Le siècle de l’ars nigra. Terrasse à Rome de Pascal Quignard
Nuict, des nuicts la plus tenebreuse,
Jamais la lampe lumineuse,
Ne te vaincra de sa clarté :
Puisque pour empescher sa flamme,
Tu mesles la nuict de mon ame
Avecque ton obscurité.
Henry Humbert (1592-1635), poète lorrain
1Le xviie siècle de P. Quignard est celui des Solitaires, des Vanités et des Ténèbres. La première moitié de ce siècle, il la perçoit comme « une Renaissance poursuivie et une immense vague religieuse [qui] s’élève et s’accroît de la fin des guerres de Religion à la mort de Louis XIII, c’est-à-dire de 1594 à 1643, ou encore jusqu’à la mort de Mazarin, en 16611 ». Il retient d’abord et surtout une date considérée comme un temps de l’« avant » : l’année 1640. C’est‑à‑dire : un moment situé « avant le gallicanisme des Catholiques monarchistes français », « avant le jansénisme persécuté », « avant les libertins brûlés », un temps « avant interdit, avant hérésie, avant État, avant contraintes, persécutions et ordre » ; « prélude à la Fronde. Temps de non-droit, de liberté sauvage, de frontières encore incertaines et montagneuses (Alpes ou Pyrénées) ou nordiques, mer du nord, forêts germaniques, cette atmosphère de limes est le temps des contes. Pre-ludus. Avant-naissance. Jeu d’avant le jeu. Conception avant l’enfantement. Prælusere. Prælusio de l’Urzene ». Plus loin, il ajoute : « Qu’est-ce que le monde baroque ? Un prélude sauvage, contrastant, déchirant, intense, présocial, à l’état pur2 ».
2La période d’avant l’absolutisme louis-quatorzien représenterait un univers violemment tourmenté par de puissantes pulsions, un monde élémentaire peuplé de bêtes farouches et d’êtres étranges. Mais l’écriture n’est pas envisagée comme une tentative de conjuration ou d’exorcisme qui consisterait à contrôler les forces obscures enfouies au cœur d’une nature antérieure à la civilisation en les absorbant et les intégrant3. Bien au contraire : P. Quignard est « hélé » par les forces obscures et primordiales du tuf archaïque, ces énergies qui rappellent la nuit originelle et bousculent l’ordre social. Celui qui « espère être lu en 16404 » suit la leçon de Walter Benjamin qui dans Zentralpark invitait ses lecteurs à adopter devant la vie moderne l’attitude des hommes du xviie siècle devant l’Antiquité. Il explique : « Il faut vivre le présent comme la ruine qu’il prépare. Il faut découvrir le présent comme une ruine dont on recherche le trésor », avant de noter : « La Ruine jaillissante, voilà ce que je nomme le 16405. »
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4Déjà mentionnée au début de La Frontière (1992) comme « l’année où le destin du Portugal se joua6 », cette date constitue une rupture fondamentale dans la vie brisée du graveur imaginaire de Terrasse à Rome (2000): Meaume décide en 1640 de fuir le monde après avoir été défiguré par une fiole d’eau-forte jetée par le fiancé de celle qu’il aime. Le coup de foudre inaugural qui renverse le cours de son existence est suivi d’une errance présentée comme la conséquence et la condition de cette expérience amoureuse7. Aussi P. Quignard propose-t-il une récriture de l’histoire mythologique de Psyché et Cupidon (Apulée, Métamorphoses, v, 23), en opérant un remarquable retournement : dans la fable ancienne, la lumière de la lampe fait naître l’amour, en dévoilant à la fois la beauté du dieu et la trahison de Psyché, tandis que la goutte d’huile sépare les amants ; dans la fiction contemporaine, l’eau-forte qui divise le couple d’amants devient le principe à l’origine de cet art qui permet à Meaume de se remémorer la scène traumatisante8. Hanté par le souvenir de son amour, ce graveur, que l’on peut inscrire dans le sillage des artistes solitaires et extravagants de la Renaissance, multiplie la confection d’images considérées comme des empreintes qui marquent à la fois la perte et le contact de l’origine : la narration de sa vie cède la place, semble-t-il, à l’évocation de son œuvre ; « dans chaque rêve, dans chaque image, dans chaque vague, dans tous les paysages [il a] vu quelque chose d’elle [son amante, Nanni] ou qui procédait d’elle9. »
5Indiquée à l’ouverture et à la clôture du récit, la date de 1617 retenue pour la naissance du protagoniste correspond à une double disparition dans l’histoire artistique et politique : la mort du peintre et graveur néerlandais Hendrik Goltzius, dont la main infirme, grièvement brûlée à l’âge d’un an, est transfigurée en une marque de virtuosité technique dans un célèbre dessin de 1588 (« L’intensité de la vision préoccupait [la] main [de Meaume] et elle n’avait plus de souci pour rien d’autre. Jamais en trente‑cinq ans de travail il n’aperçut sa main10 ») ; l’assassinat du favori de Marie de Médicis, Concino Concini, dont le corps est transporté dans l’église de Saint-Germain l’Auxerrois (un endroit que Marin Marais avait dû quitter au moment de sa mue11), avant d’être exhumé par le peuple parisien et traîné dans les rues de la capitale (le baptême sacrilège de Meaume « avec un doigt de sang de Concini » censé « le fortifier12 » assimile la destinée du protagoniste à celle du personnage historique, tous deux voués à connaître les sommets de la Fortune, ses affres de monstruosité et de déchéance). Ainsi s’établit une chaîne de « solidarités mystérieuses » entre ces figures mutilées et estropiées, martyrs profanes.
