Colloques en ligne

Frédéric Briot

La Carte de Tendre, du Voyage en Mylénie de Véronique Bergen à L’Éveil de Line Papin

1Les longs romans du xviie siècle aiment à commencer abruptement, en plein cours d’une action, si bien que ces ouvertures romanesques sont le plus souvent fort énigmatiques, attisant ainsi la curiosité de la lecture. En hommage à ce siècle, nous procéderons de même : « Des lignes de chanvre monte le chant des territoires libérés. Je regagne une troublante condensation1 ». Des lignes qui ont toutes les chances d’être des liens produisent paradoxalement une liberté qui se fait chant. La condensation étant le passage physique d’un état gazeux à un état liquide, ou, plus sûrement ici, à un état solide, quelle est donc cette opération qui vient faire gagner ce « je » en densité ? C’est, en un sens, tout simple : la narratrice est ici nouée par son amante, selon des techniques japonaises, d’où l’emploi à venir du mot karada, qui signifie le corps, et, par métonymie, en cette situation, toutes les cordes qui l’entourent selon des codes bien précis :

À l’errance de mes aiguillages victimes de sabotages, Lisa remédie, tissant sur mon corps une Carte du Tendre de son cru qui doit son relief, ses couleurs davantage à Mylène qu’à Madeleine de Scudéry. Maillage serré, superposition de la géographie du Tendre à la figure classique du karada, je ne m’appelle pas Galatée, mais j’obéis au quart de tour à Lisa qui me pygmalionne2.

2La superposition est ici particulièrement riche : une technique érotique éprouvée, que l’on peut rapidement qualifier de bondage, l’univers singulier produit par les chansons de Mylène Farmer, le mythe performatif d’un roi de Chypre qui croit pouvoir sculpter au lieu d’aimer, qui croit que la pierre peut remplacer la chair, et un épisode littéraire donc mondain, ou aussi bien mondain donc littéraire, du xviie siècle français. Cette superposition crée des co-incidences, des formes d’égalité entre chacun de ces niveaux, comme si chacun pouvait épouser les autres. À la page suivante cette coïncidence se précise, et se détaille, la métonymie prend :

La chaleur de juillet empourpre ses joues, ses doigts se glissent dans mon sexe, ses lèvres dévorent les villages de ma Carte du Tendre, mordillant Billet-galant, avalant Billet-doux. Le chemin du jadis s’ouvre, la torsion que Lisa impose à mes hanches dévisse le temps. Une chanson de Mylène se diffuse en nappes diabolo menthe Eh, oh, ce matin Y’a Chloé qui s’est noyée dans l’eau du ruisseau J’ai vu ses cheveux flotter Là-bas sous les chênes On aurait dit une fontaine Quand Chloé a crié Quand sa p’tite tête a cogné3.

3Chloé se noie, et ses cheveux deviennent fontaine, la narratrice jouit, et son corps encordé devient le paysage de Tendre. Pourquoi donc débuter ainsi par cette présence bien improbable de l’œuvre de Madeleine de Scudéry dans un univers où on ne l’aurait pas attendu avec de tels honneurs ? La réponse coule de la même source : pour cet improbable même. C’est alors le temps qui, comme les hanches, se dévisse.

4Cet extrait de l’autrice belge Véronique Bergen a en effet pour première vertu de venir nous rappeler quelques évidences. Issue du roman Clélie, histoire romaine, de Madeleine de Scudéry4, la Carte de Tendre poursuit jusqu’à nous une existence certes discrète mais persistante, dans toute une série de domaines, visuels et/ou textuels, en s’étant même comme figée en un syntagme5. Cette survivance6 est en soi surprenante : il y aurait là comme une aura singulière de ce seul élément d’un roman par ailleurs largement oublié, et partant vraisemblablement bien incompris7. Il s’agirait d’un analogon à l’envers, au sens sartrien du terme :

J’ai expliqué ailleurs comment l’imagination s’empare d’objets présents pour viser à travers eux des absents et comment l’acte imaginaire produit d’un même mouvement une « présentification » de l’absence et une « absentification du présent » ; j’ai nommé analogon un être présent en proie à une absence8.

5On se bornera ici à la question de la présence, cette présence – comme inopinée ou incongrue – de la Carte.

