Colloques en ligne

Philippe Sarrasin Robichaud

Les Onze (2009) entre le trompe-l’œil et le silence du petit moment irréversible

1En 1992, anticipant sur la commémoration du bicentenaire, Pierre Michon1 élabore le projet d’écrire sur la Terreur à partir, dit-il, d’un « peintre contemporain de la Révolution », un « contemporain français de l’événement », un peintre qui donne à voir cet événement, qui « le magnifie […], le foudroie, le pétrifie », tout comme Champaigne l’a fait « pour l’absolutisme en flèche » et Watteau « pour l’absolutisme en déclin2 ». Il cherche quelqu’un dont la vie et l’œuvre feraient corps avec l’histoire. David saute d’abord à l’esprit ; l’ébauche du projet-David a été publiée aux Éditions de l’Herne en 2017 sous le titre Fraternité. À tout prendre, cependant, ce peintre formé par l’Académie royale, député lors de la Convention et au service du pouvoir impérial sous Napoléon n’est finalement « pas à la hauteur, le malheureux » : ce « bobo de son temps » est trop pusillanime et dévoré par « l’opportunisme bourgeois3 ». Il manque à David l’étincelle de génie nécessaire pour saisir l’ampleur du moment thermidorien, des ultimes instants avant de basculer dans l’ère où ce nom ne serait plus que « le nom d’une cuisson de homard4 ». Michon s’explique : « Je me suis dit : pourquoi un peintre de l’ancienne école, c’est-à-dire un Fragonard mais en plus puissant, n’aurait pas fait un tableau génial sur la Révolution, plutôt que de la laisser à David et aux néo-classiques, à l’esprit nouveau, à l’esprit républicain ? » Que faire, donc, pour trouver l’œuvre de laquelle déduire l’histoire ? Michon se résout à l’inventer, « parce que ce tableau manque5. »

2On dit que peu après la parution des Onze en 2009, leur auteur s’amuse en apprenant que plusieurs gens ont couru au Louvre, demandant à voir le « célèbre » tableau de François-Élie Corentin. Une entrevue de 2017 pour La Grande Librairie place Michon devant François-Henri Désérable, jeune écrivain qui avoue candidement (ou avec une candeur crédible) qu’il a lu Les Onze à Marseille, puis qu’il est rentré à Paris le lendemain se « précipiter » au Louvre afin de trouver le tableau. La caméra cache la réaction de Michon à cet aveu, mais au plan suivant, il s’est redressé sur son fauteuil, il semble revenir d’un sourire. Un second exemple : quand l’historien François Hartog lit que Jules Michelet aurait décrit le tableau de Corentin, celui-ci confie qu’il s’est reporté non pas au Louvre, mais à un musée livresque fait de multiples volumes, c’est-à-dire « l’Histoire de la Révolution française pour y vérifier de visu que ces douze pages sur Les Onze n’existaient évidemment pas. » Ému, l’auteur du Miroir d’Hérodote a bien senti toute la proximité que le travail de Michon pouvait entretenir, par ses propres moyens, avec le sien. À marcher si souvent loupe en main sur la fine ligne de faille entre le voir et le croire, ils finissent par en brouiller la netteté, de sorte que même un grand lecteur de Michelet6 soit mû par l’envie de vérifier quelque chose qu’il sait déjà, « évidemment ». S’adressant avec connivence à son acolyte en lettres, Hartog ajoute : « sûrement, vous souriez7. »

3Placé devant diverses réactions provoquées par son œuvre, l’image de l’auteur qui se déride trahit quelque chose de fort et d’équivoque à la fois. Le signe est à rapprocher de l’énigmatique sourire de La Joconde qui, visible mais entouré d’un délicat sfumato, contient tous les possibles, mais n’en livre aucun. Ce sourire est un Tohu-va-Bohu enfermé en un joyeux plissement de lèvres, l’universelle et fataliste bonne humeur de quelqu’un qui se rappelle que « toutes choses sont muables et proches de l’incertain8 » – y compris sa propre réception. Qu’importe à Michon, enfin, de tenter d’expliciter et d’avoir coûte que coûte le dernier mot ? Pour peu que quelqu’un soit pris de désir avec l’œuvre, qu’elle frappe et invite à la prolonger, qu’elle provoque un certain état de grâce, qu’elle envoûte, nous serons quittes d’en avoir été les dupes. Que peut-on espérer de plus d’une œuvre qu’elle provoque ne serait-ce que pour une seule personne l’effet que Jean le Baptiste (transformé en Bacchus) et La Joconde de Léonard de Vinci ont eu sur Michelet, effet que ce dernier décrit alors qu’il commente les tableaux du Louvre ?