6Mais la mention de faits historiques, comme la bataille de la Medway (9-14 juin 1667) ou la signature du traité de Cologne-sur-la-Sprée par Louis XIV et l’électeur de Brandebourg (15 décembre 1667)13, ne doit pas faire illusion : dans ce récit biographique, articulé comme toute Vie d’artiste autour d’un séjour à Rome où le passé surgit perpétuellement dans le présent14, « le temps n’avance pas, il s’incruste, s’encercle, s’additionne sans avant ni après15. » Les dates ne servent pas à cautionner une vérité d’ordre historique ; elles « ne doivent être notifiées, explique P. Quignard dans Rhétorique spéculative, que quand elles ajoutent à l’irréalité, c’est-à-dire quand elles sont totalement inutiles. C’est-à-dire quand le tragique côtoie le rêve. C’est-à-dire quand la précision elle-même devient un fantôme dans l’histoire16. » Dans Albucius, il note: « Ce qui fut vrai protège mieux le faux et les désirs auxquels le faux cède le passage qu’une simple intrigue anachronique qu’on rapièce et qu’on tire par les cheveux17. » Ce qui l’intéresse dans l’histoire, ce sont moins les événements que les us et coutumes, les rites et les pratiques. En recourant à un mode de raisonnement analogique qui consiste à rapprocher des individus, leurs faits et leurs paroles, en vue d’une lecture paradigmatique du passé, il procède à ce que D. Viart appelle « un traitement anthropologique du donné historique18 » qui implique une érudition « historienne19 ».
7P. Quignard transpose sur un nouveau terrain artistique l’interrogation fondamentale placée au centre de Tous les matins du monde : l’art, conçu comme un dialogue avec les morts, surgit d’une blessure originelle. Meaume peut ainsi être considéré comme un double fictionnel du personnage historique de Sainte-Colombe, musicien mélancolique (né en 1640), tous deux étant marqués par la perte et animés par l’« ambition prométhéenne20 » de retrouver la voix de l’origine : comme le rappelle J.-L. Pautrot, chaque personnage est la « déclinaison multiple d’une figure orphique21. » Le graveur pourrait dire ce que le compositeur dit à Marin Marais : « Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible22. » Par l’expression de sa colère inextinguible et de sa perpétuelle jalousie23, Meaume retrouve l’imaginaire de l’invention propre à l’âge classique : le modèle de la purgation des passions et celui de la mélancolie créatrice. Aussi est‑il loisible de repérer et d’analyser les traces explicites de cet imaginaire dans la fiction : la pratique de la gravure pourrait être envisagée comme un exutoire cathartique des rates échauffées ou une purge de l’excès de bile, susceptible d’accabler le personnage s’il ne s’en déchargeait dans son œuvre. La gravure est moins une technique de reproduction censée étendre les capacités de la mémoire qu’un art capable de rendre visibles « les scènes qui nous font24 » d’après l’expression prêtée à ce graveur défiguré, dont le portrait demeure toujours impossible25 et qui dessine « des paysages de plus en plus vides, des ruines de plus en plus nocturnes, des mers avec un minuscule bateau au loin, le plus loin possible, comme la barque de la mort26. » Cette « écriture de la scène », que l’on peut définir comme « cette façon très particulière d’isoler les gestes, de peindre les actions comme des tableaux vivants suspendus27 », trouve son prolongement et son parachèvement dans la description morcelée de l’œuvre composée par Meaume.