6La Carte est issue du roman Clélie, avons-nous écrit : échappée serait peut-être plus juste. Comme on le voit en effet dans cet extrait, l’emploi de la Carte par Véronique Bergen ne se soucie ni du respect d’un sens originel (celui qu’on pourrait trouver dans le roman Clélie, par exemple) ni de la version qu’en donne ou en a donnée la doxa critique, ni de la simple contemplation de l’image9. Si de manière générale les représentations de l’âge classique dans les fictions s’appuient ou peuvent s’appuyer sur des connaissances directes des textes, des lectures personnelles comme l’on dit d’une manière au fond pas si bizarre que cela10, en revanche pour ce qui est de notre Carte, pour diverses raisons, la connaissance en est presque à coup sûr de seconde main : cela n’est en rien gênant en soi, bien au contraire, du point de vue de la réflexion critique11, mais ce doit être le point de départ de la réflexion : la question de la fidélité à une origine étant évacuée, c’est la forme que prend cette infidélité qui fera sens. La même remarque s’applique aussi bien à la conscience ou non de tels réemplois.

7Deux traits stylistiques simples font foi d’une connaissance fort indirecte de cet objet : la Carte est quasiment toujours qualifiée de carte du tendre, et tendre est écrit avec une minuscule. Le sens est donné d’avance : ce serait une représentation allégorique de l’amour, et d’un amour sans le sexe (les Terres inconnues), d’un amour qu’on va qualifier selon les points de vue de précieux, platonique, néo-platonicien, chichiteux, prude, craintif, répressif… On peut simplement remarquer combien cette version courante s’éloigne de la Clélie. Tendre étant un pays, la Carte est toujours nommée la Carte de Tendre, et Tendre est toujours écrit avec une majuscule, ce qui est d’ailleurs, il faut le noter, le cas chez Bergen12 ; enfin, dans les trois versions de ce pays que l’on peut trouver dans toute l’œuvre de Madeleine de Scudéry, donc avec une obstination remarquable dans le temps, la Carte sert toujours à s’interroger sur les conditions de possibilité d’une amitié raffinée, d’une amitié tendre entre hommes et femmes… Pas d’amour donc13

8Toujours est-il que, Carte de Tendre ou carte du tendre, ou carte de tendre, ou carte du Tendre, soit donc quatre versions différentes, cette Carte agit souvent, lorsqu’elle est nommée, comme un mot magique, un sésame vers du merveilleux. Son pouvoir de suggestion se nourrit assurément du flou qui la nimbe ; il n’empêche qu’elle superpose à, disons, la réalité autre chose qu’elle-même, elle l’accommode autrement.

9Là encore l’extrait de Véronique Bergen nous est utile pour comprendre les formes possibles de ces remplois créateurs. La Carte n’est ni détournée ni copiée, il n’y a ni parodie ni pastiche, mais plutôt transfert, dans tous les sens du terme, soit autant de formes de glissements progressifs… Ce qui est donc imité ici n’est pas, selon une distinction bien familière à une période que l’on peut qualifier rapidement d’un avant-romantisme, un résultat, mais le geste pour l’obtenir, une manière14, une énergie qui crée15.

10Si l’imitation peut ainsi être tenue pour une fonction créatrice, c’est qu’elle permet dans notre cas une transformation, une métamorphose toute particulière que le terme de superposition venait exprimer avec une grande clarté. Il s’agit de la transformation d’un espace qu’on dira réel – le plus souvent une ville ou un corps, ici c’est un corps – et d’une topographie imaginée (plutôt qu’imaginaire…) qui la redécoupe, qui en prélève des éléments pour les regrouper en une autre logique : une autre ville dans la ville, un autre paysage dans le paysage, un autre corps dans ce corps, une autre peau sur cette peau… Dans cette superposition on a les deux « en même temps » : on a un corps, et sur ce corps un autre corps, et il en va de même pour les villes. Se combinent ainsi superposition et condensation, à la fois en termes de densité et d’énergie, toujours pour citer Véronique Bergen. Il y a là souvent une forme magique, presque alchimique.

11De façon générale, cette survenance de la Carte de Tendre, plus ou moins explicite comme on le verra, entre en accointance avec des phénomènes contemporains comme l’appétence croissante pour les atlas de toutes sortes et pour la métaphore de la cartographie quel que soit le domaine où on l’emploie16, et tout spécialement avec cette forme particulière d’aménagement du territoire (et partant des diverses passions de l’âme) qu’on a nommée psychogéographie17. Que ce soit sous forme de dérives ou de trajets, de circulations, notre Carte opère des reconfigurations mineures, clandestines, souterraines, des exceptions…