Bacchus, saint Jean et la Joconde, dirigent leurs regards vers vous ; vous êtes fascinés et troublés, un infini agit sur vous par un étrange magnétisme. Art, nature, avenir, génie de mystère et de découverte, maître des profondeurs du monde, de l’abîme inconnu des âges, parlez, que voulez-vous de moi ? Cette toile [La Joconde] m’attire, m’appelle, m’envahit, m’absorbe ; je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau va au serpent9.

4Qu’ils soient issus d’une quelconque sensibilité, de la toile ou du mythe l’entourant, ce « trouble » et cette « fascination » sortis de « l’abîme inconnu des âges » que Michon transpose sont en fait la réaction de Michelet au tableau de son Corentin. « Cette terreur nous attire comme un aimant10 », écrit-il. Par équivoque, « cette terreur » est aussi « cette Terreur », puisque l’expérience du sublime vécue devant la toile se confond avec l’événement historique qu’elle amplifie. L’équivoque du tableau en accroît aussi le pouvoir d’attraction : Corentin serait même plus populaire que Léonard de Vinci auprès des curieux du Louvre. L’auteur creusois surenchérit avec une ironie plaisante pour qui a saisi la référence à Michelet : pour aller voir Les Onze, « les foules de toute la terre passent en flèche et sans la voir devant La Joconde, qui n’est qu’une femme rêvant11 ».

5Dans l’imaginaire michonien, à quoi donc tient cet « étrange magnétisme », ces « forces12 » entourant l’œuvre vue, l’œuvre qui fait voir, qui donne envie de voir et même de croire ? Qu’il soit vécu par des amateurs, des lecteurs, des écrivains, des historiens – les « malheureux usagers des mots13 » – c’est bien une forme de désir qui pousse à aller vérifier, à aller reconduire l’expérience que suscite une œuvre donnée. Face à une indétermination suffisamment grande, urgente, terrible, face à un doute qui exige qu’on y apporte une réponse, pour Michon, « ce qui, in fine, tranche le débat, c’est le désir14. » Autrement dit, qu’est-ce donc qui fait éprouver ce désir de voir, et que ne ressentent manifestement pas le paysan de Maîtres et serviteurs devant la toile de Lorentino ou encore Joseph Roulin devant les tableaux de Van Gogh avant qu’il ne soit transformé en « grand peintre » ? Nous adresserons ces questions aux Onze, récit qui narre les conditions d’émergence d’un tableau qui est tout aussi fictif que son peintre, François-Élie Corentin. Le désir que nous sondons est forcément compris par celles et ceux qui étudient l’âge classique, âge dont personne au xxie siècle ne parle depuis la position privilégiée de témoin de première main : n’ayant pas de témoignage, il importe de trouver d’autres positions à partir desquelles susciter le voir. Dans le cas des Onze, toutefois, il est impossible de rabattre ce désir sur un mysticisme de la contemplation d’une chose existante. Impossible, aussi, de se replier sur une magique autotélie de l’œuvre ou sur le lyrisme du sujet qui en fait l’expérience. Impossible, enfin, de « faire tenir debout cette histoire des Onze par la seule existence indubitable des Onze15 » : le tableau est pure fabulation. L’étude des Onze éclaire donc plusieurs pistes pour l’historien réfléchissant au roman comme forme de connaissance : à quoi tient l’adhésion à un discours qui se présente comme véridique ? Quels poids pèsent sur l’inconstante balance qui sépare ce qui a été de ce qui n’a pas été ? Si, comme le note Agnès Castiglione, la formule-clef de la « poétique de l’apparition » michonienne est qu’il « veut voir16 » et « cherche en chacun de ses récits le miracle de la présence réelle qui, sur le mode épiphanique, fera surgir les figures du néant par la force et la puissance du verbe17 », il nous importe de demander à l’œuvre les conditions qu’elle pose au jaillissement de cette vision.