8L’invention et la disposition du récit reposent en partie sur un procédé de gravure historiquement inventé en 1642 par Ludwig von Siegen (1609-1680), pape du landgrave de Hesse-Cassel. L’usage habituel est pris à rebours dans la mesure où la manière noire consiste à faire surgir la lumière de la pénombre : selon un principe de renversement, le graveur ne creuse plus dans la plaque de cuivre les tailles qui accueilleront l’encre ; il « blesse » (c’est-à-dire : marque) la plaque grenée à l’aide d’un outil pour obtenir un niveau qui doit être gratté et poli jusqu’à découvrir en couchant plus ou moins les barbules de métal (en courbes ou à la loupe) une palette de nuances de noir, de gris et de blanc, un subtil dégradé de teintes que ne permettent pas les instruments habituels, comme la pointe sèche, le burin et l’eau-forte.
Il me semblait que la plus grande part, la meilleure part des graveurs du xviie siècle – à part Vaillant – étaient passés à côté de quelque chose d’intense. J’inventais un eau-fortier préalablement défiguré par l’eau‑forte : Meaume. Je l’imaginais fuyant le jour – dégageant de sa plaque de cuivre Héro, au haut de sa tour, presque nue, échevelée, penchée en avant, un sein tombant dans la lumière, tendant une lampe, cherchant à apercevoir dans la mer le corps de son amant mort, nu, sur le dos, la tête violemment projetée vers l’arrière28.
9L’histoire inaccomplie de ce procédé invite P. Quignard à fouiller les maigres vestiges de cet art : la fiction permet de restaurer des pratiques perdues et de rétablir des valeurs inaperçues, tout en dénonçant indirectement l’infamie des historiens qui ont laissé dans l’ombre les voix anonymes et les œuvres singulières : « Il faut sans cesse ramener des preuves qu’on part prélever dans le sous-sol de la terre et l’ombre de l’histoire, écrit-il dans Sur le Jadis. C’est la friche d’enchantement29. » Le protagoniste du récit, « Maître des ténèbres », retient cette technique particulière comme mode d’expression privilégié après sa rencontre avec son compagnon de voyage, Abraham Van Berchem, qui représente une figure paternelle (si défaillante dans cette histoire).
10Le xviie siècle lui offre un répertoire de noms de graveurs : d’abord et surtout, Jacques Callot (1592-1635), qui « n’utilisa jamais les couleurs30 » (comme le graveur nigro-maniériste) ; Gerrit van Honthorst (1592-1656), curieusement présenté comme « un peintre de mauvais renom31 » chez qui Meaume décède ; Claude Mellan (1598-1688), dont les gravures auraient brûlé le 22 mai 1684 avec celles du protagoniste dans un bûcher dans le Champ des Fleurs32 ; Abraham Bosse (1604-1676), auquel Meaume aurait enseigné le procédé et « qui l’[aurait] noté dans son livre33 » ; François et Nicolas de Poilly (1623-1693 et 1626-1696), considérés comme des sources historiques auxquelles se réfère l’écrivain pour élaborer ce récit fondé sur des rebuts, tesselles de la mémoire34. Deux personnages féminins sont mentionnés : au chapitre xvii, Madame de Pont-Carré, qui « accompagnait au luth et au théorbe Monsieur de Sainte-Colombe dans les concerts privés qu’il donnait dans sa maison sur la Bièvre » (Meaume et Abraham Van Berchem l’attendaient à son hôtel « situé rue des Mauvaises-Paroles35 ») ; au chapitre xxxviii, Anne-Thérèse de Marguenar, marquise de Lambert (1647-1733), à qui Meaume doit composer un frontispice pour son Recueil sur la politesse, la volupté, les meurtres et les sentiments agréables (renvoyant à un écrit autrement intitulé et historiquement paru en 1736). Dans cette constellation, on trouve des créatures comme le compagnon de voyage de Meaume, Abraham Van Berchem, dont le nom pourrait résulter de la combinaison de deux noms historiques : Abraham Begeyn (1637-1697), peintre néerlandais connu pour ses paysages italianisants et ses natures mortes ; Nicolaes Pietersz Berchem (1620-1683), peintre, dessinateur et graveur néerlandais, qui fut le maître du premier36.