12L’intérêt de la Carte, donc, ce n’est pas une fidélité à un sens premier, c’est ce que l’on en fait – et en l’occurrence ici, c’est l’infidélité même, c’est-à-dire un acte de réappropriation, « de son cru » : il s’agit bien de retravailler la langue, voire avec la langue comme chez Bergen… autant dire être travaillé et retravaillé par la langue18

13Et c’est précisément à une telle invention que nous convie Line Papin. Il s’agit d’une auteure jeune, née en 1995 à Hanoï, et d’une jeune auteure : L’Éveil est son premier roman, il est paru en 2016. Il a été repris en 2018 en livre de poche, alors que paraissait son second roman Toni19. Pour donner une fiche technique rapide du roman, il convient de dire qu’il se déroule à Hanoï, dans un « aujourd’hui » sans autre précision, et dans un milieu d’expatrié.e.s – pour des raisons différentes, professionnelles ou plus personnelles – fort jeunes. Il s’agit d’un quatuor sentimental et narratif, un quatuor, ou bien alors quatre actualisations, quatre potentialités d’une même situation, au sens sartrien, celle désignée par le titre, l’éveil… On trouve ainsi Juliet, dix-huit ans tout juste, fille de l’ambassadeur d’Australie, qui tombe amoureuse d’un Français, serveur temporaire dans un restaurant, ledit Français (on dira Lui, car le roman ne lui donne pas de nom) cherche à oublier, donc se souvient sans cesse, de son histoire avec Laura, vingt ans, que l’on qualifiera, comme le fait le roman par deux fois, de « décousue20 », et il y a pour finir Raphaël, l’ami serveur bienveillant, entre prophète et ange gardien, et peut-être un peu trop angélique, mais là on dépasse le cadre explicite du roman. On pourrait ici songer au schéma mis en lumière par Roland Barthes dans Sur Racine : A aime B, B aime C, et C ne peut aimer personne21. On espère ne pas en avoir trop divulgué pour de futurs lecteurs, avant une dernière remarque. La critique journalistique a souvent évoqué à la parution du roman le nom de Duras. Certes nous sommes au Vietnam, certes on y trouve la triangulation du désir, et certes on pourrait en retenir, selon la formule maintenant bien consacrée, qu’« aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l’amour22 ». Mais c’est une lecture un tantinet paresseuse. Cela ne suffit pas. L’Éveil n’est pas un décalque, on le verrait du reste encore mieux en lui adjoignant Toni.

14Toujours est-il que dans les pérégrinations amoureuses, donc autant urbaines qu’érotiques, des personnages, dans leurs dérives, on se propose de voir le travail clandestin de la Carte, comme éparpillée façon puzzle, ou kaléidoscope, pour reprendre une image qui revient très souvent, comme agissant par une forme de percolation.

15Tout comme ses personnages en effet, l’écriture y scrute la ville et y scrute les corps ; des espaces autres s’y dessinent : « Je regardais ses taches de rousseur, j’essayais de les compter. Je les comparais à des constellations, et j’y cherchais la Grande Ourse23. » Ou encore : « – Je parle de la nuit qui gît là. (Mon doigt contourne doucement ses yeux le long de leurs cernes tracés). Ce lac où l’eau stagne ; noire, opaque24

16Scruter devient alors superposer une image à une autre, une scène à une autre, un paysage à un autre, un être à un autre :

J’avais beau essayer de ne pas penser à l’autre, à Laura, elle était écrite sur son visage : chaque cerne, chaque nouvelle ride était comme des marques de Laura, des cicatrices d’elle ; et il y en avait plus tous les jours25.

17Sur le dos de Laura endormie, Lui voit précisément une cicatrice, celle d’une brûlure :

[…] son dos se soulève le temps d’une respiration, et avec lui cette blessure, drôlement, dans une sorte de mouvance marine, comme la chair d’un saumon. Je n’ose pas la toucher, cette blessure, et je la regarde avec tant d’attention qu’elle me semble être désormais une personne à part entière. Je la regarde intensément, elle seule ; Laura n’existe plus, c’est entre nous deux maintenant, ce saumon-cicatrice et moi, que tout se passe […]. Je le scrute et il se tait. Je cherche dans les stries de sa chair brûlée le secret de son origine, qu’il ne veut pas me dire. J’imagine la scène de sa naissance26.

18Et l’on n’oubliera pas que pour le saumon, l’origine, c’est aussi la fin.