6Nous procéderons à une analyse en deux temps : « le trompe-l’œil » puis « le silence ». Dans « le trompe-l’œil », il sera question du paradoxe de l’œuvre qui par sa nature fausse, déforme et défigure malgré la conscience aiguë que sans la mise en scène qu’elle est contrainte d’opérer, rien ne saura donner à voir son objet. Or pour Michon, ce paradoxe ne sonne pas la défaite de l’art et le poète n’a pas pour autant à être banni de la Cité : bien que l’on puisse se croire « très fort » de savoir que « la littérature ment », qui « sait jouir de la belle falsification trouve parfois un peu de vérité ». L’auteur ajoute une formule précieuse : « mes fictions sur les peintres sont des mensonges, mais il faut les croire18. » Parmi divers trompe-l’œil, quelque chose doit ainsi provoquer l’adhésion du sujet. C’est ce qu’aborde la seconde partie, « le silence ». Nous y déplacerons notre regard vers le « petit moment extraordinaire que les Grecs appelaient le kairos19 » qui fait advenir la réalisation du tableau dit le plus célèbre de tous les temps. Commandé alors qu’à travers trop « d’aboiements, personne n’entendait plus rien20 », dans une « période de crescendo théâtral, de surenchère maximaliste où chacun n’élevait la voix que pour se distinguer de la voix de l’autre21 », le tableau fait exister, réalise quelque chose contre ce qui sera oublié, contre ce qui sera relégué au « gouffre22 » de l’histoire. Pour ce faire, le peintre doit parvenir à une figuration nouvelle de la chose vue : l’occasion pour ce faire doit non seulement se présenter à lui – c’est ce moment où l’Histoire échappe sa « bourse spéciale pour la solde des choses impossibles23 » –, mais il faut également que l’artiste puisse la saisir. Ce à quoi nous aspirons, en somme, est une clarification du point de vue michonien quant à la genèse de « l’acte par lequel on a prise sur le monde » – qu’il s’agisse d’un tableau ou d’un livre. Quitte à être un peu rabat-joie, nous cherchons ainsi à jeter une lumière crue sur l’acte que Michon qualifie de « magique », voire d’érotique. Ce sont les mots du narrateur des Onze :

Vous souriez, Monsieur ? Vous n’y croyez pas ? Oui, c’est trop beau pour être vrai : l’artiste, n’est-ce pas, le créateur – celui qui veut croire de toutes ses forces, et qui arrive à croire, que l’acte par lequel on a prise sur le monde, l’acte digne de ce nom, a pour fondement et principe d’intellection pure, la magie en somme, la volonté magique d’un seul, et n’est machinique que par surcroît, magiquement machinique si l’on veut dire, ainsi qu’il arrive dans l’acte d’Eros24.

Le trompe-l’œil

7Une œuvre contemporaine dont le protagoniste est un peintre du xviiie siècle, si elle aspire à la vraisemblance, est nécessairement aux prises avec la question de l’accès au personnage. Un narrateur le « découvre-t-il » en fouillant des sources ? La narration est-elle plutôt entièrement intradiégétique, faisant du livre une sorte de modèle réduit d’une époque que l’auteur construit en faisant fi de la distance qui le sépare du passé ? Contrairement au peintre de Couleur du temps de Françoise Chandernagor dont prétendument « nous ne savons rien », mais dont un narrateur pourra tout de même déduire la vie sans grande difficulté à partir d’un « grand tableau » intitulé « Portrait de l’artiste avec sa famille25 » ; contrairement, aussi, au Cousin de Fragonard de Patrick Roegiers pour lequel le charme d’un narrateur omniscient provenant de l’époque du protagoniste fait du récit une sorte de maquette autonome du xviiie siècle, l’identité du Corentin des Onze est un point fuyant. Cette identité est constamment confrontée à l’ensemble des sources qui la composent. Pour Dominique Viart, elle se décline en une « chorégraphie du dire et du démentir » : chaque « allégation vérifiable » est « aussitôt défaite, » si bien que « le texte s’ouvre un espace d’hésitation par le pur déploiement énonciatif26 ».

8Les premières pages des Onze présentent Corentin par le truchement de la succincte iconographie où, dit-on, il est représenté. Dès leur présentation, cependant, les différentes effigies du peintre sont frappées d’incertitude : s’il « est dit que » le peintre est de « taille médiocre », « effacé », et qu’il « retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre », « rien de tel n’apparaît dans le portrait qu’aux plafonds de Wurtzbourg […] Tiepolo a laissé de lui27 ». Alors que sa réputation prise « sur le tard » en fait une âme dure et revêche, sur la célèbre fresque en trompe-l’œil de Tiepolo, Corentin est un jeune page « blond », tendre et suave, parfaitement à sa place dans la foule des putti. D’autres représentations picturales relaient son image supposée : quarante ans plus tard, le narrateur dit qu’il est « cette silhouette sans âge » et « chapeautée » « parmi les témoins du Serment du Jeu de paume ». S’ajoute une troisième source, une esquisse à la mine de Georges Gabriel présentée comme mal attribuée, puis une quatrième, ravivant le mythe tragique de l’œuvre perdue : un « beau portrait » qu’en donna François-André Vincent « après 1760 » dont la ressemblance serait « indubitable28 », tableau perdu sous la Terreur. Un dernier, « attribué à Vivant Denon », est simplement qualifié de « faux ». « Voilà pour l’apparence » et « la postérité de l’apparence29 », en conclut le narrateur. Ces cinq sources picturales et les « on-dit » qui les entourent dressent en peu de lignes une typologie de cas possibles se présentant à quiconque chercherait aujourd’hui à « voir » un homme du xviiie siècle : une figure officialisée par la « tradition30 », mais remise en question par trop d’autres sources pour être crédible ; une silhouette possible, mais en laquelle certains n’ont pas envie de reconnaître leur homme ; une source qui « passa longtemps » pour authentique, mais qui fut officiellement démentie et réattribuée a posteriori ; un portrait « indubitable » dont la disparition en a fait un paradis perdu de la ressemblance ; enfin, un faux reconnu faux dont la présence au sein de l’iconographie sert surtout à raffermir la prétendue vérité des autres. Est-ce donc peine perdue pour qui voudrait saisir les traits de ce peintre qui aurait eu le malheur de vivre à une époque qui précède les daguerréotypes – ou les répertoires nationaux d’identification ou encore les collections de milliers de photos de soi sur les réseaux sociaux, dispositifs produisant la rassurante illusion d’une « véritable » identité ?

