qui à l’origine ne faisaient qu’un : Au café et Coin de café-concert (1878). L’ekphrasis de Michon ne se contente pas de faire vivre les tableaux ; en les expliquant, elle prétend expliquer le geste apparemment gratuit, anecdotique ou banalement intéressé du peintre qui coupa en deux la toile de son tableau et, ce faisant, la tablée de son café. Puisque la table est le symbole du corps social, le geste de Manet manifeste l’échec de toute transcendance (qu’elle soit d’ordre religieux, politique ou esthétique) aspirant à unifier un monde désormais voué à l’isolement, à l’atomisation, à l’individuation. Sous la tablée profane du café, Michon retrouve la tablée mystique de l’Évangile dont le tableau moderne porte le deuil24. En passant de la cène picturale à la scène littéraire, l’artiste moderne change de medium mais non d’intention : de même que Manet démembre le corps sacré du tableau, de même Michon porte atteinte à la fonction traditionnelle de l’éloquence consistant à unifier le discours en le plaçant sous l’autorité conjointe du juste et du beau. Rappelons d’abord en quoi consiste l’éloquence de Michon. Elle se déploie sous le double signe de la répétition et de l’esthétisation de la prose. La répétition est la figure matricielle d’une prose tendant à retrouver l’oralité du discours ; le mot esthétisation recouvre quant à lui l’ensemble des moyens que se donne le discours pour tendre vers la prose poétique.

23Menacée par un excès de brièveté, la phrase éloquente engendre, par réaction compensatoire, la répétition qui lance le texte. « On sait tout de Manet. De l’homme appelé Manet et de la peinture de Manet. On ne peut y ajouter que des bricoles diverses. C’est dans ce divers que je vais me tenir […] » (T, 23). Dans l’attaque de ce texte, on sent une impatience, une hâte d’en finir avant même d’avoir commencé. La phrase nominale exagère, par sa segmentation expressive, ce sentiment de colère. À ce trop-plein de savoir qui obture l’horizon, la phrase réagit par l’énergie des répétitions : le nom Manet ricoche d’un membre de phrase à l’autre, selon la loi de l’épiphore. Le pronom adverbial y, comme la dérivation (« diverses » / « ce divers ») miment et donnent l’élan qui fait sentir au lecteur le passage d’une phrase à l’autre. L’éloquence stimule le texte – et la répétition est l’âme de l’éloquence :

Nous pouvons l’appliquer [l’expression les techniques du corps] à la peinture, aux objets de la peinture. La peinture de chevalet, quand elle ne s’esquive pas dans la nature, nature morte ou paysage, quand elle traite son véritable objet, l’homme bipède, à travers les portraits, les scènes de genre et les scènes héroïques, en somme tous les frottements des hommes entre eux, ou les frottements des hommes seuls avec ses atours, son épée, sa fourchette, ses hochets – la peinture montre ce divers, ces techniques. (T, 24, je souligne25)

24Ce n’est pas tant le matériau syntaxique (quand) qui est répété, c’est le fond lexical de la phrase : peinture (quatre fois), nature (deux fois), homme (trois fois), frottements (deux fois). La répétition est soit intraphrastique (ainsi le nom nature cheville le nom et son groupe détaché ; le nom frottement souligne la coordination des syntagmes), soit transphrastique : le nom peinture, par sa répétition, transforme la succession des phrases en texte compact et clos : au cœur de la prose elle fait émerger la conscience du poème en prose. La répétition, par sa dynamique, est à la fois didactique (elle expose les étapes de la démonstration) et passionnelle : elle révèle une prédilection affective (amoureuse ou rageuse) pour un mot, pour une idée. L’éloquence crée une sorte d’oralité littéraire, qui appelle la récitation, la voix. C’est ainsi qu’à l’horizon de la phrase de Michon, on retrouve la voix, la voix de maman, transmuée dans l’écrit de son fils, si bien que chaque lecteur est comme invité à relancer, par sa profération silencieuse, l’échange originaire liant la mère et l’enfant par l’entremise du vers de Racine. Donnons un autre exemple, encore plus littéraire, de répétition ; il s’agit du portrait du prolétaire peint par Manet :

25Quelles que soient ses modalités (chiasme, épanode, polyptote et figure dérivationnelle), la répétition met aux prises la corporéité du travailleur et la matérialité de la table. Elle unit trois foyers par lesquels l’intensité sensorielle se noue à l’intensité politique : la pipe, la locomotive et l’insurrection populaire. Si esthétique soit-elle, la répétition n’en garde pas moins une dimension persuasive : ne s’agit-il pas, en effet, de convaincre le lecteur que l’auteur ne lâchera pas le mot tant qu’il n’aura pas tiré de lui tout son suc expressif, tant qu’il n’aura pas fini d’exploiter, comme une mine, son potentiel de suggestion ?