19Ce qui est vrai des corps l’est de la ville, dans son ensemble, dans ses parties, mais aussi d’elle-même comme partie d’un tout, d’un pays, d’un continent. Ainsi le lac Hoan Kiem, qui joue à Hanoï un rôle essentiel comme lieu de mémoire, et comme lieu de cristallisation de vie sociale27, y compris dans l’expérience alternative et fortement contrastée du parc aquatique Công Viên Nuoc28, devient simultanément un lieu de réappropriation personnelle : « […] j’irai me promener au lac Hoan Kiem. Ça me rappellera les beaux jours29 ». La ville dans son ensemble devient superposition de mémoires multiples, celle de la première rencontre érotique, survenue, celle de la deuxième, à venir et déjà là, celle de la mythologie et celles de l’étymologie :

Grandes rues, motos, leurs klaxons : on traverse l’énorme pont de fer au-dessus du fleuve, « Léthé » je pense, puis à lui, le chemin du premier jour à l’envers, on approche lentement du coin des ruelles insalubres, du mauvais quartier où les cris se font plus perçants. On ralentit pour s’y engouffrer. C’est compliqué maintenant de tourner à droite, à gauche, je regarde par la fenêtre les petites maisons en quinconce, dans l’ombre des fils électriques tenduscomme des lianes de charbon, et on avance toujours, cahotant, accompagnés du bruit lourd etgraveleuxdes roues sur le chemin de terre. Les ruelles se font trop étroites et le chauffeur s’arrête, « Can’t go more, miss », dit-il avec un signe de la main. Of course, of course, puisque plus loin, mystère30

20Mais surtout l’un des deux domaines, se superposant à l’autre, le recouvre et s’y substitue en un sens ; le corps alors se parcourt comme un paysage, et réciproquement :

Avec lui seul, l’homme neutre, je retrouve la douceur de l’Asie, la tendresse, la joie entière. Désormais tout se mêle en lui, le pays, la chaleur, et je ne sais plus lequel de lui ou du pays a nourri l’autre, pour moi, de son amour31.

21Le pont de fer par exemple fait retour :

Au creux de son torse, là, les torrents de pluie chaude, les torrents d’Asie, les torrents pacifiques, les torrents du fleuve Rouge ; les ponts de fer aussi, qui sonnent, qui vibrent, qui tanguent sous les pas des buffles lourds d’air et de soleil32.

22Ou encore :

Laura aussi est parvenue à chasser mes ombres de cobalt : elle m’a fait danser et oublier, avec sa voix, sa chaleur, ses brisures kaléidoscopiques, peut-être même davantage que le Vietnam avec les siennes. Cette fille regorgeait de plus de trésors qu’un continent entier33.

23Comme le saumon sorti de la cicatrice et devenu autonome, il y aura aussi la scène du canapé : au soir d’une fête, un canapé devient – silencieusement pour Lui – un bateau en pleine mer, c’est Lui qui devient le poisson ferré par Laura, il est comme devenu lui-même le saumon-cicatrice issu du dos de Laura, ferré par cette phrase capitale : « Ne me laisse pas seule avec mon imagination ». Et en découle le projet énoncé par Laura d’aller au bord de la mer, et de s’embarquer sur un bateau de pêcheurs. L’espace mental de l’un devient ainsi topographie réelle dans le discours de l’autre34.

24On constate donc la porosité et percolation des imaginaires et des métaphores. La superposition de toutes ces images disparates, mais tenaces et persistantes dans leur mode opératoire et leurs façons de circuler entre les personnages, crée ainsi un espace neutre (ni géographique, ni métaphorique), qui s’autonomise, comme le saumon, comme le bateau, comme les étoiles aussi peut-être, et les torrents, mais encore jusqu’à maintenant sous forme mouvante, kaléidoscopique, émiettée, et les « miettes » sont aussi un terme qui revient très fréquemment dans le roman.

25Or ces éclats, ces miettes, après ces lentes et obstinées percolations, ces superpositions qui se retournent comme un gant, viendront-elles se condenser ? Tout cela viendra-t-il prendre la forme d’une carte ? Sans doute pas celle de Tendre, mais de quoi exactement ? Poser la question, c’est forcément y apporter réponse. Dans Toni, tout vient se rassembler sur le corps du personnage principal : « Sur sa peau comme ça se dessine une carte de l’angoisse, avec ses pays irréguliers aux bordures multiformes35 ». À cet infiniment petit de la Carte d’Angoisse répond dans L’Éveil un autre pays, qui recouvre le monde, et là encore ce pays, le vrai pays si l’on veut, apparaît vers la fin du roman :

