Colloques en ligne

Elisa Bricco

Gaëlle Josse : écrire avec la peinture du xviie siècle

1Gaëlle Josse est une auteure qui a fait de l’intermédialité l’une des caractéristiques de sa recherche littéraire et de son écriture : les arts, la musique et la peinture notamment, sollicitent sa rêverie créatrice, et elle s’empare des œuvres et des techniques d’artistes du passé pour composer ses textes narratifs. Depuis 2011, elle a publié sept ouvrages dont trois sont empreints de la peinture du xviie siècle : le texte Les Heures silencieuses1 est né d’une rencontre avec le tableau Intérieur avec une femme jouant de l’épinette d’Emanuel de Witte, réalisé vers 1660 ; L’ombre de nos nuits2est issu de la vision du tableau de Georges de La Tour Saint Sébastien soigné par Irène, de 1649; et dans Vermeer, entre deux songes3, elle procède à une rêverie autour de Jeune Fille assoupie composé par le peintre flamand en 1657. Nous pouvons considérer ces ouvrages comme intermédiaux parce que la réflexion sur les techniques picturales accompagne le questionnement sur le pouvoir de la création artistique, ainsi que sur les enjeux de la réception et de l’engouement du spectateur contemporain pour les œuvres du passé. D’un texte à l’autre, l’auteure nous emmène à l’intérieur de sa relation avec les tableaux et nous propose des récits intimes centrés sur des jeunes femmes et sur leur relation à la vie, à la famille, à la réalité qui les entoure.

2Je prendrai en compte tous ces éléments pour y repérer les dynamiques de la relation inter-artistique et mettre en lumière les caractéristiques de la pratique scripturale de Gaëlle Josse, afin de démontrer quelques-unes des motivations qui sous-tendent la présence de la peinture du Grand Siècle dans la littérature française contemporaine.

Sur les relations intermédiales

3L’intermédialité est aujourd’hui une des pratiques les plus répandues et les plus visibles dans l’écriture littéraire. Cette affirmation un peu péremptoire naît du constat que le dialogue entre les arts et la pratique de l’intermédialité est à l’œuvre de manière massive dans la création contemporaine, et cela est vérifiable en consultant un répertoire en ligne d’informations bibliographiques sur les relations entre les arts et la littérature. Le répertoire contient aujourd’hui plus de huit cents titres d’œuvres en prose et en langue française inter- et trans-médiatiques publiées à partir de 19904 ; on y trouve les références d’environ deux cents textes littéraires présentant le rapport avec la peinture. Ce sont des romans et des récits où cet art peut être le sujet principal, ou il s’agit de biographies fictives, d’histoires de personnages qui sont peintres, de fictions issues de tableaux et ainsi de suite.

4Avant d’entreprendre l’analyse des textes de Gaëlle Josse, je voudrais expliciter que par intermédialité j’entends la relation entre les médias artistiques et les enjeux créatifs et épistémologiques qui en ressortent. Et je m’appuie sur la définition de Jürgen Müller à propos du devenir intermédial d’un objet : « Un produit médiatique devient intermédiatique quand il transpose le côte à côte multimédiatique, le système de citations médiatiques, en une complicité conceptuelle dont les ruptures et les stratifications esthétiques ouvrent d’autres voies à l’expérience5 ». C’est le froissement avec la peinture, façonnant le regard vers un ailleurs artistique et vers les enjeux de la technique et de la création picturales, qui nourrit l’écriture de Gaëlle Josse. En fait, l’écrivaine n’est pas seulement fascinée par les sujets, mais aussi par les formes et les mystères de la composition. Son approche est ainsi tout à fait intermédiale dans la mesure où :

L’intermédialité présuppose […] une critique de la représentation, concept et pratique sur lesquels la modernité se tient : la représentation implique la transparence de la technique et de la technologie, tandis que l’intermédialité insiste sur la visibilité de la technique, sur son opacité, et attire l’attention sur la médiation, la matière, la différence6.