9« Non », sous-entend la réponse du narrateur, parce que, comme il l’affirme par une formule étonnante, « nous aimons le reconnaître dans le blondinet de Wurtzbourg31 ». Indépendamment d’un rapport entre la représentation et le représenté, c’est le désir de reconnaître qui façonne l’objet vu. En effet, « dans la fresque où le page apparaît, où la légende le fait apparaître, on a parfois l’impression (on en a le désir32) » qu’il vit, qu’il agit, « qu’à dix pas devant lui la belle Béatrice de Bourgogne […] va se tourner vers lui, se lever, de tout son poids de chair blonde et de brocart bleu marcher vers lui et renversant la couronne, l’étreindre33. » La volonté d’incarnation et le fantasme de présence réelle que décrit le narrateur confondent « impression » et « désir ». Tout comme pour la Catherine du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, bien que ce qui est révélé soit autant l’affaire des sens que celle de la foi, c’est la foi qui est garante du sens. Les yeux voient, certes, mais il faut qu’ils puissent inscrire ce qu’ils voient dans un récit pour comprendre la teneur de ce que leurs sens indiquent : le mirage d’une étreinte entre le blondinet et Béatrice témoigne du lien indissoluble entre le visible, la narration et la croyance. Pour qui l’y cherche, le Corentin de Tiepolo agit comme la clef de voûte de l’ensemble dans lequel il est inséré à la manière d’un emblème : « on se prend à penser que c’est pour lui, le blondinet, toutes ces femmes hautaines et faciles jetées sur les plafonds ». Au-delà de la question de la ressemblance, la fresque de Tiepolo offre un univers intelligible, cohérent et séduisant au sein duquel reconnaître la figure de Corentin. Ainsi, on ne croit pas l’y voir ; on croit pour l’y voir.

10Ironiquement, donc, le plus « vrai » des portraits du peintre fictif est celui tiré de l’archétype du genre pictural du trompe-l’œil : celui de Tiepolo, qui présente Corentin près d’Apollon le musagète comme un éphèbe céleste, un personnage-type lui-même pris « dans Veronèse34 ». Le narrateur ne se sert pas de la fresque comme d’un portrait dans la tradition de l’imago, ces masques mortuaires romains à valeur identificatoire, mais plutôt reconnaît qu’il n’y voit que ce qu’il a, à la suite de la tradition, désir de voir. Quoiqu’il soit difficile de s’arracher à ce que « nous aimons […] reconnaître », il n’y a rien de définitif : ce qui est vu peut facilement vaciller, muter, être réhabilité. On cesse de voir en une forme lorsqu’on en discerne l’artifice, lorsqu’on peut réduire ce qu’on voit à une explication univoque, habituellement à cause de l’existence d’un nouveau témoignage jugé plus véridique. Ce changement ne se produit non pas au moment où l’on présente n’importe quelle preuve à l’encontre de la chose vue, mais plutôt au moment où l’on concède qu’il y a désillusion. On peut alors quitter un trompe-l’œil pour un autre, jugé plus « vrai ».