J’ai achevé le tour du propriétaire de la Tristesse. J’en ai fait le tour. Oui, je me suis trop attardé déjà dans ses régions : j’en ai sondé les bois, parcouru les vallées, j’en ai gravi les monts, traversé les ruisseaux. Cinq années entières, j’ai passé dans les régions de la tristesse, au sein de ses paysages gris, plongée dans son climat pluvieux. J’ai presque tout vu de la tristesse : je suis allé à l’est, au nord, au sud, à l’ouest ; j’en ai vu les pics et les plaines ; je m’y suis baignée, je m’y suis roulée, je m’y suis noyée. J’ai toutessoré de la tristesse. Elle ne m’intéresse plus. Je m’en suis lassée. Elle m’a trop asséchée. À elle, je me suis donnée, entière, et elle ne m’a rien rendu. Elle m’a épuisée36.

26Le roman nous aura ainsi, tout au long, patiemment dessiné, sur les corps, sur la ville, une carte, la carte de Tristesse. Il l’aura tout à la fois dessinée et épuisée, comme on épuise son sujet. Il l’aura aussi épuisé, ce Pays, et cette Carte, comme on assèche : et, presque à contresens du mot, c’est cela l’éveil. L’éveil est cet épuisement, cet assèchement, cette minéralisation37. L’éveil est un émiettement, l’éveil est un trajet qui fait passer d’un désert à un autre, l’éveil est poussière. Tout est là depuis le début, comme cette première nuit passée entre Juliet et Lui :

On se blottit comme ça, le long de la nuit, lui comme n’importe où, moi comme en son sein. Cette nuit-là j’ai rêvé – j’avais la tête dedans – j’ai rêvé des déserts. Je ne l’ai plus quitté, naturellement, après ça… On ne peut plus partir, tu comprends, après avoir humé le sable et l’avoir entendu couler38.

27Et voici la fin du roman :

Évaporée ! Du vent ; son corps n’existe plus ; n’existe plus. Qu’est-ce que ça veut dire ? Du vent le long des déserts, des grains de sable souffletés, soulevés, sans rien, et trois étoiles qui se décrochent l’une après l’autre et me tombent chacune dessus : l’une sur l’épaule, l’autre piquée contre mon torse, la troisième plantée dans mon pied. Trois étoiles qui se décrochent et que je ramasse et mets dans ma poche pour les trimballer le long de ces déserts balayés où les chameaux ploient sous le poids de la sécheresse, genoux cassés, tête à terre, langue rêche contre le sable, bosse à terre, leurs tapis persansdoucement glissés, tombés, par-dessus bord, et les bibelots qu’ils transportent éparpillés le long des étendues ensablées. Un à un, les chameaux qui se cassent les pattes et tombent ; une à une, les étoiles qui se décrochent ; ce décor qui se défait ; rien ; ce désert qui s’accroît ; rien39.

28D’un désert l’autre…

29Des miettes d’étoiles, à propos d’un corps que l’on préférerait incinéré à enterré40, aux étoiles chues.

30Qu’avons-nous donc constaté ?

31Le roman pratique des opérations cartographiques : il y a toute une pychogéographie de Hanoï, et qui n’est pas la même pour Juliet, Laura ou Lui ; sur les corps se dessinent des cartes, des pays – dans lesquels on entre. Dans Toni il y aussi un personnage capable de rentrer dans des photographies et de s’y promener. Comme les cordes autour de la narratrice-amante chez Véronique Bergen, dans un simple épisode, mais ici à l’échelle de tout le roman de Line Papin, une seule Carte vient se superposer, vient recouvrir toutes ces opérations : une Carte qui est d’abord une promesse ; mais ce qui est tenue de la promesse, c’est son exhaustivité. Comme si parcourir une ville, un corps, ce Pays de Tristesse, c’était l’effacer au fur et à mesure. Bergen et Papin ne sont pas si éloignées que cela finalement : le Carte produit la noyade, la Carte produit la disparition. Somme toute, pour paraphraser Véronique Bergen, on s’y ophélise dans les périphéries de la Carte de Tendre, du côté de la Mer d’Inimitié, de la Mer dangereuse, ou, pire encore, du Lac d’Indifférence. La Carte, elle, est faite pour se déporter, sortir du droit chemin, du chemin tout court : « Qu’est-ce qu’il te faut, là ? Qu’est-ce qu’il te manque ? Un truc qui n’existe pas, hors de terre ? Et tout ce qu’il y a là tu t’en fous41 ? ».

32Décidément, autant que les hanches, le temps dévisse.