5Les trois récits de Gaëlle Josse sont de véritables dispositifs littéraires où le dialogue avec la peinture contribue à construire la narration et l’histoire. En outre, ces textes mettent en jeu quelques-unes des pratiques scripturales multiples qu’un auteur peut utiliser au sein du champ interartistique : la « narration in absentia7 » par exemple, qui prévoit l’évocation de la peinture en absence d’image. C’est la procédure que Michele Cometa définit, dans son étude sur les rhétoriques de l’ekphrasis, comme « modalité de la description dynamisante », où l’on transforme « ce qui coexiste successivement, ne décrivant plus l’image, mais les actions qui ont conduit au punctum temporis choisi par l’artiste et éventuellement à la continuation de l’action8 ». On verra ensuite comment Gaëlle Josse re-construit tout un monde à partir des images, en opérant ce qu’en terminologie intermédiale on appelle aussi « transformation par extension9 ». Je reviendrai par la suite sur ces notions avec des exemples tirés des textes.

6Des reproductions des tableaux sont contenues dans les volumes, elles font partie des paratextes, parfois apparaissant dans la couverture, parfois à l’intérieur avant le début du texte. On ne peut pas les considérer partie intégrante du texte, néanmoins la stratégie auctoriale est précise et la narration va faire référence de manière explicite aux images. Ainsi, ces récits n’étant pas des iconotextes, on pourra parler, le cas échéant, d’ekphrasisin absentia d’image lorsque la description devient précise et circonstancielle.

7Dans un ouvrage actuellement sous presse, Vingt écrivains au prisme de l’intermédialité, concernant les relations des écrivains contemporains avec l’art et vice-versa, Gaëlle Josse s’exprime sur les relations entre les arts qui sont à l’œuvre dans son écriture et dans les processus de sa création littéraire ; ses propos esquissent quelques éléments qui seront l’objet de mon étude :

Il me semble que c’est le médium en lui-même qui offre des possibilités élargies à mon écriture, à mon inspiration, ou que la rencontre avec une œuvre va faire surgir une histoire. Il y a combustion, friction, échange créateur. Je n’ai pas l’impression de travailler en fonction de thématiques, c’est a posteriori que les choses se dessinent et non dans une intention, une démonstration, un programme10.

8Nul doute que la musique et la peinture représentent des sources d’inspiration majeures pour l’écrivaine et que la peinture du xviie siècle façonne ses textes en profondeur. Ce sont les peintres flamands, Vermeer, De Witte et Georges de la Tour – avec des tableaux qui ont été composés dans l’espace d’une dizaine d’années de 1649 à 1660 – qui ont sollicité de manière importante sa sensibilité, ainsi qu’elle l’admet dans Vermeer, entre deux songes lorsqu’elle rend compte des enjeux de la fascination pour la peinture dans son écriture :

Je comprends alors pourquoi j’écris. J’écris pour dire des histoires d’égarés, de démunis, de perdus, d’abandonnés. Des histoires d’errants qui marchent au bord de leurs gouffres, qui s’égarent dans leur labyrinthe, des histoires de quel amour blessé, des histoires de mal-aimés, de maladroits, d’enfants solitaires, d’humains trop humains, de désarçonnés11.

9Voyons alors comment la peinture devient sous sa plume le stimulus pour raconter ces histoires.

Des dispositifs picturaux et narratifs

10Les trois ouvrages de notre corpus sont des dispositifs narratifs bien construits où des personnages prennent la parole et s’expriment sur leur existence, sur les problèmes qu’ils affrontent au quotidien, sur la peinture. Chaque texte présente une construction narrative différente : dans Les heures silencieuses, la femme représentée de dos dans le tableau prend la parole en écrivant son journal intime auquel elle confie ses pensées les plus secrètes, ses doutes et ses problèmes. Dans L’ombre de nos nuits, on assiste à un double récit mené par trois voix différentes : il s’agit de celui de la naissance du tableau de La Tour racontée par le peintre d’un côté et de l’autre côté par le garçon d’atelier. Ils rendent compte de la progression du travail à partir de leurs points de vue. La troisième voix narrative, une sorte de récit en contrepoint qui s’intercale au précédent, est celle d’une femme d’aujourd’hui qui évoque sa triste histoire amoureuse dans une longue lettre adressée à l’homme qui l’a quittée. Enfin, dans Vermeer entre deux songes, une femme se rend au Metropolitan Museum of Art de New York pour admirer le tableau qu’elle aime plus que tout autre et elle évoque les mouvements de son âme que suscite la vision du tableau. Elle réfléchit sur le rôle important joué par la peinture dans son appréhension de la réalité.