11Un exemple récent montre bien ce flottement du regard. En 2012, le musée du Louvre reconnaît officiellement que le célèbre portrait de Diderot par Fragonard – celui où le philosophe aux joues roses feuillette un gros volume, l’ombre d’un sourire aux lèvres et jetant son regard au loin ; celui qui ornait jusque-là la section « Lumières » de presque tous les manuels scolaires de France – n’est pas un portrait de Diderot, mais plutôt, comme le rebaptise le responsable des peintures du Louvre35, une Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis Diderot. Le jugement est fait à partir de quelques « preuves », dont la couleur des yeux, bleus sur le tableau de Fragonard, et que Diderot avait marrons, dit-on. Mais alors que le Fragonard est discrédité, le Louvre reconnaît toujours un portrait comme celui de Michel Van Loo – ce portrait où l’on pourrait presque croire que l’encyclopédiste a enfilé une opulente robe satinée et un air affecté pour aller déclamer des vers anacréontiques – comme représentant Diderot. Là encore, à quoi tient cette identité visuelle ? Dans ce cas, l’histoire de l’art a fait primer les sources écrites sur la ressemblance à d’autres œuvres attestées comme les bustes de Houdon et de Pigalle : un catalogue de vente mentionne un nom de modèle autre que Diderot pour le Fragonard, puis le Salon de 1767 assure que le philosophe a bel et bien été le modèle de Van Loo. Diderot lui-même commente fameusement ce portrait : « J’aime Michel ; mais j’aime encore mieux la vérité36. » Si le portrait est « assez ressemblant », le philosophe l’estime « trop jeune, tête trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur. » Diderot rejette l’image au point de s’inquiéter de ce que diront les enfants, encore à naître, de sa fille Angélique. Il confie : « Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi37. » Diderot n’a d’ailleurs discuté que trop peu des portraits faits de lui de son vivant38 – et quand bien même il l’aurait fait, est-on soi-même le meilleur juge de la vraisemblance des images sur lesquelles on figure ? Drôle de coïncidence avec le récit michonien : un seul portrait de Diderot réalisé par un obscur « Garand » aux alentours de 1760 est jugé indubitable ; il fait même écrire au philosophe que « celui qui voit mon portrait par Garand me voit39 ». Or ce tableau et l’esquisse au crayon à partir de laquelle Garand a travaillé ont disparu : seul subsiste un dessin du tableau tiré par Pierre Chenu. Ainsi, pour plusieurs, c’est le tableau de Fragonard, longtemps utilisé par les manuels d’histoire de l’art comme de littérature pour représenter le directeur de l’Encyclopédie, qui, tout en n’étant « pas son portrait », fait néanmoins penser qu’il est ce « à quoi tout de même je suis sûr qu’il ressemblait40 ».

12Sensible au poids que porte une interprétation pour la postérité, le narrateur des Onze se promène au Louvre comme Diderot l’a parcouru pour ses Salons – entre les deux, par effet de télescopage, c’est Michelet qui foule les mêmes allées, composant d’immenses pans de son Histoire de la France tout en restant indifférent face à certaines œuvres, ou pris d’« étrange magnétisme » pour d’autres. Tout comme le narrateur des Onze élit parmi le nombre de représentations de Corentin celle de Tiepolo, c’est supposément le tableau de Corentin qui obsède Michelet alors qu’il se fait historien de la Révolution. C’est celui duquel il « déduit » l’événement. Parmi les trompe-l’œil, autant de fenêtres d’Alberti offertes, c’est de celle-là qu’il croit apercevoir la Terreur. Ce que « Michelet a vu au bout du pavillon de Flore, c’est peut-être l’Histoire en personne41 » – un récit tout fait, une vérité tout incarnée dans les onze corps. Il est témoin d’une apparition ou même d’une hallucination, mais pas d’une illusion : « Michelet dans son rêve ne s’est pas trompé42 ». Curieusement pour Michon, un bon trompe-l’œil n’est pas foncièrement trompeur. Les yeux de Michelet, comme ceux de Diderot, ne sont pas aux prises avec un « malin génie » cartésien qui en fausserait le jugement : ils se font autant que possible les sincères témoins de leur rêve et cela est bien tout ce qu’ils peuvent. L’Histoire n’existe pas en retrait des représentations que l’on souhaite reconnaître comme véridiques ; c’est en ce sens que « Les Onze ne sont pas de la peinture d’Histoire, c’est l’Histoire43 ». Pour Michon, l’objectivité n’est qu’un leurre. Ainsi, d’une représentation à une autre, « les hommes filent : et si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoire, n’est-ce pas44 ? ».

Le silence

13L’Histoire, comme le corps du Christ, est affaire de révélation. Lorsque cette forme impérieuse de l’acte de voir se manifeste, elle ne peut être marquée que par un silence, une ellipse toute particulière qui, à la manière d’un point d’orgue, souligne l’action du « kairos45 ». Dans les Onze, lorsque Collot d’Herbois dans l’église Saint-Nicolas, la ci-devant maison de Dieu, lorsqu’il commande le tableau à Corentin, lorsqu’il lui somme de peindre les Représentants « comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes si le cœur t’en dit », la narration marque ainsi la réaction du peintre : « Il y eut un silence46. » Le hennissement d’un « cheval invisible », sublime comme la foudre, puis le rire des hommes assemblés et un « oui » enthousiaste du peintre le rompent. Quelque part entre la question et sa réponse, Corentin a vu : c’est dans son silence que l’œuvre se serait faite47.