Les supplices de l’éloquence : profanation et assomption de la beauté verbale

26On sait à quel point la phrase de Michon assume l’esthétisation du référent qu’elle convoque : « Dans un café […], on fait l’expérience nue de la promiscuité, qui est le mode aigu de la coexistence » (T, 26). Le tressage des sons rend désirable cette promiscuité dont souvent on ne pense pas grand bien : entre la nasale qui rapproche expérience et coexistence, se déploient des consonnes /p/, /ks/, /s/, /k/ et /g/ et de voyelles /e/ et /y/ dont le retour et le frottement semblent mimer le phénomène du corps à corps. Le même effet est produit par l’ordre des mots : « Ils sont d’autant plus orphelins, ou divorcés, qu’une autre serveuse, sans plus de visage qu’eux, penchée entre eux et les servant, les sépare. » (T, 35). L’idée de séparation est comme physiquement rendue par la distension volontaire entre le sujet serveuse et le procès sépare : ce procédé relève d’une syntaxe iconique. Esthétiser la phrase, c’est en quelque sorte le but de l’éloquence : les mots se combinent de façon à ce qu’en plus du référent, le lecteur accède à la plénitude ruisselante des sensations que l’objet dégage ou qui l’environnent. Le comble de l’éloquence est atteint dans l’hypotypose : de ce point de vue, Tablée peut être décrit comme une longue hypotypose ; car Michon, tout en expliquant le tableau, parvient à placer le lecteur au cœur même de ce tableau redevenue scène vivante, scène dont le sens semble surgir de la présence grisante du réel placé avec évidence sous les yeux du lecteur : « Nous sommes dans un café » (T, 24), affirme le locuteur. Mais nous sommes dans un café qui est aussi un tableau et qui est surtout le prolongement de l’œil de Manet. Et de l’œil de Michon regardant Manet.

27Plus encore que les sons et l’ordre des mots, c’est la métaphore qui est la figure même d’une éloquence aimantée par le souci de l’esthétisation : « Entre les deux grands vertiges de l’oralité, la parole et l’alcool, que fait-on ? » (T, 26). La métaphore fastueuse précède et remodèle ces mots simples que sont parole et alcool, poétiquement unis par leur finale : l’adjectif grand, le nom suggestif de vertige ne créent certes pas d’hypotypose, puisque la phrase, trop générale, n’est pas destinée à devenir tableau ; mais à cause de cette esthétisation éloquente obtenue par la métaphore régressive, l’idée abstraite, la définition prennent un caractère charnel, concret, délectable. Un trait caractéristique de Michon, dans ses descriptions, consiste à passer d’une approximation (obtenue par l’adverbe comme) à une affirmation sans comme, comme si, en se précisant, la phrase faite vision engendrait la vérité phénoménale qu’elle s’était d’abord contentée de pressentir :

Elle n’est même pas à cette table, elle n’y participe pas, elle est comme suspendue à l’écart dans son refus énigmatique, dans son énigmatique affirmation. Elle, elle ne se souvient pas que toute tablée nous ramène à la tablée archaïque fondamentale, autour de laquelle on a partagé le pain en Judée. Elle ne le sait même pas. Elle ne sait même pas où est la Judée. Elle est trop jeune pour ça ou plus archaïque encore. Elle est de profil, elle est suspendue, unique sur un fond céleste, elle regarde le vide, elle n’a pas de bras. […] Elle est dans le désert. Elle est en Égypte. Appelons-la le sphinx (T, 34-35, je souligne).

28À quoi est-elle suspendue cette jeune fille si ce n’est à la décision de Manet ou de Michon de voir en elle un sphinx, une allégorie de cette intériorité plus pensive encore que pensante et inaccessible au regard ? Mais c’est précisément l’art du peintre et du poète que de passer et de sans cesse nous faire passer de l’enveloppe charnelle au forum intérieur, de la visibilité à l’invisibilité, et de nous amener à la seconde par la première, de transformer la première en manifestation de la seconde, si bien qu’essence et apparence finissent par se confondre dans ce que je serais tenté d’appeler une hypotypose spirituelle : on voit l’état d’une âme irradiant l’état de son corps. Agnès Castiglione le dit en peu de mots : « le comble de la littérature est de faire apparaître un dieu27 ». De fait, dans la jeune fille, il y a un sphinx dont on ne sait plus s’il est conscient ou non de son être de sphinx, tant l’œil visionnaire du peintre-poète nous suffit : il nous a convaincus qu’il avait vu ce qu’il fallait voir28.