11Ainsi, dans chaque parcours narratif, les tableaux jouent un rôle de déclencheurs de la narration et mettent en place le dispositif du récit, mais chaque texte présente une construction différente et surtout une dynamique intermédiale variée, que j’illustrerai par la suite à la lumière des théories sur l’ekphrasis.

Les heures silencieuses

12Dans son journal intime, rédigé en un mois à Delft du 12 novembre au 16 décembre 1667, Magda Van Beyeren, femme de l’armateur Pietr Van Beyeren, exprime sa détresse et sa douleur parce que, comme on l’apprend à la fin du récit, son époux a décidé de ne plus l’approcher pour lui éviter tout problème lié à une énième grossesse, et elle estime avoir ainsi perdu sa véritable raison de vivre. Afin d’arriver au triste aveu final, qu’elle a décidé de confier à son journal, elle se raconte à partir de la représentation picturale qui la voit représentée de dos. Au début du texte, elle se présente ainsi :

Je m’appelle Magdalena Van Beyeren. C’est moi de dos, sur le tableau. Je suis l’épouse de Pietr Van Bayeren, l’administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales à Delft, et la fille de Cornelis Van Leeuwenbroek. Pietr tient sa charge de mon père.
J’ai choisi d’être peinte, ici, dans notre chambre où entre la lumière du matin12.

13Dès les premières pages, le récit entremêle la vie de Magdalena, dès sa plus jeune enfance, à travers l’adolescence pendant laquelle elle a appris le métier de son père en le suivant dans ses affaires, son mariage, la naissance des enfants et jusqu’au moment de l’écriture, avec des informations ponctuelles concernant la facture du tableau :

C’est la lumière du soleil montant, celle des promesses du jour, que j’ai voulue dans ce tableau. La journée n’est pas encore écrite, et je ne demande qu’à devenir. Ce sont mes heures préférées, j’aime leur reflet dans le miroir de Venise où l’écho de nos silhouettes se perd dans les dorures.
Ce tableau me rappelle des heures heureuses er des années où notre maison était moins riche, et plus gaie. […] M. De Witte, le peintre, a su faire deviner sa présence derrière les courtines, avec un simple vêtement et une épée posés sur un siège devant le lit13.

14Le récit autobiographique s’entremêle avec l’ekphrasis, et le tableau est le véritable cadre du récit : toute la vie de Magdalena est inscrite dans le tableau, et celui-ci est en fait le point focal qui donne sens à son récit. Le mécanisme à la base de la construction de ce dispositif narratif s’appelle « ekphrasis dynamisante14 » et consiste dans l’action de voir, de la part du spectateur, de l’écrivaine dans notre cas, au-delà du tableau, de faire jouer aux éléments de l’image le rôle de tremplins pour l’imagination et de reconstruire, ensuite et à son gré, l’au-delà du tableau. La dernière phrase de la citation ci-dessus est un exemple de cette démarche : c’est la narratrice qui devine la présence de l’homme dans l’alcôve, donnant un nom au visage que l’on aperçoit faiblement dans le tableau, par la lecture métaphorique et synecdochique des éléments posés sur une chaise. Un exemple encore plus important d’ekphrasis dynamisante se trouve dans la citation suivante, démontrant la véritable démarche créatrice de l’écrivaine :

M. De Witte s’est honnêtement acquitté de cette commande pour laquelle il a reçu cent florins, mais il a omis de peindre une frise d’hippocampes gravée le long de la caisse en bois. Ils sont minuscules et échappent facilement à l’œil, je le reconnais. Par endroits, on les distingue à peine, car le temps les a presque effacés. […] Le peintre n’a pas pris garde, non plus, à l’inscription qui figure sur le couvercle [de l’épinette]. Il s’entend surtout, il est vrai, à dessiner des intérieurs d’église ; le détail d’une boîte à musique lui aura semblé peu de chose15.