14Il serait toutefois assez rapide de penser que la seule émotion individuelle de l’artiste, de l’ego d’un mortel créateur épris d’une forme qui lui plaît puisse adéquatement tenir compte de la « magie » que Michon impute au silence de Corentin devant sa vision, ou de Michelet devant la toile de Corentin. Le père de Corentin, dit « de La Marche » s’éprenait de cette manière superficielle et bruyante de « pages de romans » et de « bouts-rimés anacréontiques » au point d’en prétendre que c’était là « que daignait apparaître l’universel48 ». La postérité lui a donné raison de penser que la littérature puisse être un « levain » pour l’humanité. Mais, trop conscient de son « illusion ou imposture fondatrice », il en manquait au fictif père limousin la conviction : « réellement ils [les auteurs comme le père de Corentin] étaient du côté de la lumière, même et surtout s’ils avaient la pénible certitude d’être une taupe sortant le nez d’une cour de cave49 ». Si l’activité des littérateurs de la France d’avant la Terreur était un « truquage pour mettre Dieu dans le nid que lui préparaient leurs pages50 », il fallut autre chose de plus que la parole des disciples de cette nouvelle école pour faire adhérer la nation à l’idée du règne de l’Auteur.

15C’est plutôt un récit biblique qui s’impose pour saisir la portée du silence des Onze. Nous le comprenons comme analogue à celui de Thomas dans l’évangile de Jean, lorsque le Christ ressuscité se présente à lui. C’est d’abord la parole des apôtres que refuse le sceptique. Incrédule, Thomas pose ses conditions – tout comme Corentin les siennes, professionnelles, lors de la commande du tableau : « son accord dépendait de trois choses : si c’était dans ses cordes ; de la hauteur des gages ; et de la date d’échéance51. » Pour l’apôtre, il faut qu’il puisse voir et toucher les marques des clous sur les mains du Christ, qu’il puisse mettre sa main dans l’ouverture de son flanc. Dans un premier temps, donc, en exigeant davantage de preuves, les deux résistent au récit – disons, au trompe-l’œil – qu’on leur propose de ratifier par le pinceau ou par la foi. Les considérations sont de part et d’autres bassement matérielles : Thomas veut voir, par l’appui de ses sens, et Corentin cherche un marché avantageux dûment conclu. Là, Michon n’oublie pas l’aspect concret du chef-d’œuvre : il faut bien que Léonard de Vinci mange pour peindre. Les gages « royaux » offerts à Corentin attisent son engouement ; les « délais courts » lui donnent un sentiment d’urgence. Même si sa vision ne s’y réduit pas, il est nécessaire que le croyant soit ainsi disposé à voir – Michelet aurait-il eu autant de visions sans un public prêt à les lui acheter52 ? Les voyants doivent être prêts à ce que l’Histoire soit placée devant leurs yeux, ante oculos ponere. Le texte biblique ne mentionne pas explicitement les mêmes dispositions pour Thomas. Réfléchit-il aux répercussions de son opposition ? Soupèse-t-il le prix de son adhésion ? Il reste qu’après l’hésitation initiale, la nouvelle vision du Christ ressuscité est jugée plus forte que son doute et finit par remporter son suffrage. Paraphrasant le récit, ce moment où Dieu change de nid est marqué par une ellipse dont l’importance ne saurait être suffisamment soulignée. Lorsqu’il voit, le moment est indicible – le texte ne marque aucun arrêt entre la parole de Jésus et le moment où « Thomas répondit » : conclure qu’il avance ou n’avance pas sa main pour toucher les stigmates est pure conjecture. En tant que lecteurs notant ce non-dit de l’Évangile, nous ne pouvons qu’imaginer qu’il « y eut un silence53 » :

Or Thomas, appelé Didyme, qui était l’un des Douze, n’était point avec eux quand Jésus vint. Et les autres Disciples lui dirent : nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : si je ne vois les marques des clous en ses mains, et si je ne mets mon doigt où étaient les clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne le croirai point. Et huit jours après ses Disciples étant encore dans la maison, et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et fut là au milieu d’eux, et il leur dit : Que la paix soit avec vous ! Puis il dit à Thomas : mets ton doigt ici, et regarde mes mains, avance aussi ta main, et mets-la dans mon côté ; et ne sois point incrédule, mais fidèle. Et Thomas répondit, et lui dit : Mon Seigneur, et mon Dieu ! Jésus lui dit : parce que tu m’as vu, Thomas, tu as cru ; bienheureux sont ceux qui n’ont point vu, et qui ont cru54. (Jean 20 : 24-29)

16Dans la riche iconographie d’œuvres illustrant ce passage, certains tableaux – dont la célèbre toile du Caravage – montrent l’apôtre avançant sa main dans la plaie du Christ. Or, aucune version de l’évangile selon Jean ne dit que Thomas a bel et bien fait cela, c’est-à-dire toucher, vérifier, autopsier ce dont il doute. L’Évangile ne dit pas si Thomas a répondu à l’invitation, au bluff sacré du nazaréen qui devient à ce moment-là, par son corps offert mais non pas nécessairement inspecté, le « Seigneur » et « Dieu » de Thomas. Pour le texte, il semble que l’offre seule suffit : le Christ, s’exposant, sera descendu assez loin pour convaincre.