29Nous voilà au sommet de l’éloquence ; mais les sommets chez Michon ont vocation à devenir des Golgotha : car ce que cherche l’éloquence, c’est moins à persuader l’autre, le lecteur, qu’à se persuader qu’elle a tous les droits, y compris et surtout le droit souverain de déplaire, et plus encore de s’autodétruire. L’éloquence de Michon se permet donc des trivialités, affirmant ainsi son droit à la désinvolture : car l’indépendance vraiment moderne du goût consiste à assumer crânement, contre le philistin éternel, le mauvais goût, l’humour farce, le débraillé de la prose. Soit ce tout petit florilège :

On peut même penser que l’homme de l’extrême gauche, celui à qui Manet sans façon a coupé le visage et le sifflet, est en train de pérorer ou de pontifier, on ne l’entend pas, ce n’est qu’un gibus sans tête (T, 26).
On ne voit pas les pieds de la chaise, d’ailleurs on ne voit aucun pied ni patte, tout cela est peint en plan américain, en buste. (T, 31)

30J’aime, je l’avoue, ce Michon pascalien dont l’éloquence se fiche de l’éloquence, et qui brûle ses vaisseaux d’homme érudit, d’homme subtil, pour infliger à son surmoi éloquent les saillies d’un ça impertinent. Par Manet interposé, Michon s’amuse à donner une petite leçon à l’extrême gauche verbeuse et pontifiante : le rapin lui coupe visage et sifflet – et le zeugme prolonge, dans l’enceinte de la phrase, le geste pictural. On franchit un pas supplémentaire dans la plaisanterie volontairement douteuse : Michon, comme un potache, joue sur la catachrèse du mot pied et souligne l’effet en introduisant, horresco referens, un anachronisme bien senti. Que signifie tout cela si ce n’est que Michon, parfois, aime à montrer que le sérieux, voire le sublime de son éloquence, l’ennuient, et qu’en maître, il s’autorise à casser les effets du texte pour mieux le relancer ? N’est-ce pas précisément un plaisir de « Métèque lettré » ?

31À tout péché miséricorde, comme disaient les grands-mères pieusement indulgentes, surtout quand ces péchés sont véniels. Mais le sont-ils ? Ne sont-ils pas l’indice de quelque chose de plus grave ? N’y a-t-il pas quelque chose de faux, de pourri, dans le royaume de l’éloquence, comme dans l’empire voisin de la peinture ? Que peint Manet, exactement ?

La belle dame, la belle allumeuse au chapeau gris et au visage nu, en caresse le dossier avec amour, avec nostalgie, avec de l’invite. Elle veut un roi. Ce sera peut-être toi, spectateur, si tu réponds à son regard, car c’est toi qu’elle regarde. Assieds-toi. Mais non, que ferais-tu de tes bras si tu étais assis là ? Tu seras aussi empoté que les autres. Et elle te tournerait le dos : ce qu’elle veut, ce qu’elle caresse, c’est le roi absent, son attente vaine d’un roi qui ne viendra plus (T, 32).

32Profanation majeure : Michon se corrigeant, la « dame » devient une « allumeuse » et le café se transforme en lupanar. Le geste de la caresse, l’invite, ne laissent aucun doute à ce sujet ; le roi, c’est le sexe masculin, c’est le signe de la puissance. Très ironiquement, le peintre poète exhorte le spectateur masculin à prendre la place vide, à faire usage de sa puissance ; mais le faire, transgression périlleuse, c’est s’exposer à la raillerie de l’artiste, qui peint non la place vide et à prendre, mais la place vide et imprenable, puisqu’à jamais absente. La peinture comme la prostituée n’est qu’un leurre : elle prétend exalter des puissances quand elle ne peint et ne montre que des impuissances. Ont-ils été assez glorifiés le lecteur, le spectateur, l’instance de réception ! Manet-Michon nous cloue le bec : la puissance n’appartient pas à celui qui la désire, le voyeur, mais au voyant, celui qui en exhibe l’exil ou l’impossibilité majeure, que celle-ci soit historique ou ontologique. C’est pourquoi Manet-Michon se fichent de nous : « Assieds-toi. Mais non, que ferais-tu de tes bras si tu étais assis là ? ». Ils traitent le lecteur et le spectateur « d’empotés ». Nous croyions avoir compris le tableau, cette fête des désirs qui s’allument, et, de fait, nous en étions, de cette euphorie du grand café démocratique où il suffit de payer pour pouvoir entrer. Hélas, nous n’avions rien compris : nous nous prenions pour les rois de la fête, alors que, comme l’écrit Michon, Le Roi vient quand il veut. Le roi, c’est la souveraineté en acte qui fait l’œuvre (et non l’artiste que montre le tableau). Or la royauté de l’artiste consiste à interdire aux membres du demos de se prendre pour ce qu’ils ne sont pas : des rois, des artistes. Ce tableau sur la promiscuité est d’une extrême insolence, d’une extrême arrogance : c’est un Noli me tangere qui réserve l’aura de la royauté à celui qui, précisément, a cessé de croire en l’aura.