15Ici, des éléments absents de la représentation picturale sont présentés par le récit littéraire, qui devient un complément du tableau, une rectification et un épanouissement de celui-ci. L’écrivaine italienne Antonella Anedda rend compte du désir de remplir les vides des tableaux de la part des spectateurs/auteurs dans l’ouvrage La vita dei dettagli consacré aux détails des tableaux qui lui ont inspiré des histoires, des « impensés » :

Le corps est devant une peinture. Soudain, un détail nous attire tellement qu’il nous fait approcher. Le tableau entier devient reliquat. Le détail est l’île du tableau. Pour mieux voir, il faut transgresser l’espace, abolir toute distance raisonnable. Le désir désobéit, conduit au délire. Le tableau disparaît. L’obscurité l’a avalé. Seul le détail qui vous a attiré résiste. Maintenant c’est un monde. Il y avait une blessure, maintenant il y a de l’intimité16.

16Gaëlle Josse aussi entre dans une relation intime avec le tableau, elle s’est appropriée l’image, elle en a écrit l’histoire et elle a imaginé celle de la protagoniste, nous plongeant dans la Hollande du xviie siècle, celle des commerces portuaires et des voyages en mer, des maisons riches et des familles nombreuses, des terres soutirées à la mer et des églises sombres. À partir d’une simple image d’intérieur, toute une époque a pris vie avec les mots de Magdalena, dans son récit riche aussi en informations et en suggestions culturelles.

L’ombre de nos nuits

17La même démarche créative par rapport au tableau source de l’inspiration est à l’œuvre dans L’ombre de nos nuits. Ici, le lecteur peut suivre les étapes de la composition du tableau de Georges de la Tour et apprendre tous les détails sur les choix esthétiques du peintre, sur les matériaux utilisés, sur les modèles choisis pour y figurer l’image idéale qu’il a conçue. L’incipit est en ce sens emblématique :

À Lunéville, en Lorraine, en ces premiers jours de l’année 1639.
Tout est prêt. Les grandes lignes, les principaux volumes sont posés. J’en ai la main engourdie et le feu est presque éteint dans l’atelier, seules quelques braises persistent à diffuser leurs lueurs rouges sous la cendre. Combien de temps ai-je passé là ? Je ne sais pas. Ce n’est plus la peine d’ajouter une bûche maintenant, ce serait une dépense inutile. Le soir tombe, il fait trop sombre pour continuer17.

18Le peintre prend la parole et raconte la composition de son tableau, étape par étape, et les détails de son travail. Dans la citation suivante nous acquérons des informations factuelles et nous avons une première description de l’ensemble du tableau, comme si l’artiste avait déjà dans l’esprit sa composition générale, son image complète :

Claude prêtera son visage à Irène, la femme qui a soigné et guéri saint Sébastien transpercé de flèches. Je ne sais pas encore qui posera pour lui, je vais y réfléchir. Pour le troisième sujet du tableau, ce sera peut-être Marthe, la fille de notre servante Gervaise. Elle a ce visage que je recherche, encore engourdi des traits de l’enfance. Elle restera un peu dans l’ombre, en haut de la composition, et portera la lanterne éclairant la scène. Ce sera une grande lanterne, imposante, centrale, d’où irradiera la lumière qui ira se perdre dans la nuit18.