11Entouré par ces personnages, présentés au sein de la fiction comme des figures périphériques, le protagoniste apparaît comme un fantôme suspendu dans l’histoire. L’œuvre de Geoffroy Meaume se présente comme un écho de celui de Jacques Callot (qui expérimente le procédé des scènes nocturnes vers 1628-1629 dans le « Brelan » et le « Benedicite »). Entre autres exemples, on relève : la gravure de la tentation de saint Antoine, un sujet deux fois dessiné par l’artiste nancéien37 ; l’œuvre accompli sur papier bleu représentant « une galère noire sur l’Arno entre le pont della Santa Trinità et le pont Alla Carraia », qui renvoie à la gravure intitulée L’Éventail38 ; le « dernier rêve » de Meaume observant « la façade remplie d’ombre du palais du Louvre, la tour de Nesle, le pont, l’eau noire », rappelant la Grande vue de Paris : Pont Neuf, tour de Nesle (vers 1629)39. Même « le vernis à remordre », qui d’après Meaume « doit présenter la consistance du miel en hiver40 », évoque la trouvaille de J. Callot, qui en 1617 a l’idée de recouvrir la plaque de cuivre devant être attaquée par l’eau-forte, non plus par ce qu’on appelait alors le « vernis mol » (composé d’un mélange de cire et de bitume), mais par le « vernis dur » des luthiers florentins (à base d’huile, de lin ou de noix), afin de tracer des traits d’une plus grande finesse et de faciliter les bains dans l’acide. Comme ce graveur dévoué aux « sordidissimes », Meaume appartient « à l’école des peintres qui peignaient dans une manière très raffinée les choses qui étaient considérées par la plupart des hommes comme les plus grossières41 ».
12Les sources diverses rendent cette figure moins synthétique que syncrétique : le portrait de Meaume « sous les traits d’un saint Joseph occupé à lire, la main gauche appuyée sur un vieux mur, les doigts couvrant l’oreille42 » est attribué à François de Poilly, auteur d’une gravure intitulée La Sainte Famille avec sainte Élisabeth et saint Jean-Baptiste ; la gravure de Marie Aidelle, représentée assise sous les arbres, la robe remontée, les pieds nus, en train de bouger les orteils, constitue probablement une allusion au célèbre tableau de Rembrandt, Suzanne au bain, que P. Quignard décrit dans Sur le jadis43; « les deux gravures les plus célèbres qui ont été conservées de Meaume44 », Saint Jean dans l’île de Pathmos et Héro et Léandre, peuvent respectivement renvoyer aux célèbres toiles de Vélasquez ou de Bosch et de Rubens ou Domenico Fetti ; la gaufre mangée par Meaume est sans doute un hommage à la nature morte, Le Dessert de gaufrettes, de Baugin45. Des grands peintres de cette période, Quignard ne mentionne que Claude Gellée qui sert de contrepoint esthétique à Meaume, présenté comme « le peintre du refus de la couleur46 ». La gravure est ainsi opposée à la peinture à partir des deux principaux arguments classiques, l’un métaphysique, l’autre moral, qui condamnent la couleur : en raison de sa matérialité sensible, dans la mesure où la déficience ontologique dont on l’affecte la réduirait à une pure apparence ou à une illusion éphémère ; en raison de son apparence séductrice, car cet ornement cosmétique ne constituerait qu’un fard trompeur. Aussi les graveurs auraient-ils toujours composé « avec plus de feu et plus de liberté que les peintres n’en pouvaient témoigner, asservis qu’ils étaient par la multitude de leurs couleurs et par la tentation de séduire47. » À ce titre, la première gravure du livre est la « défiguration » inaugurale qui métamorphose Meaume, dont le visage porte les stigmates de son art, en une ombre de L. von Siegen. Comme le souligne G. Declercq, l’enquête génétique du « roman » ne doit pas conclure à une simple transposition de l’œuvre artistique à l’œuvre littéraire : « la translation ekphrastique est vouée à la perte et à l’altération48 », précise-t-il, avant de montrer que P. Quignard a tiré profit des descriptions d’œuvres du xviie siècle par Édouard Meaume (1812-1886), qui offrit le premier inventaire de l’œuvre de J. Callot (sans indiquer les modèles des gravures)49.