33Pour dire l’impuissance de la puissance, il faut une éloquence autre : une éloquence déjantée, une éloquence suppliciée. L’éloquence se veut transitive : elle accueille et installe l’auditeur, le lecteur au centre du texte. L’éloquence moderne vise au contraire à créer le malaise du lecteur : c’est lui qu’on supplicie en instituant, au cœur du texte, le régime d’une indécidabilité railleuse qui interdit au lecteur de savoir si le beau est beau ou laid, si le sérieux est sérieux ou blagueur, si l’éloge est éloge ou dérision, si l’art est art ou fumisterie. Soit ce passage qui livre la clé du texte :

Regardons le tableau. Le gibus seul règne. La grande chose noire, les deux choses noires ici puisqu’il y a deux gibus volant bas comme des corbeaux, lascivement moirés comme les deux bas d’une catin, comme l’entonnoir dont on coiffe les fous, érigées sur la tête des hommes – les deux choses surnaturelles cernent la chair éclatante de la femme, la désirent, la parent et l’invalident. […] Ils appellent un dieu qui répond peut-être, pour ce qu’on en peut voir. L’aura qui, d’après Walter Benjamin, est tombée, l’aura est bien là, pourtant, bien droite et noire et flagrante. Intouchable. Oui, en fin de compte, ce tableau représente une tablée et une aura (T, 46-47).

34Ouvrons le dictionnaire : gibus n’est pas un mot latin, c’est le nom farcesque d’un chapelier, d’un entrepreneur, d’un self made man, d’un Homais ; c’est l’abrégé du stupide xixe siècle, capitaliste, consumériste, qui produit déjà du ready made. Manet, comme Baudelaire, tire de cette modernité vile la part d’éternité que Benjamin appelle aura : l’aura, c’est à qui l’aura, et à ce jeu-là, c’est l’artiste qui tire le gros lot. Certes, le gibus est bel et bien peint par Manet, un très grand peintre : mais que signifie le fait même de le peindre ? Veut-on chercher un sens au gibus ? Du chapeau, c’est l’image des corbeaux de Poe qui surgit, mais aussi celle des jambes d’une catin, ou encore l’entonnoir qui coiffe les fous. Le surnaturel s’est tellement incarné dans un naturel qui n’a rien, plus rien de naturel puisqu’il n’est qu’artificiel – le gibus ! – qu’on ne sait plus qui est quoi, qui domine quoi. De rage ou de perplexité, Manet en déchire son tableau.

35Et l’éloquence ? Elle est devenue une machine à faire tournoyer les significations : « Debout enfin la serveuse, dans le rôle décisif de la justice distributive et rétributive, mais qui ne rétribue rien et ne sacre personne » (T, 47) : la serveuse est-elle une serveuse ou une allégorie ? Si c’est une allégorie, de quoi est-elle l’allégorie ? De la justice ou de son absence ? L’éloquence est devenue l’art de se payer la tête du lecteur qui veut un sens, du sens, des certitudes, dans un monde qui doit se résigner à ne pas en avoir.

36À qui la faute ? À Voltaire ? À Rousseau ? À Baudelaire ? À Manet ? À Mallarmé ? À Duchamp ? À Michon ? À qui imputer le fait majeur que décidément quelque chose ne tourne pas rond dans le monde de l’art moderne ? Ce que j’aime dans la réponse de Michon, c’est qu’elle prend la doxa militante à rebrousse-poil. Certes, Michon aime la modernité qui permet à l’artiste blagueur de se jouer et de se moquer de tout ; de fabriquer une éloquence qui soit une anti-éloquence. Cette modernité est bien le fruit de la liberté. Mais qui ne voit aussi que cette modernité déprime autant qu’elle exalte, décourage autant qu’elle stimule ? Et il arrive même que cet autant, cette pirouette permanente, finit par lasser. À qui la faute si ce n’est au peuple, à la démocratie, à cette tablée où tous doivent se battre pour tenir et faire reconnaître une place jamais acquise, où chacun s’efforce d’être unique quand tout, dans le café républicain, proclame que chacun est quelconque ? La démocratie est la grande broyeuse de ces égos qu’elle feint de promouvoir pour mieux les avilir. Michon serait donc lui aussi un moderne anti-moderne. Quel paradoxe ! Cet écrivain venu du peuple, venu de la Creuse, ne cesse de tourner autour de cette énigme qui déroute les démocrates : en regardant Manet, il découvre que dans chaque homme qui fait le peuple, dans chacune de ces individualités populaires, il y a une immense, une incomprise, une scandaleuse aspiration à être le roi, l’enfant roi, l’unique, l’aristocrate de la tablée ! Le seul moyen de vivre avec un tel fardeau, c’est de le représenter. De le représenter et de se sacrer roi – dans une parodie de sacre qu’on appellera l’éloquence moderne.