19La dramatisation de l’image par sa dynamisation vise le processus créatif dans son ensemble et le livre propose aussi la reconstruction du contexte historique et culturel. Nous obtenons des informations sur la situation politique de l’époque (la période de la guerre de Trente ans en Lorraine) et sur la carrière du peintre, très attentif à construction de sa renommée. Il entreprend un long voyage pour aller chercher la reconnaissance du roi de France, afin de quitter sa région et d’acquérir le prestige et la légitimation qui pourront aussi améliorer les conditions de vie de sa famille. Le deuxième sujet locuteur de ce premier fil narratif est l’apprenti de l’atelier. C’est à travers son récit (écrit en italique) que nous pénétrons plus dans la vie de la famille de La Tour, que nous en connaissons les membres. L’apprenti est une sorte de témoin qui rend compte avec un regard extérieur de ce qui se passe dans l’atelier tout en participant à la vie quotidienne de la famille du peintre. Il peut ainsi percevoir les rapports entre les membres de la famille, en décrypter le caractère et chercher à en comprendre les actions, observer le travail de son maître. Si dans le livre précédent, le tableau était décrit par approximations successives, par des éléments pris en compte un par un, qui devenaient au fur et à mesure des prétextes à la narration, dans ce deuxième ouvrage nous suivons la composition du tableau étape par étape, jusqu’à son exposition devant le roi Louis XIII, racontée par le peintre et par l’apprenti. Le peintre explique en détail tous ses choix et ses réflexions sur la création :

Plus que jamais je désire peindre des visages de paix et de consolation afin que nous sachions nous souvenir de ce qui est si loin de nous aujourd’hui, et que nous ne perdions pas espoir. [...] Je me suis engagé à la peindre pour une autre toile que j’ai en projet. On y verra deux femmes dont l’une tiendra un nouveau-né emmailloté dans ses bras. Son beau visage grave sera parfait pour ce que je souhaite.
Terre de Sienne, ocre, blanc, carmin, vermillon. La terre et le feu. Et la présence invisible de l’air qui fait vivre la flamme. Je n’ai pas besoin de plus sur ma palette19.

20C’est la réflexion sur la création qui est primordiale dans ce livre et qui relie les trois ouvrages pris en compte ici. Georges de la Tour personnage de Gaëlle Josse dit : « C’est en avançant dans mon art que je m’interroge davantage », et cette interrogation est le fondement du double dispositif narratif de L’ombre de nos nuits. Le deuxième fil narratif est relié au premier par le biais du tableau :

À Rouen, printemps 2014, ce jour-là.
Tu vois, B., c’est ainsi que je t’ai aimé. Comme cette jeune femme penchée sur ce corps martyrisé, à tenter de retirer cette flèche qui l’a blessé. J’aurais voulu que tu le saches, mais il est trop tard, maintenant. Peut-être l’as-tu deviné, ou ne voulais-tu pas le savoir20.

21En ces quelques lignes se résume le récit de la jeune femme qui n’arrive pas à comprendre la raison pour laquelle son histoire d’amour a échoué. Le tableau, si bien décrit dans l’autre narration n’est ici qu’un prétexte, un point de départ pour la mise en place d’un dispositif dialogique intertextuel. Dans l’entrelacement des deux histoires, l’une éclaircissant les enjeux de l’autre, se cache la signification profonde du livre : la prise en compte de deux parcours personnels, l’un créatif et l’autre émotionnel, tendus vers la recherche de la vérité, dans la représentation et dans l’existence.

Vermeer entre deux songes

22Le troisième récit est une rêverie à partir du tableau Jeune Fille assoupie de Vermeer, revu par la narratrice lors d’une visite au Metropolitan Museum of Art de New York. Les couleurs du tableau sont similaires à celles des textes précédents et la figure représentée est encore une fois celle d’une femme, une jeune fille assoupie dans un décor de riche maison flamande. Dans cet ouvrage, le regard est mis en avant et les mécanismes de la création sont interrogés intensément :

Depuis si longtemps, cette fascination pour Vermeer, pour ces instants suspendus, ces arrêts sur image, pour ce silence, pour cette sensation, un peu voyeuse, de surprendre une scène, une scène qui à elle seule dit une histoire, qui prête chair et vie aux sujets représentés, qu’elle dote d’un passé, d’une intensité, de la possibilité d’une vie ou de plusieurs vies21.