17Aussi magnifique qu’elle soit, la toile du Caravage a cela de vulgaire, de grossier qu’elle peint une transgression ultime et moderne de la foi en la parole divine par l’examen intus et in cute du corps ouvert. Ainsi comprend-on mieux le sens d’une étonnante phrase de Michon vers la fin des Onze qui se moque du Marat assassiné de David – rappelons-le, ce « bobo de son temps » : « Michelet, il l’écrit, a compris ici [c’est-à-dire au Louvre] pourquoi le Marat assassiné de David n’est qu’une petite toile caravagesque55 ». Elle est caravagesque en ce sens qu’elle montre Jean-Paul Marat, figure christique de la Révolution, homme dont le prénom porte en lui deux apôtres, plaie ouverte dans sa baignoire, vulgaire pantin, mortel, pure chair souillée. Quoi de plus révoltant pour le sujet croyant que l’allégation que le corps de son roi n’est qu’un corps bassement matériel, temporel ? Le bloc de bois sur lequel est inscrit « À Marat / David » semble une sorte de pierre tombale de fortune, commémoration à part égale de la mort du sujet et de la gloire à laquelle aspire l’artiste. C’est d’ailleurs sur cette image que se termine Fraternité, ébauche du projet des Onze : « David y mit polichinelle dans son bain, le Marat assassiné56 ». Si « Marat de David n’est qu’un homme mort, un reste de l’Histoire, peut-être son cadavre », les onze hommes sont « vivants » : ils constituent « la présence réelle de l’Histoire57 ». Partant de l’assertion que le Marat assassiné souligne l’absence de ce qui peut être reconnu comme divin, il semble que ce soit en contrepoids à cette absence que la toile des Onze est pensée. Le récit de son émergence tâche de penser les conditions nécessaires au kairos qui la voit naître, puis à sa réception par la postérité.

18Il va sans dire que le titre même des Onze, et de ce tableau de « Cène révolutionnaire », évoque les Douze. Mais qui manque ? Quel rôle du récit biblique est ainsi réduit au silence par le livre que Michon écrit sur la Terreur ? Gageons qu’il s’agit de ce même Thomas, qui se retrouve par choix de l’auteur sur la couverture de la réédition des Vies minuscules en collection de poche. Michon aurait prolongé le sens de ce choix initialement presque accidentel58. À tout le moins, il n’adopte pas la posture d’un mystificateur lorsqu’il répond à la question du choix de couverture pour la réédition :

Parce que saint Thomas est la figure du doute. Et son doute n’est pas le doute méthodique, mais un doute beaucoup plus retors, qui creuse un individu en massacrant en lui ce qu’il a de plus cher. Et s’il y a une chose dont je doute, c’est de ce qui me fonde, c’est-à-dire la littérature, comme Thomas doutait de ce qui le fondait, c’est-à-dire l’incarnation du Christ et la résurrection. […] Ce Thomas de Vélasquez me paraît l’image même de la voix qui parle dans les Vies minuscules. Il est cramponné au livre de toutes ses forces comme si le livre allait le sauver, mais le livre devant lui comme une barrière est en même temps un obstacle59.

19Dans le cas des Onze, les Représentants représentés n’ont pas le luxe de pratiquer une incrédulité quant à ce qui les fonde comme saint Thomas l’a l’exercée : en temps de Terreur, l’incrédulité fait perdre la tête. Pour Michon, le « temps de la douceur de vivre », le temps où le créateur a le loisir de poursuivre son incrédulité jusqu’au bout, ce temps se termine au son des cloches qui retentissent alors que Corentin peint les Onze.

20Arrêtons-nous un moment sur un passage critique d’Hippolyte Taine. Celui-ci commente l’écriture de Michelet :

Lorsqu’un homme, pendant huit volumes, fait voir à chaque page et à chaque ligne, dans des questions de toute espèce, sur des milliers de faits, par une infinité de détails, qu’il est prudent, qu’il ne marche que les documents en mains, qu’il les interprète bien, que jamais son jugement ne fléchit, et que jamais sa passion ne l’emporte, nous quittons toute défiance, nous acceptons toutes ses recherches, nous entrons dans sa croyance, et chacun de nous à son tour dit à la fin : « Je crois » 60.