13Le protagoniste, dont le nom rappelle la divinité Momus, ce fils de la Nuit et du Sommeil, représente également un double fictionnel de Georges de La Tour : la manière noire serait à la gravure ce que les nuits sont à la peinture (même pauvreté iconographique, même richesse dramatique). L’obscurité envahit un espace composé d’angles et de recoins qui peut rappeler le genre pictural de la nuit, notamment illustré par l’artiste lorrain à partir de 1638-164250 : noire est l’ombre de Meaume qui se mêle « à l’ombre noire des porches et à celle plus étroite et plus jaune que projettent derrière elles les colonnes des églises51 » ; noire est « la colère qui est dans la mélancolie52 » ; noire est la « nuit irrésistible au fond de l’homme53 ». Les hommes « ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout54. » Sur ce fond obscur se détachent quelques flammes placées au cœur de certaines « scènes » de la vie de Meaume (dont le père « était chandelier55 ») :lors du deuxième rendez-vous qui donne lieu à la première étreinte, Meaume suit « une petite bougie piquée dans une coupelle de cuivre dans un corridor », avant que les amants ne « mettent le plus loin qu’ils peuvent d’eux la bougie56 » ; Marie Aidelle peut contempler la main de Meaume grâce à « la flamme de la lampe dont la lumière se répercutait sur la plaque de cuivre57 » ; Meaume approche une chandelle « de la grosse grappe de grains de raisin violets », tout en laissant « autant que cela était possible la face complètement dérobée dans le noir58 ». C’est dans l’un des derniers chapitres que l’ombre de Georges de La Tour est la plus perceptible : le graveur au bord du précipice converse avec une mouche posée « sur le bord de son écuelle ». L’animal rappelle l’insecte peint sur la basque du pourpoint du Vielleur et traditionnellement envisagé comme un signe de la virtuosité technique (d’après les anecdotes racontées par Pline dans son Histoire naturelle) et unsymbole de la fragilité de l’existence humaine (d’après la lecture allégorique des vanités). Pour P. Quignard, « une grosse mouche bleue […] posée sur la vielle » est comparable à un « papillon qui se brûle à la chandelle » : « Comme les enfants qui naissent : ils sont plus attirés par la passion de la lumière que par la souffrance où ils hurlent59. »
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15La manière noire est comprise comme une métaphore de la lecture et de l’écriture60 : les traits que dessine le graveur sont comparés aux « lettres étranges d’alphabet, pour faire l’ombre61 » ; le ciseau muni de petites dents rangées en un arc de cercle affuté que l’on appelle un berceau est assimilable au stylus du lettré. Ce procédé permet de faire apparaître les images qui peuplent les rêves et traversent les souvenirs, qui émergent de la nuit – « la nuit utérine » du premier monde, « la nuit terrestre » et « la nuit infernale » d’où surgissent des images obsédantes qui font dresser le sexe62. Il recouvre une fonction maïeutique : « Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère63. » P. Quignard distingue « deux positions baroques », incarnées l’une par « Descartes, au service de Guillaume le Taciturne, participant au siège de Breda », et l’autre par « Siegen, lieutenant-colonel au service du Landgrave de Hesse-Cassel », « qui s’inventèrent à même date » : la tabula rasa et la manière noire ; soit « on procède du vide », soit « on dérive de la nuit la plus enchevêtrée ». Il ajoute : « D’un côté un progrès qui anéantit la tradition. De l’autre une marée archaïque qui replonge dans l’originaire. » Autrement dit : « D’un côté l’aventure artistique, technique, scientifique, leurs preuves visibles, publiques, sociales. De l’autre la maraude sexuelle qui répète la scène invisible, qui naît du secret, de l’écart social, qui se fabrique dans la pénombre de l’étreinte, dans l’agonie du langage – puis qui sort après des mois et des mois de l’ombre utérine64. »
16« Pourquoi l’art fut-il, demeure-t-il, sera-t-il une sombre aventure65 ? » Publié après Vie secrète et l’abandon de l’écriture des Traités, avant Les Ombres errantes (2002) et La Nuit sexuelle (2007), Terrasse à Rome raconte une expérience de « désarçonnement », prolonge et approfondit une méditation qui parcourt les livres de P. Quignard et que figure la manière noire : « la mise au monde des fantômes66 », les « retours des visages au-delà du temps, au-delà des lieux, au-delà de la vie des vivants, au-delà de la mort des morts67 ». La fin du récit est marquée par le surgissement du passé devant Meaume sous la forme d’un jeune homme qui porte le nom du mari de Nanni, Vanlacre, auteur de la défiguration : le graveur reconnaît son fils parti à la recherche de son père qu’il prend pour le voleur du portrait de sa mère. Comme son père, le fils est un homme à qui il manque une image68 : l’égorgement du père par le fils répète le geste de la mère qui avait « coupé aux ciseaux la gorge69 » de son portrait dessiné par Meaume. Au souci de décence répond une pulsion d’angoisse (entendue dans son sens étymologique) : la métaphore séminale de la gorge serrée ou tranchée est l’image de ce que la mémoire fait surgir, ce que l’on peut difficilement dire et que l’on peut plus aisément écrire. Aussi l’épisode final rattache-t-il Meaume à la galerie de ces personnages égorgés qui « s’avainissent70 » dans le monde, comme Guillaume le Taciturne, ou encore le personnage infortuné des Métamorphoses d’Apulée que P. Quignard cite dans la traduction de J. de Montlyard (1601)71. Ici, la fiction est une plongée dans les ténèbres cimmériennes.