23Cette affirmation résume la pratique de l’écriture de Gaëlle Josse à partir des tableaux dans la mesure où elle en énumère quelques éléments et quelques stratégies : le tableau a pour fonction de stimuler la réflexion métatextuelle et met en branle les processus de la réception picturale. À partir de l’observation du tableau, tout un pan de l’expérience visuelle de la protagoniste est ramené à la mémoire. De fil en aiguille, d’un sujet à l’autre, elle évoque les sujets et les œuvres des peintres du passé et du présent qu’elle a eu l’opportunité d’observer de près. Le tableau est interprété à la lumière de l’œuvre complète du peintre. Dans une perspective historique, la narratrice raisonne sur les jeunes filles que Vermeer représente toujours en intérieurs. Et, par un court-circuit thématique et visuel l’amenant du passé vers le présent, l’héroïne ne peut pas s’éloigner du tableau sans évoquer d’autres sujets de peinture similaires, plus proches dans le temps. Elle se souvient, par exemple, des tableaux d’Edward Hopper et de ses restaurants, où des individus solitaires apparaissent représentés la nuit. Ainsi, progressivement, son imagination s’envole et sa réflexion se développe trouvant un correspondant iconique et thématique dans la concrétude de la réalité contemporaine. En effet, en sortant du musée, la narratrice flâne dans les rues de la ville américaine et, à Chinatown, elle aperçoit, derrière la vitrine d’un fast-food chinois, une moderne jeune fille assoupie :

À la table la plus proche de la rue, une jeune femme dort, devant les reliefs de son dîner, une barquette en polystyrène blanc, rendue translucide par le gras, au fond de laquelle demeurent quelques nouilles emmêlées et une paire de baguettes jetables en bois, et aussi une boîte métallique de bière et un gobelet en plastique strié22.

24L’image, le tableau vivant vu de l’extérieur à travers la vitre, est rendue encore plus réaliste par sa description détaillée. En lisant, nous n’avons pas de peine à visualiser cette scène, parce que l’évocation du tableau ancien a en quelque manière donné son empreinte à la réalité et a influencé la vision de la narratrice et la nôtre. Elle a créé ainsi une sorte d’instantané virtuel : en nous racontant cette image vue mais non reproduite techniquement, l’écriture est devenue visuelle23.

25Dans ce qui précède, j’ai esquissé les grandes lignes du dialogue de l’écrivaine avec la peinture du Grand Siècle : elle observe les tableaux et en extrait la matière pour construire des histoires de femmes. Elle propose ainsi une lecture personnelle et intime des grands classiques de l’histoire de l’art, qu’elle plie ainsi à ses exigences de narratrice. Dans ses mains les tableaux deviennent des matrices à histoires, elle les utilise en recourant à des procédés tout à fait habituels dans la pratique intermédiale : elle reconstruit le monde du tableau, elle en parcourt les moindres détails, afin de donner libre cours à son imagination. Son activité peut ainsi être définie comme extensive, elle travaille dans un double sens : « intra-encyclopédique », au sens où elle récrée la situation historique et y donne vie aux personnages iconiques ; et « extra-encyclopédique », au sens où elle varie et actualise son histoire en l’adaptant à l’époque contemporaine. Ce faisant, elle crée un parcours diachronique au féminin et elle relie les histoires par le fil de la sensibilité féminine.

26Gaëlle Josse explique cette dynamique créatrice :

Ces deux tableaux sont venus me chercher, au moment même où je les ai découverts, parce qu’ils avaient quelque chose à me dire, à me faire dire, et ils ne m’ont pas lâchée... Ils sont entrés en collision avec des préoccupations personnelles, des événements intimes, des émotions qu’ils ont mis à jour. C’est là le mystère de l’art, de l’inspiration, et il faut que cela demeure, je crois24.

27Ainsi, l’écrivaine résume parfaitement les enjeux de la relation interartistique : l’encyclopédie personnelle est mise en branle par les événements extérieurs qui résonnent en nous, nous sollicitent et provoquent la création. L’étude des rapports entre les différentes formes artistiques, la prise en compte des dynamiques créatives peut devenir l’une des clés de lecture de notre contemporanéité, au-delà du postmoderne : « L’intermédialité est aussi, donc, un nouveau paradigme qui permet de comprendre les conditions matérielles et techniques de transmission et d’archivage de l’expérience dans le passé comme dans le présent25 ».