21« Devons-nous croire M. Michelet ? » demande alors Taine. Après les éloges dirigés à un homme aux huit volumes, l’admiration de Taine pour Michelet semble achopper à un passage écrit par celui qui se fit le grand peintre du grand siècle : celui de la Joconde vue au Louvre. En lisant encore une fois « l’étrange magnétisme » qui attire l’historien vers le tableau, Taine commente :

[Là, Michelet] parle comme un prophète, et, en fait d’histoire, on ne croit pas les prophètes. […] Ce ton est celui de l’hallucination mentale. Croirai-je qu’un homme ainsi troublé de visions poétiques et mystiques pourra toujours tenir d’une main ferme cette balance si délicate, si facile à renverser, où la critique pèse avec précision et précaution les idées et les faits de l’histoire61 ?

22L’on pourrait penser que Taine cherche à discréditer son rival. Toutefois, sa question est beaucoup plus sincère qu’elle n’y paraît à première vue pour un lecteur du xxie siècle. Pour Taine, le mot « hallucination » est parfaitement équivoque, lui-même ne distinguant les « hallucinations vraies » des « hallucinations fausses62 » que par l’existence d’une sensation qui puisse identifier l’image mentale suscitée comme liée ou non au monde extérieur et ainsi « rectifier » l’hallucination. « À proprement parler, écrivait Taine, l’homme est fou, comme le corps est malade par nature ; la raison comme la santé n’est en nous qu’une réussite momentanée et un bel accident63. » Ce que dit Michelet au sujet de la Joconde – et par extension sur la façon dont il pose son regard – pourrait effectivement procéder d’un tel « accident ». Étonner ne signifie pas nécessairement mentir. Il suffirait de croire à sa parole. Michelet n’est donc pas tant avili que devenu prophète ou figure christique par examen sous la plume de Taine, son apôtre sceptique.

23C’est une posture semblable à celle de Michon qui, lui, reconnaît en Michelet « un littéraire », un prophète de sa propre religion. Il reste à donner un sens à « ce que Michelet a vu au bout du pavillon de Flore » : c’est « peut-être l’Histoire en personne, en onze personnes – dans l’effroi, car l’Histoire est une pure terreur. Et cette terreur nous attire comme un aimant64 ». « L’équivoque parfait » du « peut-être » est central : c’est à cause de ce délicat équilibre maintenu par un bel accident de l’Histoire que sa toile exerce une telle attraction. Chez Michon, c’est moins la vérité historique d’une œuvre que la « séduction » de la constellation de « fantaisie[s]65 » qu’elle suscite et qui l’entoure qui compte. Si les événements sont inéluctables, ce sont les « fiction[s] » et les « fable[s]66 » qu’ils nourrissent qui en forment l’écrin, signes de leur valeur. L’objet-Joconde qui au demeurant « n’est qu’une femme rêvant » n’a pas été sélectionné lors du premier accrochage au Louvre : il aura fallu plusieurs regards posés, amplifiés, foudroyés par la multiplication des voix qui fabrique la légende avant que l’œuvre ne soit placée dans la salle des États, la chambre terminale du Louvre, lieu « saint des saints67 » qu’occupe fictivement le tableau des Onze. Pour Michon, la « fulgurance » du dire romanesque qui façonne les objets qu’elle évoque est un « savoir68 » autonome, digne d’être considérée par l’historien au même titre et parfois même davantage que d’autres types de sources.

24Pendant la Terreur, « cette période qui est comme le comble de l’Histoire69 », le silence de Thomas n’est pas possible à l’égard de ce qui est reconnu comme saint. Le même phénomène se produit dans le contexte muséal du xxie siècle alors que les Onze sont placés « sous la vitre blindée de cinq pouces70 ». Paradoxalement, cette glace, cette protection voulue, en cherchant à maintenir une distance objectivante entre le sujet et l’œuvre, ne fait qu’augmenter l’indétermination et la profonde angoisse face à la chose vue. Les dispositifs qui tentent de figer le sens ne font qu’attiser le doute, comme l’indique le narrateur-guide des Onze : « Voyez comme les reflets changent sur la vitre quand on se déplace un peu71 ». Les remparts transparents qu’érige le Louvre forment une étonnante allégorie du désir d’objectivité de l’histoire : nécessaire à la préservation d’un récit historique, l’objectivation ne peut se déployer sans en affecter le sens, minant ainsi sa propre raison d’être. Poussé à l’extrême, elle peut considérablement brimer la liberté de penser, de sentir. Sans kairos permis, sans vision qui en détrône une autre par sa force brute, sans possibilité de s’abandonner dangereusement à l’hallucination comme Michelet, comme l’oiseau va au serpent, l’actuel historien des siècles passés est condamné à ressasser les chatoiements à la surface de la vitre qui protège ses objets.